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LOUIS IX A LA CROISADE (1244-1254)

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SAINT ET ROI

LOUIS IX A LA CROISADE (1244-1254)

La reine Marguerite de Provence était à Pontoise, dans sa chambre; elle était debout auprès d’une porte, elle prêtait l’oreille et semblait attendre un signal. Un bruit de pas retentit dans l’escalier de pierre; quelqu’un avait frappé des mains. La reine leva une lourde tapisserie et descendit. Ses yeux rayonnaient d’une joie troublée.

«Ah! mon cher seigneur, dit-elle, en apercevant le roi Louis IX, le dos appuyé contre la paroi et sa cotte de menu vair ramenée sur sa poitrine, car il faisait froid, que voici longtemps que j’attends votre signe!»

Le roi avait levé la tête à la voix de sa femme; tous deux parlaient bas.

«Je suis venu dès que j’ai eu le loisir, ma mie, dit-il; mais ma mère a séjourné longtemps en ma chambre et point ne pouvais en sortir, car elle avait grandes affaires dont elle me voulait entretenir.»

La reine Marguerite rougit violemment.

«Et si elle a pu deviner que vous deviez me venir voir, pensa-t-elle, point n’aura abrégé ses discours.»

Elle avait descendu les dernières marches et elle s’appuyait contre la muraille à côté du roi.

«Êtes-vous lasse, ma mie?» demanda Louis IX en se penchant vers elle.

Le roi était grand et mince; son visage était beau, un peu allongé et pâle; ses traits délicats portaient l’empreinte de la pureté craintive de son âme; seulement, quand il levait les yeux, la ferme résolution du regard pénétrait les assistants de respect et quelquefois de crainte. La reine Marguerite savait qu’il pouvait être obstiné dans ses volontés; elle le regardait avec tendresse.

«Lasse je suis toujours demeurée depuis le jour où je faillis trépasser à Poissy,» dit-elle.

Le roi cherchait dans sa pensée à quelle époque elle faisait allusion; il serra les lèvres et un nuage passa sur son front. Il se rappelait comment sa femme avait été en grand péril de sa vie, avec quelle angoisse il veillait à côté de son lit, sa main dans la main de la malade, quand la reine Blanche était venue, jalouse et inquiète. Elle avait saisi le bras du jeune roi accoutumé à plier devant son autorité.

«Çà, avait-elle dit, venez avec moi, rien n’avez à faire en ce lieu-ci.»

Louis s’était levé, il s’en souvenait avec regret; il allait suivre sa mère, la reine Marguerite s’était écriée:

«Ah! madame, point ne me laisserez donc voir monseigneur, morte ou vive?»

Et en ce disant, elle s’était pâmée, si bien qu’on l’avait crue passée de vie à trépas. Le roi était revenu, et ne l’avait plus quittée ni jour ni nuit qu’elle ne fût guérie, malgré les instances et même la colère de la reine Blanche. Jamais Marguerite n’avait été si heureuse.

Elle passait doucement la main sous le bras de son mari; lorsqu’elle rencontra sa main à son tour, elle frissonna.

«Comme votre main est glacée, mon cher seigneur! qu’avez-vous donc fait pour avoir ainsi le froid de l’hiver dans vos veines? Si nous remontions à ma chambre? J’ai bon feu dans l’âtre, et vous seriez bientôt réchauffé.»

Elle cherchait à l’attirer après elle; le roi résistait.

«Non, disait-il, ma mère est pour lors en affaires, mais s’en ira bientôt pour vous voir, et maintenant qu’elle n’a plus voulu de chiens dans nos antichambres, nos gens ne peuvent plus les faire crier et n’avons d’autre avertissement que le bruit de leurs verges; en cet escalier seulement les entendons bien d’en haut comme d’en bas.»

Marguerite n’insista plus. Elle était chaudement vêtue et ne sentait pas le froid de novembre qui se glissait dans le sang du roi, son mari; elle se laissait aller au charme de la causerie, heureuse de parler des enfants qu’elle élevait avec soin, et que tous deux avaient coutume de réunir à leurs genoux pour prier Dieu et pour entendre raconter la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le roi y prenait un singulier plaisir; les petits princes Louis et Philippe avaient déjà une tâche à répéter et dont ils devaient se souvenir. Cependant la reine avait plusieurs fois remarqué comment son mari pâlissait et rougissait tour à tour; elle allait insister de nouveau sur sa santé, lorsque trois coups de verge retentirent au sommet de l’escalier; tous deux tressaillirent.

«Ma mère s’en va chez vous à cette heure,» dit le roi. Marguerite avait déjà le pied sur les marches, elle remontait.

«Je serai avant elle dans ma chambre, repartit-elle à demi-voix; mais, mon cher seigneur, allez donc en la vôtre et vous réchauffez près du feu en buvant quelque bon breuvage. »

Louis fit un signe de tête, mais sans s’arrêter; il était pressé de rentrer chez lui et d’éviter les jalouses appréhensions de la reine sa mère; celle-ci entrait déjà dans la chambre de Marguerite de Provence, mais sa belle-fille était assise auprès du feu, son livre d’Heures dans les mains. Il eût fallu regarder de bien près pour s’apercevoir que sa poitrine était encore haletante, et que les plis de la tapisserie étaient encore agités par la main d’une suivante qui les avait laissés retomber derrière la reine. Blanche de Castille avait causé un moment, par devoir, par obligation de courtoisie; elle n’avait point d’affection pour sa belle-fille, et redoutait l’influence que celle-ci pouvait exercer sur le roi. «Nulle ne viendra entre mon fils et moi,» avait-elle pensé au moment même où elle avait marié Louis IX à Marguerite, la plus charmante et la plus accomplie des princesses de son temps. Malgré la beauté et la tendresse de la reine Marguerite, à laquelle il était passionnément attaché, Louis IX était en effet resté soumis aux volontés et parfois aux caprices de sa mère.

«Elle a fait mon royaume grand et fort, disait-il, et pour moi, elle m’a amené au Seigneur Dieu depuis mon jeune âge. Si lui dois-je tout en ce monde et dans l’autre.»

Son respect et sa patience ne se démentaient pas.

La visite de cérémonie, froide et courte, était achevée; Marguerite était seule, les jours étaient courts, on n’avait point encore allumé les lourdes chandelles qui brûlaient le soir dans les chandeliers de cuivre. Une suivante venait d’amener les petits princes; la reine avait reçu dans ses bras sa dernière fille, elle la pressait doucement contre son sein, murmurant des tendresses de mère; l’enfant gazouillait en retour, levant sur elle son beau regard limpide et pur. Marguerite baisait les yeux de sa petite fille.

«Ce sont les yeux de ma sœur Sancie, disait-elle; c’est ainsi qu’elle me regardait quand je suis partie, et que je les ai laissées toutes trois à la fenêtre de notre chambre, me suivant des regards, tant qu’elles me pouvaient voir. Elles ne m’ont pas vue longtemps; elles pleuraient trop fort, j’en suis sûre, et maintenant Éléonore est reine d’Angleterre, et ses enfants grandissent déjà ; Sancie est près d’elle, grande dame aussi et plus riche que nous toutes, tant son comté de Cornouailles donne de deniers à son mari; et ma petite Béatrix, qui tant aimait à se jouer avec moi, est plus en ma compagnie que toutes les autres. Ce voudrais-je mieux aimer son seigneur et mon beau-frère; point ne ressemble à mon cher roi; la reine Blanche a tant de fils qu’elle pourrait être jalouse de quelque autre et nous laisser en repos, mais nul d’entre eux ne vaut celui que Dieu m’a donné. Il est le plus grand et le meilleur.... »

Marguerite appuyait sa tête contre la tête de l’enfant endormie, à moitié perdue dans ses méditations. Elle sentait douloureusement et vivement les difficultés de sa vie; elle se blessait souvent aux épines, et il lui arrivait d’oublier les grâces immenses que Dieu lui avait accordées; en ce moment de repos et de silence, seule avec ses enfants assoupis autour d’elle, les bontés constantes du roi son mari, sa vertu, sa piété, sa douceur, lui revenaient à l’esprit avec une irrésistible force.

«Que je suis ingrate de me plaindre parfois! pensait-elle. J’ai tant reçu de la grâce de Jésus-Christ! Qui aurait dit autrefois à mon père que nous serions toutes si grandes dames l’aurait bien surpris. Messire Romée de Villeneuve le lui avait assuré quand je me suis mariée. «Lorsque vous aurez si

«grand gendre que le roi de France, tous viendront à vous

«pour les princesses vos filles,» avait-il dit. Et le vieux moine! Sa prédiction n’est pas encore réalisée: Sancie et Béatrix n’ont pas couronne de reine. Un jour peut-être, nous verrons.»

On frappait à la porte La reine tressaillit, arrachée à ses rêves d’ambition fraternelle. La plus aimée de toutes ses dames, Marie de Châtillon, entrait en grande hâte, pâle et l’air agité.

«Madame, dit-elle, quand avez-vous vu Monseigneur le roi? »

Marguerite s’était levée, son enfant endormie dans les bras.

«Tout à l’heure, dit-elle à demi-voix, en l’escalier, avant que la reine Blanche vînt céans.

— C’était ce que j’avais pensé, repartit la dame; mais pour lors il est tout froid sur son lit, et nul ne le peut réchauffer. Il tremble si fort que ses dents se heurtent dans sa bouche à se briser. Messire Guy de Sargines me l’a dit en cet instant, il est encore seul avec ses gens.»

Déjà la reine Marguerite avait remis sa petite fille aux mains de la dame de Châtillon; elle lui montrait d’un geste les deux petits princes accroupis sur les tapis parsemés dans la chambre; elle ne parlait pas, une terreur mortelle l’avait saisie. Comment avait-elle pu se laisser entraîner par l’égoïste plaisir de la causerie, sans s’inquiéter du malaise croissant de son époux? Une grande amertume s’élevait dans son cœur. «Si je pouvais voir mon cher seigneur en ma chambre, comme la plus petite dame, pensait-elle, au lieu d’être sans cesse en crainte des colères et des jalousies de la reine sa mère, il n’aurait pas eu froid en cet escalier et ne serait pas malade à cette heure!»

Tout en se reprochant son insouciance, elle descendait rapidement les marches. La reine Blanche était arrivée auprès du lit de son fils; mais ni l’une ni l’autre des deux femmes n’avait loisir ou désir de se quereller à cette heure. Le roi semblait déjà mourant, tant le mal qui l’avait saisi était rapide et terrible.

