Читать книгу Argent et Noblesse - Hendrik Conscience - Страница 10
II
ОглавлениеLorsque la première clarté du jour se répandit dans le ciel, Jean Wouters ouvrit les yeux, se leva et s'approcha de la chambre voisine dont il ouvrit doucement la porte. Il secoua la tête avec un sourire, referma la porte, retourna s'asseoir en murmurant à part lui:
—Il dort toujours comme un morceau de bois. Tant mieux, cela lui fera du bien… Comme il fait encore froid le matin, je vais me dépêcher d'allumer le poêle et de mettre de l'eau sur le feu; car les enfants ne tarderont pas à se réveiller.
Peu de temps après, les deux femmes descendirent et demandèrent avec une curiosité inquiète comment se portait le jeune homme.
—St, St, plus bas, pas de bruit, répondit le vieillard. Il n'est pas encore éveillé et dort toujours à poings fermés. Laissez-le reposer jusqu'à ce qu'il s'éveille de lui-même; sans cela il aura mal à la tête… Mais, Lina, tu parais prête à sortir? Où vas-tu donc?
—Moi, sortir? pas du tout, grand-père.
—C'est parce que je vois que tu as mis ta robe verte avec des nœuds rouges: ce n'est pas cependant aujourd'hui dimanche, à ce que je crois?
—Non, grand-père, c'est mercredi; mais mes vêtements de travail sont si usés! Et tant que ce jeune monsieur étranger est dans la maison, vous comprenez bien, je n'aimerais pas qu'il se fît une idée défavorable de notre propreté.
—En effet, je comprends cela, mon enfant, tu as raison.
La mère était déjà occupée à faire le café. Lina prit le pain et le couteau pour couper les tartines.
Au bout de quelques instants ils étaient assis tous les trois à table, silencieux et se dépêchaient de déjeuner, ce qui fut bien vite terminé.
—Je vais faire du café un peu plus fort, dit la mère. Car il est probable que ce jeune monsieur en se réveillant aura besoin d'un réconfortant. Et rien de mieux pour l'estomac dérangé que du fort café.
—Et moi, dit Lina, je m'en vais traire la vache. J'aurai fini mon ouvrage le plus pressé lorsque le jeune monsieur se réveillera. Je voudrais bien le regarder encore une fois avec attention avant qu'il s'en aille. J'ai rêvé toute la nuit qu'il pourrait bien être Herman Steenvliet… Oui, oui, ma mère, moquez-vous de moi. Je crois aussi que je me suis trompée; mais tout est possible; les montagnes ne se rencontrent pas; mais les hommes se rencontrent, comme on dit.
En achevant ces derniers mots, elle sortit. La mère continua à verser le café, et le grand-père resta assis sur la chaise auprès du poêle, enfoncé dans ses pensées.
En ce moment le jeune homme se réveilla dans la chambre voisine. La clarté du jour, déjà éclatante, blessa ses yeux enflammés et il se mit machinalement les mains sur le visage; mais cela ne dura que quelques secondes; il se mit sur son séant et regarda avec stupeur autour de la chambre. A mesure qu'il reprenait possession de lui-même, ses lèvres se contractaient en une expression de moquerie et de colère. Bientôt il appuya péniblement sa main sur sa poitrine et murmura:
—Maudit vin, poison qui me brûle comme un feu d'enfer! ma tête, ma tête! Où suis-je ici? A l'Aigle d'or? Ah! je sais! Je n'ai pas voulu retourner à Bruxelles, et je suis revenu ici. Dans quel état, ô ciel.
Il regarda encore une fois autour de lui et remarqua seulement alors l'ameublement singulier de cette chambre.
—Que je suis tombé bas, grommela-t-il. Cet imbécile d'aubergiste et ses mijaurées de filles m'ont jeté au grenier ou peut-être dans un trou comme un animal. Ah! ils me le paieront, qu'ils attendent!
En achevant ces mots, il essaya de se lever et de descendre du lit; mais il était encore si étourdi qu'il fit un faux pas et tomba lourdement par terre.
Pendant qu'il faisait tous ses efforts pour se relever en poussant des grognements de mauvaise humeur, le vieux charpentier, attiré par le bruit de la chute, entra dans la chambre et courut au jeune homme pour le soutenir; mais celui-ci repoussa rudement la main qu'on lui tendait et dit avec colère:
—Laissez-moi tranquille. Croyez-vous que je suis un enfant et que je ne sais pas encore marcher tout seul. Ne restez pas là à me regarder si bêtement et donnez-moi mes souliers.
Cette brutalité blessa le vieillard; mais il réprima son mécontentement et obéit à l'ordre du jeune homme auquel il dit en souriant:
—Soyez tranquille, Monsieur, les charpentiers sont sur votre toit et tapent à grands coups de marteau. C'était à prévoir; on connaît cette maladie et prenez courage, elle passera bientôt.
—Oui, moquez-vous de moi aussi, grossier lourdaud, répondit l'autre. Je le mérite bien. Où est votre maître? Il dort sans doute encore, le grippe-sou? Lui aussi a bu du Champagne; mais s'il pouvait en attraper la crampe éternelle…
—Mon maître? répète le vieillard. Je n'ai pas de maître.
