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II LA DYNASTIE

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En ce temps-là régnait mon grand-père.

Avant lui une longue suite d'ancêtres avait dû exercer le pouvoir, à en juger par les portraits qu'on avait rassemblés au salon. De ces portraits la plupart avaient beaucoup noirci, de sorte que, si l'on ne laissait pas la lumière pénétrer à flots, il devenait assez difficile de deviner le contenu des cadres. L'un des plus abîmés était celui qui m'étonnait davantage. On ne voyait guère que le visage et la main, un visage et une main de femme or, on m'avait appris son rôle important aux armées, et je me demandais comment un homme si jeune et si joli avant tant pu se battre. La dame à la rose me retenait aussi: j'avais beau tourner autour d'elle, je recevais de tous les côtés sa fleur et son sourire. Je passe sur d'autres bustes plus rébarbatifs, engoncés dans de hauts cols et des foulards comme on en voit aux gens enrhumés, et j'arrive aux deux tableaux qui occupaient la place d'honneur à droite et à gauche de la cheminée: l'un portait l'habit bleu à galon d'argent, le gilet écarlate, la culotte blanche et le tricorne noir des gardes-françaises, l'autre le bonnet à poil et la capote bleue boutons dorés et passepoils rouges aux manches et au col de grenadier de la vieille garde. Le soldat du roi et le soldat de l'empereur se faisaient pendant. Tous deux avaient bien servi la France, à en croire leurs décorations. Mon père, avec orgueil, m'avait raconté leurs exploits et révélé leur grade. Je ne les regardais pas sans une certaine crainte révérencielle. Ils n'étaient pas beaux, ayant plus d'os que de chair et des traits taillés à la diable. Mais je n'aurais pas osé les déclarer vilains. Leurs yeux se fixaient sur moi lourdement et m'inspiraient de la gêne. Ils me reprochaient de n'avoir pas encore remporté de victoires extraordinaires comme le grenadier à la Moskova, ou tout au moins subi d'héroïques défaites comme le garde- française à Malplaquet. Longtemps, je n'ai su que ces deux noms de batailles. Et je rougissais des sabres de bois de Tem Bossette et des échalas que j'enfourchais. Je comprenais que mes chevauchées dans le jardin, ce n'était pas sérieux, ce n'était pas vrai. Ces deux portraits redoutables, tantôt m'exaltaient d'orgueil et tantôt m'accablaient de leur importance. Un jour que je les considérais sans plaisir, mon grand-père s'approcha de moi et me jeta négligemment avec son petit rire sec et sa moue la plus impertinente:

—Peuh! ce n'est que de la mauvaise peinture.

Il est dangereux d'apprendre trop tôt l'esthétique aux enfants. Je me réjouis que ce fût de la mauvaise peinture. Du coup, le soldat du roi avec son tricorne et le soldat de l'Empire sous son bonnet à poil perdirent tout prestige. Leur biographie ne me fut plus rien. J'étais libéré de cette servitude à quoi oblige l'admiration. Je reprenais l'avantage sur ce passé qui était mal peint et je pouvais mesurer avec insolence la galerie des ancêtres.

Un jour il fut question de les exiler au galetas. Grand-père désirait les remplacer par des gravures.

—Elles sont du dix-huitième siècle, expliquait-il pour mieux convaincre.

Il formula sa proposition avec simplicité et politesse, comme la chose la plus naturelle du monde. Mais tante Dine poussa des cris indignés, et mon père déploya cette calme autorité qui brisait toute résistance. Grand-père n'insista pas; il n'insistait jamais. Cependant je le comprenais, puisque c'était de la mauvaise peinture.

Le gouvernement de mon grand-père était irrégulier et indifférent. Autant dire qu'il n'y en avait pas. Quand je lus dans mon manuel d'histoire, ou dans celui de mes frères aînés, le chapitre consacré aux rois fainéants, je pensai immédiatement à mon grand-père. Il ne tenait point du tout à ses prérogatives. Cependant il s'appelait Auguste. Je le savais parce que ma grand'tante Bernardine; celle que nous désignions sous le nom de tante Dine et qui était sa soeur, l'appelait ainsi le plus rarement possible, car son prénom l'agaçait.

—Oui, déclara-t-il un jour, on m'a appelé Auguste, je ne sais fichtre pas pourquoi. C'est encore un coup des ancêtres. On vous colle pour le restant de vos jours une étiquette ridicule.

