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L'APATHIE GÉNÉRALE, IMMENSE…

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C'est que Jean revenait plus hostile à Lucien Desloges qu'il ne l'était. L'appel d'Yvonne l'incommode, l'agace, et il tergiverse. Il ne peut se dérober: il y aurait malséance et malveillance à le faire. Et l'obligation de feindre une sympathie courtoise, alors qu'il voudrait témoigner son indifférence et même son amertume, lui répugne, retarde sa docilité. Il devrait ne pas faire attendre, il veut obéir, mais une puissance intime l'en dissuade, l'immobilise sur place, et les secondes, à l'intérieur du salon, paraissent longues à vivre.

C'est que Jean revient de la première séance du Congrès de la langue française. Un peu distraitement, sans y mettre la passion d'un vrai coeur de patriote, il a suivi les préparatifs de ce ralliement des âmes françaises américaines autour de leur drapeau de survivance, la langue française. La curiosité, plus qu'un sentiment avide de jaillir, a conduit ses pas vers la salle du «Manège» où la rumeur de la foule enflait toujours. Avec quels sons palpitants d'amour et d'orgueils infiltrés le long des siècles, elle a monté de la gorge haletante des orateurs vers Dieu, la langue d'autrefois, pure et victorieuse, la langue de toujours!… A travers les rangs de ces milliers d'hommes et de femmes recueillis et parfois transfigurés, de poitrine en poitrine elle faisait courir des brises tantôt douces ineffablement, tantôt saturées des parfums enivrants du triomphe, et l'on aurait dit que tous les coeurs, au moment de certains silences grandioses, devenaient un seul coeur, le coeur gonflé de toute une race qui pleure de reconnaissance et de joie! Comme elle vivait et gardait conscience d'elle-même, comme elle se sentait de la moelle et de l'énergie devant l'avenir, cette race française d'Amérique! Sans peur et sans menaces, elle affirmait sa gloire et son besoin de vivre!

Et ces flots d'espérance roulaient Jean dans leurs profondeurs. Il ne se reconnut plus, il ignorait qu'une telle puissance d'émotion fut latente aux sources de lui-même. Certaines paroles agitèrent, en lui des échos dont la voix inconnue le bouleversait. Quelque chose de mystérieux, aux confins les plus reculés de son être, s'attendrissait, faisait monter à son coeur des larmes nouvelles. Il fut même secoué par ces rares élans de bonté qui ne sont presque plus humains à force d'être immenses. Plus étranges et profonds que ceux dont lui était demeuré le souvenir, ceux-ci laissaient en lui un mélange de douceur et d'effroi. Son esprit ébauchait parfois une explication du phénomène moral qu'il ressentait. Des affinités, dont les circonstances avaient respecté le sommeil, s'éveillaient-elles pour lui révéler combien l'âme des aïeux se prolonge en celle de leurs fils? Oui, la sève du passé coulait dans ses veines intense… Ou bien, il devait se condamner, jeune homme, de ne pas avoir déjà cultivé les germes de pur enthousiasme que renfermait son être et qui subitement palpitaient au meilleur de sa vie! Il s'accusa de nonchalance à l'égard de sa race, de ne pas avoir eu la curiosité de son héroïsme, la passion d'en connaître l'histoire, un véritable orgueil de ses traditions. Au collège, il n'avait qu'effleuré de son coeur les triomphes et les souffrances de la race française au Canada, il n'y avait pas applaudi ou compati de tout son amour. L'inconstance de son esprit, qu'attiraient alors les études les plus diverses, et les examens sans cesse à l'horizon, le rendait si peu attentif à l'épopée canadienne, qu'il ne vibrait que superficiellement aux souvenirs. Les grands jours de la Nouvelle-France ne l'avaient guère plus ému qu'Austerlitz ou l'holocauste des Thermopyles. Et depuis le collège, les vagues de patriotisme déchaînées au loin ne lui apportaient qu'une rumeur assourdie. La science l'accaparait, le refroidit, toujours plus, l'isola de ce qui n'était pas elle. Sachant de quelles ambitions, de quels égoïsmes bouillonnaient les âmes de plusieurs de ses confrères, il discernait trop bien, sous les diatribes irritées qu'ils hurlaient sur les tréteaux, les jours de campagne électorale, une exaltation mensongère parce qu'elle était calculatrice. Sans doute, il exagérait la laideur, et surtout, l'instinct du lucre chez eux: il oubliait principalement que tous ses camarades n'avaient pas une bourse paternelle où se fournir et, que plusieurs flammes du coeur jaillissaient de leurs poitrines salariées. Mais ne fallait-il pas qu'il étranglât, si peu souvent qu'il vînt, le remords de ne se soucier qu'indolemment des destinées nationales? Il avait mobilisé toutes ses forces d'intelligence et de courage pour la conquête de la science aimée. Les hommes pouvaient-ils exiger plus de lui que la consécration de lui-même à leur bien, à leur soulagement, à leur patrimoine d'honneur? Un idéal trouble d'humanitarisme le dominait seul, réduisait à néant les quelques blâmes fugitifs de la conscience…

