Читать книгу Le feu (Journal d'une Escouade) - Henri Barbusse - Страница 5

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—Tu crois à la finition de la guerre, toi? demande l’un.

—T’en fais pas, répond l’autre.

*

* *

Cependant, il se produit un brouhaha sur notre droite, et subitement, on voit déboucher un groupe mouvant et sonore où des formes sombres se mêlent à des formes coloriées.

—Qu’est-c’ que c’est qu’ça?

Biquet s’est aventuré pour reconnaître; il revient, et nous désignant du pouce, par-dessus son épaule, la masse bariolée:

—Eh! les poteaux, v’nez mirer ça. Des gens.

—Des gens?

—Oui, des messieurs, quoi. Des civelots avec des officiers d’état-major.

—Des civils! Pourvu qu’ils tiennent!

C’est la phrase sacramentelle. Elle fait rire, malgré qu’on l’ait entendue cent fois, et qu’à tort ou à raison, le soldat en dénature le sens originel et la considère comme une atteinte ironique à sa vie de privations et de dangers.

Deux personnages s’avancent; deux personnages à pardessus et à cannes; un autre habillé en chasseur, orné d’un chapeau pelucheux et d’une jumelle.

Des tuniques bleu tendre sur lesquelles reluisent des cuirs fauves ou noirs vernis, suivent et pilotent les civils.

De son bras où étincelle un brassard en soie bordé d’or et brodé de foudres d’or, un capitaine désigne la banquette de tir, devant un vieux créneau, et engage les visiteurs à y monter pour se rendre compte. Le monsieur en complet de voyage y grimpe en s’aidant de son parapluie.

Barque dit:

—T’as visé l’chef de gare endimanché qui indique un compartiment de 1re classe, gare du Nord, à un riche chasseur, le jour de l’ouverture: «Montez, monsieur le Propriétaire». Tu sais, quand les types de la haute sont tout battants neuf d’équipements, de cuirs et de quincaillerie, et font leurs mariolles avec leur attirail de tueurs de petites bêtes!

Trois ou quatre poilus qui étaient déséquipés, ont disparu sous terre. Les autres ne bougent pas, paralysés, et même les pipes s’éteignent, et on n’entend que le brouhaha des propos qu’échangent les officiers et leurs invités.

—C’est les touristes des tranchées, dit à mi-voix Barque.

Puis, plus haut: «Par ici, mesdames et messieurs!» qu’on leur dit.

—Débloque! lui souffle Farfadet, craignant qu’avec «sa grande gueule» Barque attire l’attention des puissants personnages.

Du groupe, des têtes se tournent de notre côté. Un monsieur se détache vers nous, en chapeau mou et en cravate flottante. Il a une barbiche blanche et semble un artiste. Un autre le suit, en pardessus noir, celui-là, avec un melon noir, une barbe noire, une cravate blanche et un lorgnon.

—Ah! ah! fait le premier monsieur, voilà des poilus... Ce sont de vrais poilus, en effet.

Il s’approche de notre groupe, un peu timidement, comme au Jardin d’Acclimatation, et tend la main à celui qui est le plus près de lui, non sans gaucherie, comme on présente un bout de pain à l’éléphant.

—Hé, hé, ils boivent le café, fait-il remarquer.

—On dit «le jus», rectifie l’homme-pie.

—C’est bon, mes amis?

Le soldat, intimidé lui aussi par cette rencontre étrange et exotique, grogne, rit et rougit, et le monsieur dit: «Hé, hé!»

Puis il fait un petit signe de la tête, et s’éloigne à reculons.

—C’est très bien, c’est très bien, mes amis. Vous êtes des braves!

Le groupe, fait des teintes neutres des draps civils semées de teintes militaires vives,—comme des géraniums et des hortensias parmi le sol sombre d’un parterre—oscille, puis passe et s’éloigne par le côté opposé à celui d’où il est venu. On a entendu un officier dire: «Nous avons encore beaucoup à voir, messieurs les journalistes.»

Quand le brillant ensemble s’est effacé, nous nous regardons. Ceux qui s’étaient éclipsés dans les trous s’exhument, du haut, graduellement. Les hommes se ressaisissent et haussent les épaules.

—C’est des journalistes, dit Tirette.

—Des journalistes?