Bien que de taille moyenne, il donnait au premier abord une impression de grandeur, à cause de sa belle tête dont il ne tirait point vanité et qu'il portait avec nonchalance. Son nez fin se busquait légèrement. Ses cheveux blancs, qu'il n'eût jamais fait tailler sans les brusques interventions de tante Dine, bouclaient un peu, et sans cesse il plongeait les mains dans sa longue barbe annelée, pareille à celle de l'empereur Charlemagne sur les images, par crainte des grains de tabac qu'elle pouvait recéler, car il fumait et prisait. De plus près, cette impression de prophète s'atténuait, se volatilisait. Il regardait trop souvent à terre, ou levait sur vous des yeux vagues qui ne consentaient pas à vous voir. On sentait qu'on n'existait pas pour lui, et rien n'est plus vexant. Il ne se souciait de rien, ni de personne; ses vêtements lui tenaient au corps par la grâce de Dieu et de tante Dine. Que leur coupe fût bonne ou mauvaise, il n'en a jamais rien su. Volontiers, il eût attendu, pour en changer, qu'ils le quittassent les premiers. Leur usure le mettait à l'aise. Il a toujours ignoré, je pense, l'usage des bretelles, et celui des cravates lui paraissait une concession misérable à la mode. Il détestait tout ce qui le gênait et se serait accommodé pour la journée entière d'une robe de chambre verte et d'un bonnet grec en velours noir dont il se trouvait bien et qu'il lui arriva d'apporter au déjeuner de midi. Quand nous le voyons apparaître dans cet accoutrement, mes frères et moi, nous étouffions nos rires qu'un regard de mon père suspendait, mais ce regard même contenait un blâme pour la fameuse robe de chambre.

On avait beaucoup de peine à obtenir son exactitude aux repas.

—Eh! déclarait-il avec bonhomie, on mange quand on a faim. Cette réglementation est absurde.

—Cependant, objectait mon père qui, visiblement, n'était pas content et qui essayait de parler avec douceur, —mais de la douceur de mon père se dégageait encore une impression d'autorité, —il faut de l'ordre dans une maison.

—L'ordre, l'ordre, oh! oh!

Il fallait entendre ces oh! oh! discrets, sourds, lancés à la cantonade, qui atteignaient toute la régularité établie, et qu'accompagnait un petit rire sec. Ce petit rire plaçait immédiatement grand-père au-dessus de ses interlocuteurs. Je n'ai rien rencontré, dans les expressions humaines, de plus inquiétant, de plus moqueur, de plus ironique que ce petit rire. Il vous donnait aussitôt l'idée que vous étiez une bête. Il me faisait l'effet de ces sécateurs bien tranchants avec lesquels on élague les rosiers: ric, rac, les fleurs tombent; ric, rac, il n'y a plus rien. Or grand-père en faisait l'injure, involontaire sans doute, à tout le monde.

Sa présidence à table était honorifique et non effective. Non seulement il ne dirigeait pas la conversation, mais il ne la suivait que par hasard et quand ça lui chantait. Du reste, il ne s'occupait de rien. Se promenait-il dans le jardin, poussait-il jusqu'à la vigne, Tem, Mimi et Pendu réunis ne parvenaient pas à obtenir de lui une indication. Il esquissait un geste vague qui signifiait: «Laissez- moi en repos.» Le trio n'insistait pas outre mesure, car ce silence le favorisait et les choses n'en marchaient pas mieux.

Une autre supériorité qu'il avait, outre son rire, c'était son violon. Ne figurait-il pas dans la galerie des portraits, tout jeune et tout frisé, avec une guitare dans les mains?

—De ma vie, je n'ai pincé de cette affreuse machine, protesta-t-il un jour. Mais un Italien de passage a éprouvé le besoin de me barbouiller.

—Tu étais si joli, proclama tante Dine. L'artiste fut enthousiasmé.

—Oh! l'artiste!

Il passait de longues heures dans sa chambre à jouer de son instrument, mais demeurait plus longtemps encore à l'examiner avec amour, à le palper, à tendre ou à détendre les cordes, à frotter l'archet avec la colophane. Ainsi les faucheurs dans les champs passent plus de temps à affûter leurs faux qu'à faucher; ils peuvent taper dessus avec un caillou indéfiniment.

Quand il jouait, il exigeait qu'on s'en allât. Il jouait pour lui seul, et un peu toujours les mêmes airs, car je l'écoutais de la porte, assez souvent, et plus tard j'ai reconnu dans le Freischütz et dans Euryanthe, dans la Flûte enchantée et le Mariage de Figaro, des passages qu'il affectionnait. Les rythmes clairs de Mozart prenaient la forme de cette joie de respirer que l'on goûte sans le savoir dans l'enfance, comme une eau limpide se soumet aux contours d'une vase; mais Weber me donnait le désir imprécis de choses que je ne pouvais définir: j'étais au choeur d'une forêt dont les allées se perdaient. C'était une heureuse initiation.

Cependant tous les morceaux n'avaient pas ce mérite. Comment l'aurais- je su? Tout est bon à une sensibilité qui s'élance. Je ne puis aujourd'hui encore entendre l'ouverture de Poète et Paysan sans être secoué d'émotion. Un soir, à Lucerne, au bord du lac, le plus banal des orchestres dans le plus banal des hôtels préluda à cette ouverture. Autour de moi les convives en smoking et en robe décolletée continuaient de causer et de rire, comme s'ils ne s'apercevaient de rien, comme s'ils étaient sourds. Alors je sentis que j'étais seul, et mon coeur se fondit, et je crus que j'allais pleurer. L'orchestre ne jouait pas pour le public, il ne s'adressait qu'à moi. Ce n'était plus l'art médiocre du compositeur autrichien, c'était le souvenir de mon entrée enfantine dans l'empire mystérieux des sons et des rêves, dans la forêt dont les allées se perdent.