Au cours de la dernière année, cette oisiveté de la fibre patriotique s'approfondit encore. Le doctorat la hantait, le prenait tout entier… Des amis, pendant la dernière semaine, l'appelèrent en souriant Monsieur le docteur Fontaine. Quelques envieux lui firent l'aumône de félicitations grimaçantes. L'ivresse du succès ne tarda pas à tomber, était presque morte en lui, cet après-midi même, alors que son ambition avait interrogé l'avenir. Au son des mots qui éclatent et triomphent ce soir, il comprend la minute bizarre, entraînante qu'il a vécue devant, les plaines d'Abraham. Des forces obscures l'avaient remué dont l'impulsion devient plus énergique, activée par la circonstance, les drapeaux, la multitude, les discours, les hosannahs vers le ciel, la clameur des bravos, le frémissement des espoirs. Comme jadis, aux bords du Saint-Laurent rêveur sous le crépuscule, l'âme traditionnelle des villages flambait dans les feux de la Saint-Jean qui fraternisaient au loin de colline en colline, les Français d'Amérique, à travers la pénombre des siècles, des monts de la Louisiane aux sommets de l'Acadie, des pics du Maine aux cimes des Laurentides, allument des brasiers de joie intenses et fraternels. C'est la résurrection des ancêtres par l'amour de leurs fils…

Quand il s'arrache au magnétisme de tout cela, Jean revient à l'analyse de ce qui s'agite aux profondeurs de lui-même. Quelles perspectives, dès lors, s'élargissent en sa mémoire! Les aïeux, fantômes jusque-là vagues pour lui, s'animent d'une forme plus tangible, d'une présence plus chère. Il ne les revoit plus seulement immortels dans leur sacrifice, comme aux champs d'Abraham, ils revivent, en lui humblement et noblement. Avant le grand-père, race de travailleurs acharnés à la besogne du sol, quelque part dans les plaines de la Beauce, et depuis le grand-père, détaché de la ferme par le sortilège de la ville, race d'ouvriers tenaces au labeur, la race des Fontaine a de vigoureuses racines en patrie canadienne. On n'a pas transmis les traditions de sa famille à Jean, mais il devine ce qu'on ne lui a pas dit, tout un passé de vaillance, de robustesse et de foi. A la façon dont le sang lui frappe au coeur, il n'a pas besoin qu'on lui fasse des récits ou narre des légendes, il sait que roule dans ses veines un torrent de choses fortes et saines. Et cependant, a-t-il eu jamais le culte des ancêtres, furent-elles même un souvenir, les visions où leur ombre fuyante revenait à sa pensée, n'était-il pas insensible devant elles? Comment est-ce la première fois qu'un lien se noue entre elles et lui, qu'une tendresse en lui monte vers des êtres presque réels, presque souriants, vers les anciens, les pionniers, les colons, les femmes héroïques, les amants de la terre, les croyants, les honnêtes, le grand-père travaillant comme un galérien pour que les siens toujours plus nombreux n'eussent pas honte de lui?

Une dernière acclamation ébranle cette foule et les voûtes. L'unanimité cesse, il n'y a plus que des individus qui bientôt se bousculent à la sortie. Des mots banals se prononcent, amoindrissent les grandes choses qui ont été dites. Quelqu'un s'écrie: «Qu'il faisait chaud! On fondait!» Plus loin, un autre gémit: «Si ce n'était pas si loin, la maison!» A coup sûr, l'enchantement s'émiette, on redevient bourgeois, content de soi-même. Au foyer, ne retrouvera-t-on pas l'insouciance au-dessus de laquelle ont plané les âmes quelques heures? A quoi bon des soubresauts de patriotisme, s'il ne s'infiltre pas dans la vie canadienne-française pour y couler, l'enrichir et l'élever? Après que des paroles flamboyantes l'ont traversée comme des éclairs, l'apathie revient sereine. Jean ne l'ignore pas, il en éprouve beaucoup d'amertume. Aux quelques amis qui se détendent le cerveau par un bavardage sur les jeunes filles ou des saillies à la québécoise, il ne donne que des réponses à demi conscientes, presque des monosyllabes.

