Читать книгу Henri Regnault : sa vie et son œuvre - Henri Cazalis - Страница 6

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IL nous a été donné de beaucoup connaître le jeune peintre, glorieux déjà, dont la France et l’Art ne cesseront de regretter la perte. Longtemps nous avons été le confident de sa pensée, le témoin de sa vie; nous avons eu la faculté de réunir entre nos mains une partie de sa correspondance, et nous avons cru qu’il était du devoir de ceux qui l’avaient pu vraiment connaître de le montrer maintenant à son pays, et de faire voir en lui l’homme et l’artiste tout entiers.

Henri Regnault était un de ces êtres privilégiés chez lesquels les facultés les plus belles se rencontrent, et, dans une admirable harmonie, se soutiennent et se fortifient mutuellement. Il était de ces hommes rares, chez lesquels le caractère est aussi haut que la pensée, et, pour le représenter fidèlement, ce n’est donc pas assez de rapporter l’histoire de ses travaux; il nous faut dire encore tout ce qu’il a été, tout ce qu’il voulait et pouvait être.

Ceux qui l’ont approché et observé longuement voyaient en lui plus d’un trait de ressemblance avec ces puissants artistes de la Renaissance, qui se dressent devant nous si énergiques et si vivants, n’ayant pas qu’une faculté magnifique, mais les ayant ou les voulant conquérir toutes, grands enfin et robustes, d’esprit, de cœur, de corps même, et dont quelques-uns savaient être à la fois peintres, architectes, sculpteurs, poëtes, musiciens, penseurs, et citoyens héroïques, s’il le fallait.

Comme eux, en effet, Regnault n’eût pu, selon nous, contenir dans un seul art la fougue de sa pensée: dans les dernières années de sa vie, il rêvait et préparait déjà de fortes études d’architecture; tout jeune, il avait dans la sculpture commencé des essais heureux; il sentait la musique en vrai musicien, et la poésie en vrai poëte; sans le vouloir ni certainement le savoir, n’était-il pas un rare écrivain, celui qui dans ses lettres jetait quelques-unes de ces descriptions ou de ces pages éloquentes que nous reproduirons dans le courant de cette étude? Enfin par son dévouement et sa mort, ne rappelle-t-il pas encore certains des glorieux artistes de la Renaissance italienne? La patrie attaquée, il laisse et oublie tout aussi, accourt pour la défendre, avec quel courage, on le sait; mais avec quelle modestie, on l’ignore peut-être?

Nous en retrouvons le souvenir dans une lettre qu’il adressait à son capitaine, M. Steinmetz, qui, en décembre déjà, admirant son énergie, le voulait nommer officier:

«Merci, mon capitaine; mais vous avez un bon soldat en moi, ne le perdez pas pour faire un officier médiocre. Mon exemple peut vous rendre plus de services que mon commandement. Décidé à supporter, sans broncher jamais, les fatigues et les ennuis du métier, à être le premier aux corvées et le premier au feu, j’espère entraîner à ma suite ceux qui pourraient hésiter.»

Le premier au feu, il y resta le dernier, et tint trop sa promesse.

Cette modestie, cette grande simplicité de cœur, il l’apportait en tout. Il avait ce signe des hautes natures, et qui veulent tendre haut, d’être mécontent toujours de soi-même, de ses actes, de ses œuvres. «Le succès ne suffit pas, écrivait-il, il ne peut que rendre plus ambitieux, et qui dit ambitieux, dit malheureux et triste.» Toujours en lui il porta en effet le tourment, l’inquiétude des âmes modernes, et ces désespoirs, ces découragements soudains, ces tristesses, ces accablements qui suivent les joies trop violentes, ou les ambitions infinies.

A une haute et vaste intelligence il unissait une belle âme, large, aimante, généreuse, et une indomptable volonté.

