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LES CÉLIBATAIRES
(TROISIÈME HISTOIRE.)
UN MÉNAGE DE GARÇON

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A MONSIEUR CHARLES NODIER,

Membre de l'Académie française, bibliothécaire à l'Arsenal

Voici, mon cher Nodier, un ouvrage plein de ces faits soustraits à l'action des lois par le huis-clos domestique; mais où le doigt de Dieu, si souvent appelé le hasard, supplée à la justice humaine, et où la morale, pour être dite par un personnage moqueur, n'en est pas moins instructive et frappante. Il en résulte, à mon sens, de grands enseignements et pour la Famille et pour la Maternité. Nous nous apercevrons peut-être trop tard des effets produits par la diminution de la puissance paternelle, qui ne cessait autrefois qu'à la mort du père, qui constituait le seul tribunal humain où ressortissaient les crimes domestiques, et qui, dans les grandes occasions, avait recours au pouvoir royal pour faire exécuter ses arrêts. Quelque tendre et bonne que soit la Mère, elle ne remplace pas plus cette royauté patriarcale que la Femme ne remplace un roi sur le trône; et si cette exception arrive, il en résulte un être monstrueux. Peut-être n'ai-je pas dessiné de tableau qui montre plus que celui-ci combien le mariage indissoluble est indispensable aux sociétés européennes, quels sont les malheurs de la faiblesse féminine, et quels dangers comporte l'intérêt personnel quand il est sans frein. Puisse une société basée uniquement sur le pouvoir de l'argent frémir en apercevant l'impuissance de la justice sur les combinaisons d'un système qui déifie le succès en en graciant tous les moyens! Puisse-t-elle recourir promptement au catholicisme pour purifier les masses par le sentiment religieux et par une éducation autre que celle d'une Université laïque. Assez de beaux caractères, assez de grands et nobles dévouements brilleront dans les Scènes de la Vie militaire, pour qu'il m'ait été permis d'indiquer ici combien de dépravation causent les nécessités de la guerre chez certains esprits, qui dans la vie privée osent agir comme sur les champs de bataille.

Vous avez jeté sur notre temps un sagace coup d'œil dont la philosophie se trahit dans plus d'une amère réflexion qui perce à travers vos pages élégantes, et vous avez mieux que personne apprécié les dégâts produits dans l'esprit de notre pays par quatre systèmes politiques différents. Aussi ne pouvais-je mettre cette histoire sous la protection d'une autorité plus compétente. Peut-être votre nom défendra-t-il cet ouvrage contre des accusations qui ne lui manqueront pas: où est le malade qui reste muet quand le chirurgien lui enlève l'appareil de ses plaies les plus vives? Au plaisir de vous dédier cette Scène se joint l'orgueil de trahir votre bienveillance pour celui qui se dit ici

Un de vos sincères admirateurs,

de Balzac.

En 1792, la bourgeoisie d'Issoudun jouissait d'un médecin nommé Rouget, qui passait pour un homme profondément malicieux. Au dire de quelques gens hardis, il rendait sa femme assez malheureuse, quoique ce fût la plus belle femme de la ville. Peut-être cette femme était-elle un peu sotte. Malgré l'inquisition des amis, le commérage des indifférents et les médisances des jaloux, l'intérieur de ce ménage fut peu connu. Le docteur Rouget était un de ces hommes de qui l'on dit familièrement: «Il n'est pas commode.» Aussi, pendant sa vie, garda-t-on le silence sur lui, et lui fit-on bonne mine. Cette femme, une demoiselle Descoings, assez malingre déjà quand elle était fille (ce fut, disait-on, une raison pour le médecin de l'épouser), eut d'abord un fils, puis une fille qui, par hasard, vint dix ans après le frère, et à laquelle, disait-on toujours, le docteur ne s'attendait point, quoique médecin. Cette fille, tard venue, se nommait Agathe. Ces petits faits sont si simples, si ordinaires, que rien ne semble justifier un historien de les placer en tête d'un récit; mais, s'ils n'étaient pas connus, un homme de la trempe du docteur Rouget serait jugé comme un monstre, comme un père dénaturé, tandis qu'il obéissait tout bonnement à de mauvais penchants que beaucoup de gens abritent sous ce terrible axiome: Un homme doit avoir du caractère! Cette mâle sentence a causé le malheur de bien des femmes. Les Descoings, beau-père et belle-mère du docteur, commissionnaires en laine, se chargeaient également de vendre pour les propriétaires ou d'acheter pour les marchands les toisons d'or du Berry, et tiraient des deux côtés un droit de commission. A ce métier, ils devinrent riches et furent avares: morale de bien des existences. Descoings le fils, le cadet de madame Rouget, ne se plut pas à Issoudun. Il alla chercher fortune à Paris, et s'y établit épicier dans la rue St-Honoré. Ce fut sa perte. Mais, que voulez-vous? l'épicier est entraîné vers son commerce par une force attractive égale à la force de répulsion qui en éloigne les artistes. On n'a pas assez étudié les forces sociales qui constituent les diverses vocations. Il serait curieux de savoir ce qui détermine un homme à se faire papetier plutôt que boulanger, du moment où les fils ne succèdent pas forcément au métier de leur père comme chez les Égyptiens. L'amour avait aidé la vocation chez Descoings. Il s'était dit: Et moi aussi, je serai épicier! en se disant autre chose à l'aspect de sa patronne, fort belle créature de laquelle il devint éperdument amoureux. Sans autre aide que la patience, et un peu d'argent que lui envoyèrent ses père et mère, il épousa la veuve du sieur Bixiou, son prédécesseur. En 1792, Descoings passait pour faire d'excellentes affaires. Les vieux Descoings vivaient encore à cette époque. Sortis des laines, ils employaient leurs fonds à l'achat des biens nationaux: autre toison d'or! Leur gendre, à peu près sûr d'avoir bientôt à pleurer sa femme, envoya sa fille à Paris, chez son beau-frère, autant pour lui faire voir la capitale, que par une pensée matoise. Descoings n'avait pas d'enfants. Madame Descoings, de douze ans plus âgée que son mari, se portait fort bien; mais elle était grasse comme une grive après la vendange, et le rusé Rouget savait assez de médecine pour prévoir que monsieur et madame Descoings, contrairement à la morale des contes de fée, seraient toujours heureux et n'auraient point d'enfants. Ce ménage pourrait se passionner pour Agathe. Or le docteur Rouget voulait déshériter sa fille, et se flattait d'arriver à ses fins en la dépaysant. Cette jeune personne, alors la plus belle fille d'Issoudun, ne ressemblait ni à son père, ni à sa mère. Sa naissance avait été la cause d'une brouille éternelle entre le docteur Rouget et son ami intime, monsieur Lousteau, l'ancien Subdélégué qui venait de quitter Issoudun. Quand une famille s'expatrie, les naturels d'un pays aussi séduisant que l'est Issoudun ont le droit de chercher les raisons d'un acte si exorbitant. Au dire de quelques fines langues, monsieur Rouget, homme vindicatif, s'était écrié que Lousteau ne mourrait que de sa main. Chez un médecin, le mot avait la portée d'un boulet de canon. Quand l'Assemblée Nationale eut supprimé les Subdélégués, Lousteau partit et ne revint jamais à Issoudun. Depuis le départ de cette famille, madame Rouget passa tout son temps chez la propre sœur de l'ex-Subdélégué, madame Hochon, la marraine de sa fille et la seule personne à qui elle confiât ses peines. Aussi le peu que la ville d'Issoudun sut de la belle madame Rouget fut-il dit par cette bonne dame et toujours après la mort du docteur.

Le premier mot de madame Rouget, quand son mari lui parla d'envoyer Agathe à Paris, fut: – Je ne reverrai plus ma fille!

– Et elle a eu tristement raison, disait alors la respectable madame Hochon.

La pauvre mère devint alors jaune comme un coing, et son état ne démentit point les dires de ceux qui prétendaient que Rouget la tuait à petit feu. Les façons de son grand niais de fils devaient contribuer à rendre malheureuse cette mère injustement accusée. Peu retenu, peut-être encouragé par son père, ce garçon, stupide en tout point, n'avait ni les attentions ni le respect qu'un fils doit à sa mère. Jean-Jacques Rouget ressemblait à son père, mais en mal, et le docteur n'était pas déjà très-bien ni au moral ni au physique.