—Depuis que tu es Monsieur le Docteur Fontaine, insinue même l'un d'eux, crois-tu le badinage au-dessous de ta dignité?

—Pourquoi cette taquinerie? Tu me connais pourtant, Jules, répond-il. Je regarde la foule, comme vous tous, chers amis, mieux, que vous, puisque je parle moins.

—Tiens! nous parlons trop? Nous ne voyons rien, nous qui ne songeons qu'à voir! dit un autre.

—Il est des choses que vous ne voyez pas.

—Quoi donc?

—Pourquoi ternir votre joie si claire? dit Jean, avec une gravité douce. Ce que j'aurais à dire n'est, pas gai, voilà tout… C'est une impression confuse. Je ne saurais préciser d'elle qu'une chose, c'est qu'elle me possède. Je regrette de ne pouvoir rire comme vous…

Jean ne cherche plus de causes à cette peine, il s'y abandonne servilement. Autour de lui, les gens s'appellent, se crient des riens, souvent des niaiseries, se mêlent, se piétinent, s'excusent ou se chatouillent l'épiderme d'invectives, commencent à oublier… La Grande Allée fourmille d'une cohue babélique. Les cochers, le visage en contorsions, le geste furibond, glapissent, tonnent, anathématisent, se servant de leurs vocables tranchants comme les archers de leurs lances pour frayer jadis un passage au carrosse des rois. Les tramways écrasent sous le poids des êtres humains. Les lampes électriques clignotent d'un oeil narquois. Tout ce tumulte n'empêche pas les arbres d'être silencieux dans l'ombre. Il descend, du ciel et des étoiles une mélancolie douce comme une rosée d'amour.

Jean remonte la Grande Allée. Il cause avec Paul Garneau, un ingénieur forestier, très-intelligent, presque son ami. Ils vivaient trop peu dans l'intimité l'un de l'autre pour s'aimer comme des frères, mais leurs âmes s'attiraient, devinaient qu'elles auraient pu se rejoindre plus profondément en elles-mêmes, si la vie leur eût prodigué l'occasion de vibrer ensemble. Des causeries espacées, un frisson d'art qu'ils avaient partagé quelquefois au concert, une émotion plus fine qu'ils n'avaient pas craint de s'avouer, maints silences dont le prolongement n'eut rien de pénible, n'était-ce pas assez pour que se fussent nouées quelques attaches entre eux?

—Je n'aime pas la foule, disait Paul. Elle me gêne, elle m'étouffe…

—Je sais, elle te donne la nostalgie des grands bois… Ils épouvantent, quand nous ne les connaissons pas; nous les aimons, quand ils nous ont initiés à leur solitude, à leur mystère.

—Je crois que c'est cela. J'y suis tellement heureux… Il n'arrive pas que j'en revienne, toutefois, sans espérer que la ville ne me ressaisisse, ne me les fasse oublier quelque temps. Ah, ils me tiennent bien! je t'assure. Deux ou trois jours de griserie, de poignées de mains qui réchauffent, de sourires qui font du bien, de vieille routine, de vues animées, de promenades, de gazoline… Me voilà rassasié, déjà triste… Il me faut l'espace, la montagne, les arômes de la forêt, les lacs, tu sais, le matin, quand tout recommence à vivre… Ils me tiennent bien, va!…

—Tes parents, qu'en disent-ils?

—Ils s'aperçoivent bien que ma gaîté diminue chaque jour… Ils préfèrent me savoir joyeux là-bas. Je ne me fatigue pas d'eux, mon âme est ailleurs… Je veux réagir, c'est impossible. Quelque chose m'appelle, j'écoute…

—Ravi?

—Ennuyé de ne plus l'être.

—Et ils pardonnent, parce que tu leur dois ton intelligence et ton coeur…

—Mais tu ne les connais pas, Jean!

—Oui, Paul, ils t'ont compris, n'est-ce pas assez? Te comprendre, n'est-ce pas être un peu digne de toi? As-tu des objections, mon ami?