A la même époque le chant d'un de mes camarades, au collège, acheva de me bouleverser. Ce fut à une cérémonie de première communion. Je n'étais pas encore admis à la Table Sainte et j'avais tout le loisir de l'écouter. Il chanta cette mélodie de Gounod: le Ciel a visité la terre, et c'était vrai que le ciel me visitait, m'envahissait, m'emportait. Tout mon être vibrant faisait partie de ce chant. La voix montait, montait, et bien sûr elle allait se briser. Elle n'était pas assez forte pour résister à des notes aussi puissantes et qui remplissaient toute la chapelle. Elle était pareille à ces jets d'eau si minces que le vent les coupe et qu'on ne les voit plus retomber. Elle s'est brisée en effet à l'âge de l'adolescence; la mort a pris mon camarade à seize ans.

Il y avait aussi une boîte à musique que mon père m'avait apportée de Milan où il avait été appelé en consultation. Quand la vis se déclenchait, il en sortait de frêles notes fêlées, voilées, un peu tremblantes, et une petite danseuse tournait sur le couvercle. Elle posait gravement et en cadence ses pieds pointus, comme si elle accomplissait un rite sacré. Cela composait un spectacle doux et triste. Combien je fus désenchanté, plus tard, quand je constatai la frivolité des danseuses au bal où je cherchais cette tendre douceur et cette chère tristesse!

Les rois fainéants, dans mon abrégé d'histoire, étaient accompagnés des maires du palais qui, de simples officiers d'abord chargés du gouvernement intérieur, devinrent premiers ministres et les maîtres mêmes de leur maître. Au collège, on nous citait avec éloge Pépin d'Héristal et Pépin le Bref qui fut le père de Charlemagne. Grand-père n'étant pas un roi très sérieux, je m'attendais à ce que mon père s'emparât du pouvoir. Mais pourquoi témoignait-il tant de respect à grand-père, au lieu de le déposséder? L'histoire m'enseignait une attitude différente. Grand-père, c'était, pour les fermiers, ouvriers et gens de service, Monsieur tout court, ou Monsieur Rambert, et père, c'était Monsieur Michel. Il ne serait venu à l'idée de personne d'appeler Monsieur, de consulter Monsieur, de demander un ordre à Monsieur. C'est Monsieur qui aurait protesté: —Qu'est-ce que vous me voulez encore? Laissez-moi tranquille. Je n'ai pas le temps (je n'ai jamais su pourquoi il n'avait pas le temps). Adressez- vous à Monsieur Michel… Lui-même, ainsi, donnait l'exemple. J'en avais conclu, comme tout le monde, qu'il n'était bon à rien. Et de temps à autre, sans qu'on sût pourquoi, ne réclamait-il pas contre l'oubli où l'on le mettait des affaires du palais, je veux dire de la maison? Tandis que dès qu'il s'agissait d'une détermination grave, d'un ordre important, on entendait de tous côtés ce cri de ralliement: —Où est Monsieur Michel? Appelez Monsieur Michel…

J'ai parlé du pas de mon père. Il y avait aussi sa voix. Elle sonnait, secouait, ragaillardissait. Il ne l'élevait jamais et il savait que c'était inutile. Elle ouvrait les portes, pénétrait jusqu'aux chambres les plus retirées, et en même temps versait aux coeurs une force nouvelle comme en donne un bon verre de vin rouge, à ce que prétendent les gens qui s'y connaissent. Quand il arrivait en retard pour le dîner à cause de tous les clients qui se pendaient après lui, on n'avait pas besoin d'agiter la cloche. De l'antichambre il proclamait comme un édit:

—A table!

Et les habitants dispersés se rassemblaient en hâte.

—Quelle voix! protestait grand-père qui sursautait.

Je ne puis lire des phrases comme celles-ci qui reviennent, plus ou moins, dans tous les manuels d'histoire, sauf dans ceux d'aujourd'hui où les batailles sont escamotées comme si elles se gagnaient toutes seules: —A la voix de leur chef, les soldats s'élancèrent à l'assaut… A la voix de leur général, les troupes se reformèrent… sans entendre cette voix de mon père dont toute la maison vibrait. Tem Bossette, qui en avait une peur effroyable, l'entendait du fond de la vigne. Le pas annonçait la présence, mais la voix ordonnait. Cependant les ouvriers ne dépendaient pas de mon père; mais pour eux, mais pour tous, il était le chef. Tout, chez lui, contribuait à donner cette impression la taille, le visage aux traits droits, barré d'une moustache dure et courte, les yeux perçants dont on ne supportait pas volontiers le regard. De sa personne se dégageait une sorte de fascination. Tante Dine, qui avait le sens populaire, l'exprimait rien qu'en disant: Mon neveu. Elle en éclatait d'orgueil. Le grenadier du salon ne devait pas arrondir autrement la bouche pour parler de l'Empereur. A cette fascination je n'avais pas échappé, et même dans ma révolte je ne cessai pas de lui rendre un culte secret. Mais l'esprit de liberté nous porte à contredire nos plus sûrs instincts sous prétexte d'affranchissement.