L'arrivée de la charmante Agathe Rouget ne porta point bonheur à son oncle Descoings. Dans la semaine, ou plutôt dans la décade (la République était proclamée), il fut incarcéré sur un mot de Roberspierre à Fouquier-Tinville. Descoings, qui eut l'imprudence de croire la famine factice, eut la sottise de communiquer son opinion (il pensait que les opinions étaient libres) à plusieurs de ses clients et clientes, tout en les servant. La citoyenne Duplay, femme du menuisier chez qui demeurait Roberspierre et qui faisait le ménage de ce grand citoyen, honorait, par malheur pour Descoings, le magasin de ce Berrichon de sa pratique. Cette citoyenne regarda la croyance de l'épicier comme insultante pour Maximilien Ier. Déjà peu satisfaite des manières du ménage Descoings, cette illustre tricoteuse du club des Jacobins regardait la beauté de la citoyenne Descoings comme une sorte d'aristocratie. Elle envenima les propos des Descoings en les répétant à son bon et doux maître. L'épicier fut arrêté sous la vulgaire accusation d'accaparement. Descoings en prison, sa femme s'agita pour le faire mettre en liberté; mais ses démarches furent si maladroites, qu'un observateur qui l'eût écoutée parlant aux arbitres de cette destinée aurait pu croire qu'elle voulait honnêtement se défaire de lui. Madame Descoings connaissait Bridau, l'un des secrétaires de Roland, Ministre de l'Intérieur, le bras droit de tous ceux qui se succédèrent à ce Ministère. Elle mit en campagne Bridau pour sauver l'épicier. Le très-incorruptible Chef de Bureau, l'une de ces vertueuses dupes toujours si admirables de désintéressement, se garda bien de corrompre ceux de qui dépendait le sort de Descoings: il essaya de les éclairer! Éclairer les gens de ce temps-là, autant aurait valu les prier de rétablir les Bourbons. Le ministre girondin qui luttait alors contre Roberspierre, dit à Bridau: – De quoi te mêles-tu? Tous ceux que l'honnête chef sollicita lui répétèrent cette phrase atroce: – De quoi te mêles-tu? Bridau conseilla sagement à madame Descoings de se tenir tranquille; mais, au lieu de se concilier l'estime de la femme de ménage de Roberspierre, elle jeta feu et flamme contre cette dénonciatrice; elle alla voir un conventionnel, qui tremblait pour lui-même, et qui lui dit: – J'en parlerai à Roberspierre. La belle épicière s'endormit sur cette parole, et naturellement ce protecteur garda le plus profond silence. Quelques pains de sucre, quelques bouteilles de bonnes liqueurs données à la citoyenne Duplay, auraient sauvé Descoings. Ce petit accident prouve qu'en révolution, il est aussi dangereux d'employer à son salut des honnêtes gens que des coquins: on ne doit compter que sur soi-même. Si Descoings périt, il eut du moins la gloire d'aller à l'échafaud en compagnie d'André de Chénier. Là, sans doute, l'Épicerie et la Poésie s'embrassèrent pour la première fois en personne, car elles avaient alors et auront toujours des relations secrètes. La mort de Descoings produisit beaucoup plus de sensation que celle d'André de Chénier. Il a fallu trente ans pour reconnaître que la France avait perdu plus à la mort de Chénier qu'à celle de Descoings. La mesure de Roberspierre eut cela de bon que, jusqu'en 1830, les épiciers effrayés ne se mêlèrent plus de politique. La boutique de Descoings était à cent pas du logement de Roberspierre. Le successeur de l'épicier y fit de mauvaises affaires. César Birotteau, le célèbre parfumeur, s'établit à cette place. Mais, comme si l'échafaud y eût mis l'inexplicable contagion du malheur, l'inventeur de la Double pâte des sultanes et de l'Eau carminative s'y ruina. La solution de ce problème regarde les Sciences Occultes.

Pendant les quelques visites que le chef de bureau fit à la femme de l'infortuné Descoings, il fut frappé de la beauté calme, froide, candide, d'Agathe Rouget. Lorsqu'il vint consoler la veuve, qui fut assez inconsolable pour ne pas continuer le commerce de son second défunt, il finit par épouser cette charmante fille dans la décade, et après l'arrivée du père qui ne se fit pas attendre. Le médecin, ravi de voir les choses succédant au delà de ses souhaits, puisque sa femme devenait seule héritière des Descoings, accourut à Paris, moins pour assister au mariage d'Agathe que pour faire rédiger le contrat à sa guise. Le désintéressement et l'amour excessif du citoyen Bridau laissèrent carte blanche à la perfidie du médecin, qui exploita l'aveuglement de son gendre, comme la suite de cette histoire vous le démontrera. Madame Rouget, ou plus exactement le docteur, hérita donc de tous les biens, meubles et immeubles de monsieur et de madame Descoings père et mère, qui moururent à deux ans l'un de l'autre. Puis Rouget finit par avoir raison de sa femme, qui mourut au commencement de l'année 1799. Et il eut des vignes, et il acheta des fermes, et il acquit des forges, et il eut des laines à vendre! Son fils bien-aimé ne savait rien faire; mais il le destinait à l'état de propriétaire, il le laissa croître en richesse et en sottise, sûr que cet enfant en saurait toujours autant que les plus savants en se laissant vivre et mourir. Dès 1799, les calculateurs d'Issoudun donnaient déjà trente mille livres de rente au père Rouget. Après la mort de sa femme, le docteur mena toujours une vie débauchée; mais il la régla pour ainsi dire et la réduisit au huis-clos du chez soi. Ce médecin, plein de caractère, mourut en 1805. Dieu sait alors combien la bourgeoisie d'Issoudun parla sur le compte de cet homme, et combien d'anecdotes il circula sur son horrible vie privée. Jean-Jacques Rouget, que son père avait fini par tenir sévèrement en en reconnaissant la sottise, resta garçon par des raisons graves dont l'explication forme une partie importante de cette histoire. Son célibat fut en partie causé par la faute du docteur, comme on le verra plus tard.

Maintenant il est nécessaire d'examiner les effets de la vengeance exercée par le père sur une fille qu'il ne regardait pas comme la sienne, et qui, croyez-le bien, lui appartenait légitimement. Personne à Issoudun n'avait remarqué l'un de ces accidents bizarres qui font de la génération un abîme où la science se perd. Agathe ressemblait à la mère du docteur Rouget. De même que, selon une observation vulgaire, la goutte saute par-dessus une génération, et va d'un grand-père à un petit-fils, de même il n'est pas rare de voir la ressemblance se comportant comme la goutte.

Ainsi, l'aîné des enfants d'Agathe, qui ressemblait à sa mère, eut tout le moral du docteur Rouget, son grand-père. Léguons la solution de cet autre problème au vingtième siècle avec une belle nomenclature d'animalcules microscopiques, et nos neveux écriront peut-être autant de sottises que nos Corps Savants en ont écrit déjà sur cette question ténébreuse.

