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ÉTUDE CRITIQUE DES SYMPHONIES DE BEETHOVEN
VI
SYMPHONIE PASTORALE

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Cet étonnant paysage semble avoir été composé par Poussin et dessiné par Michel-Ange. L'auteur de Fidelio et de la symphonie héroïque veut peindre le calme de la campagne, les douces mœurs des bergers. Mais entendons-nous: il ne s'agit pas des bergers roses-verts et enrubanés de M. de Florian, encore moins de ceux de M. Lebrun, auteur du Rossignol, ou de ceux de J. J. Rousseau, auteur du Devin du Village. C'est de la nature vraie qu'il s'agit ici. Il intitule son premier morceau: Sensations douces qu'inspire l'aspect d'un riant paysage. Les pâtres commencent à circuler dans les champs, avec leur allure nonchalante, leurs pipeaux qu'on entend au loin et tout près; de ravissantes phrases vous caressent délicieusement comme la brise parfumée du matin; des vols ou plutôt des essaims d'oiseaux babillards passent en bruissant sur votre tête, et de temps en temps l'atmosphère semble chargée de vapeurs; de grands nuages viennent cacher le soleil, puis tout à coup ils se dissipent et laissent tomber d'aplomb sur les champs et les bois des torrents d'une éblouissante lumière. Voilà ce que je me représente en entendant ce morceau, et je crois que, malgré le vague de l'expression instrumentale, bien des auditeurs ont pu en être impressionnés de la même manière.

Plus loin est une scène au bord de la rivière. Contemplation… L'auteur a sans doute créé cet admirable adagio, couché dans l'herbe, les yeux au ciel, l'oreille au vent, fasciné par mille et mille doux reflets de sons et de lumière, regardant et écoutant à la fois les petites vagues blanches, scintillantes du ruisseau, se brisant avec un léger bruit sur les cailloux du rivage; c'est délicieux. Quelques personnes reprochent vivement à Beethoven d'avoir, à la fin de l'adagio, voulu faire entendre successivement et ensemble le chant de trois oiseaux. Comme, à mon avis, le succès ou le non succès décident pour l'ordinaire de la raison ou de l'absurdité de pareilles tentatives, je dirai aux adversaires de celle-ci que leur critique me paraît juste quant au rossignol dont le chant n'est guère mieux imité ici que dans le fameux solo de flûte de M. Lebrun; par la raison toute simple que le rossignol, ne faisant entendre que des sons inappréciables ou variables, ne peut être imité par des instruments à sons fixes dans un diapason arrêté; mais il me semble qu'il n'en est pas ainsi pour la caille et le coucou, dont le cri ne formant que deux notes pour l'un, et une seule note pour l'autre, notes justes et fixes, ont par cela seul permis une imitation exacte et complète.

A présent, si l'on reproche au musicien, comme une puérilité, d'avoir fait entendre exactement le chant des oiseaux, dans une scène où toutes les voix calmes du ciel, de la terre et des eaux doivent naturellement trouver place, je répondrai que la même objection peut lui être adressée, quand, dans un orage, il imite aussi exactement les vents, les éclats de la foudre, le mugissement des troupeaux. Et Dieu sait cependant s'il est jamais entré dans la tête d'un critique de blâmer l'orage de la symphonie pastorale! Continuons: le poëte nous amène à présent au milieu d'une réunion joyeuse de paysans. On danse, on rit, avec modération d'abord; la musette fait entendre un gai refrain, accompagné d'un basson qui ne sait faire que deux notes. Beethoven a sans doute voulu caractériser par là quelque bon vieux paysan allemand, monté sur un tonneau, armé d'un mauvais instrument délabré, dont il tire à peine les deux sons principaux du ton de fa, la dominante et la tonique. Chaque fois que le hautbois entonne son chant de musette naïf et gai comme une jeune fille endimanchée, le vieux basson vient souffler ses deux notes; la phrase mélodique module-t-elle, le basson se tait, compte ses pauses tranquillement, jusqu'à ce que la rentrée dans le ton primitif lui permette de replacer son imperturbable fa, ut, fa. Cet effet, d'un grotesque excellent, échappe presque complétement à l'attention du public. La danse s'anime, devient folle, bruyante. Le rhythme change; un air grossier à deux temps annonce l'arrivée des montagnards aux lourds sabots; le premier morceau à trois temps recommence plus animé que jamais: tout se mêle, s'entraîne; les cheveux des femmes commencent à voler sur leurs épaules; les montagnards ont apporté leur joie bruyante et avinée; on frappe dans les mains; on crie, on court, on se précipite; c'est une fureur, une rage… Quand un coup de tonnerre lointain vient jeter l'épouvante au milieu du bal champêtre et mettre en fuite les danseurs.