En entrant, la reine Marguerite attérée avait saisi un regard de tendresse qui lui était adressé. En se penchant sur le roi, les traits de la reine Blanche, austères et rigides dans son extrême angoisse, s’étaient un moment adoucis; elle avait entendu le malade murmurer à son oreille: «Ma bonne mère!» Maintenant les paroles qui s’échappaient des lèvres du roi n’étaient plus que des interjections pieuses, des actes de contrition ou de foi; il souffrait cruellement, et des gouttes de sueur froide coulaient sur son visage. Ses médecins et ses serviteurs s’empressaient autour de lui; il subissait les remèdes par lesquels on essayait de le soulager; mais ses regards étaient attachés sur le crucifix placé au pied de son lit. Il avait demandé les derniers sacrements. «Ceci ne saurait durer longtemps en un corps humain, avait-il dit à l’oreille de son chapelain, et crois bien que le Seigneur mon Dieu me rappelle en ce jour à lui; ci ai-je bien peu travaillé pour sa gloire.»

Le mal allait croissant, le roi ne parlait plus; la nuit s’était écoulée douloureuse et longue. Aux portes du château on entendait un gémissement sourd; là étaient les chevaliers, les bourgeois et jusqu’aux paysans et aux pauvres d’alentour qui avaient appris que Louis était malade. Tous avaient quitté leurs travaux pour venir s’enquérir de ses nouvelles, et de ce que Notre-Seigneur voudrait ordonner de lui; les églises étaient pleines de femmes en prières; chacun pleurait dans Pontoise. «Quelle douleur se répandra dans toute la terre de France lorsqu’on saura que le roi est en danger de mort!» se disaient les amis et les connaissances en s’accostant dans les rues et par les chemins. La reine Blanche avait quitté le chevet de son fils; elle était prosternée dans sa chapelle particulière, jeûnant et priant, un cilice meurtrissait ses blanches épaules; elle avait sillonné son corps à coups de discipline; elle invoquait le secours de la Vierge et de tous les saints, rappelant à son souvenir les sévères austérités de son pays natal, de cette Castille qu’elle avait quittée depuis si longtemps qu’elle l’avait presque oubliée,

«Beau sire Dieu, rendez-moi mon fils,» criait-elle sans relâche. La reine Marguerite priait aussi; c’était sur son épaule qu’était appuyée la tête alourdie du mourant; c’était entre ses mains que se réchauffaient ses mains glacées. L’ardente passion maternelle de la reine Blanche l’avait entraînée dans le saint lieu; la tendresse conjugale retenait Marguerite auprès du lit du malade. Deux fois déjà elle était tombée en défaillance, tant elle était épuisée par la fatigue et la douleur; ses dames l’avaient emportée tout évanouie sur un lit. Comme elle revenait à elle, des cris et des sanglots retentissaient dans la chambre voisine; une des veilleuses, en se penchant vers le roi malade, s’était écriée: «Il est mort!» et elle avait pieusement soulevé le drap pour lui couvrir le visage.

Marie de Châtillon s’était à son tour approchée,

«Non, dit-elle, il n’est pas trépassé ; bien malade est son pauvre corps, mais il retient encore son âme,» et elle repoussait en pleurant la main de sa compagne.

La reine chancelante s’était jetée à bas du lit; elle courait à la porte, s’appuyant aux meubles et aux parois. Comme elle entrait dans la chambre de son mari, une voix creuse, faible encore, mais retentissant comme si elle fût sortie d’un sépulcre, se fit entendre tout à coup, et les dames qui s’inclinaient sur le mourant reculèrent avec effroi.

«Il m’a visité par la grâce de Dieu, Celui qui vient d’en haut, disait le roi, et il m’a ressuscité d’entre les morts.»

Un cri de joie s’éleva dans la chambre qui se répéta bientôt dans le château et de là dans la ville.

«Notre seigneur le roi est vivant, et Dieu lui rend la santé avec la vie!»

La reine Blanche était accourue auprès de son fils, pleurant et remerciant Dieu; elle avait embrassé sa belle-fille dans son transport de joie et de reconnaissance. Le roi avait ouvert les yeux en ce moment, souriant à ce spectacle qui lui était doux et auquel il n’était pas accoutumé. Il prononçait faiblement quelques paroles. Sa femme se pencha vers lui.

«Si voudrais-je mander auprès de moi messire Guillaume d’Auvergne et messire Pierre de Cuisy,» disait-il.

Marguerite se retourna vers sa belle-mère, répétant les désirs du malade.

«L’évêque de Paris et l’évêque de Meaux, dans le diocèse duquel nous nous trouvons céans?» demanda la reine Blanche, saisissant sur-le-champ le fil des pensées de. son fils. Le roi fit un signe de tête. La reine les envoya quérir. «Il a fait quelque vœu en son extrémité, se disait-elle, et le veut remplir entre les mains des deux évêques.»

Le roi avait, en effet, fait un vœu. A peine les prélats étaient-ils entrés dans sa chambre, remerciant Dieu à haute voix d’avoir rendu le prince à la vie, que Louis, encore presque incapable de prononcer quelques paroles, leur fit signe de s’approcher de lui.

«Seigneurs évêques, dit-il en leur tendant ses mains comme pour supplier, donnez-moi ici la croix du voyage d’outre-mer!»

Et comme les évêques reculaient, surpris et troublés:

«Je l’ai promis à notre Seigneur Dieu quand point ne pouvais parler, et que ceux qui me gardaient me croyaient déjà mort,» murmura le roi.

Les deux reines s’étaient jetées à genoux auprès du lit.

«Beau très cher fils, disait Blanche de Castille, ne pensez à ceci que vous ne soyez guéri; vous n’êtes pas en état de peser sagement les raisons et les conseils.

— Comment mon cher seigneur peut-il seulement songer à s’en aller à Jérusalem, lorsqu’il ne saurait soulever sa tête de son chevet sans l’appui de mon bras?» disait Marguerite de Provence en souriant, bien que ses yeux fussent pleins de larmes.

«Si viendrez avez moi, ma mie, pour m’aider à soulever ma tête,» repartit le roi; mais il n’avait pas la force de discuter ou de raisonner. On lui offrait un bouillon, il repoussa doucement la main qui lui tendait la tasse.

«Ci vous dis-je qu’aucune nourriture ne passera mes lèvres que je n’aie la croix sur ma poitrine,» disait-il.

L’évêque de Paris fit un signe à la reine Blanche; il tira de sa ceinture une croix de drap rouge, et s’agenouillant à côté du malade, il la posa sur son cœur. Le roi et le prélat avaient joint les mains, tous deux priaient. Lorsque l’évêque se releva, Louis cachait sa croix sous ses doigts comme pour la protéger contre ses ennemis. Il accepta en souriant le breuvage que lui tendait la reine Marguerite.

«Je veux tout aussitôt reprendre des forces,» dit-il avec un regard de reconnaissance. Et, fermant les yeux, il s’endormit paisiblement.

La reine Blanche était retournée dans sa chapelle, pleurant et menant deuil comme si elle eût laissé son fils mort dans son lit. La reine Marguerite était restée dans la chambre du roi. L’évêque de Paris suivit la reine mère.

«Pourquoi vous désolez-vous ainsi, madame? demanda-t-il, après s’être agenouillé auprès d’elle pour réciter quelques oraisons. Ce sont fantaisies et rêveries de malade, pieuses et saintes comme l’âme du roi. Lorsqu’il sera fort et en bonne santé, vous lui remontrerez facilement que son royaume a besoin de lui, et que plus pressé est de bien gouverner son peuple, que Dieu lui a donné, que d’aller outre-mer pour conquérir ce que le roi son grand-père et le roi Richard n’ont pu reprendre avec toute la puissance de la chrétienté. Séchez vos larmes, madame, et remerciez notre Seigneur Dieu.»

Blanche de Castille arrêta sur le prélat un regard triste et amer.

«Nul ne connaît le roi comme moi, dit-elle, car je l’ai porté dans mon sein, et je l’ai nourri en toute sagesse du meilleur de mon cœur; il est prudent et soumis à Dieu; il n’a jamais manqué au respect qu’il me doit, et serais bien ingrate de ne pas remercier le Seigneur Dieu de l’avoir encore aujourd’hui laissé sur la terre; mais quand sa volonté est fichée en un point, nulle force ou persuasion en ce monde ne le saurait faire céder. Il en a été ainsi depuis que ses pieds ont été assez forts pour le soutenir et qu’il a su porter sa main à sa bouche. Il ira en ce voyage d’outre-mer, et plus jamais ne le reverrai.»

Les larmes étouffaient la voix de la reine. L’évêque de Paris se retira, la laissant abîmée dans sa douleur, prosternée au pied de l’autel. Il s’étonnait de la faiblesse inaccoutumée qu’il avait surprise dans cette âme si forte, qui n’avait jamais faibli sous le poids des difficultés sans nombre qu’avait rencontrées son gouvernement pendant sa régence.

«On raconte qu’elle était à peine arrivée de Castille et n’avait pas seize ans qu’elle avait su faire sa volonté à la barbe grise du roi Philippe Auguste dont Dieu ait l’âme, et que notre seigneur le roi Louis huitième n’avait jamais voulu que ce qu’elle lui permettait, murmurait Guillaume d’Auvergne, reprenant doucement sur sa haquenée le chemin de Paris, accompagné de ses prêtres. Comment peut-elle craindre que le roi son fils, qui toujours lui a été respectueux et pieux, lui donné cette douleur qui la met en tel point à la seule pensée? Les femmes sont toujours faibles en quelque endroit. Mais point ne l’aurais cru ainsi de la reine.»

Le cœur et l’expérience de Blanche de Castille avaient été plus perspicaces que l’esprit sage et mesuré du prélat. Le roi n’avait pas parlé de son voyage d’outre-mer; il était depuis longtemps guéri, nul ne pensait plus au danger qu’il avait couru, sinon la reine Marguerite, qui faisait dire une messe chaque mois au jour où son mari était tombé malade; le royaume était mieux que jamais régi et gouverné, et le peuple plus heureux qu’il n’avait été en aucun temps. Cependant le roi portait toujours sa croix, et lorsqu’il changeait d’habits, il la faisait coudre sous ses yeux au devant de son pourpoint. L’évêque de Paris conçut un jour la pensée de rompre enfin la glace. Il était avec Louis dans une chambre, examinant les dessins des architectes pour la construction de la Sainte-Chapelle; Guillaume d’Auvergne avança doucement la main, touchant du bout du doigt la croix rouge.