Agathe Rouget se recommandait à l'admiration publique par une de ces figures destinées, comme celle de Marie, mère de notre Seigneur, à rester toujours vierges, même après le mariage. Son portrait, qui existe encore dans l'atelier de Bridau, montre un ovale parfait, une blancheur inaltérée et sans le moindre grain de rousseur, malgré sa chevelure d'or. Plus d'un artiste en observant ce front pur, cette bouche discrète, ce nez fin, de jolies oreilles, de longs cils aux yeux, et des yeux d'un bleu foncé d'une tendresse infinie, enfin cette figure empreinte de placidité, demande aujourd'hui à notre grand peintre: – Est-ce la copie d'une tête de Raphaël? Jamais homme ne fut mieux inspiré que le Chef de Bureau en épousant cette jeune fille. Agathe réalisa l'idéal de la ménagère élevée en province et qui n'a jamais quitté sa mère. Pieuse sans être dévote, elle n'avait d'autre instruction que celle donnée aux femmes par l'Église. Aussi fut-elle une épouse accomplie dans le sens vulgaire, car son ignorance des choses de la vie engendra plus d'un malheur. L'épitaphe d'une célèbre Romaine: Elle fit de la tapisserie et garda la maison, rend admirablement compte de cette existence pure, simple et tranquille. Dès le Consulat, Bridau s'attacha fanatiquement à Napoléon, qui le nomma Chef de Division en 1804, un an avant la mort de Rouget. Riche de douze mille francs d'appointements et recevant de belles gratifications, Bridau fut très-insouciant des honteux résultats de la liquidation qui se fit à Issoudun, et par laquelle Agathe n'eut rien. Six mois avant sa mort, le père Rouget avait vendu à son fils une portion de ses biens dont le reste fut attribué à Jean-Jacques, tant à titre de donation par préférence qu'à titre d'héritier. Une avance d'hoirie de cent mille francs, faite à Agathe dans son contrat de mariage, représentait sa part dans la succession de sa mère et de son père. Idolâtre de l'Empereur, Bridau servit avec un dévouement de séide les puissantes conceptions de ce demi-dieu moderne, qui, trouvant tout détruit en France, y voulut tout organiser. Jamais le Chef de Division ne disait: Assez. Projets, mémoires, rapports, études, il accepta les plus lourds fardeaux, tant il était heureux de seconder l'Empereur; il l'aimait comme homme, il l'adorait comme souverain et ne souffrait pas la moindre critique sur ses actes ni sur ses projets. De 1804 à 1808, le Chef de Division se logea dans un grand et bel appartement sur le quai Voltaire, à deux pas de son Ministère et des Tuileries. Une cuisinière et un valet de chambre composèrent tout le domestique du ménage au temps de la splendeur de madame Bridau. Agathe, toujours levée la première, allait à la Halle accompagnée de sa cuisinière. Pendant que le domestique faisait l'appartement, elle veillait au déjeuner. Bridau ne se rendait jamais au Ministère que sur les onze heures. Tant que dura leur union, sa femme éprouva le même plaisir à lui préparer un exquis déjeuner, seul repas que Bridau fît avec plaisir. En toute saison quelque temps qu'il fît lorsqu'il partait, Agathe regardait son mari par la fenêtre allant au Ministère, et ne rentrait la tête que quand il avait tourné la rue du Bac. Elle desservait alors elle-même, donnait son coup d'œil à l'appartement; puis elle s'habillait, jouait avec ses enfants, les promenait ou recevait ses visites en attendant le retour de Bridau. Quand le Chef de Division rapportait des travaux urgents, elle s'installait auprès de sa table, dans son cabinet, muette comme une statue et tricotant en le voyant travailler, veillant tant qu'il veillait, se couchant quelques instants avant lui. Quelquefois les époux allaient au spectacle dans les loges du Ministère. Ces jours-là, le ménage dînait chez un restaurateur; et le spectacle que présentait le restaurant causait toujours à madame Bridau ce vif plaisir qu'il donne aux personnes qui n'ont pas vu Paris. Forcée souvent d'accepter de ces grands dîners priés qu'on offrait au Chef de Division qui menait une portion du Ministère de l'Intérieur, et que Bridau rendait honorablement, Agathe obéissait au luxe des toilettes d'alors; mais elle quittait au retour avec joie cette richesse d'apparat, en reprenant dans son ménage sa simplicité de provinciale. Une fois par semaine, le jeudi, Bridau recevait ses amis. Enfin il donnait un grand bal le mardi gras. Ce peu de mots est l'histoire de toute cette vie conjugale qui n'eut que trois grands événements: la naissance de deux enfants, nés à trois ans de distance, et la mort de Bridau, qui périt, en 1808, tué par ses veilles, au moment où l'Empereur allait le nommer Directeur-Général, comte et Conseiller d'État. En ce temps Napoléon s'adonna spécialement aux affaires de l'Intérieur, il accabla Bridau de travail et acheva de ruiner la santé de ce bureaucrate intrépide. Napoléon, à qui Bridau n'avait jamais rien demandé, s'était enquis de ses mœurs et de sa fortune. En apprenant que cet homme dévoué ne possédait rien que sa place, il reconnut une de ces âmes incorruptibles qui rehaussaient, qui moralisaient son administration, et il voulut surprendre Bridau par d'éclatantes récompenses. Le désir de terminer un immense travail avant le départ de l'Empereur pour l'Espagne tua le Chef de Division, qui mourut d'une fièvre inflammatoire. A son retour, l'Empereur, qui vint préparer en quelques jours à Paris sa campagne de 1809, dit en apprenant cette perte: – Il y a des hommes qu'on ne remplace jamais! Frappé d'un dévouement que n'attendait aucun de ces brillants témoignages réservés à ses soldats, l'Empereur résolut de créer un Ordre richement rétribué pour le civil comme il avait créé la Légion-d'Honneur pour le militaire. L'impression produite sur lui par la mort de Bridau lui fit imaginer l'Ordre de la Réunion; mais il n'eut pas le temps d'achever cette création aristocratique dont le souvenir est si bien aboli, qu'au nom de cet ordre éphémère, la plupart des lecteurs se demanderont quel en était l'insigne: il se portait avec un ruban bleu. L'Empereur appela cet ordre la Réunion dans la pensée de confondre l'ordre de la Toison-d'Or de la cour d'Espagne avec l'ordre de la Toison-d'Or de la cour d'Autriche. La Providence, a dit un diplomate prussien, a su empêcher cette profanation. L'Empereur se fit rendre compte de la situation de madame Bridau. Les deux enfants eurent chacun une bourse entière au lycée Impérial, et l'Empereur mit tous les frais de leur éducation à la charge de sa cassette. Puis il inscrivit madame Bridau pour une pension de quatre mille francs, en se réservant sans doute de veiller à la fortune des deux fils. Depuis son mariage jusqu'à la mort de son mari, madame Bridau n'eut pas la moindre relation avec Issoudun. Elle était sur le point d'accoucher de son second fils au moment où elle perdit sa mère. Quand son père, de qui elle se savait peu aimée, mourut, il s'agissait du sacre de l'Empereur, et le couronnement donna tant de travail à Bridau qu'elle ne voulut pas quitter son mari. Jean-Jacques Rouget, son frère, ne lui avait pas écrit un mot depuis son départ d'Issoudun. Tout en s'affligeant de la tacite répudiation de sa famille, Agathe finit par penser très-rarement à ceux qui ne pensaient point à elle. Elle recevait tous les ans une lettre de sa marraine, madame Hochon, à laquelle elle répondait des banalités, sans étudier les avis que cette excellente et pieuse femme lui donnait à mots couverts. Quelque temps avant la mort du docteur Rouget, madame Hochon écrivit à sa filleule qu'elle n'aurait rien de son père si elle n'envoyait sa procuration à monsieur Hochon. Agathe eut de la répugnance à tourmenter son frère. Soit que Bridau comprît que la spoliation était conforme au Droit et à la Coutume du Berry, soit que cet homme pur et juste partageât la grandeur d'âme et l'indifférence de sa femme en matière d'intérêt, il ne voulut point écouter Roguin, son notaire, qui lui conseillait de profiter de sa position pour contester les actes par lesquels le père avait réussi à priver sa fille de sa part légitime. Les époux approuvèrent ce qui se fit alors à Issoudun. Cependant, en ces circonstances Roguin avait fait réfléchir le Chef de Division sur les intérêts compromis de sa femme. Cet homme supérieur pensa que, s'il mourait, Agathe se trouverait sans fortune. Il voulut alors examiner l'état de ses affaires, il trouva que, de 1793 à 1805, sa femme et lui avaient été forcés de prendre environ trente mille francs sur les cinquante mille francs effectifs que le vieux Rouget avait donnés à sa fille, et il plaça les vingt mille francs restant sur le Grand-Livre. Les fonds étaient alors à quarante, Agathe eut donc environ deux mille livres de rente sur l'État. Veuve, madame Bridau pouvait donc vivre honorablement avec six mille livres de rente. Toujours femme de province, elle voulut renvoyer le domestique de Bridau, ne garder que sa cuisinière et changer d'appartement; mais son amie intime qui persistait à se dire sa tante, madame Descoings, vendit son mobilier, quitta son appartement et vint demeurer avec Agathe, en faisant du cabinet de feu Bridau une chambre à coucher. Ces deux veuves réunirent leurs revenus et se virent à la tête de douze mille francs de rente. Cette conduite semble simple et naturelle. Mais rien dans la vie n'exige plus d'attention que les choses qui paraissent naturelles, on se défie toujours assez de l'extraordinaire; aussi voyez-vous les hommes d'expérience, les avoués, les juges, les médecins, les prêtres attachant une énorme importance aux affaires simples: on les trouve méticuleux. Le serpent sous les fleurs est un des plus beaux mythes que l'Antiquité nous ait légués pour la conduite de nos affaires. Combien de fois les sots, pour s'excuser à leurs propres yeux et à ceux des autres, s'écrient: – C'était si simple que tout le monde y aurait été pris!

En 1809, madame Descoings, qui ne disait point son âge, avait soixante-cinq ans. Nommée dans son temps la belle épicière, elle était une de ces femmes si rares que le temps respecte, et devait à une excellente constitution le privilége de garder une beauté qui néanmoins ne soutenait pas un examen sérieux. De moyenne taille, grasse, fraîche, elle avait de belles épaules, un teint légèrement rosé. Ses cheveux blonds, qui tiraient sur le châtain, n'offraient pas, malgré la catastrophe de Descoings, le moindre changement de couleur. Excessivement friande, elle aimait à se faire de bons petits plats; mais, quoiqu'elle parût beaucoup penser à la cuisine, elle adorait aussi le spectacle et cultivait un vice enveloppé par elle dans le plus profond mystère: elle mettait à la loterie! Ne serait-ce pas cet abîme que la mythologie nous a signalé par le tonneau des Danaïdes? La Descoings, on doit nommer ainsi une femme qui jouait à la loterie, dépensait peut-être un peu trop en toilette, comme toutes les femmes qui ont le bonheur de rester jeunes long-temps; mais, hormis ces légers défauts, elle était la femme la plus agréable à vivre. Toujours de l'avis de tout le monde, ne contrariant personne, elle plaisait par une gaieté douce et communicative. Elle possédait surtout une qualité parisienne qui séduit les commis retraités et les vieux négociants: elle entendait la plaisanterie!.. Si elle ne se remaria pas en troisièmes noces, ce fut sans doute la faute de l'époque. Durant les guerres de l'Empire, les gens à marier trouvaient trop facilement des jeunes filles belles et riches pour s'occuper des femmes de soixante ans. Madame Descoings voulut égayer madame Bridau, elle la fit aller souvent au spectacle et en voiture, elle lui composa d'excellents petits dîners, elle essaya même de la marier avec son fils Bixiou. Hélas! elle lui avoua le terrible secret profondément gardé par elle, par défunt Descoings et par son notaire. La jeune, l'élégante Descoings, qui se donnait trente-six ans, avait un fils de trente-cinq ans, nommé Bixiou, déjà veuf, major au 21e de ligne, qui périt colonel à Dresde en laissant un fils unique. La Descoings, qui ne voyait jamais que secrètement son petit-fils Bixiou, le faisait passer pour le fils d'une première femme de son mari. Sa confidence fut un acte de prudence: le fils du colonel, élevé au lycée Impérial avec les deux fils Bridau, y eut une demi-bourse. Ce garçon, déjà fin et malicieux au lycée, s'est fait plus tard une grande réputation comme dessinateur et comme homme d'esprit. Agathe n'aimait plus rien au monde que ses enfants et ne voulait plus vivre que pour eux, elle se refusa à de secondes noces et par raison et par fidélité. Mais il est plus facile à une femme d'être bonne épouse que d'être bonne mère. Une veuve a deux tâches dont les obligations se contredisent: elle est mère et doit exercer la puissance paternelle. Peu de femmes sont assez fortes pour comprendre et jouer ce double rôle. Aussi la pauvre Agathe, malgré ses vertus, fut-elle la cause innocente de bien des malheurs. Par suite de son peu d'esprit et de la confiance à laquelle s'habituent les belles âmes, Agathe fut la victime de madame Descoings qui la plongea dans un effroyable malheur. La Descoings nourrissait des ternes, et la loterie ne faisait pas crédit à ses actionnaires. En gouvernant la maison, elle put employer à ses mises l'argent destiné au ménage qu'elle endetta progressivement, dans l'espoir d'enrichir son petit-fils Bixiou, sa chère Agathe et les petits Bridau. Quand les dettes arrivèrent à dix mille francs, elle fit de plus fortes mises en espérant que son terne favori, qui n'était pas sorti depuis neuf ans, comblerait l'abîme du déficit. La dette monta dès lors rapidement. Arrivée au chiffre de vingt mille francs, la Descoings perdit la tête et ne gagna pas le terne. Elle voulut alors engager sa fortune pour rembourser sa nièce; mais Roguin, son notaire, lui démontra l'impossibilité de cet honnête dessein. Feu Rouget, à la mort de son beau-frère Descoings, en avait pris la succession en désintéressant madame Descoings par un usufruit qui grevait les biens de Jean-Jacques Rouget. Aucun usurier ne voudrait prêter vingt mille francs à une femme de soixante-sept ans sur un usufruit d'environ quatre mille francs, dans une époque où les placements à dix pour cent abondaient. Un matin la Descoings alla se jeter aux pieds de sa nièce, et, tout en sanglotant, avoua l'état des choses: madame Bridau ne lui fit aucun reproche, elle renvoya le domestique et la cuisinière, vendit le superflu de son mobilier, vendit les trois quarts de son inscription sur le Grand-Livre, paya tout, et donna congé de son appartement.