—N'êtes-vous pas le domestique de l'Aigle d'or?
—Non, je suis le maître ici.
—Ah! c'est étrange! Où suis-je donc ici?
—Dans une maison d'ouvriers, près du chemin de Loth.
—Et où sont restés mes camarades?
—Nous n'avons vu personne que vous. Vous étiez tombé dans l'obscurité devant notre porte et vous vous étiez sans doute fait mal. Notre Lina et moi, nous vous avons relevé, porté dans la maison et couché sur mon lit pour vous reposer.
Le jeune homme jeta sur le vieillard un regard moins hostile.
—S'il en est ainsi, je vous remercie de tout cœur, brave homme, murmura-t-il. Mais vous auriez beaucoup mieux fait de me laisser coucher dehors.
—Au milieu de la nuit? A l'air froid? Sur le sol humide? Ah!
Monsieur, vous auriez pu y contracter une maladie mortelle.
—C'eût été tant mieux, brave homme; je ne mérite pas de vivre. Je suis un lâche, un mauvais sujet. Personne n'aurait déploré ma perte.
—Vous n'avez donc pas de père, Monsieur?
Le jeune homme leva les épaules.
—Une mère?
—Ah! si j'avais encore ma mère, soupira le jeune monsieur en levant les yeux au ciel, je ne me conduirais pas comme un méprisable libertin.
—Bah! bah! Monsieur, prenez courage, dit le vieillard d'un ton de compassion affectueuse. Votre cœur est encore bon, et quand le repentir est là l'amendement et le salut sont à la porte.
Tout en parlant, le jeune homme s'était approché d'un petit miroir pendu à la muraille, il s'y regarda et recula avec une sorte d'aversion à l'aspect de son image.
—Dieu que je suis laid et sale! s'écria-t-il en tremblant de honte.
Paraître ainsi devant les gens en plein jour!
—Là, sur cette petite table il y a un bassin avec de l'eau de pluie; un essuie-mains et un morceau de savon. Tout ce qui vous est nécessaire, même une brosse à habits. Monsieur veut-il s'habiller et s'arranger? Je vous laisse seul et j'attendrai là dehors que vous ayez fini. Il fait froid, notre poêle brûle bien, ma fille tient toute prête pour vous une tasse de fort café. Cela vous remettra complètement.
A ces mots Jean Wouters sortit et tira la porte derrière lui.
Le jeune homme commença à se laver la figure et les mains en grommelant. Quand il eut fini, il essaya également de nettoyer la terre et la boue qui couvraient ses habits; mais la brosse était très usée et malgré toutes les peines qu'il se donna il ne réussit pas à faire disparaître les nombreuses taches. Il s'en plaignit amèrement et même, dans son dépit et son impatience, il jeta la brosse par terre. Il devint encore plus mécontent lorsqu'il se regarda pour la seconde fois dans la petite glace. Il paraissait terriblement laid avec son linge chiffonné, ses habits malpropres, ses yeux pleins de sang, ses joues tirées, blêmes et jaunes.
Et le vieillard n'avait-il pas parlé de sa fille? Il y avait donc encore d'autres personnes dans la maison? Des femmes? Et il lui faudrait rougir sous leurs yeux? Se sentir humilié en présence de pauvres ouvriers?
Il resta au milieu de la chambre, les lèvres pincées en une pénible grimace qui se changea bientôt en un sourire amer et dédaigneux.
—Bah! bah! murmura-t-il. Je paierai ces gens-là pour leurs peines et je m'en irai sans me commettre avec eux. Au cabaret de l'Aigle d'or je trouverai tout ce qui m'est nécessaire pour refaire ma toilette. Je puis rester là jusqu'à ce que mon affreux mal de tête soit un peu passé. On voudra encore me faire boire? Mais non, non, plus aujourd'hui!
Il ouvrit la porte et entra dans l'autre chambre où une chaise l'attendait auprès de la table.
—Approchez-vous du poêle, Monsieur, dit le vieux charpentier. Je l'ai bourré pour le faire ronfler; voyez, il est rouge. Vous tremblez de froid; je le vois.
—Oui, oui, mon joli Monsieur, asseyez-vous ici, le dos au feu, ajouta la femme d'un air aimable. J'ai fait pour vous du fort café qui va vous remettre tout de suite. Et si notre café n'est pas aussi bon qu'en ville, songez que nous sommes de pauvres gens et que nous donnons ce que nous avons.
Pendant ce temps elle remplit une tasse du breuvage fumant.
Le jeune homme paraissait hésiter et regardait du côté de la porte.
—Vous vous donnez beaucoup de peines, murmura-t-il, mais je n'ai pas le temps et veux m'en aller.
—Vous refusez le café que j'ai préparé pour vous avec tant de soin? Trop de peines! Croyez-vous donc, Monsieur, qu'il ne vous est pas offert de tout cœur? Vous êtes malade. Allons, je vous en prie, asseyez-vous.
Et, joignant l'action à la parole, elle le poussa vers la table et le força avec une douce violence de faire ce qu'elle voulait.