«Mon seigneur roi, dit-il, vous rappelez-vous du jour où. vous avez reçu ceci?»

Le roi fit un signe de tête; mais, sans répondre, il regardait fixement l’évêque.

«Lorsque vous avez fait ce vœu redoutable, soudainement et sans réflexion...»

Cette fois Louis souriait, mais toujours sans parler.

«Vous étiez faible alors, et, pour dire vrai, d’un esprit troublé, ce qui ôtait à vos paroles le poids de la vérité et de l’autorité. Nous n’avons pas voulu alors contredire à votre faiblesse; mais le seigneur pape, qui connaît les nécessités de votre royaume et la faiblesse de votre corps, vous accordera volontiers une dispense. Voilà que nous avons à redouter la puissance du schismatique Frédéric, les piéges du riche roi des Anglais, les trahisons naguères réprimées des Poitevins, les querelles subtiles des Albigeois; l’Allemagne est agitée, l’Italie n’a pas de repos, l’accès de la Terre sainte est difficile; à peine y pourrez-vous être reçu. Derrière vous resteront les haines implacables du pape et de l’empereur. A qui nous laisserez-vous tous, faibles et désolés?»

La reine Blanche était entrée pendant le discours de l’évêque. Cette tentative était concertée entre eux; elle appuyait la main sur l’épaule du roi.

«Beau cher fils, dit-elle avec un accent de tendresse qui fit tressaillir le prélat, tant il était différent des accents graves et mesurés de ses paroles ordinaires, vous savez que je ne vous ai jamais donné que de bons conseils; je remercie Dieu et vous de ce que vous les avez suivis, car rien ne plaît mieux au Seigneur tout-puissant que de voir un fils soumis à sa mère; écoutez-moi encore en ceci, et laissez-moi vous demander votre croix. La Terre sainte n’en aura point dommage, car, vous restant céans, votre présence sera assez pour garder votre terre, et pourrons envoyer hors du royaume, pour combattre les infidèles, plus de chevaliers et d’hommes d’armes que n’en pourriez emmener avec vous.»

En parlant ainsi, la reine Blanche touchait la croix, comme l’évêque l’avait fait un instant auparavant; le roi y porta lui-même la main; ses regards allaient de sa mère au prélat, pénétrants et émus. Il détacha silencieusement le signe de son vœu, le tenant un instant dans sa paume, et le baisant doucement, puis il le tendit à l’évêque.

«Vous dites, reprit-il, en répondant aux arguments de Guillaume d’Auvergne, que je n’étais pas en possession de mon esprit quand j’ai pris la croix. Eh bien! comme vous le désirez, je la dépose, je vous la rends!»

Un frémissement de joie agitait la main du prélat comme il reçut la croix de laine rouge; ses prêtres assemblés au bout de la chambre, et quelques chevaliers qui avaient suivi le roi commençaient à exprimer leur satisfaction. Seule la reine Blanche n’avait rien dit; elle regardait toujours son fils, attendant ce qu’il allait ajouter. Le roi reprit:

«A coup sûr maintenant, mes amis, je ne manque de sens ni de raison, je ne suis ni faible ni troublé dans mon esprit...»

Il regardait tout autour de lui comme défiant les assistants de lui adresser quelque remontrance. Il continua:

«Je demande donc qu’on me rende ma croix. Celui qui sait toutes choses sait qu’aucun aliment n’entrera dans ma bouche jusqu’à ce qu’elle soit replacée sur mon épaule.»

L’évêque regardait la reine Blanche; sans détourner les yeux du visage de son fils; la mère avait baissé la tête, vaincue par une volonté plus forte que la sienne. Guillaume d’Auvergne fit un pas vers le roi, attachant lui-même la croix sur le surcot brodé du prince. Il fléchit ensuite le genou, prononçant à haute voix une courte prière. En se relevant, il se tourna vers Louis.

«Vous le voulez, seigneur roi, dit-il; mais si je ne croyais en mon âme que Dieu le veut aussi et que votre volonté est un signe de la sienne, point n’auriez-vous votre croix de ma main.»

Et tous les assistants crièrent: «. Dieu le veut!» comme aux premiers jours des croisades. Nul des chevaliers qui se trouvaient là ne sortit de la chambre sans avoir demandé la croix.

Comme ils passaient ensemble dans les corridors du château, l’évêque se tourna vers la reine:

«Point ne vous étiez trompée, il y a trois ans, madame, quand vous pleuriez si amèrement en votre chapelle à Pontoise. Mieux que nous connaissiez notre seigneur votre fils.»

Il détacha silencieusement le signe de son vœu.


La reine semblait avoir reçu un coup mortel. «Depuis huit ans attends ce jour-ci, dit-elle; aux premiers qui sont partis pour la croisade, ai bien su en mon âme que la Terre d’outre-mer me prendrait mon fils.»

C’était le 28 août 1248: le roi Louis IX était à Aigues-Mortes, avec la reine Marguerite, qui devait passer avec lui en Orient, quelques-uns de ses frères et grand foison de chevaliers et seigneurs. Depuis plusieurs jours déjà on attendait le signal du départ; le roi avait visité toutes les églises d’alentour, et partout en France on priait Dieu de lui donner un bon voyage. Il était impatient de partir. La reine sa femme, d’ordinaire moins soumise que lui aux contrariétés de la vie, était souriante et gaie; elle avait quitté ses enfants avec grand deuil, et s’en allait au péril de son corps loin de cette France qu’elle aimait. La joie l’emportait cependant en son âme, car pour la première fois de sa vie elle allait vivre seule avec son mari, loin des regards jaloux et de l’autorité souveraine de la reine sa belle-mère; elle ne prévoyait pas les longues séparations qui la devaient éloigner du roi.

«Si aurai-je enfin paix dans mon âme et joie de la présence de mon seigneur,» se disait-elle. Marie de Châtillon hochait la tête; elle suivait la reine sans ardeur pieuse ou enthousiaste, par attachement et par fidélité personnelle, et elle regardait la mer bleue, se retournant bientôt pour fixer longuement ses regards sur la campagne aride qu’on apercevait des fenêtres de la tour. «Ah! terre de France, pensait-elle, que de maux nous aurons peut-être à endurer avant de te revoir!»

La reine Blanche était retournée à Paris; elle avait accompagné le roi d’abord jusqu’à Corbeil, puis jusqu’à Cluny; il lui avait remis tout pouvoir et autorité. Comme de coutume et jusqu’au dernier jour, l’esprit de la reine mère s’était montré ferme, lucide et propre au gouvernement qu’elle avait déjà si longuement exercé. Le roi lui avait expliqué ses désirs, s’excusant à demi d’oser la conseiller en quelque chose.

«Vous savez, ma mère, avait-il dit, que ceci est mon peuple que le Seigneur Dieu m’a remis. — Je le sais,» et quelque chose de l’amertume concentrée dans le cœur de Blanche perçait dans ses paroles. «Je le sais et mieux eusse aimé que vous vous en fussiez plus tôt souvenu, pour le gouverner vous-même, sans l’abandonner aux périls de l’absence, aux mains d’une vieille femme!»

Et comme le roi faisait un geste suppliant, la douleur maternelle éclata tout à coup.

«Ah! beau cher fils, s’écria-t-elle, beau tendre fils, plus ne vous reverrai, le cœur me le dit bien.»

Deux fois elle s’évanouit, pendant que le roi la tenait embrassée. Lorsqu’il partit, sa mère n’avait plus la force de parler.

Le jour était enfin venu, les préparatifs étaient terminés, les maîtres nautoniers s’étaient rassemblés, ils consultaient le vent et les signes du ciel. «Le vent est bon, disaient-ils, le moment est propice.» Ils firent appeler les pilotes.

«Vos besognes sont-elles prêtes? demandèrent-ils.

— Oui, maîtres.»

Alors le plus vieux des nautoniers s’avança vers le roi de France.

«Sire, dit-il, viennent en avant clercs et prêtres, le temps est bel et bon.»

Le roi avait donné ses ordres, les chapelains, les moines et les évêques parurent sur le pont.

«Chantez, bons pères, s’écria le même maître, chantez, de par Dieu!»

Et les chantres du roi ayant entonné le Veni Creator, il fut répété d’un bout à l’autre de la flotte. Aussitôt les pilotes crièrent aux marins:

«Faites voile, de par Dieu!»

Les ancres étaient levées, les matelots enroulaient les cordages, la croisade du roi Louis IX était enfin en mer.

Le roi s’était longtemps tenu sur le pont, regardant les côtes de France qui s’effaçaient peu à peu à ses regards. Lorsqu’il n’aperçut plus à l’horizon qu’une ligne bleue, seule trace du beau royaume qu’il avait quitté pour s’en aller outre-mer, il descendit en sa cabine, où la reine Marguerite était en prière. Le cœur lui manquait au moment de s’éloigner définitivement de ses enfants; il lui semblait que bien eût supporté les humeurs de la reine Blanche, si elle avait pu demeurer avec ses fils Louis et Philippe, avec sa fille la princesse Isabelle, qui déjà était un peu grande, avec l’enfant qui ne marchait point encore et qui avait coutume de dormir de longues heures entre ses bras. A côté d’elle pleurait Marie de Châtillon. Elle n’avait laissé en France ni mari ni enfants, car elle était restée veuve en sa première jeunesse, sans avoir jamais pressé contre son sein un nouveau-né ; mais ses vieux parents ne se pouvaient consoler de son départ. Les larmes coulaient sur tous les navires. Plus d’un chevalier avait dû faire comme le sénéchal de Champagne, Jean, sire de Joinville, qui s’embarquait en ce même moment à Marseille afin de rejoindre le roi dans l’île de Chypre.

«En partant, dit-il, je ne voulus jamais retourner mes yeux vers Joinville, de peur que le cœur ne m’attendrit à cause du beau château que je laissais et de mes deux enfants. »

Nulle trace d’attendrissement n’apparaissait sur le noble visage de celui qui avait entraîné à sa suite chevaliers, prêtres et dames. Louis IX s’était assis auprès de Marguerite de Provence. La dame de Châtillon s’était retirée. Le roi caressait doucement la main de sa femme.

«Si, dit-il, ai-je grande joie au cœur depuis que nous ne voyons plus que le ciel et l’eau.»

La reine le regardait avec un étonnement mêlé d’un peu de reproche.

