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II LE CONFLIT

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Après le départ de leur fils Hubert qui tenait garnison à Brest, les Roquevillard avaient quitté la campagne pour reprendre leurs quartiers d'hiver à Chambéry. Ils habitaient le premier étage d'un ancien hôtel qui termine la rue de Boigne, du côté du Château. Octobre touchait à sa fin, et les audiences du tribunal et de la cour d'appel réclamaient l'avocat.

Ce jour-là, après le déjeuner auquel sa femme souffrante n'avait pu assister, M. Roquevillard appela sa fille Marguerite, tandis que son fils s'absorbait dans la lecture des journaux.

—Viens avec moi. Tu me donneras ton avis.

—Sur quoi père?

Il regarda Maurice qui n'écoutait pas.

—Sur une nouvelle disposition de mon cabinet.

Ce cabinet de travail, à l'angle de la rue qui s'évase, était une vaste pièce, très haute de plafond, éclairée par quatre fenêtres. Deux de ces fenêtres encadrent en quelque sorte le passé de la Savoie: elles donnent sur le château des anciens ducs, grand corps de bâtiment aux pierres noircies qui date du quatorzième siècle et dont la pesante et plate architecture est à peine relevée par quelques moulures en saillie. Mais ce vieux logis délabré s'appuie à droite au chevet de la Sainte-Chapelle, délicate fleur ogivale que supportent, comme une tige solide, des soubassements de forteresse. À gauche, il est dominé par la tour des Archives, couverte de lierre et de vigne vierge, et couronnée elle-même par un donjon fraîchement repeint en blanc, qui est comparable, pour son air fanfaron, à une aigrette ou un panache. Ces constructions, d'âges et de caractères divers, retardées ou poussées selon les ressources financières des princes et leurs ambitions, sont moins ordonnées, mais plus éloquentes que les édifices uniformes dus à un seul maître des travaux. Une longue suite d'histoire y habite avec ses heurs et ses malheurs. Les deux tours émergent d'une masse confuse d'arbres qui, plantés sur deux terrasses superposées, paraissent se confondre. Sous les platanes de la terrasse inférieure se dressent les statues récentes de Joseph et Xavier de Maistre. Ainsi, en peu d'espace, tiennent plusieurs siècles de souvenirs. L'endroit est désert comme une tombe; seul, le passé y parle.

On a beau être accoutumé à un spectacle: un jeu de lumière suffit à le renouveler. Quand M. Roquevillard et sa fille entrèrent dans cette pièce, si le soleil attaquait sans succès la morne façade, il nuançait de rose les fines dentelles gothiques de la chapelle, et au-dessus des branches qui, plus légères, commençaient de se dégarnir, il favorisait l'éclat de la vigne sur la tour des Archives et flattait la gloriole du donjon.

—Vous êtes bien ici pour travailler, dit Marguerite. J'en suis contente: vous travaillez tant.

—J'aurais désiré que ta mère prît mon cabinet pour son salon.

Elle ne l'a jamais voulu. Mais ne remarques-tu rien, petite fille?

Elle fit des yeux le tour des murs, reconnut les bibliothèques encombrées d'ouvrages de droit et de jurisprudence, quelques portraits d'anciens magistrats, ses ancêtres, rendus plus raides que leur justice par les soins d'artistes médiocres, un lac du Bourget d'Hugard, le meilleur paysagiste savoisien, enfin le plan du domaine de la Vigie encadré avec honneur.

—Non, rien, déclara-t-elle après son inspection.

—Parce que tu regardes en l'air.

Elle se rendit compte alors que la massive table de chêne, large à souhait pour y étaler les dossiers, avait été déplacée au profit d'une autre table, plus petite et élégante, qui jouissait de la plus agréable vue et de la meilleure lumière.

—Oh! s'écria-t-elle, pourquoi vous reculer ainsi?

—Mais pour recevoir ton frère.

—Maurice quitte l'étude Frasne?

—Oui. Il s'installera près de la fenêtre. Vois d'ici l'automne arracher leurs feuilles aux platanes. Moi, je préfère le printemps. Quand on est vieux, on préfère le printemps. Il y a, sous le donjon, un arbre de Judée qui devient alors d'un rouge vif, et des pruniers en fleurs.

Marguerite ne l'écoutait pas et montrait une figure triste.

—Maurice, oui. Mais vous?