Ne croyez pas qu'il fût sévère avec nous. Il ne tirait sur la bride que si nous prenions une fausse direction. Seulement, je n'ai jamais rencontré chez personne une telle aptitude à commander. Malgré sa profession absorbante, il trouvait le loisir de s'occuper de nos études et de nos jeux, et même il les élargissait par les récits d'épopée qu'il nous faisait avec un art accompli. Ma mémoire les a dès lors retenus pour toujours. On voyait bien qu'il honorait les portraits de famille. Il nous transmettait oralement le passé des ancêtres, mais je ne pouvais oublier que ce n'était que de la mauvaise peinture. Quand nous nous sentions observés par lui, nous devinions qu'il y avait dans cet enveloppement de notre faiblesse par sa force autre chose que de la tendresse et peut-être de la fierté, mais quoi? Je sais maintenant qu'il cherchait sur nous les signes de notre avenir. Son amour de la durée ne se contentait pas de l'ancienneté de sa race, il voulait suivre celle-ci jusque dans l'obscur travail du temps et consolider son destin. Notre bonheur même lui était moins cher que la soumission de notre volonté à la tâche commune. Ce que contient le regard paternel, l'enfant sait bien que c'est son image, et cette certitude lui suffit.

Il nous enseigna tout petits le respect de ce qu'il appelait déjà notre vocation. Nous en comprimes dès lors l'importance. Ma soeur Mélanie qui était l'aînée de tous, mes frères Bernard et Etienne avaient de très bonne heure annoncés leur choix qui était l'armée pour Bernard, et les missions pour les deux autres. Il ne songeait pas à les contrarier, bien qu'il dût renoncer peut-être à d'autres vues qu'il avait sur eux. La rieuse Louise se marierait; ce n'était pas pressé. Quant à Nicole et à Jacques, ils étaient tout de même trop minuscules pour qu'on s'occupât de leur avenir.

—Et toi? m'avait demandé mon père.

Comme je n'avais rien trouvé à répondre, il avait exprimé tout haut son désir:

—Tu nous resteras.

Ainsi était-il admis que je resterais pour garder la maison. Ce rôle, que j'estimais peu séduisant, ne m'emballait pas, tandis que les autres étaient parés de la poésie du départ. Je ne confirmais ni n'infirmais l'opinion qu'on se faisait de mon sort. Mais j'éprouvais une folle envie de me soustraire à ces arrangements, à ce pouvoir qui me dominait. De sournois désirs de rébellion germaient en moi contre cela même que j'aimais. Ils lèveraient plus tard, sous une influence imprévue.

Je devrais maintenant parler de la reine. N'est-ce pas son tour?… En vérité je ne le puis et il ne faut pas me le demander. L'ombre que je cherche en rentrant, derrière la fenêtre, et dont notre absence suffisait provoquer l'inquiétude… oui, je consens encore à l'évoquer ainsi. C'est bien elle, mais lointaine et cachée. Si je veux m'approcher, je ne trouve plus mes mots.

Avez-vous remarqué, aux beaux jours d'été, la buée bleue qui flotte sur les pentes? Elle permet de mieux fixer les claires beautés de la terre. Si je pouvais poser ce voile transparent sur le visage maternel, il me semble que j'oserais mieux dire sa suavité et la limpidité des yeux qui ne pouvaient croire au mal. Quelle force inconnue recélait donc cette douceur? Mon grand-père, qui se gardait de toute influence rien que par son petit rire si vexant, et qui même devant son fils ne perdait pas ce moyen de défense, l'abandonnait habituellement devant ma mère. Et mon père, dont l'autorité semblait inébranlable et infaillible, se tournait vers elle comme s'il lui reconnaissait une puissance mystérieuse.

Cette puissance, je le sais maintenant, c'était Dieu qui habitait en elle, soit qu'elle fût allée Le chercher à la première messe avant que personne fût réveillé, soit qu'elle Lui offrît ses travaux quotidiens dans la maison…

Mes frères et soeurs et moi, nous composions le peuple. Dans tout royaume il faut un peuple. Il est vrai que, dans la plupart des maisons d'aujourd'hui, on cherche où le peuple a passé. Le roi et la reine, tristes comme des saules pleureurs, se regardent vieillir avec ennui. Ils n'ont rien à gouverner et ils n'emporteront pas leur couronne. Chez nous, le peuple était nombreux et bruyant. Si vous savez compter, vous n'ignorez déjà plus que nous étions sept, de Mélanie qui me devançait de sept ans jusqu'à Jacques le dernier qui me suivait à six ans de distance.

Tout ce bataillon, avant d'être conduit à la manoeuvre, recevait une première inspection de tante Dine qui était préposée aux revues de détail.

Elle était d'une activité que les années ne ralentissaient pas et que les servantes, sauf Mariette, exploitaient sans vergogne toujours allant et venant, de la cave au galetas, par les escaliers, car elle oubliait la moitié des travaux qu'elle comptait entreprendre, ou suspendait brusquement ceux qu'elle avait entrepris, commençant un nettoyage, l'abandonnant pour chasser la poussière d'un meuble, menant la guerre contre les toiles d'araignées au moyen d'une tête de loup, sorte de brosse fixée au bout d'une perche, ou bondissant sur l'un de nous qui avait crié. Elle nous a bercés, lavés, habillés, pouponnés, pomponnés, gardés, amusés, occupés, soignés, caressés tous les sept, et même un huitième qui est mort sans que je l'aie connu.