—Je proteste! Je ne mérite pas qu'on soit digne de moi.

—S'il fallait attendre que tu l'admettes pour savoir ce que tu vaux, tu aurais le temps….

—De ne plus rien valoir du tout! railla Paul Garneau, pour faire dévier la conversation.

—Mais nous sommes là, nous savons!…

—Qui, nous?

—Les amis! Cela doit être bon à quelque chose, les amis, à dresser un bouclier contre les flèches venimeuses de l'opinion publique, au moins!

—L'opinion! que c'est urbain, ce mot-là, que c'est étroit! Tu me parles d'une chose qui, vraiment, ne m'est plus familière…

—L'autre jour, encore, on t'attaquait devant moi!

—Vite, dis-moi cela.

—Paul Garneau, c'est un poseur, affirmait-on!

—Par tous les petits diables! comme disait le guide à mon dernier voyage, c'est intéressant!

—Cela t'amuse?

—Tu ne t'es pas donné le trouble de répondre, j'espère?

—Si, il y avait de la malice, il y avait là plusieurs jeunes gens qui ne te connaissaient pas.

—Mais c'est idiot! Je suis toujours moi-même! Devant qui ai-je étalé des connaissances, de l'orgueil, de la supériorité? Quand je discute, je me bats, tout simplement, pour une idée, pour une conviction. Il faut dans la bataille que la fusillade crépite: on n'attaque pas avec des sourires vaincus… Violent, j'ai pu l'être: poser à l'esprit supérieur, cela, jamais!

—Tu n'y es pas du tout, cher ami, tu poses à l'excentrique. On ne te pardonnait pas cet amour de la forêt; tu en auras fait la confidence, avec ta franchise la plus loyale, à l'un de ces faussaires d'amitié qui dénaturent les effusions dont on les croit dignes et qui les salissent. Etre indépendant, c'est une infamie! Un excentrique, c'est-à-dire, un maniaque, un déséquilibré! Ah, celui qui t'a trahi savait ce qu'il faisait! L'opinion te marquera d'un fer rouge, t'inscrira sur ses tablettes d'exil.

—Il est vrai que je suis expansif, quelqu'un en a abusé… Qu'as-tu répondu?

—Ce qu'il fallait répondre, que c'était faux, que tu étais sincère, que tu ne méprisais pas ta vie ancienne, parce que ta vie nouvelle t'enchantait, que…

—Je te remercie de l'avoir fait, j'en suis touché, Jean. Ne t'offense pas, si j'ajoute: à quoi bon? Peut-on me ravir cette liberté dont on me flagelle comme d'une honte? Il y a des gens qui, ce soir, au nom de liberté sonnant comme une fanfare, déliraient qui demain railleront leur voisin, parce qu'il ne fait pas comme eux, disons, parce qu'il ne se rend jamais au spectacle des vues animées. Il y vont, eux: donc, c'est un imbécile! On leur apprendrait, le lendemain, qu'il a été écroué à Beauport, qu'ils n'en seraient pas étonnés. Ne pas faire comme eux et l'asile, c'est presque la même chose!

—Au fait, Paul, quelles conclusions dégages-tu de cette première séance du Congrès?

—Et quelles sont les tiennes, Jean?

—Nous sommes d'assez vieilles connaissances pour nous parler franc et net. Avoue-moi ce que tu penses, je ne te dissimulerai rien moi-même…

—De fortes paroles nous ont secoués, de véritables élans d'enthousiasme m'ont soulevé… et puis…

—Et puis? ce n'est pas tout?

—Pour moi, c'est tout…

—Si c'est tout pour toi, comment peut-il en être davantage pour tant d'autres, presque tous les autres?

—Que veux-tu dire, Jean?

—Que je suis triste…

—Allons! tu badines, et pourtant, c'est vrai! Ton visage trahit une souffrance… et pour ce que j'ai dit…

—Comment t'expliquer?

—Tu étais bien taciturne tout à l'heure: est-ce la même chose qui pèse?