—Petite fille, il faut qu'un jeune homme se plaise chez lui. Ne peux-tu compléter l'arrangement de cette table? L'orner d'un bouquet, par exemple.

—Ce n'est pas la saison, père. Je n'ai que des chrysanthèmes.

—Mets des chrysanthèmes. Un ou deux, pas plus, dans un long vase. Ils reviennent de Paris, ces docteurs en droit, avec le goût des jolies choses, et je n'y entends goutte. Mais toi qui es notre grâce, tu sauras nous aider à le retenir.

Il souriait, d'un sourire un peu contraint qui cherchait une approbation. Il s'approcha de la jeune fille, et posa la main sur ses beaux cheveux d'un châtain foncé, sans crainte de nuire à la coiffure:

—Tu vas quitter bientôt la maison, Marguerite. Es-tu contente de te marier?

Au lieu de répondre, elle s'appuya à son père et, le coeur lourd, se mit à pleurer. Elle ressemblait à M. Roquevillard sans avoir la même expression de visage. De taille plutôt élevée et vigoureuse, le nez un peu busqué, le menton droit, elle donnait, comme lui, une impression de sécurité, de loyauté, à quoi de grands yeux bruns, très ouverts et très purs, —les yeux de sa mère,— ajoutaient une douceur profonde, tandis que les yeux de son père, enfoncés et petits, jetaient une flamme si aiguë qu'on avait peine à supporter leur regard.

Il s'inquiéta de cet accès de larmes:

—Pourquoi pleures-tu? Ce mariage ne te convient-il pas? Raymond Bercy est un gentil garçon, de bonne bourgeoisie. Il a terminé ses études de médecine, et il est définitivement fixé dans notre ville. As-tu quelque chose à lui reprocher? Il ne faut pas se marier à contre-coeur.

Elle surmonta son émotion pour murmurer:

—Oh! je n'ai rien à lui reprocher… quoique…

—Parle, petite fille. Là, doucement.

Elle fixa sur son père des yeux admiratifs:

—Quoiqu'il ne soit pas un homme comme vous.

—Tu es absurde.

Calmée, elle s'expliqua davantage:

—Je ne sais pas pourquoi je pleure. Je devrais être heureuse. Mais ici, ne l'étais-je pas? Maintenant mon enfance me revient avec ses joies, avec son soleil. Et je me sens toute douloureuse à la pensée de m'en aller.

Il la réconforta gravement:

—Ne regarde pas en arrière, Marguerite. Ta mère et moi, nous le pouvons. Toi, pense à ton avenir de femme. Donne-toi à cet avenir sans faiblesse.

Elle essaya de sourire:

—Mon avenir, c'est ma famille.

—Celle que tu fonderas, oui.

—Vous me recommandiez souvent, père, dans ces promenades que nous faisions tout l'hiver ensemble, de garder nos traditions.

—Mais les traditions, petite raisonneuse, ne se gardent pas dans une armoire, suivant la méthode de notre voisin de campagne, le vicomte de la Mortellerie, qui s'enferme pour reconstituer des blasons et des généalogies et s'étonne que ses fermiers osent porter des bottes. Elles ne se gardent même pas dans une vieille maison ou un vieux domaine, bien que la conservation des patrimoines ait son importance. Elles se mêlent à notre vie, à nos sentiments, pour leur donner un appui, une valeur féconde, une durée.

De nouveau, elle le contempla avec de grands yeux enthousiastes, et soupira:

—Je me suis trop attachée à la maison.

—Non, non, dit son père d'un ton ferme. Un mariage, c'est toujours un peu l'inconnu, et je comprends qu'un tel changement d'existence te préoccupe. Mais puisque ton coeur ni ta raison n'ont d'objections sérieuses, sois vaillante et gaie en nous quittant. Tu as été heureuse avec nous, c'est ma récompense. Mais tu peux, tu dois l'être sans nous… Va me chercher des fleurs, et Maurice.

—Oui, père.

Après quelques instants, elle revint, portant sur les bras toute une gerbe. En un tour de main, la table destinée à son frère fut transformée et d'un plaisant coup d'oeil.

—J'avais encore quelques roses, les dernières. Là, dans ce vase qui change de couleur au soleil comme l'opale. C'est très joli.

M. Roquevillard répéta complaisamment:

—C'est joli.