—Ben oui, les sidis qui pondent les journaux. T’as pas l’air de saisir, s’pèce d’chinoique: les journaux, i’ faut bien des gars pour les écrire.

—Alors, c’est eux qui nous bourrent le crâne? fait Marthereau.

Barque prend une voix de fausset et récite en faisant semblant de tenir un papier devant son nez:

—«Le kronprinz est fou, après avoir été tué au commencement de la campagne, et, en attendant, il a toutes les maladies qu’on veut. Guillaume va mourir ce soir et remourir demain. Les Allemands n’ont plus de munitions, becquètent du bois; ils ne peuvent plus tenir, d’après les calculs les plus autorisés, que jusqu’à la fin de la semaine. On les aura quand on voudra, l’arme à la bretelle. Si on attend quèq’ jours encore, c’est que nous n’avons pas envie d’quitter l’existence des tranchées; on y est si bien, avec l’eau, le gaz, les douches à tous les étages. Le seul inconvénient, c’est qu’il y fait un peu trop chaud l’hiver... Quant aux Autrichiens, y a longtemps, qu’euss i’s n’tiennent plus: i’ font semblant...» V’là quinze mois que c’est comme ça et que l’directeur dit à ses scribes: «Eh! les poteaux, j’tez-en un coup, tâchez moyen de m’décrotter ça en cinq sec et de l’délayer sur la longueur de ces quatre sacrées feuilles blanches qu’on a à salir.»

—Eh oui! dit Fouillade.

—Ben quoi, caporal, tu rigoles, c’est pas vrai, c’qu’on dit?

—Y a un peu de vrai, mais vous abîmez, les petits gars, et vous seriez bien les premiers à en faire une tirelire s’il fallait que vous vous passiez de journaux... Oui, quand passe le marchand de journaux, pourquoi que vous êtes tous à crier: «Moi! moi!»

—Et pis, qu’est-ce que ça peut bien te faire tout ça! s’écrie le père Blaire. T’es là à en faire une tinette sur les journaux, mais fais donc comme moi: y pense pas!

—Oui, oui, en v’là marre! Tourne la page, nez d’âne!

La conversation se tronçonne, l’attention se fragmente, se disperse. Quatre bonhommes se conjuguent pour une manille qui durera jusqu’à ce que le soir efface les cartes. Volpatte fait des efforts pour capturer une feuille de papier à cigarette qui a fui de ses doigts et qui sautille et zigzague au vent sur la paroi de la tranchée comme un papillon fugace.

Cocon et Tirette évoquent des souvenirs de caserne. Les années de service militaire ont laissé dans les esprits une impression indélébile; c’est un fonds de souvenirs riches, bon teint et toujours prêts, où l’on a l’habitude, depuis dix, quinze ou vingt ans, de puiser des sujets de conversation... Si bien qu’on continue, même après avoir fait pendant un an et demi la guerre sous toutes ses formes.

J’entends en partie le colloque, j’en devine le reste. C’est, d’ailleurs, sempiternellement le même genre d’anecdotes que les ex-troupiers sortent de leur passé militaire: le narrateur a cloué le bec à un gradé mal intentionné, par des paroles pleines d’à-propos et de crânerie. Il a osé, il a parlé haut et fort, lui!... Des bribes me parviennent aux oreilles:

—...Alors, tu crois que j’ai bronché quand Nenœil m’a eu cassé ça? Pas du tout, mon vieux. Tous les copains la fermaient; mais moi, j’y ai dit tout haut: «Mon adjudant, qu’ j’ai dit, c’est possible, mais...» (suit une phrase que je n’ai point retenue)... Oh! tu sais, tel que ça, j’y ai dit. I’ n’a pas pipé. «C’est bon, c’est bon», qu’il a dit en foutant le camp et, après, il a été bath comme tout avec moi.

—C’est comme moi avec Dodore, l’juteux de la 13e quand j’faisais mon congé. Une carne. Main’nant, il est au Panthéon, comme gardien. I’ m’avait dans l’nez. Alors...

Et chacun de déballer son bagage personnel de mots historiques.

Ils sont chacun comme les autres: il n’en est pas un qui ne dise pas: «Moi, je ne suis pas comme les autres.»

*

* *

—Le vaguemestre!

C’est un haut et large homme aux gros mollets, et de mise confortable et soignée comme un gendarme.