«Oui, reprit-il, sommes céans en la propre main de Dieu, sur une coquille de noix qui se peut bien perdre sur un rocher ou briser par un coup de vent; nous nous sommes mis en ce péril par sa volonté et à sa gloire, rien n’avons à craindre et sommes tout à lui.»

Marguerite se taisait; elle regardait, les yeux levés, les mains jointes de son mari, la paix profonde qui rayonnait sur son visage.

«Si est-il déjà un saint du paradis,» pensait-elle, et une grande amertume lui saisissait le cœur. «Il est digne de mourir martyr de Notre-Seigneur en sa sainte cause, en guerroyant contre les païens!»

Elle se rapprochait instinctivement de son mari, comme pour le défendre contre ses ennemis. Le roi sourit et la baisa au front entre les yeux.

«C’est ainsi que ma mère a souvent baisé par dévotion le fils de sainte Élisabeth de Hongrie, quand il vint à Paris et séjourna quelque temps en notre hôtel; car elle disait que sa mère l’avait assurément plus d’une fois baisé ainsi.»

La reine Marguerite pensait, dans son cœur, que la duchesse de Hongrie ne pouvait être plus sainte envers Dieu et plus charitable envers ses pauvres que n’était le roi de France.

La mer était orageuse et le vent souvent contraire. On avançait cependant, et le long hiver passé dans l’île de Chypre avait donné le temps aux chevaliers partis de tous les ports de France de rejoindre le roi leur seigneur. Il avait avec lui une grande flotte lorsqu’on se trouva en vue de l’Égypte. C’était là que Louis avait résolu de porter les premiers coups contre les infidèles. Il avait usé tant de fois son temps et ses paroles pour maintenir la paix parmi les seigneurs croisés, entre ses frères, le grand maître des Templiers et le grand maître de Saint-Jean, que la reine l’avait plaisanté, disant:

«On raconte bien des menteries sur les querelles des femmes; nulle part n’en ai-je vu autant que parmi les chevaliers croisés pour le service de Dieu en la terre d’outre-mer.»

Le bon roi se frappait alors la poitrine, disant:

«Si sommes-nous tous pécheurs et mauvais!»

Un jour cependant il se retourna vers la reine:

«Jamais n’en ai tant oui d’aucun seigneur que de vous parfois, ma mie, quand vous étiez irritée....»

Il hésitait. Marguerite reprit: «Quand j’étais irritée contre la reine Blanche votre mère?»

Le roi fit un signe de tête. Sa femme était devenue sérieuse; elle lui prit les deux mains:

«Avouez seulement ceci qu’elle vous en a autant dit sur moi que moi sur elle.»

Louis se dégagea par un mouvement moitié affectueux, moitié triste; il n’avait pas répondu, mais il pensait dans son cœur:

«Ma mère n’en dit pas, elle fait, et ses faits ont souvent été en grande souffrance pour la reine. C’est Dieu seul qui y peut mettre la main, car plus ne saurais-je faire que je n’ai fait.»

Il espérait davantage des chevaliers, car il fit appeler les chefs et les seigneurs à bord de son vaisseau le Montjoie. Il leur donna bien à boire et à manger, puis il leur dit:

«Mes amis et fidèles, nous voici en vue de la terre et tout près de mettre enfin l’épée au poing pour la gloire de Dieu. Nous serons invincibles si nous sommes inséparables dans la charité. Nous ne sommes pas arrivés ici si promptement sans l’assentiment de Dieu. Ce que je voulais vous dire en abordant, c’est que vous ne pensiez plus à moi qui vous ai amenés ici. Je ne suis pas le roi de France, je ne suis pas la sainte Église, c’est vous qui êtes le roi et la sainte Église. Je ne suis qu’un homme dont la vie s’évanouira comme celle de tout autre homme quand il plaira à Dieu. Combattons pour Christ, c’est Christ qui triomphera en nous, non pour nous, mais pour l’honneur et la gloire de son nom. Si nous mourons ici, nous nous envolerons au ciel en martyrs.»

Lorsque Geoffroy de Sargines, qui fort aimait la dame de Châtillon sa cousine, vint lui raconter ce que le roi avait dit, elle emmena le chevalier chez la reine. Celle-ci écouta le récit sans rien dire; puis, se levant tout à coup, elle appuya sa main délicate sur le pommeau du poignard que le sire de Sargines portait à sa ceinture. «Messire, dit-elle, jurez-moi par la croix qu’en tout lieu et en toute rencontre vous vous mettrez entre mon cher sire et la mort, et que vous ne le laisserez point aller en martyr au ciel, à moins que Dieu ne veuille aussi prendre votre vie, que chèrement vous vendrez, j’en suis assurée.»

Messire Geoffroy le lui jura, puis il dit: «Vous m’avez trop grandement honoré, madame, en me demandant ainsi ma promesse; mais sachez que seul ne serai pas en l’armée à garder le roi, car plus de cinquante l’ont juré comme moi, et parmi les meilleurs de ceux qui sont ici. Beau soin aurons à nous donner de ne nous pas frapper les uns les autres quand les Sarrasins viendront au roi, car tous le voudront couvrir de leur corps.»

Le roi Louis IX était pressé de tailler de la besogne à ses vaillants défenseurs; les galères approchaient l’une après l’autre de la terre, et le pont de tous les navires était couvert de chevaliers revêtus de leur armure, prêts à s’élancer dès que la proue toucherait la rive. Mais déjà le vaisseau qui portait l’oriflamme avait abordé et les longs plis de la bannière de Saint-Denis flottaient sur l’épaule du porte-drapeau, à peine soulevés par la brise légère qui venait de la mer. Les Sarrasins étaient rangés en ordre de bataille sur la côte, prêts à engager partout des escarmouches, mais troublés de l’audace des croisés et ne mettant pas sérieusement obstacle au débarquement.

Dès que le roi ouït dire que l’oriflamme était à terre, portée à l’encontre des païens, il traversa à grands pas son vaisseau, et malgré le légat du pape qui était avec lui, il ne voulut pas la laisser avancer sans lui, et sauta dans la mer, où il fut dans l’eau jusqu’aux aisselles. Et il alla ainsi, l’écu au col, le heaume en tête et la lance en la main jusqu’à ses gens qui étaient sur le rivage de la mer. Quand il aperçut les Sarrasins et qu’on lui dit quelles gens c’étaient, il mit la lance sous son aisselle et son écu devant lui, et il s’en allait courir sus à l’ennemi, quand Geoffroy de Sargines et le sire de Joinville se jetèrent à la fois au devant de lui.

«Sire, qu’allez-vous faire? lui criaient-ils. Ne voyez-vous pas que tous les chevaliers en sautant à terre feront comme vous et seront tués par les Sarrasins sans gloire ni profit. Si a déjà ainsi fait messire Gautier d’Autriche; son cheval a butté et il est tombé : quatre Turcs lui ont donné de leurs masses sur la tête. Quand on l’a rapporté en son navire, il était mort!»

Le roi les écouta en silence, se retournant parfois pour regarder les Sarrasins; mais il se laissa ramener jusqu’au camp que les maréchaux de l’armée commencaient à former sur le rivage.

«Si, dit-il, je ne regrette pas tant messire Gautier, dont Dieu veuille avoir l’âme, car si j’en avais mille pareils, personne n’obéirait plus à mon commandement.»

Le sénéchal et Geoffroy de Sargines riaient entre eux en cherchant la tente que leurs écuyers avaient fait dresser.

«Si a Messire déjà oublié qu’il nous avait commandé ne plus penser à lui en abordant à terre. Il se souvient bien à cette heure qu’il est roi, et si a bien raison; comme Dieu ordonne au ciel, aussi faut-il que les princes et seigneurs ordonnent sur la terre, pour le bien de leurs royaumes et de leurs armées.»

Le roi Louis IX avait grand besoin de gouverner son armée et ses gens, et il y parvenait très-imparfaitement. Dans un premier moment d’épouvante, les Turcs avaient à peine défendu Damiette, à la grande indignation de leur Soudan.

«Quoi, disait-il à ses lieutenants, pas un de vous ne s’est fait tuer?»

Les croisés avaient occupé la ville, et ils s’y étaient fortifiés; à l’entour on avait élevé des châteaux en bois, que les infidèles venaient souvent attaquer. Leur courage se relevait, et les chevaliers étaient souvent en grand danger. Les redoutes couraient risque d’être brûlées.

«Quand le bon roi entendait qu’on nous jetait le feu grégeois, disait le sire de Joinville, qui défendait l’un des châteaux, il se relevait sur son lit et tendait les mains vers Notre-Seigneur, disant en pleurant: «Beau sire Dieu, gardez-moi mes gens!» Et je crois vraiment que ses prières nous rendirent bien service dans le besoin.»

Tous les frères du roi étaient arrivés, et Mgr le comte d’Artois voulait aller aux païens en Babylone, comme on appelait alors le vieux Caire, disant que qui voulait tuer le serpent, il lui devait d’abord écraser la tête. Le roi écouta le conseil de son frère, et laissa celui des barons qui eussent voulu d’abord s’assurer le port d’Alexandrie. La reine Marguerite resta dans Damiette, bien gardée par une troupe de chevaliers, et le roi ainsi que ses frères et le gros de l’armée partirent pour combattre les Sarrasins, afin de marcher vers le tombeau de Notre-Seigneur. La reine pleurait et tendait les mains au roi son seigneur.

«Je serai sans vous ici quand viendra mon petit enfant!» disait-elle tristement.

Mais elle était courageuse et n’aurait pas voulu arrêter l’élan des croisés; ses femmes restèrent avec elle, bien affligées aussi. Mme de Châtillon avait consenti à épouser Geoffroy de Sargines.

«Si nous sortons jamais de ce dur travail, et quand nous reviendrons en France,» avait-elle dit.

Le chevalier était parti tout joyeux.

Le 8 février 1250, les croisés approchaient de Mansourah, la cité de la victoire, petite ville située sur la rive droite du Nil, le fleuve qui vient par Égypte du paradis terrestre. Le roi s’était levé de grand matin, et marchait en tête du principal corps de bataille, son heaume doré en tête, une épée d’Allemagne en la main, et dépassant de la tête presque tous ses compagnons.

«Oncques ne vis-je si beau chevalier!» dit le sénéchal de Champagne, qui, à son grand regret, avait été placé dans le bataillon du connétable; il était de ceux qui avaient juré de défendre le roi. «Or serai-je obligé de le retrouver dans la mêlée!» pensait-il.