Mais c'était sa fille qu'il louait. Elle rit et s'envola:

—Maintenant, je cours avertir Maurice.

Le jeune homme succéda sans retard à sa soeur.

—Vous avez quelque chose à me dire? demanda-t-il en entrant, le chapeau et la canne à la main, comme s'il était pressé de sortir.

Il était de la même haute stature que son père, mais plus maigre et affiné. Bien qu'il fût aussi plus élégant de manières et de tournure, il ne portait pas, comme lui, un caractère de grandeur sur le visage et dans l'attitude. Cette majesté naturelle, M. Roquevillard, en ce moment même, s'efforçait de l'atténuer, de la remplacer par un air d'affectueuse camaraderie.

—Vois comme Marguerite a bien disposé ta table.

—Ma table?

—Oui, celle-là, celle des roses. Tu es en face du château et du soleil. Ne veux-tu pas achever ton stage avec moi?

Un rayon caressait les fleurs et, dehors, la tour des Archives et le donjon baignaient dans la lumière. Le jour se faisait complice de M. Roquevillard qui courtisait son fils avec une gaucherie touchante. Mais les fils ne connaissent que plus tard la patience des pères, et seulement par l'apprentissage de la paternité.

Alors, dit Maurice, je ne dois plus retourner à l'étude Frasne?

—Non, c'est inutile. Tu connais assez le droit successoral. Tu suivras mieux ici la marche des affaires, et tu fréquenteras les audiences. Si tu le désires, tu pourras passer quelques mois chez ton beau-frère Charles qui t'initiera aux beautés de la procédure. Il est un de nos avoués les plus occupés. Enfin tu débuteras au barreau. Si tu le veux, j'ai une jolie cause à t'offrir. Il y a une question de droit intéressante. Il s'agit de la validité d'un acte de vente.

Jamais il n'avait plaidé avec autant de circonspection et de condescendance. Mais le jeune homme le laissait parler. Il réfléchissait.

—Je croyais, dit-il, qu'il était convenu que je passerais six mois à l'étude de maître Frasne.

—Eh bien! les six mois sont presque révolus. Tu y es entré au mois de juin, et nous sommes à la fin d'octobre.

—Mais j'ai pris mes vacances au commencement d'août. Elles se sont terminées depuis peu. Et j'examinais ces jours-ci d'importantes liquidations.

—Nous les retrouverons au palais, tes liquidations, répliqua M. Roquevillard avec rondeur. Elles reviennent le plus souvent au tribunal. J'ai, pour cette rentrée, un nombre d'affaires exceptionnel. Tu m'aideras. Va chercher ta serviette chez maître Frasne et installe-toi.

—Maître Frasne est absent. Il conviendrait de l'attendre.

Il accumulait les objections, mais son père n'en avait point souci.

—Demain, il sera de retour. Je l'ai d'ailleurs avisé avant son départ.

À cette nouvelle, Maurice, qui en cherchait l'occasion, se rebiffa:

—Vous l'avez averti sans me prévenir? Je serai donc toujours ici un petit garçon? On dispose de moi comme d'une chose. Mais je n'entends pas qu'on me prenne mon indépendance. Je suis libre, et je prétends être au moins consulté, sinon agir à ma guise.

Devant cette révolte qu'il avait prévue et dont il devinait la cause secrète, M. Roquevillard garda son calme, malgré le tour irrespectueux que prenait la conversation. Il savait que les chevaux de sang sont les plus difficiles à manier, et de même les caractères les mieux trempés.

—Petit ou grand garçon, dit-il simplement, tu es mon fils et je t'aide à préparer ton avenir.

Mais le jeune homme fonça sur l'obstacle que tous deux jusqu'alors avaient écarté.

—À quoi bon le dissimuler? Je sais bien pourquoi vous me retirez de l'étude Frasne.

La présence d'esprit de son père faillit éviter le heurt:

—Seras-tu donc si mal dans mon cabinet, et peux-tu si légèrement dédaigner ma direction? Ton indépendance sera-t-elle menacée parce que tu profiteras de mon expérience professionnelle, de mes quarante ans de barreau? Je ne te comprends pas.

Le sentant ébranlé, il crut achever sa victoire par un peu de tendresse:

—Ta mère est malade. Ta soeur va nous quitter. Avec toi, je serai moins seul.