Il est de mauvaise humeur. Il y a eu de nouveaux ordres, et maintenant il faut qu’il aille chaque jour jusqu’au poste de commandement du colonel porter le courrier. Il déblatère sur cette mesure comme si elle était exclusivement dirigée contre lui.

Cependant, tout en déblatérant, il parle à l’un, à l’autre, en passant, suivant son habitude, tandis qu’il appelle les caporaux aux lettres. Et nonobstant sa rancœur, il ne garde pas pour lui tous les renseignements dont il arrive pourvu. En même temps qu’il ôte les ficelles du paquet de lettres, il distribue sa provision de nouvelles verbales.

Il dit d’abord que, sur le rapport, il y a en toutes lettres la défense de porter des capuchons.

—T’entends ça? dit Tirette à Tirloir. Te v’là forcé de lancer ton beau capuchon en l’air.

—Pus souvent! J’marche pas. Ça n’a rien à faire avec moi, répond l’encapuchonné, dont l’orgueil non moins que le confort est en jeu.

—Ordre du général commandant l’armée.

—Il faut alors que l’général en chef donne l’ordre qu’i’ n’pleuve plus. J’veux rien savoir.

La plupart des ordres, même de moins extraordinaires que celui-là, sont toujours accueillis de la sorte... avant d’être exécutés.

—Le rapport ordonne aussi, dit l’homme-lettres, de tailler les barbes. Et les douilles, à la tondeuse, rasoche!

—Ta bouche, mon gros! dit Barque, dont le toupet est directement menacé par cette consigne. Tu m’as pas ar’gardé. Tu peux t’mettre la tringle.

—Tu m’dis ça à moi. Fais-le ou fais-le pas. J’m’en fous pas mal.

A côté des nouvelles positives, écrites, il y en a de plus amples, mais aussi plus incertaines et plus fantaisistes: la division serait relevée pour aller soit au repos—mais au vrai repos, pendant six semaines—soit au Maroc, et peut-être en Egypte.

—Eh... Oh!... Ah!...

Ils écoutent. Ils se laissent tenter par le prestige du nouveau, du merveilleux.

Quelqu’un cependant demande au vaguemestre:

—Qui t’a dit ça?

Il indique ses sources:

—L’adjudant commandant le détachement de territoriaux qui fait les corvées au Q. G. du C. A.

—Au quoi?

—Au quartier général du corps d’armée... Et y a pas que lui qui le dit. Y a, tu sais bien, l’client dont je ne sais plus le nom: celui qui ressemble à Galle et qui n’est pas Galle. Il a je n’sais plus qui dans sa famille qui est je n’sais plus quoi. Comme ça, il est renseigné.

—Et alors?

Ils sont là, en cercle, le regard affamé, autour du raconteur d’histoires.

—En Egypte, tu dis, nous irions?... J’connais pas. J’sais qu’y avait des Pharaons du temps où j’étais gosse et que j’allais à l’école. Mais depuis!...

—En Egypte...

L’idée s’ancre insensiblement dans les cervelles.

—Ah non, dit Blaire, parce que j’ai l’mal de mer... Et, après tout, ça n’dure pas, l’mal de mer... Oui, mais que dirait la patronne?

—Que veux-tu? elle s’y fera! On verra des nègres et des grands oiseaux plein les rues, comme on voit chez nous des moiniaux.

—Mais ne devait-on pas aller en Alsace?

—Si, dit le vaguemestre. Y en a qui le croient au Trésor.

—Ça m’irait assez...

...Mais le bon sens et l’expérience acquise reprennent le dessus et chassent le rêve. On a affirmé si souvent qu’on allait partir au loin, et si souvent on l’a cru, et si souvent on a déchanté! Aussi c’est comme si, à un moment donné, on se réveillait.

—Tout ça, c’est des bobards. On nous l’a trop fait. Attends avant de croire—et t’en fais pas une miette.

Ils regagnent leur coin, quelques-uns par-ci par-là ont à la main le fardeau léger et important d’une lettre.

—Ah! dit Tirloir, i’faut qu’j’écrive, j’peux pas rester huit jours sans écrire. Ça n’a rien à faire.

—Moi aussi, dit Eudore, i’ faut qu’ j’écrive à ma p’tit’ femme.

—A va bien, Mariette?