Il se laissa tomber sur la chaise en rechignant, prit la jatte d'une main tremblante, et but une gorgée de café chaud.
Il paraissait avoir hâte de partir. Les regards du vieillard et de la femme qui ne pouvaient pas se détacher de lui, le blessaient et le remplissaient de confusion. Aussi se leva-t-il immédiatement, mit la main à la poche et demanda:
—Qu'est-ce que je dois ici? N'ayez pas peur de demander trop… Vous ne répondez pas? Voilà vingt francs, est-ce assez?
Et posant une pièce d'or sur la table, il se dirigeait déjà vers la porte; mais le vieux charpentier le retint par le bras, le ramena à la table et murmura, d'un ton sévère:
—Restez, Monsieur; vous ne quitterez pas ma maison avant d'avoir remis cet argent dans votre poche. Nous ne tenons pas un cabaret. Ce que nous avons fait pour vous, nous l'avons fait par charité chrétienne et pas autrement.
Le jeune homme regarda ses hôtes avec une expression de surprise en même temps que d'incrédulité moqueuse, et dit en souriant:
—Allons donc, c'est impossible; vous ne parlez pas sérieusement. Vous êtes pauvres, et vous refusez de l'argent? Pour de l'argent, on vend son âme, et même celle des autres. Allez plutôt le demander à l'Aigle d'or, à l'aubergiste et à ses filles.
—Ramassez, Monsieur, ramassez! s'écria Jean Wouters, en colère. Oui, nous sommes pauvres; mais nous ne voulons pas d'argent que nous n'avons pas gagné par notre travail.
Lina, qui jusqu'à ce moment était restée dans le jardin ou dans l'écurie, entendit probablement les sons élevés de la voix de son grand-père. Elle entra dans la chambre avec un visage souriant.
—Monsieur ne me connaît-il pas? demanda-t-elle.
—C'est singulier, murmura-t-il en se frottant le front, il me semble que je vous connais, en effet. Mais où vous ai-je vue? Mes idées sont un peu troubles; il doit y avoir bien longtemps.
—En effet, il y a très longtemps, Monsieur. Ne vous en souvient-il pas? il y avait un enfant, un tout petit enfant, qui jouait avec vous lorsque vous demeuriez encore à Ruysbroeck avec vos parents.
—Un enfant, balbutia-t-il d'une voix presque imperceptible. Un petit enfant, avec des yeux bleus et une chevelure blonde toute bouclée?
—Comme vous dites, Monsieur.
—Ciel! Cet enfant? la petite Caroline Wouters! Vous?
—Moi-même, Monsieur.
—Ah! mon Dieu, et c'est vous, Caroline, qui avez aidé à me ramasser dans la boue?
Et, courbant la tête, il grogna tout bas:
—Damnation! Et la honte ne me fait pas entrer sous terre!
—Voyez-vous bien, mère, s'écria Lina, qu'il ne l'a pas encore oublié.
—Oublié! répéta-t-il avec une confusion douloureuse. Oublié! ces jours d'innocence, de paix et de pureté! C'est la seule lueur, la seule étincelle lumineuse qui brille parfois encore dans mon âme flétrie!
La jeune fille s'approcha de lui et lui dit avec une douceur insinuante:
—Ne soyez pas si contrarié, monsieur Steenvliet. C'est un accident qui peut arriver à tout le monde. Vous êtes un peu malade; mais ça se guérit très vite. Prenez courage. Ça ne vous arrivera plus.
—Ne plus m'arriver? grogna-t-il avec une sombre ironie. Je l'ai dit et espéré tant de fois moi-même. Maintenant il est trop tard. Je suis un être sans force et sans énergie. La vie m'est à charge. Ah! si je pouvais mourir.
Lina poussa un cri d'angoisse. Des larmes brillaient dans ses yeux. Le jeune homme la regarda un instant avec hésitation.
—Vous pleurez? dit-il avec étonnement. Vous avez pitié de moi?
Merci, Caroline; mais je ne le mérite pas.
—Ah! comment est-il possible? gémit la jeune fille. Lui, le bon, le généreux enfant! qui me tira un jour de la rivière au péril de sa vie et qui me sauva de la mort. Il serait devenu un mauvais sujet? un vaurien? un homme corrompu? Et je ne pleurerais pas sur un pareil malheur?
—Je vous ai sauvé la vie? Moi? Mais non; mais non.
—Comment pouvez-vous l'avoir oublié, Monsieur? En moi, du moins, le souvenir reconnaissant de votre bienfait ne s'est point effacé. Et vous revoir ainsi malade, désespéré, malheureux—car vous êtes malheureux—cela me déchire le cœur!
Elle poussa un sanglot et cacha son visage dans ses mains.
Profondément touché de l'affliction de la jeune fille, Herman
Steenvliet sentit les larmes monter à ses yeux.
Il fit un pas vers le vieillard, éleva les mains vers lui en s'écriant:
—Oubliez l'injure que je vous ai faite, je ne vous connaissais pas; je suis un misérable… Pardonnez-moi… Adieu.
En achevant ces mots il quitta ses hôtes ébahis; et s'enfuit hors de la maison dans la direction du village.