—Oui, tous avaient applaudi; combien de ceux-là feront quelque chose pour leur langue, pour la race canadienne-française? Tous retournaient à leur confort, à leurs égoïsmes…

—Eh bien! j'y retourne, moi! Quel dommage!… Les ingénieurs forestiers sont-ils supposés faire oeuvre de patriotes, d'orateurs? Nous avons tellement d'orateurs que notre ciel en est obscurci! De linguistes? La société du Parler français est prodigieuse: que ferait-elle de moi? Je parle ma langue, j'en suis fier!… Je veille au salut de la forêt canadienne, ne suis-je pas un patriote?… Et les excentriques ont un coeur, n'en déplaise a, ceux qui me font l'honneur d'un sarcasme: une femme viendra… Tu souris? Très-bien, chasse-moi cette peine trop subtile.

—Je ne le puis. Est-ce du sentimentalisme patriotique, une réaction nerveuse? Au sortir de la salle, un flot de réflexions m'a envahi subitement: on était venu comme au théâtre, pour voir, pour se distraire de la monotonie quotidienne. On a vibré comme on vibre à la tirade brûlante d'un acteur qui est oubliée le lendemain. Il y avait un peu de carnaval en tout cela, très peu, sans doute, mais assez pour que la démarche fût moins noble, l'élan moins pur: il s'y mêlait tellement de curiosité superficielle… Eh bien, j'ai eu l'intuition, de tout cela, comme si le poids de toutes les indifférences me fût tombé dans l'âme. Car, au fond, c'est de l'indifférence!

—C'est qu'il y a du vrai, énormément de vrai dans ce que tu viens de dire, murmura Paul Garneau, pensif, le regard fixe. Je me suis presque reconnu. Mais oui, «on», c'est presque moi. Je suis parti de chez nous, le plus tranquillement du monde. Mon coeur ne battait pas autrement qu'à l'ordinaire. Tu as raison, je t'admire d'être plus profond, d'avoir…

—Ne m'admire pas, je ne suis pas plus admirable que toi, va!… Je suis allé là en dilettante, avec l'espoir d'entendre quelques merveilleux discours. Je désirais enrichir mou album de souvenirs d'une photographie nouvelle, d'un spectacle rare. Rien du soldat ne palpitait sous ma chemise de luxe…

—Et là?

—J'ai été pris!

—Moi aussi, Jean!

—J'ai pleuré…

—Vraiment?

—Tu me trouves ridicule?

—Non, je voudrais avoir pleuré aussi…

—Et demain, nous n'y penserons peut-être plus…

—Comme la foule…

—Pourquoi cela, mon ami?

—Pourquoi, Jean?… Ah! tu m'as fait entrevoir que nous ne sommes patriotes que vaguement, sans conviction…

—Pourquoi? Quelles sont les causes profonde, génératrices?

—Monsieur le Docteur! salua courtoisement Paul, avec un sourire.

—Hélas! monsieur le Docteur ignore le remède, parce qu'il ne connaît guère le mal. Le diagnostic est difficile: y aurait-il, du reste, un curatif sauveur?

—Et nous ne réfléchissons jamais à cela…

—L'égoïsme!…

—Moi! moi toujours! N'ai-je pas un avenir? Qu'importe la race?

—Oui, Paul, je serai médecin, tu géras ingénieur… Ne sens-tu pas que nous ne serons jamais autre chose pour notre race?

—Excellons, alors! Sois un médecin qui vaille!… Oui, devenons des valeurs: une race n'a jamais trop d'individus qui dominent.

—Sans fatuité, j'y songeais cet après-midi… C'est beaucoup, mais il y a autre chose… de l'amour, par exemple. Nous n'aimons pas notre race, parce que nous ne la connaissons pas. Son histoire t'a-t-elle passionné, conquis, gardé? Que t'en reste-t-il?

—Presque rien…

—Nos frères de l'Ontario sont menacés d'une loi qui ouvre un abîme: sommes-nous touchés? Leurs angoisses ont-elles franchi l'Outaouais pour pénétrer dans nos coeurs? Qu'importe la race et qu'elle meure, pourvu que tu sois un ingénieur forestier brillant, que je sois médecin?…

—Nous n'aimons pas notre race, nous ne nous aimons pas les uns les autres! L'union canadienne-française est un mythe! Des préjugés nous affaiblissent, des mesquineries nous séparent… Une pensée m'arrive: épouserions-nous la jeune fille d'un vaillant ouvrier des nôtres?

—Le jeune fille d'un ouvrier? Quelle idée! balbutie Jean, interloqué, les yeux élargis de surprise.