La mêlée commençait, furieuse et acharnée. Les Sarrasins avaient d’abord plié devant le corps commandé par le roi; ils revenaient maintenant sur lui avec rage. Six Turcs avaient saisi la bride de son cheval, cherchant à le faire prisonnier plutôt qu’à le tuer. Louis se défendait à grands coups d’épée, portant de fameux horions à ses ennemis, lorsque Geoffroy de Sargines, qui jamais n’était loin de lui, parvint à s’ouvrir un chemin à travers les païens.

«Montjoie, Montjoie!» s’écriait-il afin de faire entendre au roi que ses gens venaient à son secours.

Louis était délivré et se lançait à la poursuite de nouvelles aventures, partout suivi d’un petit corps de ses fidèles serviteurs, portant partout la victoire lorsqu’il paraissait, mais plus acharné à combattre lui-même qu’à diriger la bataille, ignorant même le sort de ses frères et tout entier à l’ardeur guerrière qui l’animait.

«Cy lé roi a de nouveau pris sa vie en sa main comme un simple chevalier,» se disait le sénéchal de Champagne, obligé de se défendre lui et les siens contre un gros de Sarrasins, pendant que Louis chevauchait en avant; et comme ils se battaient, occupés de protéger le passage du ruisseau, le comte de Soissons disait, recevant et rendant les coups:

«Sénéchal, croyez-moi, laissons huer cette canaille; car, par la coiffe Dieu, nous en reviendrons et parlerons encore de cette journée dans les chambres des dames.»

Le sénéchal n’en était pas si assuré ; il avait saisi autour de lui plus d’un signe de désordre.

«Ne sais où sont Mgr le comte d’Artois, ni les Templiers,» disait-il, et partout il cherchait en vain des yeux l’avant-garde.

L’avant-garde s’était élancée à l’attaque sans ordre et sans discipline. Le comte Robert était jeune et emporté ; il avait voulu disputer au grand maître des Templiers le premier rang dans la marche. «C’est l’ordre du roi, avait dit Guillaume de Sonnac, que les chevaliers du Temple avancent les premiers; mais il est de la sagesse de ne se point séparer du gros de l’armée et du roi qui la commande.»

Robert d’Artois riait haut, avec une ironie amère.

«Si vous avez peur, grand maître, vous pouvez demeurer, dit-il en ricanant.

— Ni moi ni mes frères nous n’avons peur,» dit le chevalier endurci aux luttes de la Terre sainte et qui bien connaissait les ruses des païens; où vous irez nous irons; mais sachez qu’il y a doute si nous reviendrons.»

Le comte d’Artois avait en même temps offensé les croisés anglais. Leur chef, Guillaume Longue-Epée, comte de Salisbury, s’approcha de lui; il était pâle de colère et ses yeux brillaient sous son casque. «Comte Robert, dit-il, nous allons partir ensemble, mais nous serons tout à l’heure en un point où tu n’oseras seulement pas approcher de la queue de mon cheval.» Le comte d’Artois avait coupé court aux remontrances en s’élançant à l’attaque de la ville; il était entré dans Mansourah pêle-mêle avec les ennemis, brandissant sa longue épée teinte de sang, et cherchant à rallier ses hommes sur la place; mais les Sarrasins arrivaient de tous côtés, enveloppant les chrétiens de leurs bandes pressées. Les Mameloucks s’étaient jetés sur les chevaliers épars; plus de trois cents Français, presque tous les croisés anglais, et le gros des chevaliers du Temple succombaient les uns après les autres autour du prince; il était tombé, dès le début, sous les coups furieux des ennemis.

Le connétable avait réussi à retrouver le roi; il appela à lui le sire de Joinville:

«Sénéchal, lui dit-il, voilà qui est bien; allez-vous-en maintenant vers le roi et ne le quittez plus jusqu’à ce qu’il soit en son pavillon.»

Le sénéchal ne se le fit pas dire deux fois: il poussa en avant. Les Sarrasins avaient lâché pied, et Louis restait maître du champ de bataille. Il était inquiet cependant, cherchant dans tous les bataillons qui se reformaient autour de lui la bannière du comte d’Artois, celle des chevaliers du Temple, et les couleurs des barons anglais. Le prévôt des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, Henri de Ronnay, approchait à la tête de ses frères. Le roi lui fit signe de venir à lui.

«Prévôt, lui dit-il, savez-vous des nouvelles du comte Robert?»

L’Hospitalier souleva lentement son casque. «Oui, sire, dit-il sans hésiter, bien en ai des nouvelles, car je suis assuré que monseigneur est à cette heure en paradis.»

Et il raconta la mêlée qui avait eu lieu dans la ville de Mansourah, le courage imprudent du comte d’Artois et la triste fin de tous ceux qui l’avaient suivi. Le roi l’écoutait sans parler, sans détourner ses regards du visage couvert de poussière et de sueur du chevalier. Celui-ci ne lui donna d’ailleurs pas le temps d’exhaler sa douleur. «Ayez bon réconfort, sire, dit-il, car si grand honneur n’advint jamais à un roi de France qui vous est advenu; pour combattre vos ennemis, vous avez passé une rivière à la nage, et les avez déconfits et chassés du champ de bataille, et pris leurs engins et leurs tentes, là où vous coucherez encore cette nuit.»

Cette fois, le roi tournait autour de lui les yeux, comme s’il comptait les amis qui lui restaient; les turbans des ennemis avaient partout disparu de la vue. «Que Dieu soit adoré pour les dons qu’il m’a faits!» dit-il pieusement; mais deux grosses larmes roulaient sur ses joues, et toute la nuit les serviteurs qui couchaient en sa tente l’entendirent qui se plaignait douloureusement: «Robert! Robert! disait-il; Robert, mon frère!»

On marchait en avant, on se battait toujours; le 11 février une nouvelle victoire vint ajouter un titre d’honneur à ceux que le roi Louis devait rapporter aux pieds de sa dame, mais les chevaliers diminuaient autour du roi, les malades étaient aussi nombreux que les morts. Les Sarrasins paraissaient innombrables; ils étaient infatigables; les chrétiens n’attaquaient plus et avaient grand’peine à se défendre. Les Turcs avaient un nouveau sultan, on commençait à négocier.

«Je te rendrai ta terre, fit dire le roi Louis au païen, et je quitterai ta ville de Damiette si tu veux délivrer le sépulcre de Notre-Seigneur, et laisser son royaume en paix à Jérusalem. »

Le sultan souriait dans sa barbe. «Que me donnera le roi en otage pour la reddition de Damiette?» demanda-t-il au connétable, chargé de la traiter avec lui. Louis avait prévu la question. «Le roi te laissera un de ses frères! dit l’ambassadeur.

— Je veux le roi lui-même,» repartit lentement le musulman; et il promenait ses regards sur le petit groupe des Français.

Un cri partit à la fois de toutes les bouches: «Nous aimerions mieux que les Sarrasins nous eussent tous tués ou pris que d’avoir pareille honte et reproche d’avoir laissé notre roi en gage!» s’écria Geoffroy de Sargines. Malek Moaddam ne voulait pas entendre à d’autres conditions. Les négociations furent rompues et l’armée commença tristement sa retraite, ceux qui pouvaient encore se tenir à cheval guerroyant contre les ennemis qui les harcelaient sans cesse, les malades emportés par leurs amis. Une longue série de tombes creusées à la hâte marquaient tous les pas des chrétiens.

Le roi lui-même était parmi les malades, si faible qu’à peine pouvait-il chevaucher; il se refusait obstinément à monter sur l’une des barques qui descendaient le Nil.

«Non, dit-il, je ne me séparerai pas de mon peuple dans le danger.

— Ni ne quitterai-je le roi d’une semelle,» dit Geoffroy de Sargines, malade aussi, mais plus robuste que Louis IX et souvent irrité contre les importunités des blessés ou des mourants qui voulaient voir le roi.

«Il est bientôt mort lui-même,» disait le bon chevalier, qui défendait son maître contre les Sarrasins comme un serviteur défend contre les mouches la coupe de son seigneur. Le chapelain de Louis, Guillaume de Chartres, était en lutte avec Geoffroy de Sargines; il était plus préoccupé des devoirs religieux et chrétiens du roi que de sa santé physique.

«Sire, vint-il dire, le 5 avril, au moment de se mettre en marche, votre serviteur Gaugelme n’a plus que le souffle sur les lèvres; il attend, dit-il, le roi son seigneur; quand il vous aura vu et parlé, il mourra.»

Le roi était déjà à cheval; il se fit descendre avec grand’peine, et il s’approcha de la grossière litière dans laquelle on avait placé Gaugelme.

«Point n’est besoin de m’emporter plus loin, dit le brave serviteur, le roi m’a parlé et béni, je puis m’en aller en paix,» et il ferma les yeux pour toujours. Lorsqu’on atteignit la halte du milieu de la journée, le roi ne parlait plus, et, depuis plus de deux lieues, Geoffroy de Sargines se tenait auprès de lui pour soutenir son corps défaillant. On le descendit de cheval quasi sans connaissance.

Les Sarrasins entouraient le village où les chrétiens s’étaient arrêtés; leurs galères suivaient sur le Nil les bateaux de charge de l’armée, encombrés par les malades. Louis IX s’arracha à la cruelle léthargie de la souffrance.

«Il faut en venir à une trêve,» dit-il, et il envoya aussitôt Geoffroy de Sargines aux musulmans campés à peu de distance. Les conditions étaient arrêtées; déjà l’anneau qui devait les sceller glissait de la main brune du Sarrasin; un cri s’éleva: «Seigneurs chevaliers, rendez-vous, le roi vous le mande, ne faites pas occire le roi!» C’était un simple sergent qui criait, par trahison ou par peur. Geoffroy de Sargines pressait l’émir de conclure; mais déjà tous ses compagnons avaient rendu leurs épées; les Sarrasins avaient entouré le logis du roi, la négociation devenait inutile, tous les chrétiens étaient prisonniers. Lorsque les chevaliers désolés rejoignirent leur maître, le roi était accablé par la souffrance. «Je n’ai rien dit ni rien ordonné, dit-il, ceci s’est fait de par Dieu, que sa sainte volonté soit faite!» Un cellérier du sire de Joinville avait dépassé le roi dans sa pieuse ardeur. Comme les galères du sultan abordaient les barques qui portaient les malades, demandant la foi des chevaliers prisonniers: «Je suis d’avis, dit ce brave homme, que nous nous laissions tous tuer; ainsi nous irons tous en paradis.» — «Mais nous ne le crûmes pas,» disait le sénéchal de Champagne, lorsque, devenu vieux, il écrivait paisiblement, dans son beau château de Joinville, toutes les aventures qu’il avait courues en la terre d’outre-mer.