—Oui, oui. T’en fais pas pour Mariette.

D’aucuns se sont déjà installés pour la correspondance. Barque debout, son papier posé à plat sur un carnet dans une anfractuosité de la paroi, semble en proie à une inspiration. Il écrit, écrit, penché, le regard captivé, l’air absorbé d’un cavalier lancé au galop.

Lamuse, qui n’a pas d’imagination, passe son temps, une fois qu’il s’est assis, qu’il a posé sur la pointe matelassée de ses genoux sa pochette de papier et mouillé son crayon-encre, à relire les dernières lettres reçues, et à ne pas savoir quoi dire d’autre que ce qu’il a déjà dit, et à s’entêter à vouloir dire autre chose.

Une douceur de sentimentalité semble répandue sur le petit Eudore qui s’est recroquevillé dans une sorte de niche de terre. Il se recueille, le crayon aux doigts, les yeux sur son papier; rêveur, il regarde, il dévisage, il voit, et on voit l’autre ciel qui l’éclaire. Son regard va là-bas. Il est agrandi jusqu’à chez lui...

Le moment des lettres est celui où l’on est le plus et le mieux ce que l’on fut. Plusieurs hommes s’abandonnent au passé et reparlent d’abord de mangeaille.

Sous l’écorce des formes grossières et obscurcies, d’autres cœurs laissent murmurer tout haut un souvenir et évoquent des clartés antiques: le matin d’été, quand le vert frais du jardin déteint dans toute la blancheur de la chambre campagnarde, ou quand, dans les plaines, le vent donne au champ de blé des remuements lents et forts, et, à côté, agite le carré d’avoine de petits frissons vifs et féminins. Ou bien, le soir d’hiver, la table autour de laquelle sont les femmes et leur douceur et où se tient debout la lampe caressante, avec le tendre éclat de sa vie et la robe de son abat-jour.

Cependant le père Blaire reprend sa bague commencée. Il a enfilé la rondelle encore informe d’aluminium dans un bout de bois rond et il la frotte avec la lime. Il s’applique à ce travail, réfléchissant de toutes ses forces, deux plis sculptés sur le front. Parfois il s’arrête, se redresse, et regarde la petite chose, tendrement, comme si elle le regardait aussi.

—Tu comprends, m’a-t-il dit une fois à propos d’une autre bague, il ne s’agit pas de bien ou de pas bien. L’important, c’est que je l’aye faite pour ma femme, tu comprends? Quand j’étais à rien faire, à avoir la cosse, je regardais cette photo (il exhibait la photographie d’une grosse femme mafflue), et alors je m’y mettais tout facilement, à cette sacrée bague. On peut dire que nous l’avons faite ensemble, tu comprends? La preuve c’est qu’elle me tenait compagnie et que j’lui ai dit adieu quand je l’ai envoyée à la mère Blaire.

Il en fait à présent une autre où il y aura du cuivre. Il travaille avec ardeur. C’est son cœur qui veut s’exprimer le mieux possible et s’acharne à une sorte de calligraphie.

Dans ces trous dénudés de la terre, ces hommes inclinés avec respect sur ces bijoux légers, élémentaires, si petits que la grosse main durcie les tient difficilement et les laisse couler, ont l’air encore plus sauvages, plus primitifs, et plus humains, que sous tout autre aspect.

On pense au premier inventeur, père des artistes, qui tâcha de donner à des choses durables la forme de ce qu’il voyait et l’âme de ce qu’il ressentait.

—En v’là qui vont passer, annonce Biquet, mobile, qui fait le concierge dans notre secteur de tranchée. Y en a une tinée.

Justement, un adjudant, sanglé du ventre et du menton, débouche en brandissant son fourreau de sabre:

—Dégagez, vous autres! Ben quoi, dégagez, que j’vous dis! Vous êtes là à faire flanelle... Allons oust, la fuite! J’veux plus vous voir dans le passage, hé!

On se range mollement. Quelques-uns avec lenteur, sur les côtés, s’enfoncent par degrés dans le sol.

C’est une compagnie de territoriaux chargés dans le secteur des travaux de terrassement de seconde ligne et de l’entretien des boyaux d’arrière. Ils apparaissent, armés de leurs outils, misérablement fagotés et tirant la patte.