Le visage de Lucile Bertrand se dessine avec une netteté captivante. Une douceur amollit le coeur du jeune médecin. Il ne s'était rappelé la jeune fille que deux ou trois fois, avec une tendre pitié, depuis leur rencontre de l'après-midi. Sur le point de communiquer à son père le message qu'elle lui avait confié, Jean ne put le faire, déjoué par un caprice brusque de la conversation. Il a honte de ne plus s'en être soucié. Paul, sans le vouloir, l'accuse et l'afflige: il a suffi de cette pensée-là mystérieusement associée par le hasard à d'autres pour que, dans l'âme intuitive de son compagnon, s'illuminât ce qui était vague, devînt plus près de l'intelligence ce qui fuyait devant elle. A travers ce regard d'une ouvrière qu'il contemple et dont la détresse entre en lui comme une clarté d'aube, il aperçoit des horizons plus larges… Quelques secondes plus tôt, il prononçait lui-même: «Nous n'aimons pas notre race!» mais sans aller jusqu'aux profondeurs de cette parole. Aime-t-il sa race, l'homme qui la méprise dans le sang de l'ouvrier? Est-il nécessaire d'outrager pour que l'on dédaigne? L'indifférence qui ignore n'est-elle pas un déni d'amour? C'est comme si le poids des indifférences écrasait Jean de s'a lourdeur: il en a la certitude en soi, l'apathie circule entre la classe des travailleurs, paysans ou manoeuvres, et celles qui en sortent. Les organismes de la race canadienne-française vivent, isolément, sans l'amour qui les nouerait ensemble. Et les haines intimes débilitent même chacun des organismes… Une multitude de faits révélateurs, que des larmes d'ouvrière ont tout à coup réunis en lui-même, assiègent l'esprit de Jean, démasquent une vérité poignante…

Paul Garneau eut comme une divination de ce que son compagnon ne disait pas.

—Tu n'as pas répondu, Jean! Tout, est là, peut-être…

—Tout est là, Paul, j'en suis convaincu!

—Comme tu es étrange! Ne te laisse pas déprimer ainsi: grâce à Dieu, nous ne sommes pas Coupables.

—C'est vrai, et pourtant…

—Qu'y pouvons-nous faire, Jean? L'apathie est générale, immense…

—Secouons du moins celle qui nous possède!

—Comment? Elle nous tient si bien!

—Le sais-je, moi?

—Tu affirmais, il y a un instant.

—J'affirme de nouveau, Paul. Je sens que nous pouvons être des patriotes! Soyons-le, veux-tu? Si nous ne pouvons l'être d'une façon militante, soyons-le en nous-mêmes, ayons le souci des questions nationales, intéressons-nous à l'avenir de notre race. Quelques vaillants combattent, admirons-les. Ouvrons en notre coeur un sanctuaire pour le culte de la race comme nous en avons un pour le culte de Dieu! Les paroles de ce soir étaient belles, nous ont grandis: qu'elles ne se perdent pas en nous comme des nuages, mais qu'elles demeurent comme des raisons supérieures de vivre! Respectons notre race dans l'inférieur, le domestique… l'ouvrier. Respectons notre langue, sa pureté, sa noblesse, parlons-la avec piété, avec bonheur. Apprenons à lire notre histoire pour qu'elle nous donne l'orgueil de relever la tête, quand on nous insulte… Tu le disais toi-même: soyons des individus qui ajoutent un peu d'auréole à leur race!

—Et nous insufflerons à nos fils, à nos filles, Jean, l'âme de notre race, nous leur transmettrons ce culte! Qui sait? L'un de nos fils, plus puissant, mieux préparé que nous, fera peut-être ce que nous voudrions tant faire, battra en brèche l'apathie générale, lourde comme une forteresse…

—Tu as raison. Un de mes amis, par l'entraînement au foyer, est devenu un politicien du plus merveilleux avenir. Ah! c'est de l'éducation familiale que se lèverait l'union canadienne-française!

—Quelles possibilités!

—Quels espoirs!

—Chimériques, hélas, mon Jean!

—Parce qu'on ne sait pas, ou parce que l'on ne veut pas… Nous n'ignorons plus, mon ami, c'est notre devoir de vouloir!

—Hélas, nous le voulons comme en rêve…

—Le doute encore, le laisser faire, l'égoïsme…

—Essayons, Jean!… Voici la rue Salaberry, il faut que je te laisse! Avant de nous séparer, promettons-nous de ne pas oublier, de réagir, d'essayer…

—Essayons, Paul…

—Comme on rirait de nous, si on nous entendait!