Cette volonté, tout jeune il la possédait déjà, et elle lui conquérait cette force physique à laquelle il donnait une juste importance, parce que sans elle, pensait-il, la force intellectuelle ou la force morale peuvent trop souvent demeurer impuissantes. Cette faculté se faisait chaque jour en lui plus dominatrice: sans cesse il lui fallait vaincre; mais dans ses dernières années, il aimait à se vaincre lui-même. Un mot de Beethoven un jour l’avait frappé, et il a dû sans doute se le répéter souvent: «Il faut vivre mille fois sa vie, et c’est ainsi que je veux vivre, et au besoin, bravement, prendre la Destinée à la gorge!» N’était-ce pas une volonté semblable qui existait chez Delacroix, et que semble rappeler comme un symbole la fresque de Saint-Sulpice, le combat de Jacob contre l’ange du Dieu jaloux.

Il eut longtemps cette joie, cette perpétuelle ivresse, que donne à certaines âmes vraiment jeunes et vivantes le commerce journalier avec toutes les formes du beau. Mais, dans les derniers temps, cette nature, expansive jadis, ardemment enthousiaste et très-mobile en apparence, était devenue silencieuse et grave. C’était bien la même flamme en lui, mais qui brûlait plus concentrée, et rayonnait moins au dehors.

Une lettre, qu’il écrit en 1865, exprime avec une émotion saisissante ce changement qui déjà se remarquait dans sa nature:

«Une métamorphose singulière s’opère en moi: je suis devenu rêveur, renfermé, et pourquoi, je ne sais. Je voudrais être sans cesse entouré de cette nuée qui rendait Énée invisible: très-souvent il m’est pénible de parler, je voudrais dans ces moments que ceux qui me sont chers comprissent mon silence; je suis alors comme une chauve-souris, qui s’envole en plein jour et se cogne de toutes parts. J’éprouve un grand bonheur à écouter et à ne rien dire: alors seulement il me semble que je jouis de toute ma liberté. Dieu! que je serais heureux de vous voir souvent, mes chers amis, et de passer quelques heures avec vous, mais loin de tous, dans un disert improvisé, c’est-à-dire dans une chambre au coin du feu, ou dans les bois sous la nuit! Je respirerais alors à pleine poitrine, je boirais la poésie avec vous, et j’oublierais la terre pendant quelque temps. Moi aussi, je suis un maniaque! Je ne sais si c’est à force d’approfondir l’art, cette langue si riche et infinie, mais je prends en grippe la langue de tous les jours et de tout le monde. Il faudrait vraiment pour les artistes et les poëtes des demeures au-dessus des nuages où, dans leurs crises de folie, ils viendraient tout oublier et se perdre dans la pureté qui planerait sur eux. Là, on n’entendrait pas un seul bruit du monde, on ne verrait pas une seule fumée partie d’en bas. Je permettrais seulement au son des cloches de monter en accords presque insaisissables; le bleu et l’infini compléteraient l’harmonie! Que ne peut-on de temps en temps cesser de vivre, pour goûter de ces sensations à la fois trop fines et trop accablantes pour nous vivants! Oui, je tâche de m’élever dans l’art; mais je suis, je crois, dans une période de grande impuissance. Tu l’as sans doute traversée aussi. C’est un moment où des mondes entiers, cachés jusqu’alors, se déroulent devant nous, où les grands nuages qui couvraient les têtes des montagnes se dissipent, et où les ombres des abîmes deviennent lumineuses; c’est un moment où l’on se sent initié à des mystères inouïs, où, longtemps aveugle, on voit tout à coup à des distances prodigieuses, où l’on est comme suffoqué par un air trop abondant et trop vivifiant. C’est là ce que j’éprouve: je me sens grandir et m’élever, mais je découvre trop de choses à la fois, et mes yeux ne sont pas encore accoutumés à tant de lumière...»

D’année en année il devint plus silencieux et retiré en lui-même.