Encore conviendrait-il d'ajouter à ce chiffre imposant mon grand-père à qui elle épargnait tout souci. Il n'était pas exigeant pourvu qu'il eût immédiatement sous la main ce qu'il désirait, il ne réclamait rien à personne. Et il fallait respecter le désordre de sa chambre qu'il entretenait scrupuleusement, prétendant qu'on ne retrouve pas ce qui est rangé. Il se laissait dorloter avec négligence et n'y prêtait pas d'attention, sauf quand on l'agaçait par quelque exagération de soins.

Pour notre éducation et notre instruction, pour la direction morale, tante Dine se mettait, malgré la différence d'âge, à la dévotion de ma mère, pour qui elle professait un attachement, une admiration sans bornes. Jusque dans la vieillesse, elle n'accepta que des fonctions subalternes. Quand elle avait déclaré: «Valentine veut ceci, Valentine a dit cela» (Valentine, c'était ma mère), il n'y avait pas à discuter. Elle obéissait à la lettre sans même chercher à pénétrer l'esprit. Aucune de ses pensées ne lui restait pour elle-même elle les distribuait aux autres sans exception. A la gronderie elle n'entendait rien et baissait la tête quand nous recevions une réprimande, en manière de protestation contre la dureté du pouvoir. Non seulement elle ne nous dénonçait pas, mais elle trouvait à nos pires fautes des excuses inattendues, et si merveilleuses qu'elles désarmaient quelquefois, rien que par l'étonnement qu'elles provoquaient.

—Cet enfant a pris des poires.

—C'était pour soulager l'arbre qui ne pouvait plus les porter.

—Cet enfant mange salement. Il a mis les mains dans son assiette d'épinards.

—C'est dans la joie de voir de la verdure.

Nos études ne l'intéressaient pas. Mais elle avait cette culture de l'âme qui communique à l'esprit sa fleur de délicatesse. On en savait toujours assez si l'on était honnête et bon catholique. Et même elle estimait qu'on remplissait de trop bonne heure notre cervelle, et d'un tas de sciences inutiles. L'histoire des païens ne lui disait rien qui vaille, et pour l'arithmétique, elle n'avait jamais su compter. En revanche, notre santé, notre propreté, notre gaieté, étaient son affaire. Elle chantait pour nous endormir, elle chantait pour nous distraire, elle chantait pour nous faire marcher. Ses chansons tintinnabulent dans mes souvenirs. Il y avait une berceuse où nous devenions tour à tour général, cardinal, empereur, et dont le refrain était destiné à nous inspirer de la patience par un avenir si reluisant:

En attendant, sur mes genoux, Beau chérubin, endormez-vous.

Mais le beau chérubin ne se pressait pas de s'endormir.

Il y avait aussi le Nid charmant que de méchants petits lutins à la mine éveillée voulaient détruire et qu'il fallait respecter, car

C'est l'espoir du printemps, C'est l'amour d'une mère.

Ou bien c'était Silvio Pellico prisonnier qui, d'une voix perçante, réclamait sa brise d'Italie. Un de mes premiers jeux fut l'évasion de Silvio Pellico, mais je ne savais pas qui c'était. Mes chansons préférées étaient peut-être l'Etang et Venise. Je les nomme ainsi, faute d'en savoir davantage. L'Etang racontait un effroyable drame de noyade:

Petits enfants, n'approchez pas, Quand vous courez par la vallée, Du grand étang qu'on voit là-bas, Qu'on voit là-bas sous la feuillée.

Écoutez ce qu'il arriva D'un enfant blond qui s'esquiva Des bras de sa mè-è-è-ère.

L'enfant blond poursuivait une libellule et la demoiselle aux ailes d'or l'entraînait dans l'eau froide. Ça lui apprenait à s'esquiver des bras maternels. Quant à Venise, j'en ai retenu pareillement les premiers vers, y compris leur faute de français:

Si Dieu favorise Ma noble entreprise J'irai-z-à Venise Couler d'heureux jours.

Est-ce la magie de ce nom de ville inconnue ou la mélancolie de la ritournelle: je n'imaginais pas de plus beau voyage que de s'en aller dans cette Venise dont on m'avait montré les gondoles au stéréoscope. J'ai longtemps hésité, crainte d'une déconvenue, à réaliser ce projet qui me venait d'une si lointaine musique, une de ces musiques que nous continuons d'entendre en nous bien après les jours d'enfance. Faut-il que ce soit l'une des plus sûres gardiennes du foyer qui, par l'effet d'une simple romance chantée pour nous calmer, soit la première à nous enflammer la cervelle? Et quand, plus tard, j'ai vu enfin la cité aux rues mouvantes et aux palais roses, je l'ai abordée avec respect, me souvenant que cette visite représentait une noble entreprise, comme si, déjà, la puissance de son charme était contenue tout entière par avance dans la naïve berceuse de tante Dine.

De ses innombrables chansons, quelques-unes, je le crois, étaient de son invention. Ou, du moins, faute de se souvenir exactement de leur texte, je suppose qu'elle les recomposait à sa manière. Certain Père Grégoire, notamment, mi-parlé, mi-chanté, ne saurait figurer dans aucun recueil. Une charmante vieille dame à qui j'en faisais part un jour m'assura que le père Grégoire existait aussi dans le Berry, du côté de la Châtre, sous le nom de père Christophe. C'est déjà de la prose rythmée, et cela se déclame sur un ton de mélopée qui éclate brusquement aux finales. Toute une petite comédie de la vanité y tient en quelques phrases. Jugez plutôt, car je vais essayer de citer de mémoire.