—Ah, c'est vrai! Quels excentriques nous sommes! l'opinion toujours!

—Il arrive si souvent qu'elle raille avant de s'être donné la peine de comprendre… Il faut la respecter, mais n'être pas son esclave.

—Facile à dire!

—Oui, ce doit être redoutable de la heurter de front!

—L'opinion canadienne-française est singulièrement taquine et chatouilleuse…

—Un jour ou l'autre, si nous sommes fidèles à notre programme, il faudra bien la taquiner un peu…

—Le ferons-nous, mon ami?

—Encore le scepticisme! C'est un grand philosophe qui a raison peut-être…

—Nous essayerons, Jean…

Les deux compagnons se promirent d'en recauser…

Jean Fontaine accélère le pas: ses nerfs tendus l'entraînent. Il va, la tête souvent inclinée vers le trottoir, la pensée très active, envisageant pêle-mêle toutes les faces du problème qui l'obsède. A peine jouit-il d'une nuit savoureuse. L'air a cueilli sur son aile tous les parfums de l'oeillet, de la violette et des géraniums. L'azur est si tristement doux que les étoiles au firmament tremblent comme des larmes d'or. Là où le réverbère électrique répand sa lueur, les arbres s'argentent, s'attendrissent: là où l'ombre les enveloppe, ils prennent des airs graves et discrets. Des silhouettes sombres flânent le long de quelques vérandas: un murmure de voix heureuses chante. Deux amoureux languissamment vont et viennent, le coeur tout plein de regards et de sourires. Le sabot d'un cheval heurte harmonieusement le sol: le cocher, de trois syllabes dolentes, prie la bête d'aller plus vite. Une automobile roule avec le bruit de l'onde caressée par les flancs d'une barque. Il monte d'une chapelle dominicaine vers l'Eternel un hymne de silence. Un jappement s'élève au loin dans les champs assoupis de Montcalmville, et sa plainte est mélodieuse à travers la nuit. Une rêverie de Schunann erre sur le clavier d'un piano que touche une âme. Quelques pépiements s'égrènent, là-haut dans un érable; c'est un oiseau du pays qui fait un beau songe…

Jean n'est pas amolli par le charme trouble de la nature. Il est la proie d'une émotion plus énergique: une fièvre d'agir le parcourt, l'électrise. Il veut donner plein essor à l'élan qui lui est venu des sources les plus pures de lui-même, il veut être profondément canadien-français, il veut qu'être tel soit, une des préoccupations chères de l'existence. Puisqu'il n'est pas de ceux qui peuvent, tirer l'épée dans une croisade, au moins vaincra-t-il sa propre nonchalance et, selon la promesse que Paul Garneau et lui échangèrent, opposera-t-il sans emphase, mais sans défaillance ou mièvrerie, la foi en sa race au dénigrement de ceux qui la ravalent ou l'abandonnent aux vents de la haine. Cette décision se fortifie rapidement, à mesure que l'objet s'en concrétise, descend des sphères de l'exaltation psychique au vallon du praticable……

Lire les journaux, les revues dont les pages déblayent les questions du jour pour creuser l'avenir, être présent aux conférences où le passé ressuscite en un cortège de gloire dirigé par l'espérance, dépouiller les mots solennels, traditions, institutions, souvenirs, de ce qui les rend banals et lointains par un examen vrai de ce qu'ils sont, de ce qu'ils doivent apporter à la vie de dignité morale et d'idéal, aider aux oeuvres de bienfaisance et de relèvement, insinuer habilement aux amis le souci qu'éveillent en soi les destinées nationales, épurer son langage de ce qui en assombrit la clarté, ne voilà-t-il pas autant de projets réalisables sans que le rôle du professionnel en devienne moins effectif ou brillant? Les travaux du laboratoire empêcheront-ils Jean d'aimer sa race? Des savants meurent en héros: pourquoi la science refoulerait-elle cette vague de patriotisme en lui-même?