On les regarde un à un approcher, passer, s’effacer. Ce sont de petits vieux rabougris, aux joues poudrées de cendre, ou de gros poussifs encerclés à l’étroit dans leurs capotes passées et tachées, auxquelles manquent des boutons et dont l’étoffe bâille, édentée...

Tirette et Barque, les deux loustics, adossés et serrés sur la paroi, les dévisagent d’abord en silence. Puis ils se mettent à sourire.

—Le défilé des balayeurs, dit Tirette.

—On va rigoler trois minutes, annonce Barque.

Quelques-uns des vieux travailleurs sont cocasses. Celui-ci, qui arrive dans la file, a des épaules tombantes de bouteille; il est extrêmement mince du thorax et maigre des jambes, et, néanmoins, il est ventru.

Barque n’y tient plus.

—Eh, dis donc, Dubidon!

—Mince de paletot, remarque Tirette devant une capote qui passe, infiniment rapiécée, de tous les bleus.

Il interpelle le vétéran.

—Eh! l’père-échantillons... Eh, dis donc, là-bas, toi, insiste-t-il.

L’autre se tourne, le regarde, bouche bée.

—Dis donc, papa, si tu veux être bien gentil, tu me donneras l’adresse de ton tailleur de Londres.

La figure surannée et gribouillée de rides ricane—puis le bonhomme, arrêté un instant sous l’injonction de Barque, est bousculé par le flot qui le suit, et emporté.

Après quelques figurants moins remarquables, une nouvelle victime se présente aux quolibets. Sur sa nuque rouge et rugueuse végète une espèce de laine sale de mouton. Les genoux pliés, le corps en avant et le dos voûté, ce territorial se tient mal debout.

—Tiens, braille Tirette en le désignant du doigt, le célèbre homme-accordéon! A la foire, on paierait pour le voir. Ici, la vue n’en coûte rien!

Tandis que l’interpellé balbutie des injures, on rit ici et là.

Il n’en faut pas davantage pour exciter encore les deux compères que le désir de placer un mot jugé drôle par un public peu difficile incite à tourner en dérision les ridicules de ces vieux frères d’armes qui peinent nuit et jour, au bord de la grande guerre, pour préparer et réparer les champs de bataille.

Et même les autres spectateurs s’y mettent aussi. Misérables, ils raillent plus misérables qu’eux.

—Vise-moi ç’ui-ci. Et ç’ui-là, donc!

—Non, mais pige-moi la photographie de ce p’tit bas-du-cul. Eh! loin-du-ciel, eh!

—Et ç’ui-là qui n’en finit pas! Tu parles d’un gratte-ciel. Tiens, là, i’vaut l’jus. Oui, tu vaux l’jus, mon vieux!

L’homme en question fait de petits pas, en portant sa pioche en avant comme un cierge, la figure crispée et le corps tout penché, bâtonné par le lumbago.

—Eh! grand-père, veux-tu deux sous? lui demande Barque en lui tapant sur l’épaule lorsqu’il passe à portée.

Le poilu déplumé, vexé, grogne: «Bougre de galapiat».

Alors, Barque lance d’une voix stridente:

—Dis donc, tu pourrais être poli, face de pet, vieux moule à caca!

L’ancien, se retournant tout d’une pièce, bafouille, furieux.

—Eh! mais, crie Barque en riant, c’est qu’i’ raloche, c’débris. Il est belliqueux, voyez-vous ça, et i’s’rait malfaisant s’il avait seulement soixante ans de moins.

—Et s’i’ n’était pas saoul, ajoute gratuitement Pépin, qui en cherche d’autres de l’œil dans le flux des arrivants.

La poitrine creuse du dernier traînard apparaît, puis son dos déformé disparaît.

Le défilé de ces vétérans usagés, salis par les tranchées, se termine au milieu des faces sarcastiques et quasi malveillantes de ces troglodytes sinistres émergeant à moitié de leurs cavernes de boue.

Cependant les heures s’écoulent, et le soir commence à griser le ciel et à noircir les choses; il vient se mêler à la destinée aveugle, en même temps qu’à l’âme obscure et ignorante de la multitude qui est là ensevelie.

Dans le crépuscule, un piétinement roule; une rumeur; puis une autre troupe se fraye passage.

—Des tabors.