Il parvenait du reste à cette période de la vie où toute idée, toute création s’impose à l’artiste avec l’obsession d’une idée fixe, où les yeux, ceux de l’âme et ceux du corps, par instants ne savent plus voir qu’elle, et où il n’appartient plus presque tout entier à une méditation continuelle, remplie seulement par la recherche, la poursuite, ou la vision de ses rêves.

Sa pensée chaque jour enfin grandissait, et ce qu’il faisait ou ce qu’il devait, d’après ses projets, faire longtemps encore, déjà ne le pouvait plus contenter. Se souvenant sans doute des œuvres les plus élevées de la Renaissance, il ne comprenait plus la peinture sans le cadre et l’harmonie d’une architecture magnifique. Les fresques, la décoration de monuments, dont il aurait rêvé de créer aussi l’architecture, étaient devenues sa suprême ambition, et les tableaux de chevalet ne lui semblaient dès lors, sous l’empire d’une telle idée, qu’une sorte de préparation à de plus larges travaux. Ainsi donc, au moment où chacun l’acclamait et, lui disant qu’il avait trouvé sa voie, l’y poussait davantage, il cherchait toujours, mécontent, presque triste d’avoir fait si peu, et déjà voulait tendre et atteignait au delà.

Avec un tempérament d’une telle puissance, on devine sans peine que ses maîtres préférés étaient Michel-Ange, Rubens, Véronèse, Delacroix, tous ceux qui offraient à son admiration ces qualités dont il était jaloux, l’énergie du dessin, la largeur et la violence de la composition, ou la magnificence des couleurs. Nous oubliions Velasquez, dont en Espagne il devint un admirateur fanatique, et notre sombre Géricault, comme lui si rapidement tombé dans la mort, et si ardemment, comme lui, brûlé par la flamme intérieure.

Nous achevons, en quelques traits, cette physionomie générale.

Il était largement bon, généreux, prodigue même. Nulle envie, nulle jalousie: son âme était trop élevée et trop pure, pour loger de tels hôtes. Il avait l’emportement, toutes les violences héroïques, et il charmait cependant, par cette force intarissable d’amour qui était en lui. D’extérieur comme de parole, il était très-simple, mais, par instants, d’un geste ou d’un mot, se révélaient tout à coup le feu contenu et l’ardeur cachée.

Il avait tous les goûts nobles, adorait les chevaux, aimait le vrai luxe, une richesse à la fois éclatante et sombre.

Infatigable, saisissant avec passion toutes choses, il travaillait presque toujours avec une véritable furie, oubliant tout alors, ne pouvant plus quitter sa toile, laissant ses repas ou se contentant de dévorer du pain, sans s’interrompre.

Il avait du reste l’exécution prodigieusement facile; mais c’était cette facilité qui suit chez les grands artistes, le patient travail antérieur de l’observation et de la réflexion continuelles. Ses portraits au crayon, d’une tournure si large et d’une expression si vivante, il les faisait avec une incroyable rapidité, ayant de plus ce miracle d’une vue intense, qui d’un coup d’œil saisit tout, et va surprendre par delà le visage, l’être intérieur sous son masque.

Et la dernière balle peut-être, tirée en cette fatale guerre, vint frapper juste au front celui qui de sa gloire, comme d’un beau rayonnement, eût éclairé les années sombres de la patrie succombée, et, par ces triomphes de l’art, qui demeurent encore, malgré les brutalités de l’heure présente, les seuls vraiment désirables et vraiment beaux, les seuls aussi qui comptent pour quelques esprits, nous eût certainement consolés un jour et bien vengés de nos défaites! Si jamais exemple fut terrible de l’horreur et des crimes de la guerre, ce fut celui-là ! Un mot juste fut prononcé à ce moment: On eut, à cette nouvelle, comme la sensation d’un assassinat commis par la Mort. Et ce jour-là, l’on s’aperçut et l’on comprit sans doute que les batailles, en tuant des hommes, quelquefois pouvaient tuer aussi et anéantir des pensées.

Henri Regnault : sa vie et son œuvre

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