Un des plus horribles coins de Paris est certainement la portion de la rue Mazarine, à partir de la rue Guénégaud jusqu'à l'endroit où elle se réunit à la rue de Seine, derrière le palais de l'Institut. Les hautes murailles grises du collége et de la bibliothèque que le cardinal Mazarin offrit à la ville de Paris, et où devait un jour se loger l'Académie française, jettent des ombres glaciales sur ce coin de rue; le soleil s'y montre rarement, la bise du nord y souffle. La pauvre veuve ruinée vint se loger au troisième étage d'une des maisons situées dans ce coin humide, noir et froid. Devant cette maison s'élèvent les bâtiments de l'Institut, où se trouvaient alors les loges des animaux féroces connus sous le nom d'artistes par les bourgeois et sous le nom de rapins dans les ateliers. On y entrait rapin, on pouvait en sortir élève du gouvernement à Rome. Cette opération ne se faisait pas sans des tapages extraordinaires aux époques de l'année où l'on enfermait les concurrents dans ces loges. Pour être lauréats, ils devaient avoir fait, dans un temps donné, qui sculpteur, le modèle en terre glaise d'une statue; qui peintre, l'un des tableaux que vous pouvez voir à l'école des Beaux-Arts; qui musicien, une cantate; qui architecte, un projet de monument. Au moment où ces lignes sont écrites, cette ménagerie a été transportée de ces bâtiments sombres et froids dans l'élégant palais des Beaux-Arts, à quelques pas de là. Des fenêtres de madame Bridau, l'œil plongeait sur ces loges grillées, vue profondément triste. Au nord, la perspective est bornée par le dôme de l'Institut. En remontant la rue, les yeux ont pour toute récréation la file de fiacres qui stationnent dans le haut de la rue Mazarine. Aussi la veuve finit-elle par mettre sur ses fenêtres trois caisses pleines de terre, où elle cultiva l'un de ces jardins aériens que menacent les ordonnances de police, et dont les végétations raréfient le jour et l'air. Cette maison, adossée à une autre qui donne rue de Seine, a nécessairement peu de profondeur, l'escalier y tourne sur lui-même. Ce troisième étage est le dernier. Trois fenêtres, trois pièces: une salle à manger, un petit salon, une chambre à coucher; et en face, de l'autre côté du palier, une petite cuisine au-dessus, deux chambres de garçon et un immense grenier sans destination. Madame Bridau choisit ce logement pour trois raisons: la modicité, il coûtait quatre cents francs, aussi fit-elle un bail de neuf ans; la proximité du collége, elle était à peu de distance du lycée Impérial; enfin elle restait dans le quartier où elle avait pris ses habitudes. L'intérieur de l'appartement fut en harmonie avec la maison. La salle à manger, tendue d'un petit papier jaune à fleurs vertes, et dont le carreau rouge ne fut pas frotté, n'eut que le strict nécessaire: une table, deux buffets, six chaises, le tout provenant de l'appartement quitté. Le salon fut orné d'un tapis d'Aubusson donné à Bridau lors du renouvellement du mobilier au Ministère. La veuve y mit un de ces meubles communs, en acajou, à têtes égyptiennes, que Jacob Desmalter fabriquait par grosses en 1806, et garni d'une étoffe en soie verte à rosaces blanches. Au-dessus du canapé, le portrait de Bridau fait au pastel par une main amie attirait aussitôt les regards. Quoique l'art pût y trouver à reprendre, on reconnaissait bien sur le front la fermeté de ce grand citoyen obscur. La sérénité de ses yeux, à la fois doux et fiers, y était bien rendue. La sagacité, de laquelle ses lèvres prudentes témoignaient, et le souvenir franc, l'air de cet homme de qui l'Empereur disait: Justum et tenacem avaient été saisis, sinon avec talent, du moins avec exactitude. En considérant ce portrait, on voyait que l'homme avait toujours fait son devoir. Sa physionomie exprimait cette incorruptibilité qu'on accorde à plusieurs hommes employés sous la République. En regard et au-dessus d'une table à jeu brillait le portrait de l'Empereur colorié, fait par Vernet, et où Napoléon passe rapidement à cheval, suivi de son escorte. Agathe se donna deux grandes cages d'oiseaux, l'une pleine de serins, l'autre d'oiseaux des Indes. Elle s'adonnait à ce goût enfantin depuis la perte, irréparable pour elle comme pour beaucoup de monde, qu'elle avait faite. Quant à la chambre de la veuve, elle fut, au bout de trois mois, ce qu'elle devait être jusqu'au jour néfaste où elle fut obligée de la quitter, un fouillis qu'aucune description ne pourrait mettre en ordre. Les chats y faisaient leur domicile sur les bergères; les serins, mis parfois en liberté, y laissaient des virgules sur tous les meubles. La pauvre bonne veuve y posait pour eux du millet et du mouron en plusieurs endroits. Les chats y trouvaient des friandises dans des soucoupes écornées. Les hardes traînaient. Cette chambre sentait la province et la fidélité. Tout ce qui avait appartenu à feu Bridau y fut soigneusement conservé. Ses ustensiles de bureau obtinrent les soins qu'autrefois la veuve d'un paladin eût donnés à ses armes. Chacun comprendra le culte touchant de cette femme d'après un seul détail. Elle avait enveloppé, cacheté une plume, et mis cette inscription sur l'enveloppe: «Dernière plume dont se soit servi mon cher mari.» La tasse dans laquelle il avait bu sa dernière gorgée était sous verre sur la cheminée. Les bonnets et les faux cheveux trônèrent plus tard sur les globes de verre qui recouvraient ces précieuses reliques. Depuis la mort de Bridau, il n'y avait plus chez cette jeune veuve de trente-cinq ans ni trace de coquetterie ni soin de femme. Séparée du seul homme qu'elle eût connu, estimé, aimé, qui ne lui avait pas donné le moindre chagrin, elle ne s'était plus sentie femme, tout lui fut indifférent; elle ne s'habilla plus. Jamais rien ne fut ni plus simple ni plus complet que cette démission du bonheur conjugal et de la coquetterie. Certains êtres reçoivent de l'amour la puissance de transporter leur moi dans un autre; et quand il leur est enlevé, la vie ne leur est plus possible. Agathe, qui ne pouvait plus exister que pour ses enfants, éprouvait une tristesse infinie en voyant combien de privations sa ruine allait leur imposer. Depuis son emménagement rue Mazarine, elle eut dans sa physionomie une teinte de mélancolie qui la rendit touchante. Elle comptait bien un peu sur l'Empereur, mais l'Empereur ne pouvait rien faire de plus que ce qu'il faisait pour le moment: sa cassette donnait par an six cents francs pour chaque enfant, outre la bourse.