Le martyre qu’enduraient les chrétiens était plus long et plus douloureux que les coups d’épée réclamés par le cellérier. Le roi était presque nu, dépouillé de tous ses bagages, épuisé par la maladie, sans remèdes, sans force; son courage et sa patience restaient inébranlables. Ses geôliers lui avaient rendu un petit livre de piété trouvé dans ses bagages; il passait le temps à lire ses Heures ou à réconforter ses compagnons; il causait doucement avec eux, les encourageant à offrir leurs maux à Noire-Seigneur. Déjà bon nombre de chevaliers avaient péri dans le premier moment du triomphe des païens. On les avait fait entrer en masse dans un grand bâtiment où ils étaient bien gardés, et de là ils étaient menés dans une petite cour. «Veux-tu renier Jésus-Christ? » leur demandait-on, et ceux qui disaient non, étaient aussitôt décapités. Les infidèles n’avaient pas compris dans cette exécution les seigneurs riches et considérables qu’ils avaient vus naguère auprès du roi, car ils comptaient les mettre à rançon. Le sénéchal de Champagne, malade et faible, était le propre prisonnier de l’amiral des Turcs, qui le menait avec lui et lui faisait donner à manger. On avait dit qu’il était cousin du roi, puis de l’empereur d’Allemagne. C’était un vendredi, mais le sire de Joinville ne savait plus les jours de la semaine, et il mangeait la viande que l’émir lui avait fait servir, lorsqu’un bourgeois de Paris qui avait suivi l’armée pour le négoce, et que les païens avaient appelé en témoignage, s’écria en entrant:

«Eh quoi! messire, vous mangez de la chair un vendredi? »

Aussitôt le sénéchal mit derrière lui son écuelle et refusa d’y toucher davantage. Comme l’émir s’étonnait, le bourgeois expliqua que c’était jour d’abstinence.

«Or son Dieu ne saurait lui en vouloir, dit le Sarrasin, car il ne l’a pas fait sciemment; trop malade est et a été en trop de malheurs pour savoir le compte des jours.»

Le sénéchal avait demandé à être réuni au roi. «Si ai-je besoin de son exemple pour supporter ceci comme il convient à un chrétien,» disait-il. L’émir n’y avait pas d’objection; on commençait à traiter. Le bon chevalier avait repris quelques forces dans le repos de sa captivité ; il savait que l’encombrement était grand autour du roi et la misère profonde; il se leva pourtant avec joie lorsque ses geôliers le vinrent chercher pour l’emmener. Comme ils allaient sortir, les Turcs se prirent de querelle entre eux, et la colère les emportant, l’un d’eux leva son cimeterre sur la tête du prisonnier. Joinville se laissa tomber à genoux, croisant dévotement les bras sur sa poitrine, et, attendant le coup de la mort, il murmurait: «Ainsi mourut sainte Agnès.» Mais l’épée qui avait décapité la délicate patricienne romaine ne retomba pas sur la tête du bon chevalier français. L’émir avait entendu le bruit; il accourut et fit conduire le sénéchal en sûreté auprès du roi, et menaient les barons si grand bruit dans leur joie de retrouver leur compagnon et leur ami, qu’on ne s’entendait plus dans la maison où le roi était détenu.

Déjà les Turcs avaient cherché à traiter avec plusieurs seigneurs de leur rançon, mais Louis IX l’avait interdit à tous ses fidèles. «Je paierai pour moi et pour vous,» avait-il dit. C’était donc avec le roi que les émirs sarrasins venaient négocier, et ils le quittaient toujours stupéfaits de son courage et de son indomptable résolution. Louis refusait de traiter pour les places chrétiennes de la Palestine, disant qu’elles ne lui appartenaient point, mais aux barons qui les tenaient, et que, pour sauver sa vie et celle de tous les siens, jamais ne conseillerait-il aux serviteurs de Jésus-Christ de remettre aux mains des infidèles les restes du royaume de Jérusalem. Geoffroy de Sargines était malade, triste de rester si longtemps éloigné de la dame de Châtillon, avec peu d’espoir de la revoir. Il faisait passer au roi des conseils de prudence et de modération. Joinville était plus ardent et plus résolu à endurer le martyre si besoin était.

«Mourir pour Notre-Seigneur, à la bonne heure, disait-il au roi, mais quand vous me demandiez naguères en venant de Chypre en la nef ce que j’aimerais mieux, d’être lépreux ou d’avoir commis un péché mortel, vous me vouliez faire dire plus que je n’en sais et n’en pense; j’aimerais mieux avoir commis cent péchés mortels que d’être lépreux.»

Le roi reprenait doucement son serviteur, en lui représentant que le péché est la lèpre de l’âme et plus terrible qu’une maladie corporelle; le sénéchal secouait la tête.

«Ci aimerais-je mieux le martyre,» répétait-il.

Le martyre ne paraissait pas impossible. Le sultan avait fait menacer les barons chrétiens de leur trancher la tête s’ils refusaient de traiter individuellement avec lui.

«Quant à votre roi, disait-il, je le ferai mettre à la torture, puis je l’enverrai à l’émir de Bagdad pour qu’il le garde en captivité jusqu’à la fin de ses jours.

«Il en sera ce que Dieu voudra, répartit pieusement le roi, nos jours sont en sa main, et s’il nous châtie pour nos péchés, nous sommes vos prisonniers, faites de nous ce qui vous semblera bon.

Les envoyés du sultan se retirèrent, admirant malgré eux cette courageuse audace.

«Nous croyions cet homme notre captif, disaient-ils entre eux, mais il nous parle comme s’il nous tenait en prison.»

Le roi envoya à son tour le sire de Joinville vers le sultan, chargé de ce message:

«Je donnerai cinq cent mille livres pour délivrer mes gens, comme vous me l’avez demandé, et je rendrai Damiette pour ma personne; je ne suis pas homme qui se doive libérer à prix d’argent.»

La fierté et la munificence du monarque étonnèrent les païens.

«Certes le Franc est large de ne point discuter pareille demande, dit Malek Moaddam, et je lui remettrai cent mille livres sur sa rançon.»

Le roi et le sultan se virent pour la première fois. Vainqueurs et vaincus quittèrent ensemble Mansourah et prirent le chemin de Damiette.

L’inquiétude était terrible dans la petite place. La reine Marguerite y avait peu à peu reçu les nouvelles des succès momentanés et des misères croissantes du roi son mari; elle attendait la naissance de son enfant, croyant toujours la ville sur le point d’être attaquée.

«Appelez-le Tristan, dit-elle, lorsqu’on lui demanda sous quel nom il fallait baptiser le fils que Dieu venait de lui donner: nul ne saura jamais ce que j’ai pleuré en ce lieu-ci.»

La dame de Châtillon le savait mieux que toute autre créature en ce monde, car elle avait, elle aussi, versé bien des larmes; après avoir beaucoup souffert dans sa jeunesse, elle avait laissé son cœur s’envoler hors de sa garde; il appartenait maintenant tout entier au sire de Sargines, et ses périls lui avaient révélé combien il lui était cher.

«Si mon cousin ne revient pas de sa prison, disait-elle, et qu’il soit martyr entre les païens, si quitterai-je le monde et la reine pour me retirer dans un cloître.»

Marguerite de Provence secouait la tête sans rien dire; elle pensait à la régence qui pouvait tomber entre ses mains.

«La reine Blanche ne vivra pas toujours, se disait-elle, et tout aussi bien qu’elle gouvernerais-je le royaume.»

Le martyre menaçait les chrétiens renfermés à Damiette aussi bien que les prisonniers qui descendaient le Nil. Déjà deux ou trois troupes de Sarrasins s’étaient venus heurter contre les remparts, repoussés par la vigilante garde que faisaient les chevaliers; la reine Marguerite tremblait dans son lit, serrant son petit Tristan dans ses bras. Depuis bien des jours, dans sa grande angoisse, elle faisait coucher devant son lit un vieux chevalier de quatre-vingts ans qui la tenait par la main, et, toutes les fois que la princesse criait, le chevalier la rassurait.

«Madame, n’ayez crainte, disait-il, je suis là.»

Enfin un soir, elle se laissa glisser à ses genoux, car on entendait les cris des Sarrasins tout autour de la ville; les chevaliers qui gardaient les murailles étaient las, et la victoire des infidèles semblait inévitable.

«Messire, je vous demande une grâce et que vous me l’octroyiez par serment.»

Et comme le chevalier tout étonné cherchait en vain à la relever:

«Jurez-moi, dit-elle, que si les Sarrasins prennent cette ville, vous me couperez la tête avant qu’ils me tiennent.»

Le vieillard poussa un soupir de soulagement: il avait redouté quelque fantaisie de femme, impossible à satisfaire.

«Soyez certaine que je le ferai volontiers, répondit-il, car j’avais déjà bien en pensée que je vous occirais avant qu’ils nous eussent pris.»

La dame de Châtillon eût bien voulu faire même requête: Geoffroy de Sargines n’était pas là.

«Je saurai bien moi-même me mettre un poignard au cœur, pensait-elle, avant de me laisser prendre par les païens.»

On vint dire à la reine que les Pisans, les Génois et les bourgeois venus naguères à la suite de l’armée, pour le salut de leurs âmes ou pour le négoce, voulaient s’enfuir. Ils formaient une grosse partie de la garnison. Elle dit qu’on fît venir tous les principaux dans sa chambre; elle était dans son lit, épuisée, languissante, la dame de Châtillon et ses femmes autour d’elle; son enfant reposait à ses côtés.

«Seigneurs, dit-elle, pour l’amour de Dieu, ne quittez pas cette ville, car vous voyez que monseigneur le roi avec tous ceux qui sont pris seraient perdus si elle était perdue, et s’il ne vous plaît, du moins que pitié vous prenne de cette chétive créature qui est ici gisante et attendez jusqu’à tant que je sois relevée.»

Les bourgeois écoutaient avec émotion; les Italiens conféraient vivement entre eux; l’un des plus âgés, au visage résolu, amaigri par la souffrance, s’avança vers le lit.

«Madame, que ferons-nous? dit-il; nous sommes venus en ce lieu-ci pour amasser et faire nos affaires, et tout au contraire n’avons rien gagné et mourons de faim en cette ville.»