Un instant, il espéra qu'il avait détourné l'orage. Après avoir hésité, —car, tout au fond de lui-même, il admirait son père,— Maurice, croyant remporter une victoire sur l'hypocrisie,se jeta de nouveau à corps perdu dans l'offensive.

—Oui, on vous a prévenu contre moi à l'occasion de Mme Frasne. Que vous a-t-on dit? Je veux le savoir, j'ai le droit de le savoir. Ah! la vie est intenable en province. On y est surveillé, épié, guetté, garrotté, et les plus nobles sentiments y sont travestis par tout ce qu'une ville peut compter de tartufes envieux et de venimeuses dévotes. Mais vous, père, je n'admets pas que vous écoutiez d'aussi basses calomnies qui ne craignent pas de s'attaquer à la plus honnête des femmes.

M. Roquevillard cessa de se dérober.

—Je t'ai laissé parler, Maurice. Maintenant, écoute-moi. Je ne m'occupe point des on-dit, et je ne te demande pas s'il est vrai que, pendant les absences de ton patron qui est très actif en affaires, tu es plus souvent au salon que dans l'étude. Toutes les raisons que je t'ai données sont équitables. Mais puisque tu m'interpelles de la sorte, je ne fuirai pas ce débat. Oui, c'est à cause d'elle aussi que je te prie de terminer chez moi ton stage, comme il est naturel. Et je n'ai besoin de prêter l'oreille à aucune calomnie: il me suffit de ce que j'ai vu.

—Et quoi donc?

—C'est inutile, n'insiste pas.

—Vous m'avez menacé, je veux savoir.

—Soit. Quand ta mère, sur ta demande, reçoit des invités, tu devrais au moins respecter notre toit. Tu sais maintenant à quoi je fais allusion.

Mais rendu maladroit par la colère, Maurice, encore une fois, passa outre avec l'avidité de justifier la passion par des raisonnements:

—Ma vie personnelle aussi est respectable. Je ne veux pas qu'on s'en mêle. Je vous ai donné satisfaction sur tous les points où je puis vous devoir des comptes.

—Maurice!

—J'ai réussi à mes examens, brillamment. Je suis revenu de Paris après six années, sans un sou de dettes. Quel blâme ai-je mérité? Vous n'avez même pas à me reprocher quelqu'une de ces basses liaisons de quartier Latin qui sont en usage chez les étudiants.

—Je ne t'ai adressé aucun reproche. Mais, malheureux enfant…

—Je ne suis pas un enfant.

—On est toujours un enfant pour son père. Ne comprends-tu pas que précisément parce que le travail, la fierté, les traditions de famille qui donnent le sens de l'ordre et de la discipline ont sauvegardé ta jeunesse, cette femme plus âgée que toi, dont je n'ai pas prononcé le nom ici le premier, est plus redoutable pour toi? Sais-tu seulement ce qu'elle est?

—Ne parlez pas d'elle! s'écria Maurice.

—J'en parlerai pourtant, reprit M. Roquevillard d'un ton qui devint brusquement impérieux. Suis-je le chef de famille? Et de quel droit m'imposerais-tu silence? Crains-tu donc que j'aille recourir à des arguments sans dignité? Ce serait mal me connaître.

—Mme Frasne est une honnête femme, répéta le jeune homme.

—Oui, de ces honnêtes femmes qui ont besoin de jouer avec le feu pour se distraire, qui n'ont de cesse, dans un salon, qu'elles n'accaparent tous les hommes, et jusqu'aux vieillards. De ces honnêtes femmes d'aujourd'hui qui ont tout lu, excepté l'Évangile, tout compris, hormis le devoir, tout excusé, sauf la vertu, et qui se prévalent de toutes les libertés, mais dédaignent celle de faire le bien qui ne leur a jamais été refusée. Pourquoi sont- elles honnêtes? On n'en sait rien. La foi ni la pudeur ne les retiennent, et quant à l'honneur, c'est une religion pour hommes seuls. Ce sont des révoltées: dans la jeunesse on peut se contenter des mots; quand elle menace de s'enfuir, crois-moi, on veut les réalités. Celle-là, qui est la jeune femme d'un mari déjà mûr, devrait se souvenir tout au moins qu'il la loge et la nourrit, car il l'a prise sans le sou.

—C'est faux: elle a eu cent mille francs de dot.

—Qui te l'a dit?

—Elle-même.