Le père Grégoire est sorti de chez lui ce matin. Jusque-là rien que de naturel: le père Grégoire va se promener, c'est son droit, mais attendez le détail qui caractérisera cette sortie: Un beau bouquet de coquelicots à son chapeau. Il faut enfler la voix sur les coquelicots. Cette fleur des champs devient un symbole de faste et d'ostentation. Ah! eh! le père Grégoire n'est plus l'honnête homme qui va respirer l'air de la campagne, c'est un vieux beau qui fait fantaisie: il parade, il piaffe, il caracole, il entend qu'on le regarde et qu'on l'admire. Mais vous serez puni, père Grégoire; un mauvais destin vous guette! Chemin faisant, son chien se prit de querelle avec le mien. On donne cette nouvelle simplement. Elle semble au premier abord de mince importance. Fâcheuse affaire cependant: une bataille de chiens dans une petite ville, —comment! vous ne le savez pas? vous n'avez donc jamais vécu en province? — une bataille de chiens présente une gravité exceptionnelle. Les maîtres interviennent, ils prennent parti, et le vaincu jure que ça ne se passera pas de la sorte! Des familles se sont brouillées pour des batailles de chiens. Quelle est l'origine de la haine des Capulets et des Montaigus? peut-être une bataille de chiens. Et précisément notre père Grégoire veut intervenir: son chien a le dessous, il est roulé dans la poussière comme une quenelle dans la farine. Le père Grégoire, voulant les séparer, tomba le nez dans le corttin. Il s'est précipité, la canne haute, son pied a glissé, et le voilà par terre, en triste posture, surtout le nez, car il n'a pas eu de chance dans l'emplacement de sa chute. Ici, il convient de prendre un ton lamentable, l'apostrophe qui suit doit revêtir une ampleur de désolation infinie: Pauvre père Grégoire! Un point de suspension. On le plaint, car sa mésaventure est grande. Mais la plainte devient tout à coup ironique et c'est l'orgueil qu'elle vise: voilà son bouquet de coquelicots bien loin de son chapeau. Les insignes de sa vanité sont souillés. Il peut rentrer chez lui se laver et se brosser. Il ne rapportera pas les coquelicots. Sans les coquelicots, rien ne lui serait arrivé.

J'attribue le Père Grégoire à tante Dine à cause de la fertilité de son imagination qui chaque jour lui fournissait de nouveaux contes pour notre enchantement. Les grandes personnes ne sont pas volontiers de plain-pied avec les enfants. Elles veulent trop se baisser. Tante Dine trouvait d'instinct ce qui nous convenait. Ses histoires nous tenaient haletants. Quand je cherche à les arracher au passé pour m'en faire honneur, elles s'enfuient avec des sourires: «Non, non, me disent-elles (car je les approche de tout près, mais nous sommes de chaque côté d'un grand trou qui est profond s'il n'est pas bien large et qui est la fosse commune de toutes mes années écoulées), à quoi bon ? tu ne saurais pas te servir de nous. Regarde: nous avons pris la couleur du temps; comment la décrirais-tu?»

Lorsque le grand-père nous surprenait assis en rond autour de notre conteuse, il secouait la tête en signe de désapprobation.

—Balivernes, murmurait-il, balivernes! On doit la vérité aux enfants.

Nous demandions à tante Dine ce que c'étaient que des balivernes.

—C'est, nous expliquait-elle par manière de vengeance, quand on joue du violon.

Entre ses chants et le violon de grand-père, c'était quelquefois un vacarme assourdissant.

Tante Dine possédait une autre faculté merveilleuse: celle de créer des mots. Je vous ai cité Carabosser, mais elle en inventait par centaines, et si bien adaptés aux objets qu'on les comprenait aussitôt. Je ne puis davantage les transcrire. Transcrits, ils perdent leur valeur. Ou bien je ne sais pas les orthographier: la langue parlée n'est pas la langue écrite, et cette langue imagée avait la verdeur et la saveur populaires. Tante Dine employait aussi des mots rares —où diable les avait-elle découverts? car elle lisait peu — qui étaient singuliers et sonores tout comme s'ils lui appartenaient en propre, et que, plus tard, un peu surpris et bien amusé, j'ai relevés dans le dictionnaire où je ne les eusse pas cherchés. Ainsi, pour abaisser ma superbe, elle me qualifia un jour d'hospodar, et un autre, de premier moutardier du pape. J'ignorais que les hospodars étaient des tyrans de Valachie et que c'est avoir une haute opinion de soi-même que de se croire le premier moutardier du pape. Mais ces titres inconnus dont elle m'affublait me représentaient un gros homme habillé de rouge, qui commandait avec de grands cris, et je ne voulais pas lui être comparé.