La reine les regardait tous; ils avaient évidemment souffert.

«Non, dit-elle, ne vous en irez point par famine, je vous retiens pour le roi jusqu’à ce qu’il soit revenu pour ordonner lui-même à ses besognes, et je ferai acheter tous les vivres de la ville pour vous nourrir, afin que vous ayiez de quoi vivre.»

Ce qu’elle fit et en coûta trois cent soixante mille livres au roi; mais Marguerite pleura tant et si longtemps en serrant contre son cœur le petit prince, que la dame de Châtillon ne fut pas surprise de la trouver à demi pâmée sur son lit, lorsqu’elle revint dans sa chambre.

«Ah! mon seigneur, mon cher seigneur, revenez céans,» murmurait-elle.

Ce n’était pas à Damiette que la reine devait revoir celui qu’elle appelait de tous ses vœux; la dame de Châtillon fut plus, heureuse qu’elle. Marguerite de Provence était encore malade lorsqu’on vint dire que le sire de Sargines était en vue de la ville, il approchait avec les émirs des Sarrasins, et si pensait-on qu’il était chargé de leur rendre la ville. Avant le soir, Damiette recevait dans ses murs le bon chevalier, à la grande joie de tous. Sa dame poussa un cri de frayeur en l’apercevant.

«Vous paraissez relevé d’entre les morts,» dit-elle.

Le chevalier secouait tristement la tête.

«Beaucoup y sont restés couchés, dit-il, qui étaient des meilleurs.»

Deux grosses larmes coulaient sur les joues amaigries de messire Geoffroy, et la dame de Châtillon ne prit pas cette fois le temps de converser avec lui, mais elle le mena en grande hâte vers la reine qui l’attendait dans son lit. En le voyant entrer, Marguerite s’écria:

«Ah! messire, et comment va le roi mon cher seigneur? »

Tout le cœur du chevalier était dans ses yeux lorsqu’il répondit:

«Il va comme un saint de Dieu en son paradis, et comme le plus vaillant chevalier qui fut oncques sur cette terre, tellement que tous les païens en sont dans l’étonnement.»

La reine se laissa retomber sur ses oreillers avec un soupir de satisfaction, et ce fut la dame de Châtillon qui reprit:

«Mais où est-il en ce moment, mon cousin, et que venez-vous faire sans lui en cette ville partout pressée de l’ennemi? »

Geoffroy de Sargines baissa les yeux.

«Je viens rendre la ville à l’ennemi, dit-il; la place que nous croyions prise pour Notre-Seigneur va être remise aux païens.»

Le chevalier avait conseillé au roi de traiter, mais la honte et la douleur de la retraite ne l’avaient jamais autant frappé qu’en face de la reine et de la dame de Châtillon; il reprit précipitamment:

«Les Sarrasins de la Halca ont tué leur Soudan, et l’émir qui lui avait donné le coup de mort est entré sous la tente du roi, l’épée à la main, en criant: «Que me donneras-tu à «moi qui ai occis ton ennemi?» Et le roi n’a rien répondu, mais s’est reculé comme avec dégoût en faisant le signe de la croix. L’émir n’en tenait compte et voulait être fait chevalier de la main du roi; alors celui-ci a dit: «Ja

«mais ne ferai chevalier qui ne croit en Jésus-Christ; con-

«vertis-toi et fais-toi baptiser, tu seras chevalier et je t’em-

«mènerai en France, où tu deviendras grand seigneur.»

Alors les émirs se sont mis à crier: «Sois toi-même notre

«seigneur!» Mais il y en avait un ou deux qui ne criaient pas, et ils ont entraîné les autres à l’écart et là leur ont dit que si le roi devenait leur Soudan, il ferait tuer tous ceux qui ne renieraient pas Mahomet; si ont laissé le roi en repos et ne sais ce qu’il aurait fait s’ils avaient voulu le nommer leur prince.»

La dame de Châtillon riait, mais Marguerite de Provence était devenue sérieuse.

«Le Dieu du ciel soit loué qu’ils n’aient pas poussé plus loin, dit-elle; mon cher seigneur a tel désir de sauver les âmes des païens et faire en ce lieu un royaume à Jésus-Christ, qu’il eût pu oublier la terre de France et se croire obligé d’être soudan de Babylone. Comment ne l’ont-ils pas tué quand il a refusé ses faveurs à l’émir?»

Geoffroy de Sargines frémissait encore à la pensée de la nuit que les chrétiens avaient passée, entassés à fond de cale dans les galères sarrasines.

«Nous avons cru tous mourir faute d’air pour respirer, dit-il, et étions si pressés que le bon chevalier messire Pierre de Bretagne avait ses pieds sur mon visage et moi les miens en son cou, tandis que le sénéchal de Champagne était couché sur nous deux; mais au milieu de notre torture est venu un vieux Sarrasin ou peut-être un saint du paradis en sa figure qui nous a dit à la porte: «Est-il vrai que vous

«croyiez en un Dieu qui a été pris pour vous, blessé et

«mis à mort pour vous, et qui, au troisième jour, est res-

«suscité ?» Nous avons tous dit: «Oui,» du mieux que nous avons pu. «Alors, a-t-il dit, ne devez pas vous décou-

«rager si vous avez souffert persécutions pour lui, car vous

«n’êtes pas encore morts pour lui comme il est mort pour

«vous, et s’il a eu le pouvoir de se ressusciter, soyez cer-

«tains qu’il vous délivrera quand il lui plaira.» Et là dessus avons repris courage, et demandait le sénéchal si c’était le roi qui avait parlé ou un vieux Turc, comme le disaient ceux qui étaient auprès de la porte. Nous nous confessions les uns aux autres, croyant la mort prochaine et n’y ayant parmi nous qu’un seul moine, et messire Guy d’Ibelin, connétable de Chypre, disait tous ses péchés au sire de Joinville, qui lui dit quand il eut achevé : «Je vous absous

«par tel pouvoir que Dieu m’a donné !» — «Mais, m’a dit

«le sénéchal, au lendemain quand nous avons été déli-

«vrés, plus ne se souvenait d’une seule des choses que lui

«avait dites le connétable.»

Que me donneras-tu à moi?


— Et que faisait mon seigneur?» demanda la reine. Elle s’était levée sur son séant, comme prête d’aller au secours des opprimés.

«Le roi n’était pas avec nous, madame, dit le chevalier, mais ai ouï rapporter à ceux qui l’avaient vu que son obstination à ne pas prêter des serments qu’il jugeait blasphématoires avait été cause de notre péril et du sien, et le patriarche de Jérusalem que les Turcs avaient lié par les mains si serré que le sang lui sortait sous les ongles et que chaque doigt était gros comme mon bras, lui criait: «Jurez, mes-

«sire, jurez, je prends tout sur moi et votre serment est

«bon devant Dieu!» Je ne sais comment le roi s’est arrangé

avec les émirs, mais au matin on nous a délivrés, et le roi m’a envoyé en avant pour rendre la ville aux païens, leur payer l’argent de la rançon et attendre le roi sur les nefs en mer, sous la garde des Turcs, jusqu’à ce que la ville leur soit livrée.»

La reine commençait à trembler de tous ses membres.

«Et nous, disait-elle, qu’allons-nous devenir? Devons-nous rester dans la ville en otages pendant que la rançon sera payée? Si les Sarrasins entrent céans, ne me trouveront pas vivante dans ma chambre.»

Elle pâlissait et rougissait dans sa faiblesse. La dame de Châtillon la prit entre ses bras, elle jetait un regard interrogateur à Geoffroy de Sargines. L’accès de faiblesse de la reine avait saisi d’étonnement le bon chevalier, qui était accoutumé à la voir courageuse et résolue.

«Si ai-je ordre, madame, dit-il, de vous mettre tout d’abord en une galère avec votre petit enfant et vos dames, et de vous faire conduire en sûreté à Acre, où le roi vous doit rejoindre en sa nef.»

Et comme la reine paraissait encore troublée:

«Les préparatifs doivent être achevés à cette heure, dit il, madame, et pourrez partir quand vous voudrez.»

Marguerite était trop faible pour répondre, et se pâma deux fois avant qu’on pût l’emporter dans une litière en la nef. A peine était-elle en mer que Damiette était rendue aux ennemis, pillée et saccagée par eux, si bien que les marchands italiens et français eurent grand’peine à s’échapper avec leurs vies, en perdant une partie de leurs négoces. Les émirs avaient un moment conçu la pensée de se défaire du roi, leur prisonnier.

«Seigneurs, avait dit l’un d’eux, si vous me voulez croire, nous occirons le roi et ces riches hommes qui sont ici, car d’ici à quarante ans nous ne risquons rien: leurs enfants sont petits, et nous avons Damiette par devers nous, pouvons le faire sûrement.»

Et il leur citait Mahomet, leur montrant un feuillet de son livre qui disait:

«Pour la sûreté de la foi, occis l’ennemi de la loi.»

Mais les autres ne voulurent pas, disant:

«Si nous tuons le roi après avoir tué le Soudan, on dira que les Égyptiens sont les plus mauvais et les plus déloyaux du monde.»

Le roi Louis fut donc remis à ses amis qui l’attendaient en mer, avec les chevaliers qui l’accompagnaient, et firent voile pour Saint-Jean d’Acre, pendant que les frères du roi s’en allaient directement en France.

«Point ne resterai-je en ce pays maudit un jour ni une heure de plus que besoin ne sera,» avait dit Alphonse, comte de Poitiers; et dès que la rançon fut payée dont il était otage, il cingla vers l’Europe, et s’en allait à grande joie.

Dès que le roi sut que son frère était dans un vaisseau, il cria à ses gens:

«Allumez! allumez!»

Et toute la nef fut illuminée. Tous partirent ainsi d’Égypte, excepté ceux qui n’avaient voulu perdre l’espoir du martyre, comme Mgr Jean de Castel, évêque de Soissons. Quand celui-ci vit que les Français quittaient Damiette, comme il avait grand désir d’aller à Dieu, il piqua des éperons et attaqua tout seul les Turcs, qui l’occirent à grands coups d’épée, et le mirent en la compagnie de Dieu et des martyrs, comme il l’avait désiré.

Plus de deux ans s’étaient écoulés et le roi était encore en Palestine, réparant les fortifications des places qui appartenaient aux chrétiens, guerroyant contre les Sarrasins, et travaillant à la délivrance de tous les serviteurs de Jésus-Christ, prisonniers ou esclaves parmi les païens. Ceux qui étaient tués dans la guerre ou par la misère, il les enterrait pieusement de ses propres mains, ne permettant à aucun de ses chevaliers de témoigner du dégoût pour cet office de charité.