—Je veux bien. Pourtant, mon vieil ami Clairval, qui nous les a présentés lors de l'installation de son successeur, m'a renseigné. Il ne parle pas légèrement. Partagée entre la crainte de la misère ou, tout au moins, de la déchéance matérielle, et celle de son mari dont la figure fermée n'est pas rassurante, qu'elle préfère encore le mari, c'est là toute sa sagesse.

Tout frémissant de ce mépris qui atteignait son idole, Maurice avança d'un pas.

—Assez père, je vous en prie. N'accusez pas sa lâcheté, ne défiez pas son courage: je vous assure que vous auriez tort. Je ne veux plus l'entendre diffamer, et je m'en vais.

—Je te défends de remettre les pieds à l'étude Frasne.

—Prenez garde que je ne refuse de les remettre ici.

Du seuil de la porte il avait lancé cette menace.

—Maurice! appela M. Roquevillard d'une voix changée, qui était plus suppliante qu'autoritaire.

Il se précipita sur ses pas: l'antichambre était vide, le jeune homme descendait l'escalier. Seul dans le grand cabinet clair, il regarda la petite table où le soleil caressait les roses, tous ces préparatifs de bon accueil qu'approuvaient les vieux portraits, et, de la fenêtre, le paysage du passé, et il se sentait abandonné comme un chef d'armée un soir de défaite.

"Est-ce qu'un fils, songeait-il, se soulève ainsi contre son père? Je lui parlais doucement au début; il s'est tout de suite irrité… Comme cette femme est puissante et que je voudrais la briser!… Il reviendra, il est impossible qu'il ne revienne pas. J'irai le chercher au besoin… J'ai été trop loin, peut-être. Je l'ai blessé sans raison. Il l'aime, le pauvre enfant; il croit ce qu'elle lui raconte. Avec sa voix de sirène, ses yeux de feu et toutes ses grimaces, elle l'a enjôle et se joue de lui. Oui, j'ai eu tort de les défier. Par leur haine de l'hypocrisie et leur révolte contre la société, ces femmes-là sont plus dangereuses que celles d'autrefois… Il a couru chez elle sans doute. Elle va l'exciter contre moi, contre son père. Contre ton père, Maurice, dont l'amour veut te maintenir dans la voie droite… "

Il n'était pas l'homme des gémissements superflus. Cherchant une décision à prendre, il entra dans la chambre de sa femme. C'était là qu'il venait demander conseil dans les occasions difficiles. Mais les rideaux étaient tirés, Mme Roquevillard sommeillait. Minée par une lente consomption que l'âge avait déterminée, elle souffrait de névralgies faciales qui l'anéantissaient momentanément. Bien des fois, depuis des années, il avait ainsi ouvert sa porte, comptant sur son calme jugement, sur sa clairvoyance, et il avait dû s'éloigner sans bruit, réduit à ses propres ressources. Il sentait moins sa force depuis qu'elle était abattue. Il s'agissait de leur fils: une mère est plus habile et plus influente, elle eût peut-être conjuré le péril.

"Je suis seul", pensa-t-il avec tristesse au chevet de la malade.

Et doucement, à pas de loup, il sortit. Au salon il trouva

Marguerite qui écrivait, et cette chère image le rasséréna.

"Voilà celle qui m'aidera, se dit-il. Il n'est pas de soeur plus dévouée."

Il s'approcha d'elle, et comme elle relevait la tête pour lui sourire, il s'efforça de lui dissimuler son inquiétude.

—Que fais-tu, petite? Je gage que tu commandes ton trousseau à quelque grand magasin.

—Père, vous n'y êtes pas du tout.

—Tu annonces à tes amies de pension la nouvelle de tes fiançailles?

—Pas davantage.

—Alors tu rappelles à ton fiancé qu'il dîne ce soir ici.

—Ce n'est pas la peine.

Elle lui tendit le cahier dont elle se servait. Il reconnut le livre de famille. Comme il était d'usage autrefois, les Roquevillard tenaient un de ces livres de raison où nos aïeux notaient, à côté de l'administration du patrimoine, les faits importants de la vie privée, tels que mariages, décès, naissances, honneurs, charges, contrats, et qui, évoquant le passé avec la majesté d'un testament, enseignent la confiance dans l'avenir à celui qui s'inspire de ses pères et se promet d'être leur digne descendant.