Ils défilent avec leurs faces bises, jaunes ou marron, leurs barbes rares, ou drues et frisées, leurs capotes vert jaune, leurs casques frottés de boue qui présentent un croissant à la place de notre grenade. Dans les figures épatées ou, au contraire, anguleuses et affûtées, luisantes comme des sous, on dirait que les yeux sont des billes d’ivoire et d’onyx. De temps en temps, sur la file, se balance, plus haut que les autres, le masque de houille d’un tirailleur sénégalais. Derrière la compagnie, est un fanion rouge avec une main verte au milieu.

On les regarde et on se tait. On ne les interpelle pas, ceux-là. Ils imposent, et même font un peu peur.

Pourtant, ces Africains paraissent gais et en train. Ils vont, naturellement, en première ligne. C’est leur place, et leur passage est l’indice d’une attaque très prochaine. Ils sont faits pour l’assaut.

—Eux et le canon 75, on peut dire qu’on leur z’y doit une chandelle! On l’a envoyée partout en avant dans les grands moments, la Division marocaine!

—Ils ne peuvent pas s’ajuster à nous. Ils vont trop vite. Et plus moyen de les arrêter...

De ces diables de bois blond, de bronze et d’ébène, les uns sont graves; leurs faces sont inquiétantes, muettes, comme des pièges qu’on voit. Les autres rient; leur rire tinte, tel le son de bizarres instruments de musique exotique, et montre les dents.

Et on rapporte des traits de Bicots: leur acharnement à l’assaut, leur ivresse d’aller à la fourchette, leur goût de ne pas faire quartier. On répète les histoires qu’ils racontent eux-mêmes volontiers, et tous un peu dans les mêmes termes et avec les mêmes gestes: Ils lèvent les bras: «Kam’rad, kam’rad!» «Non, pas kam’rad!» et ils exécutent la mimique de la baïonnette qu’on lance devant soi, à hauteur du ventre, puis qu’on retire, d’en bas, en s’aidant du pied.

Un des tirailleurs entend, en passant, de quoi l’on parle. Il nous regarde, rit largement dans son turban casqué, et répète, en faisant: non, de la tête: «Pas kam’rad, non pas kam’rad, jamais! Couper cabèche!»

—I’ sont vraiment d’une autre race que nous, avec leur peau de toile de tente, avoue Biquet qui, pourtant, n’a pas froid aux yeux. Le repos les embête, tu sais; ils ne vivent que pour le moment où l’officier remet sa montre dans sa poche et dit: «Allez, partez!»

—Au fond, ce sont de vrais soldats.

—Nous ne sommes pas des soldats, nous, nous sommes des hommes, dit le gros Lamuse.

L’heure s’est assombrie et pourtant cette parole juste et claire met comme une lueur sur ceux qui sont ici, à attendre, depuis ce matin, et depuis des mois.

Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse, ils sont ignorants, peu emballés, à vue bornée, pleins d’un gros bon sens, qui, parfois, déraille; enclins à se laisser conduire et à faire ce qu’on leur dit de faire, résistants à la peine, capables de souffrir longtemps.

Ce sont de simples hommes qu’on a simplifiés encore, et dont, par la force des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent: instinct de la conservation, égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire et de dormir.

Par intermittences, des cris d’humanité, des frissons profonds, sortent du noir et du silence de leurs grandes âmes humaines.

Quand on commence à ne plus voir très bien, on entend là-bas, murmurer, puis se rapprocher, plus sonore, un ordre:

—Deuxième demi-section! Rassemblement!

On se range. L’appel se fait.

—Hue! dit le caporal.

On s’ébranle. Devant le dépôt d’outils, stationnement, piétinement. On charge chacun d’une pelle ou d’une pioche. Un gradé tend les manches dans l’ombre:

—Vous, une pelle. Na, filez. Vous, une pelle encore, vous une pioche. Allons, dépêchez-vous et dégagez.

On s’en va par le boyau perpendiculaire à la tranchée, droit vers l’avant, vers la frontière mobile, vivante et terrible de maintenant.

Parmi la grisaille céleste, en grandes orbes descendantes le halètement saccadé et puissant d’un avion qu’on ne voit plus tourne en remplissant l’espace. En avant, à droite, à gauche, partout, des coups de tonnerre déploient dans le ciel bleu foncé de grosses lueurs brèves.

Le feu (Journal d'une Escouade)

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