Quant à la brillante Descoings, elle occupa, au second, un appartement pareil à celui de sa nièce. Elle avait fait à madame Bridau une délégation de mille écus à prendre par préférence sur son usufruit. Roguin le notaire avait mis madame Bridau en règle à cet égard, mais il fallait environ sept ans pour que ce lent remboursement eût réparé le mal. Roguin, chargé de rétablir les quinze cents francs de rente, encaissait à mesure les sommes ainsi retenues. La Descoings, réduite à douze cents francs, vivait petitement avec sa nièce. Ces deux honnêtes, mais faibles créatures, prirent pour le matin seulement une femme de ménage. La Descoings, qui aimait à cuisiner, faisait le dîner. Le soir, quelques amis, des employés du Ministère autrefois placés par Bridau, venaient faire la partie avec les deux veuves. La Descoings nourrissait toujours son terne, qui s'entêtait, disait-elle, à ne pas sortir. Elle espérait rendre d'un seul coup ce qu'elle avait emprunté forcément à sa nièce. Elle aimait les deux petits Bridau plus que son petit-fils Bixiou, tant elle avait le sentiment de ses torts envers eux, et tant elle admirait la bonté de sa nièce, qui, dans ses plus grandes souffrances, ne lui adressa jamais le moindre reproche. Aussi croyez que Joseph et Philippe étaient choyés par la Descoings. Semblable à toutes les personnes qui ont un vice à se faire pardonner, la vieille actionnaire de la loterie impériale de France leur arrangeait de petits dîners chargés de friandises. Plus tard, Joseph et Philippe pouvaient extraire avec la plus grande facilité de sa poche quelque argent, le cadet pour des fusains, des crayons, du papier, des estampes; l'aîné pour des chaussons aux pommes, des billes, des ficelles et des couteaux. Sa passion l'avait amenée à se contenter de cinquante francs par mois pour toutes ses dépenses, afin de pouvoir jouer le reste.

De son côté, madame Bridau, par amour maternel, ne laissait pas sa dépense s'élever à une somme plus considérable. Pour se punir de sa confiance, elle se retranchait héroïquement ses petites jouissances. Comme chez beaucoup d'esprits timides et d'intelligence bornée, un seul sentiment froissé et sa défiance réveillée l'amenaient à déployer si largement un défaut, qu'il prenait la consistance d'une vertu. L'Empereur pouvait oublier, se disait-elle, il pouvait périr dans une bataille, sa pension cesserait avec elle. Elle frémissait en voyant des chances pour que ses enfants restassent sans aucune fortune au monde. Incapable de comprendre les calculs de Roguin quand il essayait de lui démontrer qu'en sept ans une retenue de trois mille francs sur l'usufruit de madame Descoings lui rétablirait les rentes vendues, elle ne croyait ni au notaire, ni à sa tante, ni à l'État, elle ne comptait plus que sur elle-même et sur ses privations. En mettant chaque année de côté mille écus sur sa pension, elle aurait trente mille francs au bout de dix ans, avec lesquels elle constituerait déjà quinze cents francs de rentes pour un de ses enfants. A trente-six ans, elle avait assez le droit de croire pouvoir vivre encore vingt ans; et, en suivant ce système, elle devait donner à chacun d'eux le strict nécessaire. Ainsi ces deux veuves étaient passées d'une fausse opulence à une misère volontaire, l'une sous la conduite d'un vice, et l'autre sous les enseignes de la vertu la plus pure. Rien de toutes ces choses si menues n'est inutile à l'enseignement profond qui résultera de cette histoire prise aux intérêts les plus ordinaires de la vie, mais dont la portée n'en sera peut-être que plus étendue. La vue des loges, le frétillement des rapins dans la rue, la nécessité de regarder le ciel pour se consoler des effroyables perspectives qui cernent ce coin toujours humide, l'aspect de ce portrait encore plein d'âme et de grandeur malgré le faire du peintre amateur, le spectacle des couleurs riches, mais vieillies et harmonieuses, de cet intérieur doux et calme, la végétation des jardins aériens, la pauvreté de ce ménage, la préférence de la mère pour son aîné, son opposition aux goûts du cadet, enfin l'ensemble de faits et de circonstances qui sert de préambule à cette histoire contient peut-être les causes génératrices auxquelles nous devons Joseph Bridau, l'un des grands peintres de l'École française actuelle.

Philippe, l'aîné des deux enfants de Bridau, ressemblait d'une manière frappante à sa mère. Quoique ce fût un garçon blond aux yeux bleus, il avait un air tapageur qui se prenait facilement pour de la vivacité, pour du courage. Le vieux Claparon, entré au Ministère en même temps que Bridau, et l'un des fidèles amis qui venaient le soir faire la partie des deux veuves, disait deux ou trois fois par mois à Philippe, en lui donnant une tape sur la joue: – Voilà un petit gaillard qui n'aura pas froid aux yeux! L'enfant stimulé prit, par fanfaronnade, une sorte de résolution. Cette pente une fois donnée à son caractère, il devint adroit à tous les exercices corporels. A force de se battre au lycée, il contracta cette hardiesse et ce mépris de la douleur qui engendre la valeur militaire; mais naturellement il contracta la plus grande aversion pour l'étude, car l'éducation publique ne résoudra jamais le problème difficile du développement simultané du corps et de l'intelligence. Agathe concluait de sa ressemblance purement physique avec Philippe à une concordance morale, et croyait fermement retrouver un jour en lui sa délicatesse de sentiments agrandie par la force de l'homme. Philippe avait quinze ans au moment où sa mère vint s'établir dans le triste appartement de la rue Mazarine, et la gentillesse des enfants de cet âge confirmait alors les croyances maternelles. Joseph, de trois ans moins âgé, ressemblait à son père, mais en mal. D'abord, son abondante chevelure noire était toujours mal peignée quoi qu'on fît; tandis que, malgré sa vivacité, son frère restait toujours joli. Puis, sans qu'on sût par quelle fatalité, mais une fatalité trop constante devient une habitude, Joseph ne pouvait conserver aucun vêtement propre: habillé de vêtements neufs, il en faisait aussitôt de vieux habits. L'aîné, par amour-propre, avait soin de ses affaires. Insensiblement, la mère s'accoutumait à gronder Joseph et à lui donner son frère pour exemple. Agathe ne montrait donc pas toujours le même visage à ses deux enfants; et, quand elle les allait chercher, elle disait de Joseph: – Dans quel état m'aura-t-il mis ses affaires? Ces petites choses poussaient son cœur dans l'abîme de la préférence maternelle. Personne, parmi les êtres extrêmement ordinaires qui formaient la société des deux veuves, ni le père du Bruel, ni le vieux Claparon, ni Desroches le père, ni même l'abbé Loraux, le confesseur d'Agathe, ne remarqua la pente de Joseph vers l'observation. Dominé par son goût, le futur coloriste ne faisait attention à rien de ce qui le concernait; et, pendant son enfance, cette disposition ressembla si bien à de la torpeur, que son père avait eu des inquiétudes sur lui. La capacité extraordinaire de la tête, l'étendue du front avaient tout d'abord fait craindre que l'enfant ne fût hydrocéphale. Sa figure si tourmentée, et dont l'originalité peut passer pour de la laideur aux yeux de ceux qui ne connaissent pas la valeur morale d'une physionomie, fut pendant sa jeunesse assez rechignée. Les traits, qui, plus tard, se développèrent, semblaient être contractés, et la profonde attention que l'enfant prêtait aux choses les crispait encore. Philippe flattait donc toutes les vanités de sa mère à qui Joseph n'attirait pas le moindre compliment. Il échappait à Philippe de ces mots heureux, de ces reparties qui font croire aux parents que leurs enfants seront des hommes remarquables, tandis que Joseph restait taciturne et songeur. La mère espérait des merveilles de Philippe, elle ne comptait point sur Joseph. La prédisposition de Joseph pour l'Art fut développée par le fait le plus ordinaire: en 1812, aux vacances de Pâques, en revenant de se promener aux Tuileries avec son frère et madame Descoings, il vit un élève faisant sur le mur la caricature de quelque professeur, et l'admiration le cloua sur le pavé devant ce trait à la craie qui pétillait de malice. Le lendemain, il se mit à la fenêtre, observa l'entrée des élèves par la porte de la rue Mazarine, descendit furtivement et se coula dans la longue cour de l'Institut où il aperçut les statues, les bustes, les marbres commencés, les terres cuites, les plâtres qu'il contempla fiévreusement. Son instinct se révélait, sa vocation l'agitait. Il entra dans une salle basse dont la porte était entr'ouverte, et y vit une dizaine de jeunes gens dessinant une statue. Son petit cœur palpita, mais il fut aussitôt l'objet de mille plaisanteries.

– Petit, petit! fit le premier qui l'aperçut en prenant de la mie de pain et la lui jetant émiettée.

– A qui l'enfant?

– Dieu! qu'il est laid!

Enfin, pendant un quart d'heure, Joseph essuya les charges de l'atelier du grand statuaire Chaudet; mais, après s'être bien moqué de lui, les élèves furent frappés de sa persistance, de sa physionomie, et lui demandèrent ce qu'il voulait. Joseph répondit qu'il avait bien envie de savoir dessiner; et, là-dessus, chacun de l'encourager. L'enfant, pris à ce ton d'amitié, raconta comme quoi il était le fils de madame Bridau.

– Oh! dès que tu es le fils de madame Bridau, s'écria-t-on de tous les coins de l'atelier, tu peux devenir un grand homme. Vive le fils à madame Bridau! Est-elle jolie, ta mère? S'il faut en juger sur l'échantillon de ta boule, elle doit être un peu chique!

– Ah! tu veux être artiste, dit le plus âgé des élèves en quittant sa place et venant à Joseph pour lui faire une charge; mais sais-tu bien qu'il faut être crâne et supporter de grandes misères? Oui, il y a des épreuves à vous casser bras et jambes. Tous ces crapauds que tu vois, eh! bien, il n'y en a pas un qui n'ait passé par les épreuves. Celui-là, tiens, il est resté sept jours sans manger! Voyons si tu peux être un artiste?

Il lui prit un bras et le lui éleva droit en l'air; puis il plaça l'autre comme si Joseph avait à donner un coup de poing.