Laissez-moi, chère grand'tante Bernardine, vous apostropher à la façon du pauvre père Grégoire. Si mon enfance fait dans mon souvenir un grand tintamarre, comme si elle était montée sur une de ces mules toutes harnachées de grelots qui ne sauraient marcher sans musique et qui, de loin, donnent l'impression d'un important convoi, je le dois à vos histoires et à vos chansons. La voici qui s'avance joyeusement et bruyamment dès que ma pensée l'appelle, c'est-à-dire tous les jours. A cause d'elle, je ne pourrai jamais me plaindre du sort. Je l'entends avant de la voir, mais quand elle surgit au détour du chemin qui vient à moi du passé, elle porte dans ses bras toutes les fleurs du printemps. Vous méritez bien que je vous en offre un bouquet, et même un bouquet de coquelicots, pour toutes vos romances qui s'ajoutaient à vos soins et à vos prières. Car vous priiez tout fort, sur l'escalier comme à l'église, et même quand vous brandissiez la tête de loup. Le silence vous était désagréable. C'est pourquoi, chère tante Dine, je le romps ce soir et vous parle…

Tante Dine menait une garde sérieuse autour de la maison. Pour s'en approcher, il fallait montrer patte blanche. Elle désignait sous le nom de ils les ennemis invisibles qui étaient censés nous investir. Longtemps ces ils mystérieux nous effrayèrent. Nous les cherchions autour de nous dès qu'elle en parlait. A force de ne pas les rencontrer, nous finîmes par en rire, sans savoir que ce rire nous désarmait et que plus tard nous devions les retrouver en chair et en os. Sa partialité ne fut jamais en défaut. Dès que la famille était en cause, elle exigeait qu'on lui adressât des louanges immédiates, sans quoi elle se rebiffait, prête au combat. Quelqu'un ayant hasardé un blâme anodin se vit toiser de pied en cap et, pour masquer sa défaite, voulut manier l'ironie.

—J'oubliais, déclara-t-il, que votre maison, c'est l'arche sainte.

—Et la vôtre l'arche de Noé, répliqua-t-elle du tac au tac, sachant que son interlocuteur recevait toutes sortes de gens hétéroclites.

On pétrissait alors le pain à l'office, dans un pétrin quasi séculaire, avant de le porter au four banal. Tante Dine, qui aimait les gros ouvrages, surveillait cette opération et même, volontiers, y mettait les mains. Un jour que j'y assistais, au moment où la servante allait mélanger la farine, l'eau et le levain, ma tante la secoua avec vivacité.

—A quoi pensez-vous, ma fille?

—A pétrir, mademoiselle.

—Vous oubliez le signe de la croix.

Car, dans les bonnes maisons on n'omet pas le signe de la croix sur la farine blanche qui va se changer en pain. A table, mon père, avant d'entamer la miche, ne manquait point de tracer une croix avec deux entailles du couteau. Quand c'était grand-père qui remplissait l'office de panetier, j'avais bien remarqué qu'il n'en faisait rien.

Ce fut l'un de mes premiers étonnements. Dès le début de la vie, je compris l'importance des dissentiments religieux.

Grand-père jouait de son violon quand il lui plaisait. Mais lui-même n'aimait pas à être dérangé. Nous en fîmes l'expérience. Ma soeur Mélanie et mon frère Etienne, qui de leur première communion conservaient une piété ardente et même un peu agressive, avaient édifié une petite chapelle dans une armoire de ce salon octogone que nous appelions la salle de musique parce que, jadis, on y donnait des concerts et qu'on y avait laissé un vieux piano à queue. Etienne et Mélanie, c'était décidé, quand ils seraient grands, évangéliseraient les sauvages, comme Bernard l'aîné serait officier et reprendrait l'Alsace-Lorraine, et Louise la cadette, toujours généreuse, épouserait un fabricant de champagne, afin que nous puissions boire librement de ce vin doré et vivant où nous n'avions jamais fait que tremper nos lèvres les jours de fêtes de famille. Ainsi, l'avenir s'organisait à merveille, sauf mon sort personnel qui demeurait incertain. Mélanie tenait son nom de la petite bergère dauphinoise qui jouissait alors d'une vogue considérable: on parlait à mots couverts du secret de la Salette. Quelquefois je lui demandais si elle ne demandait pas d'être mangée par les anthropophages dont ma géographie illustrée m'avait révélé l'existence. Loin de ralentir son zèle, cette affreuse perspective ne réussissait qu'à l'exalter. Etienne n'aspirait pas moins violemment au martyre, bien qu'une mésaventure lui fût arrivée au collège: ses camarades, admirant sa dévotion, avaient compté qu'il accomplirait un miracle le jour de sa première communion et, le miracle n'ayant pas eu lieu, ils l'en avaient un peu méprisé.

Je n'ai jamais su quelle sorte de vêpres ou de complies nous disions devant l'armoire. Les cérémonies consistaient en cantiques vociférés en choeur. J'étais, malgré mon jeune âge, convié à ces manifestations cléricales. Ce jour-là nous déployions précisément une énergie de catéchumènes. Mélanie surtout lançait éperdument ses notes sur le diapason le plus élevé. Sa piété était en raison du bruit qu'elle faisait. La salle de musique était malheureusement proche la chambre du grand-père. Tout à coup, au beau milieu de notre ferveur, la porte s'ouvrit et grand-père apparut. Il ne s'occupait jamais de nous, mais quand nous entrions par hasard dans son rayon visuel, il nous traitait avec bienveillance. Or, il semblait fort irrité: sa robe de chambre dégrafée, son bonnet grec rejeté en arrière, sa barbe en désordre lui donnaient un aspect terrible qui contrastait avec ses manières habituelles. D'une voix aigre il nous interpella:

—Il n'y a pas moyen de reposer tranquillement dans cette maison!