Le retour de cette ambition-là, éclose en l'imagination du jeune homme quelques heures plus tôt, le replace devant son père, au milieu de la famille. Il se pose de nouveau l'interrogation gênante: l'industriel voudra-t-il ce qui, logiquement, lui paraîtra une bizarrerie, une oisiveté insolite? Yvonne confirmera-t-elle ce rêve en disant que c'est chic et gentil? Elle est reine au foyer paternel; son veto serait formidable. C'est d'elle qu'il faudra s'emparer tout d'abord. Chère petite Yvonne, elle est généreuse, elle ne lui sera pas hostile, pour le seul motif qu'il s'est déclaré l'adversaire de… Lucien Desloges surgit dans sa mémoire comme un tout autre personnage, transformé par une sourde élaboration de l'intelligence, un personnage de contraste, édifié d'un seul bloc sous la poussée des circonstances, inévitable, saisissant. Il apparaît comme le type en chair et en os de l'inutile à sa race, du semeur d'égoïsme et d'indifférences. Comme s'il regardait cet homme jusqu'au tréfonds de l'âme, Jean a la vision lucide de ce qu'il pense, de ce qu'il dirait… C'est irréparable comme la mort! Lucien Desloges est rigidement insensible à ce qui n'est pas une volupté de son moi, gourmand et boursouflé d'orgueil. Le patriotisme est, pour lui, la monomanie de quelques naïfs, déshérités de l'élégance, encroûtés d'idéal vieux jeu. Asservie à lui seul, comme l'exigent tyranniquement les vaniteux, sa femme sera une parure, un diamant précieux qu'on exhibe pour éblouir. Elle se confinera donc à ceci, la plus grave tâche d'Yvonne épouse, à briller dans la traînée lumineuse d'un fat… Quelle déchéance pour la soeur en laquelle Jean avait vu fleurir tant d'exquise sensibilité, se lever tant d'impulsions vers les hauteurs morales, frémir tant de saine exubérance! Comme elle pourrait, se reprenant, se mêlant à la vie mondaine de façon à ne pas eu être le jouet, mais à la dominer en elle-même, guider un mari jusqu'aux sommets de la noblesse! La race canadienne-française n'aura jamais trop de femmes dont éclatent la fierté de caractère et la haute intelligence. De telles femmes sont nécessaires au rayonnement d'une race: Yvonne a reçu les dons qui, développés et mûris, la feraient très riche de la meilleure influence. Il ne se peut que la flamme n'en puisse être rallumée. Avec adresse, avec bonté, mêlant aux conseils le plus tendre de son coeur, Jean éloignera cet amour. Yvonne est déjà moins aveugle, plus accessible: un doute a vu le jour en sa conscience. Elle voudra la pleine lumière: Jean se croit plus de courage pour la lui répandre. Il faut que Lucien Desloges, héros d'argile, s'écroule. Voici la demeure de Gaspard Fontaine enveloppée de silence. Après un long regard évocateur sur les Plaines d'Abraham, pendant lequel sa résolution acquiert plus de vigueur, Jean se dirige vers l'escalier aux rampes gracieuses. La lassitude commence à pénétrer ses membres. Sans doute, il est là, dans le salon d'où s'échappe une résonance de voix masculine, celui dont il veut faire pâlir l'auréole… ………………………………………….

Est-il étonnant que, depuis l'invitation d'Yvonne à les rejoindre, elle et son ami, Jean ait laissé quelques minutes fuir avant de céder? Saura-t-il voiler son antagonisme? Il a peur que, de son enthousiasme tendu comme un arc, une parole acerbe ne parte comme une flèche et ne blesse. Certaine virulence ne sied guère à un homme bien élevé: pour s'attaquer donc au snobisme narquois de Lucien, Jean n'aura jamais assez la domination de lui-même, n'aura jamais trop à sa discrétion la lutte. L'emballement serait également funeste; la sincérité d'une noble ardeur n'en diminue pas la naïveté risible en l'esprit de ceux qui la dédaignent. Lancé dans un combat d'escarmouches, pourra-t-il n'en pas franchir les bornes? Eh quoi! il n'est pas incapable de sang-froid! ne se flatte-t-il pas d'une volonté assouplie? Ne pas se soumettre à l'appel d'Yvonne, c'est aigrir la jeune fille, émousser les arguments contre son amour, et d'ailleurs, c'est reculer devant l'adversaire. Décidément, la rencontre aura lieu…

—On se fait attendre! dit Yvonne, légèrement agacée, nerveuse, lorsque son frère entre au salon. Le désespoir nous gagnait, Lucien et moi…

—Pour si peu! répond Jean, très calme.

—Comment es-tu, Jean? s'écrie Lucien.

—Plutôt bien… Et toi?

Ce que disait la flamme

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