– Nous appelons cela l'épreuve du télégraphe, reprit-t-il. Si tu restes ainsi, sans baisser ni changer la position de tes membres pendant un quart d'heure, eh! bien, tu auras donné la preuve d'être un fier crâne.

– Allons, petit, du courage, dirent les autres. Ah! dame, il faut souffrir pour être artiste.

Joseph, dans sa bonne foi d'enfant de treize ans, demeura immobile pendant environ cinq minutes, et tous les élèves le regardaient sérieusement.

– Oh! tu baisses, disait l'un.

– Eh! tiens-toi, saperlotte! disait l'autre. L'Empereur Napoléon est bien resté pendant un mois comme tu le vois là, dit un élève en montrant la belle statue de Chaudet.

L'Empereur, debout, tenait le sceptre impérial, et cette statue fut abattue, en 1814, de la colonne qu'elle couronnait si bien. Au bout de dix minutes, la sueur brillait en perles sur le front de Joseph. En ce moment un petit homme chauve, pâle et maladif, entra. Le plus respectueux silence régna dans l'atelier.

– Eh! bien, gamins, que faites-vous? dit-il en regardant le martyr de l'atelier.

– C'est un petit bonhomme qui pose, dit le grand élève qui avait disposé Joseph.

– N'avez-vous pas honte de torturer un pauvre enfant ainsi? dit Chaudet en abaissant les deux membres de Joseph. Depuis quand es-tu là? demanda-t-il à Joseph en lui donnant sur la joue une petite tape d'amitié.

– Depuis un quart d'heure.

– Et qui t'amène ici?

– Je voudrais être artiste.

– Et d'où sors-tu, d'où viens-tu?

– De chez maman.

– Oh! maman! crièrent les élèves.

– Silence dans les cartons! cria Chaudet. Que fait ta maman?

– C'est madame Bridau. Mon papa, qui est mort, était un ami de l'Empereur. Aussi l'Empereur, si vous voulez m'apprendre à dessiner, payera-t-il tout ce que vous demanderez.

– Son père était Chef de Division au Ministère de l'Intérieur, s'écria Chaudet frappé d'un souvenir. Et tu veux être artiste déjà?

– Oui, monsieur.

– Viens ici tant que tu voudras, et l'on t'y amusera! Donnez-lui un carton, du papier, des crayons, et laissez-le faire. Apprenez, drôles, dit le sculpteur, que son père m'a obligé. Tiens, Corde-à-Puits, va chercher des gâteaux, des friandises et des bonbons, dit-il en donnant de la monnaie à l'élève qui avait abusé de Joseph. Nous verrons bien si tu es un artiste à la manière dont tu chiqueras les légumes, reprit Chaudet en caressant le menton de Joseph.

Puis il passa les travaux de ses élèves en revue, accompagné de l'enfant qui regardait, écoutait et tâchait de comprendre. Les friandises arrivèrent. Tout l'atelier, le sculpteur lui-même et l'enfant donnèrent leur coup de dent. Joseph fut alors caressé tout aussi bien qu'il avait été mystifié. Cette scène, où la plaisanterie et le cœur des artistes se révélaient et qu'il comprit instinctivement, fit une prodigieuse impression sur l'enfant. L'apparition de Chaudet, sculpteur, enlevé par une mort prématurée, et que la protection de l'Empereur signalait à la gloire, fut pour Joseph comme une vision. L'enfant ne dit rien à sa mère de cette escapade; mais, tous les dimanches et tous les jeudis, il passa trois heures à l'atelier de Chaudet. La Descoings, qui favorisait les fantaisies des deux chérubins, donna dès lors à Joseph des crayons, de la sanguine, des estampes et du papier à dessiner. Au Lycée impérial, le futur artiste croquait ses maîtres, il dessinait ses camarades, il charbonnait les dortoirs, et fut d'une étonnante assiduité à la classe de dessin. Lemire, professeur du lycée Impérial, frappé non-seulement des dispositions, mais des progrès de Joseph, vint avertir madame Bridau de la vocation de son fils. Agathe, en femme de province qui comprenait aussi peu les arts qu'elle comprenait bien le ménage, fut saisie de terreur. Lemire parti, la veuve se mit à pleurer.

– Ah! dit-elle quand la Descoings vint, je suis perdue! Joseph, de qui je voulais faire un employé, qui avait sa route toute tracée au Ministère de l'Intérieur où, protégé par l'ombre de son père, il serait devenu chef de bureau à vingt-cinq ans, eh! bien, il veut se mettre peintre, un état de va-nu-pieds. Je prévoyais bien que cet enfant-là ne me donnerait que des chagrins!

Madame Descoings avoua que, depuis plusieurs mois, elle encourageait la passion de Joseph, et couvrait, le dimanche et le jeudi, ses évasions à l'Institut. Au Salon, où elle l'avait conduit, l'attention profonde que le petit bonhomme donnait aux tableaux tenait du miracle.

– S'il comprend la peinture à treize ans, ma chère, dit-elle, votre Joseph sera un homme de génie.

– Oui, voyez où le génie a conduit son père! à mourir usé par le travail à quarante ans.

Dans les derniers jours de l'automne, au moment où Joseph allait entrer dans sa quatorzième année, Agathe descendit, malgré les instances de la Descoings, chez Chaudet, pour s'opposer à ce qu'on lui débauchât son fils. Elle trouva Chaudet, en sarrau bleu, modelant sa dernière statue; il reçut presque mal la veuve de l'homme qui jadis l'avait servi dans une circonstance assez critique; mais, attaqué déjà dans sa vie, il se débattait avec cette fougue à laquelle on doit de faire, en quelques moments, ce qu'il est difficile d'exécuter en quelques mois; il rencontrait une chose long-temps cherchée, il maniait son ébauchoir et sa glaise par des mouvements saccadés qui parurent à l'ignorante Agathe être ceux d'un maniaque. En toute autre disposition, Chaudet se fût mis à rire; mais en entendant cette mère maudire les arts, se plaindre de la destinée qu'on imposait à son fils et demander qu'on ne le reçût plus à son atelier, il entra dans une sainte fureur.

– J'ai des obligations à défunt votre mari, je voulais m'acquitter en encourageant son fils, en veillant aux premiers pas de votre petit Joseph dans la plus grande de toutes les carrières! s'écria-t-il. Oui, madame, apprenez, si vous ne le savez pas, qu'un grand artiste est un roi, plus qu'un roi: d'abord il est plus heureux, il est indépendant, il vit à sa guise; puis il règne dans le monde de la fantaisie. Or, votre fils a le plus bel avenir! des dispositions comme les siennes sont rares, elles ne se sont dévoilées de si bonne heure que chez les Giotto, les Raphaël, les Titien, les Rubens, les Murillo; car il me semble devoir être plutôt peintre que sculpteur. Jour de Dieu! si j'avais un fils semblable, je serais aussi heureux que l'Empereur l'est de s'être donné le roi de Rome! Enfin, vous êtes maîtresse du sort de votre enfant. Allez, madame! faites-en un imbécile, un homme qui ne fera que marcher en marchant, un misérable gratte-papier: vous aurez commis un meurtre. J'espère bien que, malgré vos efforts, il sera toujours artiste. La vocation est plus forte que tous les obstacles par lesquels on s'oppose à ses effets! La vocation, le mot veut dire l'appel, eh! c'est l'élection par Dieu! Seulement vous rendrez votre enfant malheureux! Il jeta dans un baquet avec violence la glaise dont il n'avait plus besoin, et dit alors à son modèle: – Assez pour aujourd'hui.

Agathe leva les yeux et vit une femme nue assise sur une escabelle dans un coin de l'atelier, où son regard ne s'était pas encore porté; et ce spectacle la fit sortir avec horreur.

– Vous ne recevrez plus ici le petit Bridau, vous autres, dit Chaudet à ses élèves. Cela contrarie madame sa mère.

– Hue! crièrent les élèves quand Agathe ferma la porte.

– Et Joseph allait là! se dit la pauvre mère effrayée de ce qu'elle avait vu et entendu.

Dès que les élèves en sculpture et en peinture apprirent que madame Bridau ne voulait pas que son fils devînt un artiste, tout leur bonheur fut d'attirer Joseph chez eux. Malgré la promesse que sa mère tira de lui de ne plus aller à l'Institut, l'enfant se glissa souvent dans l'atelier que Regnauld y avait, et on l'y encouragea à barbouiller des toiles. Quand la veuve voulut se plaindre, les élèves de Chaudet lui dirent que monsieur Regnauld n'était pas Chaudet; elle ne leur avait pas d'ailleurs donné monsieur son fils à garder, et mille autres plaisanteries. Ces atroces rapins composèrent et chantèrent une chanson sur madame Bridau, en cent trente-sept couplets.

Le soir de cette triste journée, Agathe refusa de jouer, et resta dans la bergère en proie à une si profonde tristesse que parfois elle eut des larmes dans ses beaux yeux.

– Qu'avez-vous, madame Bridau? lui dit le vieux Claparon.

– Elle croit que son fils mendiera son pain parce qu'il a la bosse de la peinture, dit la Descoings; mais moi je n'ai pas le plus léger souci pour l'avenir de mon beau-fils, le petit Bixiou, qui, lui aussi a la fureur de dessiner. Les hommes sont faits pour percer.