Fermez-moi cette armoire, et tout de suite!

Nous avions troublé sa sieste, et son égalité d'humeur s'en ressentait. Aussitôt nous fermâmes l'armoire. Et nous connûmes d'avance l'horreur des décrets et des lois d'exception. La dévotion de Mélanie et d'Etienne en fut augmentée, comme il arrive en temps de persécution, mais la mienne, moins vive ou moins ancienne, je crains qu'elle ne fût attiédie.

Elle subit peu après une autre atteinte. La Fête-Dieu se célébrait dans notre ville avec une pompe et un éclat incomparables. On venait de loin pour y assister. Qui nous rendra de si magnifiques, de si imposants, de si nobles spectacles? On les a remplacés par des réunions de gymnastes ou de sociétés de secours mutuels dont la vulgarité est navrante. Je plains les enfants d'aujourd'hui qui n'ont jamais eu l'occasion de sentir, parmi les acclamations populaires et dans l'émotion générale, la présence de Dieu.

La rivalité des reposoirs divisait les quartiers; chacun luttait pour sa bonne renommée. On les composait avec de la mousse et des fleurs, que l'on disposait en forme de croix de lis, d'hortensias, de géraniums ou de violettes, ou bien l'on combinait ingénieusement d'autres dessins pieux plus compliqués. Pour eux l'on dépouillait impitoyablement les jardins et les bois. Le plus beau était élevé sur une terrasse plantée de vieux arbres, qui dominait le lac.

Le matin, toutes les fenêtres guettaient le jour, imploraient le ciel pour obtenir un temps favorable. Les rues étaient bordées de sapins et de mélèzes que les paysans, la veille ou l'avant-veille, apportaient de la montagne dans leurs chars à boeufs. Les rubans, jetés d'un côté à l'autre comme des câbles légers au-dessus d'un fleuve, supportaient des couronnes, de sorte que l'on circulait sous des centaines d'arcs de triomphe improvisés. Et de-ci, de-là, pour mieux orner sa façade, chacun installait, sur une table recouverte d'une nappe immaculée, des images, des vases, des statues avec un luminaire, et disposait des corbeilles de roses pour ravitailler le bataillon des anges. Dans les plus pauvres ruelles, des bonnes femmes étalaient au dehors tout ce qu'elles avaient de précieux et jusqu'à des daguerréotypes de parents ou des bonnets bien festonnés, afin de mieux honorer le passage du Saint-Sacrement. Ainsi la ville entière se parait comme une jeune mariée pour la cérémonie nuptiale.

Devant l'église on se rassemblait, les confréries en costumes avec leurs bannières, les fanfares dont les cuivres frottés avec soin reluisaient, les enfants des écoles, celles des filles et celles des garçons dont les plus petits agitaient des oriflammes, et la population massée derrière ces compagnies officielles qui étaient rangées en bon ordre. Alors sur le parvis s'avançait avec lenteur le cortège sacré, tandis que sonnaient toutes les cloches à la volée: anges aux ailes de papier d'argent, qui puisaient dans un petit panier suspendu à leur cou les pétales de fleurs dont ils jonchaient le parcours; sacristains et clercs aux soutanes rouges, brandissant à tour de bras les encensoirs d'où montaient la fumée bleue et l'odeur poivrée; prêtres en surplis, chanoines en rochet d'hermine, et enfin sous le dais couleur d'or pâle ou de froment mûr, surmonté aux quatre angles d'aigrettes de plumes blanches, et escorté par quatre notables en habit noir qui tenaient ses cordons, Monseigneur enveloppé dans une chasuble d'or et tenant sur sa poitrine le grand ostensoir d'or.

C'était un instant solennel, et pourtant il y en avait un autre plus impressionnant. Après avoir parcouru toute la ville, la procession défilait pour une dernière bénédiction sur cette place qui forme terrasse au-dessus du lac et que soutiennent les murs d'un ancien château fort. Il était près de midi. Les rayons du soleil, tombant d'aplomb sur l'eau du lac, s'en servaient comme d'un miroir pour doubler leur lumière. Ils exaltaient toutes les couleurs et principalement les ors où ils allumaient des étincelles. Autour du reposoir s'étaient groupés les différents corps, étendards déployés. Les soldats qui les encadraient —en ce temps-là, pour la dernière fois, la troupe participait à la pompe religieuse —se rassemblèrent, et l'on entendit commander: Genou, terre! A ce commandement, tout le monde s'agenouilla, les officiers saluèrent de leurs épées nues et les clairons sonnèrent aux champs. Bien des vieilles femmes pleuraient de bonheur en se prosternant, n'ayant plus besoin de rien voir pour connaître que Dieu était là. Cependant un des prêtres, monté sur un escabeau, retira l'ostensoir de sa niche fleurie et le remit à Monseigneur, et l'auguste officiant, l'élevant en l'air, traça au- dessus des fidèles le signe de la croix.

La Maison

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