—Je le mets à jour, ajouta la jeune fille. Le retour de Maurice et la décoration d'Hubert n'avaient pas encore été inscrits.

M. Roquevillard feuilleta, non sans orgueil, le volume qui attestait la patiente énergie de sa race.

—Qui le tiendra après toi, Marguerite?

—Mais je continuerai, père.

—Non, une femme doit appartenir à son nouveau foyer.

Elle rougit comme un écolier en faute:

—J'ai peur de faire une bien mauvaise femme, car je demeurai toujours attachée à l'ancien. Tout ce qui s'y passe retentit en moi, jusqu'à mon coeur.

Il ne put s'empêcher de murmurer:

—Chère enfant.

—Et Maurice, reprit-elle, est-il content de son installation, de mes roses, de la fenêtre? À sa place, je serai ravie de travailler près de vous.

Ainsi, elle le suivait dans ses préoccupations, lui facilitait les confidences.

—C'est de lui que je venais te parler. Nous avons eu une discussion tout à l'heure. J'ai été peut-être un peu vif.

—Vous, père?

—Enfin, je l'ai froissé. Il est sorti avec colère, et la colère est de mauvais conseil. Va le chercher, Marguerite: tu sauras le ramener.

Vivement, elle se leva, déjà prête:

—Où es-il?

—Je l'ignore. Peut-être à l'étude Frasne. Dans tous les cas, la ville n'est pas grande. Tu le rencontreras. Dieu veuille que tu le rencontres.

—J'y vais.

—Tu comprends, ajouta doucement M. Roquevillard, je ne puis pas y aller moi-même.

—Oh! non, pas vous. Il ne le mérite pas. Il est tout drôle depuis quelque temps; on dirait qu'il nous aime moins.

Le père et la fille se regardèrent, se comprirent, mais n'approfondirent pas davantage ce sujet.

Elle mit à la hâte son chapeau et sa jaquette, et s'enfuit à la poursuite de Maurice. Dans la rue, elle tourna le dos au château, descendit la rue de Boigne, et, par un de ces nombreux passages qui forment à Chambéry comme un réseau de voies intérieures, elle gagna la place de l'Hôtel-de-Ville. C'est l'ancienne place de Lans où jadis affluait la vie commerciale de la cité: quelques bâtiments de guingois, une de ces maisons italiennes ornées de véranda et de loggia, qui peuvent être décoratives en photographie ou en carte postale, et sont en réalité sales, vermoulues, navrantes, ne réussissent pas à lui donner de l'intérêt. Sur la façade d'un immeuble restauré, une plaque de marbre noir porte cette inscription:

DANS CETTE MAISON

SONT NÉS

JOSEPH DE MAISTRE, LE 1er AVRIL 1753

ET

XAVIER DE MAISTRE, LE 8 NOVEMBRE 1763

Au-dessous, un panonceau doré annonçait une étude de notaire. Marguerite Roquevillard chercha des yeux l'indication historique et monta l'escalier. Le coeur battant, car sa démarche lui coûtait fort, elle frappa à la porte de l'étude Frasne, entra, et s'adressant au premier clerc qu'elle aperçut, elle demanda:

—Mon frère, M. Maurice Roquevillard, je vous prie?

—Il n'y est pas, mademoiselle, répondit le jeune homme en se levant avec beaucoup de politesse. Il n'est pas venu cet après- midi.

Mais derrière un pupitre, un autre clerc, qu'elle ne voyait pas, lança d'une voix acerbe où se devinait une longue rancune amassée:

—Voyez chez Mme Frasne.

La jeune fille rougit jusqu'aux oreilles, mais remercia, et sans retard alla sonner en effet à l'appartement de Mme Frasne. Il lui fut répondu que Madame était sortie. Elle en fut soulagée sur le moment et, après quelques pas, le regretta, car c'était sa plus grande chance de rejoindre son frère. Où le découvrir? Elle se rendit rue Favre, chez Mme Marcellaz, sa soeur aînée, qui revenait de promenade avec les trois enfants. Le petit Julien se jeta sur elle et refusa de la laisser partir, tandis que la jeune femme expliquait avec indifférence:

—Non, il n'est pas ici. Il ne me rend guère visite.

Un bobo d'Adrienne, qui se plaignait, la préoccupait bien davantage.