– Madame a raison, dit le sec et dur Desroches qui n'avait jamais pu malgré ses talents devenir sous-chef. Moi je n'ai qu'un fils heureusement; car avec mes dix-huit cents francs et une femme qui gagne à peine douze cents francs avec son bureau de papier timbré, que serais-je devenu? J'ai mis mon gars petit-clerc chez un avoué, il a vingt-cinq francs par mois et le déjeuner, je lui en donne autant; il dîne et il couche à la maison: voilà tout, il faut bien qu'il aille, et il fera son chemin! Je taille à mon gaillard plus de besogne que s'il était au Collége, et il sera quelque jour Avoué; quand je lui paye un spectacle, il est heureux comme un roi, il m'embrasse, oh! je le tiens roide, il me rend compte de l'emploi de son argent. Vous êtes trop bonne pour vos enfants. Si votre fils veut manger de la vache enragée, laissez-le faire! il deviendra quelque chose.

– Moi, dit du Bruel, vieux Chef de Division qui venait de prendre sa retraite, le mien n'a que seize ans, sa mère l'adore; mais je n'écouterais pas une vocation qui se déclarerait de si bonne heure. C'est alors pure fantaisie, un goût qui doit passer! Selon moi, les garçons ont besoin d'être dirigés…

– Vous, monsieur, vous êtes riche, vous êtes un homme et vous n'avez qu'un fils, dit Agathe.

– Ma foi, reprit Claparon, les enfants sont nos tyrans (en cœur). Le mien me fait enrager, il m'a mis sur la paille, j'ai fini par ne plus m'en occuper du tout (indépendance). Eh! bien, il en est plus heureux, et moi aussi. Le drôle est cause en partie de la mort de sa pauvre mère. Il s'est fait commis-voyageur, et il a bien trouvé son lot; il n'était pas plutôt à la maison qu'il en voulait sortir, il ne tenait jamais en place, il n'a rien voulu apprendre; tout ce que je demande à Dieu, c'est que je meure sans lui avoir vu déshonorer mon nom! Ceux qui n'ont pas d'enfants ignorent bien des plaisirs, mais ils évitent aussi bien des souffrances.

– Voilà les pères! se dit Agathe en pleurant de nouveau.

– Ce que je vous en dis, ma chère madame Bridau, c'est pour vous faire voir qu'il faut laisser votre enfant devenir peintre; autrement, vous perdriez votre temps…

– Si vous étiez capable de le morigéner, reprit l'âpre Desroches, je vous dirais de vous opposer à ses goûts; mais, faible comme je vous vois avec eux, laissez-le barbouiller, crayonner.

– Perdu! dit Claparon.

– Comment, perdu? s'écria la pauvre mère.

– Eh! oui, mon indépendance en cœur, cette allumette de Desroches me fait toujours perdre.

– Consolez-vous, Agathe, dit la Descoings, Joseph sera un grand homme.

Après cette discussion, qui ressemble à toutes les discussions humaines, les amis de la veuve se réunirent au même avis, et cet avis ne mettait pas de terme à ses perplexités. On lui conseilla de laisser Joseph suivre sa vocation.

– Si ce n'est pas un homme de génie, lui dit du Bruel qui courtisait Agathe, vous pourrez toujours le mettre dans l'administration.

Sur le haut de l'escalier, la Descoings, en reconduisant les trois vieux employés, les nomma des sages de la Grèce.

– Elle se tourmente trop, dit du Bruel.

– Elle est trop heureuse que son fils veuille faire quelque chose, dit encore Claparon.

– Si Dieu nous conserve l'Empereur, dit Desroches, Joseph sera protégé d'ailleurs! Ainsi de quoi s'inquiète-t-elle?

– Elle a peur de tout, quand il s'agit de ses enfants, répondit la Descoings. – Eh! bien, bonne petite, reprit-elle en rentrant, vous voyez, ils sont unanimes, pourquoi pleurez-vous encore?

– Ah! s'il s'agissait de Philippe, je n'aurais aucune crainte. Vous ne savez pas ce qui se passe dans ces ateliers! Les artistes y ont des femmes nues.

– Mais ils y font du feu, j'espère, dit la Descoings.

Quelques jours après, les malheurs de la déroute de Moscou éclatèrent. Napoléon revint pour organiser de nouvelles forces et demander de nouveaux sacrifices à la France. La pauvre mère fut alors livrée à bien d'autres inquiétudes. Philippe, à qui le lycée déplaisait, voulut absolument servir l'Empereur. Une revue aux Tuileries, la dernière qu'y fit Napoléon et à laquelle Philippe assista, l'avait fanatisé. Dans ce temps-là, la splendeur militaire, l'aspect des uniformes, l'autorité des épaulettes exerçaient d'irrésistibles séductions sur certains jeunes gens. Philippe se crut pour le service les dispositions que son frère manifestait pour les arts. A l'insu de sa mère, il écrivit à l'Empereur une pétition ainsi conçue:

«Sire, je suis fils de votre Bridau, j'ai dix-huit ans, cinq pieds six pouces, de bonnes jambes, une bonne constitution, et le désir d'être un de vos soldats. Je réclame votre protection pour entrer dans l'armée,» etc.

L'Empereur envoya Philippe du Lycée impérial à Saint-Cyr dans les vingt-quatre heures, et, six mois après, en novembre 1813, il le fit sortir sous-lieutenant dans un régiment de cavalerie. Philippe resta pendant une partie de l'hiver au dépôt; mais, dès qu'il sut monter à cheval, il partit plein d'ardeur. Durant la campagne de France, il devint lieutenant à une affaire d'avant-garde où son impétuosité sauva son colonel. L'Empereur nomma Philippe capitaine à la bataille de La Fère-Champenoise où il le prit pour officier d'ordonnance. Stimulé par un pareil avancement, Philippe gagna la croix à Montereau. Témoin des adieux de Napoléon à Fontainebleau, et fanatisé par ce spectacle, le capitaine Philippe refusa de servir les Bourbons. Quand il revint chez sa mère, en juillet 1814, il la trouva ruinée. On supprima la bourse de Joseph aux vacances, et madame Bridau, dont la pension était servie par la cassette de l'Empereur, sollicita vainement pour la faire inscrire au Ministère de l'Intérieur. Joseph, plus peintre que jamais, enchanté de ces événements, demandait à sa mère de le laisser aller chez M. Regnauld, et promettait de pouvoir gagner sa vie. Il se disait assez fort élève de Seconde pour se passer de sa Rhétorique. Capitaine à dix-neuf ans et décoré, Philippe, après avoir servi d'aide-de-camp à l'Empereur sur deux champs de bataille, flattait énormément l'amour-propre de sa mère; aussi, quoique grossier, tapageur, et en réalité sans autre mérite que celui de la vulgaire bravoure du sabreur, fut-il pour elle l'homme de génie; tandis que Joseph, petit, maigre, souffreteux, au front sauvage, aimant la paix, la tranquillité, rêvant la gloire de l'artiste, ne devait lui donner, selon elle, que des tourments et des inquiétudes. L'hiver de 1814 à 1815 fut favorable à Joseph, qui, secrètement protégé par la Descoings et par Bixiou, élève de Gros, alla travailler dans ce célèbre atelier, d'où sortirent tant de talents différents, et où il se lia très-étroitement avec Schinner. Le 20 mars éclata, le capitaine Bridau, qui rejoignit l'Empereur à Lyon et l'accompagna aux Tuileries, fut nommé chef d'escadron aux Dragons de la Garde. Après la bataille de Waterloo, à laquelle il fut blessé, mais légèrement, et où il gagna la croix d'officier de la Légion-d'Honneur, il se trouva près du maréchal Davoust à Saint-Denis et ne fit point partie de l'armée de la Loire; aussi, par la protection du maréchal Davoust, sa croix d'officier et son grade lui furent-ils maintenus; mais on le mit en demi-solde. Joseph, inquiet de l'avenir, étudia durant cette période avec une ardeur qui plusieurs fois le rendit malade au milieu de cet ouragan d'événements.

– C'est l'odeur de la peinture, disait Agathe à madame Descoings, il devrait bien quitter un état si contraire à sa santé.

Toutes les anxiétés d'Agathe étaient alors pour son fils le lieutenant-colonel; elle le revit en 1816, tombé de neuf mille francs environ d'appointements que recevait un commandant des Dragons de la Garde Impériale à une demi-solde de trois cents francs par mois; elle lui fit arranger la mansarde au-dessus de la cuisine, et y employa quelques économies. Philippe fut un des bonapartistes les plus assidus du café Lemblin, véritable Béotie constitutionnelle; il y prit les habitudes, les manières, le style et la vie des officiers à demi-solde; et, comme eût fait tout jeune homme de vingt et un ans, il les outra, voua sérieusement une haine mortelle aux Bourbons, ne se rallia point, il refusa même les occasions qui se présentèrent d'être employé dans la Ligne avec son grade de lieutenant-colonel. Aux yeux de sa mère, Philippe parut déployer un grand caractère.

– Le père n'eût pas mieux fait, disait-elle.