«Ils ont plus souffert que nous, disait-il, et maintenant ils sont en paradis.»

Chaque jour, le roi voyait diminuer autour de lui le nombre de ses serviteurs; beaucoup étaient morts au pays d’outre mer, beaucoup étaient retournés en France, et la reine Blanche ne cessait de conseiller à son fils de suivre leur exemple et de revenir gouverner lui-même son royaume; mais Louis ne pouvait s’arracher à la Terre sainte, ni renoncer à la délivrance du Saint Sépulcre. Il avait un moment pensé à y faire au moins un pèlerinage, car le soudan, pénétré de respect pour sa piété, lui avait fait offrir un libre passage; mais les conseillers du roi lui dirent:

«Messire, quand le roi Richard d’Angleterre vint, comme vous, en ce lieu avec le roi Philippe Auguste votre grand-père, que Dieu absolve, il ne voulut point aller à Jérusalem sans armée et sans force pour rompre l’empire des païens, et comme il s’en trouvait peu éloigné, un de ses chevaliers lui cria; «Venez, sire, venez jusqu’ici et je vous montrerai «Jérusalem.» Quand le roi Richard eut ouï cela, il jeta sa cotte sur ses yeux, afin de ne rien voir, et dit en pleurant à Notre-Seigneur: «Beau sire Dieu, je te prie que tu ne souf-

«fres pas que je puisse voir ta sainte cité, puisque je ne la

«puis délivrer de tes ennemis.» Si donc vous, sire, qui êtes le plus grand roi des chrétiens, allez au sépulcre de Notre-Seigneur par dévotion et sans force, si feront de même tous les rois, princes et seigneurs, et laisseront Jérusalem entre les mains des infidèles sans porter un seul coup pour sa délivrance.»

Ainsi ce fut par amour pour Jérusalem que le roi ne vit pas la cité sainte et n’alla pas prier sur le tombeau de Notre-Seigneur.

Un autre amour allait le rappeler dans son royaume. Comme il était occupé de faire fortifier Sidon, la nouvelle arriva de la mort de la reine sa mère. Après s’être consultés, le légat du pape, l’archevêque de Tyr et le confesseur de Louis IX, Geoffroy de Beaulieu, entrèrent vers lui et lui annoncèrent sa perte avec beaucoup de douceur et de ménagement, prosternés avec lui dans sa chapelle et pleurant devant l’autel. Le roi se refusait à prendre aucune nourriture et ne pouvait parler dans l’excès de sa douleur. Au bout de trois jours, il envoya chercher le sire de Joinville, qui était fidèlement resté auprès de lui en Palestine, même lorsque son ami et son compagnon, Geoffroy de Sargines, avait persuadé à la dame de Châtillon de l’épouser en Terre sainte et de retourner avec lui en France. Comme le bon chevalier entrait dans la chambre du roi, celui-ci se leva et vint à lui, étendant les bras:

«Ah! sénéchal, dit-il, j’ai perdu ma mère!»

L’arrivée de la reine Marguerite, qui vint le retrouver à Sidon, accompagnée de ses trois enfants, ne parvint pas à le consoler. Louis n’alla même pas au-devant de sa femme.

«Comment vont la reine et mes enfants?» demanda-t-il au sire de Joinville chargé de les recevoir. Le chevalier était un peu choqué de cette froideur.

«Le roi craint de voir au visage de Mme Marguerite quelque chose de la joie qu’elle a dû ressentir en se sentant délivrée de la jalousie de sa belle-mère, pensait le sénéchal, mais bien se trompe.»

En effet, la reine Marguerite menait si grand deuil que merveille, et Joinville fut appelé pour réconforter la femme comme il avait réconforté le mari. Quand le chevalier vit que la reine avait les yeux gonflés de larmes:

«Çà, madame, dit-il, il a bien parlé qui a dit qu’il ne fallait jamais croire aux femmes, car c’était la personne que vous haïssiez le plus, et voici que vous en menez grand deuil.»

Marguerite de Provence sourit à travers ses pleurs.

«Ce n’est la mort de la reine Blanche qui m’a mis si grand chagrin au cœur, dit-elle, mais la douleur du roi mon seigneur, qui ne se veut laisser consoler, et aussi le cas de ma fille Isabelle, laissée seule parmi les hommes en grand embarras et souci. J’ai grande hâte de l’aller revoir, et saurai-je bon gré à qui fera comprendre à mon seigneur le roi que son royaume périt là-bas sans lui, et que plus lui doit tenir au cœur que les châteaux de ce lieu-ci.»

Louis IX l’avait senti comme la reine Marguerite et ses serviteurs: la mort de la régente le rappelait décidément en France. Il ordonna promptement toutes ses besognes, veillant aux établissements qu’il avait fondés ou relevés, plaçant des gardes de chevaliers et comblant de biens les Templiers et les Hospitaliers. Les païens avaient accoutumé de laisser en repos les deux ordres guerriers.

«Point ne sert de les tuer, à moins qu’on ne pût les détruire tous, disaient-ils; lorsque l’un est occis, un autre revient en sa place, plus enragé que le premier.»

Louis avait promis de grands secours aux chrétiens de Syrie. Le 24 avril 1254, il s’embarqua enfin à Saint-Jean d’Acre. La reine était si joyeuse que la dame de Vertus, qui avait remplacé auprès d’elle Mme de Châtillon, lui disait en son particulier:

«Ne soyez si contente, madame; bien des maux nous peuvent arriver avant que nous ayions touché la terre de France, et nul n’est assuré qui se met en mer, surtout avec si jeunes enfants.»

Le petit prince Tristan regardait avec colère la dame de Vertus.

«Qui pourrait nous faire péril auprès du roi mon seigneur, qui priera Dieu pour nous?» demanda l’enfant.

Sa mère l’embrassait avec transport. La petite Jeanne d’Acre était sur ses genoux qui à peine était sevrée de sa nourrice. Il y avait grand foison de femmes dans la nef du roi lorsqu’on mit enfin à la voile pour la France.

La dame de Vertus avait bien dit: «Point n’est assuré de toucher terre.»

Aux environs de l’île de Chypre, une tempête s’éleva grande et terrible. Le vaisseau du roi donna sur un banc de sable et paraissait en si grand danger de périr que les nourrices des petits princes vinrent trouver la reine Marguerite.

«Madame, dirent-elles, que ferons-nous des enfants? Les éveillerons-nous et les lèverons-nous?

La reine avait suivi les femmes dans la chambre où reposaient les pauvres petits, profondément assoupis, ignorante du tumulte des vents et des flots comme des angoisses qui déchiraient le cœur de leur mère. Elle tenait une lampe et les regardait avec tendresse.

«Non, dit-elle, vous ne les éveillerez ni ne les lèverez; nous les laisserons tout endormis aller à Dieu.»

Cependant les serviteurs du roi le pressaient de passer sur un autre navire avec la reine et ses enfants. Il fit venir les nautoniers. «Si cette nef était à vous, chargée de marchandises, la laisseriez-vous en ce point où elle est?» demanda-t-il.

Le maître nautonier se mit à rire.» Certes, dit-il, ne serais-je pas pressé d’avoir à acheter un autre navire quatre mille livres et plus, quand celui-ci est encore bon et pourra servir.

— Pourquoi donc me pressez-vous d’en partir?» dit le roi, qui se retournait vers le sénéchal de Champagne.

Joinville n’eut pas le temps de répondre, le marin avait repris la parole: «Le jeu n’est pas égal, messire; il n’y a ni or ni argent qui puisse valoir le prix de votre personne, de votre femme et de vos enfants; c’est pourquoi nous ne vous. conseillons pas de vous mettre, ni vous ni eux, en aventure, comme nous ferions pour nous-mêmes, qui n’avons souci de nous noyer.....»

Mais le roi refusa de quitter le navire, qui fut bientôt remis à la mer. «Si je l’avais quitté, disait-il à Joinville, et que je fusse abordé en Chypre, plus de cinq cents personnes y fussent demeurées, qui jamais n’eussent revu la terre de France; j’aime mieux mettre en la. main de Dieu ma personne, ma femme et mes enfants, que de causer si grand dommage à tant de gens.» Et comme le voyage redevenait prospère, le roi prit sur ses genoux. son petit fils Tristan. «Voyez, beau fils, lui dit-il, comme notre Dieu nous a bien montré son grand pouvoir, car un de ces petits vents, non pas le maître des quatre vents, qui était sans doute ailleurs occupé, faillit noyer le roi de France, sa femme et ses petits enfants et toute sa compagnie. Ci nous dit aussi le Seigneur Dieu de faire attention à sa grande puissance, et que nous lui rendions grâce pour le péril dont il nous a délivrés.»

L’enfant écoutait sérieusement, comme aussi la reine, la dame de Vertus et le sénéchal.

«Ma nourrice à dit que nous n’avions rien à craindre du vent ni de la mer, car le roi était céans que Dieu ne voulait encore laisser aller en son paradis, parce qu’il avait besoin de lui en ce monde,» dit le petit prince; puis, tout honteux de son discours, il se jeta dans les bras de sa mère et cacha son visage sur son sein.

Le sénéchal regardait le roi, qui était demeuré pensif. Lorsque le 8 juillet la petite flotte aborda enfin dans le port d’Hyères, alors terre d’Empire et non de France, Louis refusait de débarquer; il voulait mettre d’abord le pied dans son royaume, à Aigues-Mortes, d’où il était parti. Le vent était contraire, la reine le pressait.

«Sire, dit Joinville, souvenez-vous de ce qu’a dit la nourrice du prince Tristan; Dieu a encore affaire de vous en ce monde, ne faites pas attendre Notre-Seigneur.»

Le roi se retourna, regardant la vaste étendue de la mer Méditerranée qui se déployait devant lui. «Et Jérusalem attend toujours,» murmurait-il. Il joignit les mains. «D’abord céans, je servirai mon Dieu, dit-il, jusqu’au jour où, par sa grâce, je l’irai de nouveau servir outre-mer!»

Il était debout, ses lèvres remuaient.

«Dieu nous garde, pensa le sire de Joinville, que le roi fasse céans un vœu de retourner en Palestine; si jamais il le fait, connais trop bien un chevalier son serviteur qui point n’y retournera avec lui!»

Scènes historiques.... Série 2

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