Après ces échecs, Marguerite commença de parcourir la ville, sans grand espoir, marchant très vite, comme si la crainte la talonnait. Sous les Portiques, elle croisa son fiancé, qui fit un mouvement pour l'arrêter, et, après l'avoir dépassé, elle se retourna pour venir à lui.

—Bonjour, Raymond, lui dit-elle sans perdre une minute. N'avez- vous pas rencontré Maurice?

—Non; Marguerite. Vous le cherchez?

—Oui.

—Faut-il vous aider?

—Non, merci. À ce soir.

Raymond la regarda qui s'éloignait de son pas agile:

"Elle n'est pas aimable, pensait le jeune homme. Avec moi, elle est toujours si réservée…"

Mais il l'accompagna des yeux jusqu'à sa disparition.

Marguerite, continuant ses vaines courses, fut accostée devant la cathédrale par une petite amie, Jeanne Sassenay, qui passait avec sa bonne. C'était une fillette de seize ou dix-sept ans, plus enfant que son âge, avec des nattes blondes sur le dos et une physionomie toute mignonne et mobile. Elle se précipita sur Mlle Roquevillard qu'elle admirait fort:

—Mademoiselle Marguerite, vous êtes bien pressée.

—Bonjour, Jeanne.

—Vous imitez votre frère, qui me rencontre dans la rue sans me saluer. Pourtant, je suis d'âge à être saluée.

Et baissant un peu la tête, d'un coup d'oeil elle crut allonger le bas de sa robe.

—Évidemment, concéda Marguerite. Mais où donc avez-vous rencontré

Maurice?

—Sur le pont du Reclus.

—Maintenant?

—Oh! non. C'était avant ma leçon de musique, il y a une heure ou deux.

—Où allait-il?

—Je n'en sais rien. Vous lui direz qu'il n'est pas gentil.

—Je le lui dirai sans aucun doute. Avec mes amies, surtout, c'est impardonnable.

—Je lui pardonne tout de même, avoua Jeanne Sassenay en éclatant de rire, ce qui lui permit de montrer des dents blanches prêtes à mordre avec appétit.

Demeurée seule, Mlle Roquevillard vit la porte de l'église entr'ouverte, et pénétra dans le lieu saint. À cette heure, il n'y avait sous les voûtes que deux ou trois formes noires agenouillées de loin en loin. Mais elle eut beaucoup de peine à prier tantôt elle imaginait quelle femme charmante pourrait être, plus tard, dans trois ou quatre ans, cette fillette vive et gaie, et cependant sérieuse, pour son frère Maurice; tantôt elle se rappelait le visage anxieux de son père. À elle-même, elle ne songeait point. Sur le seuil elle fut toute saisie à la pensée que sa méditation ne contenait rien pour son fiancé ni pour elle.

Animée d'un nouveau courage, elle retourna sans plus de succès à l'étude Frasne, mais cette fois elle ne sonna pas chez Mme Frasne. De guerre lasse, elle se résigna enfin à la défaite. Comme elle remontait la rue de Boigne, dans le jour qui tombait la tour des Archives et le donjon du château se profilaient en face d'elle sur un ciel rouge. Aux flammes du couchant, ces témoins du passé surgissaient dans toute leur gloire, comme pour resplendir une dernière fois avant de s'effondrer. C'était un de ces soirs d'apothéose réservés à l'automne, d'un éclat émouvant tant on le sent fragile. C'était un de ces moments de grandeur qui sont le prélude de la décadence.

Elle fut frappée de ce fier dessin découpé sur l'embrasement du ciel, mais, au lieu de ralentir le pas afin de le mieux apprécier, elle franchit en hâte le vieux porche familial.

—M. Maurice est-il rentré? s'informa-t-elle dès la porte.

—Non, mademoiselle, pas encore, expliqua la femme de chambre.

Monsieur vous attend.

Déjà M. Roquevillard, qui l'avait entendue, ouvrait son cabinet pour la recevoir.

—Eh bien, Marguerite?

—Père, je ne l'ai pas trouvé.

Et dans ce dialogue qu'échangèrent le père et la fille, il y avait toute l'angoisse secrète et encore incertaine d'un malheur menaçant, —d'un malheur plus grand que n'en provoquent d'habitude les égarements de la jeunesse, à cause de l'audacieuse force qu'ils pressentaient en Mme Frasne.

Les Roquevillard

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