Orage, éclairs. Je désespère de pouvoir donner une idée de ce prodigieux morceau; il faut l'entendre pour concevoir jusqu'à quel degré de vérité et de sublime peut atteindre la musique pittoresque entre les mains d'un homme comme Beethoven. Écoutez, écoutez ces rafales de vent chargées de pluie, ces sourds grondements des basses, le sifflement aigu des petites flûtes qui nous annoncent une horrible tempête sur le point d'éclater; l'ouragan s'approche, grossit; un immense trait chromatique, parti des hauteurs de l'instrumentation, vient fouiller jusqu'aux dernières profondeurs de l'orchestre, y accroche les basses, les entraîne avec lui et remonte en frémissant comme un tourbillon qui renverse tout sur son passage. Alors les trombones éclatent, le tonnerre des timbales redouble de violence; ce n'est plus de la pluie, du vent, c'est un cataclysme épouvantable, le déluge universel, la fin du monde. En vérité, cela donne des vertiges, et bien des gens, en entendant cet orage, ne savent trop si l'émotion qu'ils ressentent est plaisir ou douleur. La symphonie est terminée par l'action de grâces des paysans après le retour du beau temps. Tout alors redevient riant, les pâtres reparaissent, se répondent sur la montagne en rappelant leurs troupeaux dispersés; le ciel est serein; les torrents s'écoulent peu à peu; le calme renaît, et, avec lui, renaissent les chants agrestes dont la douce mélodie repose l'âme ébranlée et consternée par l'horreur magnifique du tableau précédent.

Après cela, faudra-t-il absolument parler des étrangetés de style qu'on rencontre dans cette œuvre gigantesque; de ces groupes de cinq notes de violoncelles, opposés à des traits de quatre notes dans les contre-basses, qui se froissent sans pouvoir se fondre dans un unisson réel? Faudra-t-il signaler cet appel des cors, arpégeant l'accord d'ut pendant que les instruments à cordes tiennent celui de fa?.. En vérité, j'en suis incapable. Pour un travail de cette nature, il faut raisonner froidement, et le moyen de se garantir de l'ivresse quand l'esprit est préoccupé d'un pareil sujet!.. Loin de là, on voudrait dormir, dormir des mois entiers pour habiter en rêve la sphère inconnue que le génie nous a fait un instant entrevoir. Que par malheur, après un tel concert, on soit obligé d'assister à quelque opéra-comique, à quelque soirée avec cavatines à la mode et concerto de flûte, on aura l'air stupide; quelqu'un vous demandera:

– Comment trouvez-vous ce duo italien?

On répondra d'un air grave:

– Fort beau.

– Et ces variations de clarinette?

– Superbes.

– Et ce finale du nouvel opéra?

– Admirable.

Et quelque artiste distingué qui aura entendu vos réponses sans connaître la cause de votre préoccupation dira en vous montrant: «Quel est donc cet imbécile?»

Comme les poëmes antiques, si beaux, si admirés qu'ils soient, pâlissent à côté de cette merveille de la musique moderne! Théocrite et Virgile furent de grands chanteurs paysagistes; c'est une suave musique que de tels vers:

«Tu quoque, magna Pales, et te, memorande, canemus

Pastor ab amphryso; vos Sylvæ amnes que Lycæi.»


surtout s'ils ne sont pas récités par des barbares tels que nous autres Français, qui prononçons le latin de façon à le faire prendre pour de l'auvergnat…

Mais le poëme de Beethoven!.. ces longues périodes si colorées!.. ces images parlantes!.. ces parfums!.. cette lumière!.. ce silence éloquent!.. ces vastes horizons!.. ces retraites enchantées dans les bois!.. ces moissons d'or!.. ces nuées roses, taches errantes du ciel!.. cette plaine immense sommeillant sous les rayons de midi!.. L'homme est absent!.. la nature seule se dévoile et s'admire… Et ce repos profond de tout ce qui vit! Et cette vie délicieuse de tout ce qui repose!.. Le ruisseau enfant qui court en gazouillant vers le fleuve!.. le fleuve père des eaux, qui, dans un majestueux silence, descend vers la grande mer!.. Puis l'homme intervient, l'homme des champs, robuste, religieux… ses joyeux ébats interrompus par l'orage… ses terreurs… son hymne de reconnaissance…

Voilez-vous la face, pauvres grands poëtes anciens, pauvres immortels; votre langage conventionnel, si pur, si harmonieux, ne saurait lutter contre l'art des sons. Vous êtes de glorieux vaincus, mais des vaincus! Vous n'avez pas connu ce que nous nommons aujourd'hui la mélodie, l'harmonie, les associations de timbres divers, le coloris instrumental, les modulations, les savants conflits de sons ennemis qui se combattent d'abord pour s'embrasser ensuite, nos surprises de l'oreille, nos accents étranges qui font retentir les profondeurs de l'âme les plus inexplorées. Les bégayements de l'art puéril que vous nommiez la musique ne pouvaient vous en donner une idée; vous seuls étiez pour les esprits cultivés les grands mélodistes, les harmonistes, les maîtres du rhythme et de l'expression. Mais ces mots, dans vos langues, avaient un sens fort différent de celui que nous leur donnons aujourd'hui. L'art des sons proprement dit, indépendant de tout, est né d'hier; il est à peine adulte, il a vingt ans. Il est beau, il est tout-puissant; c'est l'Apollon Pythien des modernes. Nous lui devons un monde de sentiments et de sensations qui vous resta fermé. Oui, grands poëtes adorés, vous êtes vaincus: Inclyti sed victi.

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