La demi-solde suffisait à Philippe, il ne coûtait rien à la maison, tandis que Joseph était entièrement à la charge des deux veuves. Dès ce moment, la prédilection d'Agathe pour Philippe se trahit. Jusque-là cette préférence fut un secret; mais la persécution exercée sur un fidèle soldat de l'Empereur, le souvenir de la blessure reçue par ce fils chéri, son courage dans l'adversité, qui, bien que volontaire, était pour elle une noble adversité, firent éclater la tendresse d'Agathe. Ce mot: – Il est malheureux! justifiait tout. Joseph, dont le caractère avait cette simplesse qui surabonde au début de la vie dans l'âme des artistes, élevé d'ailleurs dans une certaine admiration de son grand frère, loin de se choquer de la préférence de sa mère, la justifiait en partageant ce culte pour un brave qui avait porté les ordres de Napoléon dans deux batailles, pour un blessé de Waterloo. Comment mettre en doute la supériorité de ce grand frère qu'il avait vu dans le bel uniforme vert et or des Dragons de la Garde, commandant son escadron au Champ-de-Mai! Malgré sa préférence, Agathe se montra d'ailleurs excellente mère: elle aimait Joseph, mais sans aveuglement; elle ne le comprenait pas, voilà tout. Joseph adorait sa mère, tandis que Philippe se laissait adorer par elle. Cependant le dragon adoucissait pour elle sa brutalité soldatesque; mais il ne dissimulait guère son mépris pour Joseph, tout en l'exprimant d'une manière amicale. En voyant ce frère dominé par sa puissante tête et maigri par un travail opiniâtre, tout chétif et malingre à dix-sept ans, il l'appelait: – Moutard! Ses manières toujours protectrices eussent été blessantes sans l'insouciance de l'artiste qui croyait d'ailleurs à la bonté cachée chez les soldats sous leur air brutal. Joseph ne savait pas encore, le pauvre enfant, que les militaires d'un vrai talent sont doux et polis comme les autres gens supérieurs. Le génie est en toute chose semblable à lui-même.

– Pauvre garçon! disait Philippe à sa mère, il ne faut pas le tracasser, laissez-le s'amuser.

Ce dédain, aux yeux de la mère, semblait une preuve de tendresse fraternelle.

– Philippe aimera toujours son frère et le protégera, pensait-elle.

En 1816, Joseph obtint de sa mère la permission de convertir en atelier le grenier contigu à sa mansarde, et la Descoings lui donna quelque argent pour avoir les choses indispensables au métier de peintre; car, dans le ménage des deux veuves, la peinture n'était qu'un métier. Avec l'esprit et l'ardeur qui accompagnent la vocation, Joseph disposa tout lui-même dans son pauvre atelier. Le propriétaire, sollicité par madame Descoings, fit ouvrir le toit, et y plaça un châssis. Ce grenier devint une vaste salle peinte par Joseph en couleur chocolat; il accrocha sur les murs quelques esquisses; Agathe y mit, non sans regret, un petit poêle en fonte, et Joseph put travailler chez lui, sans négliger néanmoins l'atelier de Gros ni celui de Schinner. Le parti constitutionnel, soutenu surtout par les officiers en demi-solde et par le parti bonapartiste, fit alors des émeutes autour de la Chambre au nom de la Charte, de laquelle personne ne voulait, et ourdit plusieurs conspirations. Philippe, qui s'y fourra, fut arrêté, puis relâché faute de preuves; mais le Ministre de la Guerre lui supprima sa demi-solde en le mettant dans un cadre qu'on pourrait appeler de discipline. La France n'était plus tenable, Philippe finirait par donner dans quelque piége tendu par les agents provocateurs. On parlait beaucoup alors des agents provocateurs. Pendant que Philippe jouait au billard dans les cafés suspects, y perdait son temps, et s'y habituait à humer des petits verres de différentes liqueurs, Agathe était dans des transes mortelles sur le grand homme de la famille. Les trois sages de la Grèce s'étaient trop habitués à faire le même chemin tous les soirs, à monter l'escalier des deux veuves, à les trouver les attendant et prêtes à leur demander leurs impressions du jour pour jamais les quitter, ils venaient toujours faire leur partie dans ce petit salon vert. Le Ministère de l'Intérieur, livré aux épurations de 1816, avait conservé Claparon, un de ces trembleurs qui donnent à mi-voix les nouvelles du Moniteur en ajoutant: Ne me compromettez pas! Desroches, mis à la retraite quelque temps après le vieux du Bruel, disputait encore sa pension. Ces trois amis, témoins du désespoir d'Agathe, lui donnèrent le conseil de faire voyager le colonel.

– On parle de conspirations, et votre fils, du caractère dont il est, sera victime de quelque affaire, car il y a toujours des traîtres.

– Que diable! il est du bois dont son Empereur faisait les maréchaux, dit Bruel à voix basse en regardant autour de lui, et il ne doit pas abandonner son état. Qu'il aille servir dans l'Orient, aux Indes…

– Et sa santé? dit Agathe.

– Pourquoi ne prend-il pas une place? dit le vieux Desroches, il se forme tant d'administrations particulières! Moi, je vais entrer chef de bureau dans une Compagnie d'Assurances, dès que ma pension de retraite sera réglée.

– Philippe est un soldat, il n'aime que la guerre, dit la belliqueuse Agathe.

– Il devrait alors être sage et demander à servir…

– Ceux-ci? s'écria la veuve. Oh! ce n'est pas moi qui le lui conseillerai jamais.

– Vous avez tort, reprit du Bruel. Mon fils vient d'être placé par le duc de Navarreins. Les Bourbons sont excellents pour ceux qui se rallient sincèrement. Votre fils serait nommé lieutenant-colonel à quelque régiment.

– On ne veut que des nobles dans la cavalerie, et il ne sera jamais colonel, s'écria la Descoings.

Agathe effrayée supplia Philippe de passer à l'étranger et de s'y mettre au service d'une puissance quelconque qui accueillerait toujours avec faveur un officier d'ordonnance de l'Empereur.

– Servir les étrangers?.. s'écria Philippe avec horreur.

Agathe embrassa son fils avec effusion en disant: – C'est tout son père.

– Il a raison, dit Joseph, le Français est trop fier de sa Colonne pour aller s'encolonner ailleurs. Napoléon reviendra d'ailleurs peut-être encore une fois!

Pour complaire à sa mère, Philippe eut alors la magnifique idée de rejoindre le général Lallemand aux États-Unis, et de coopérer à la fondation du Champ-d'Asile, une des plus terribles mystifications connues sous le nom de Souscriptions Nationales. Agathe donna dix mille francs pris sur ses économies, et dépensa mille francs pour aller conduire et embarquer son fils au Havre. A la fin de 1817, Agathe sut vivre avec les six cents francs qui lui restaient de son inscription sur le Grand-Livre; puis, par une heureuse inspiration, elle plaça sur-le-champ les dix mille francs qui lui restaient de ses économies, et dont elle eut sept cents autres francs de rente. Joseph voulu coopérer à cette œuvre de dévouement: il alla mis comme un recors; il porta de gros souliers, des bas bleus; il se refusa des gants et brûla du charbon de terre; il vécut de pain, de lait, de fromage de Brie. Le pauvre enfant ne recevait d'encouragements que de la vieille Descoings et de Bixiou, son camarade de collége et son camarade d'atelier, qui fit alors ses admirables caricatures, tout en remplissant une petite place dans un Ministère.

– Avec quel plaisir j'ai vu venir l'été de 1818! a dit souvent Bridau en racontant ses misères d'alors. Le soleil m'a dispensé d'acheter du charbon.

Déjà tout aussi fort que Gros en fait de couleur, il ne voyait plus son maître que pour le consulter; il méditait alors de rompre en visière aux classiques, de briser les conventions grecques et les lisières dans lesquelles on renfermait un art à qui la nature appartient comme elle est, dans la toute-puissance de ses créations et de ses fantaisies. Joseph se préparait à sa lutte qui, dès le jour où il apparut au Salon, en 1823, ne cessa plus. L'année fut terrible: Roguin, le notaire de madame Descoings et de madame Bridau, disparut en emportant les retenues faites depuis sept ans sur l'usufruit, et qui devaient déjà produire deux mille francs de rente. Trois jours après ce désastre, arriva de New-York une lettre de change de mille francs tirée par le colonel Philippe sur sa mère. Le pauvre garçon, abusé comme tant d'autres, avait tout perdu au Champ-d'Asile. Cette lettre, qui fit fondre en larmes Agathe, la Descoings et Joseph, parlait de dettes contractées à New-York, où des camarades d'infortune cautionnaient le colonel.

– C'est pourtant moi qui l'ai forcé de s'embarquer, s'écria la pauvre mère ingénieuse à justifier les fautes de Philippe.

– Je ne vous conseille pas, dit la vieille Descoings à sa nièce, de lui faire souvent faire des voyages de ce genre-là.

Madame Descoings était héroïque. Elle donnait toujours mille écus à madame Bridau, mais elle nourrissait aussi toujours le même terne qui, depuis 1799, n'était pas sorti. Vers ce temps, elle commençait à douter de la bonne foi de l'administration. Elle accusa le gouvernement, et le crut très-capable de supprimer les trois numéros dans l'urne afin de provoquer les mises furieuses des actionnaires. Après un rapide examen des ressources, il parut impossible de faire mille francs sans vendre une portion de rente. Les deux femmes parlèrent d'engager l'argenterie, une partie du linge ou le surplus de mobilier. Joseph, effrayé de ces propositions, alla trouver Gérard, lui exposa sa situation, et le grand peintre lui obtint au Ministère de la Maison du Roi deux copies du portrait de Louis XVIII à raison de cinq cents francs chacune. Quoique peu donnant, Gros mena son élève chez un marchand de couleurs, auquel il dit de mettre sur son compte les fournitures nécessaires à Joseph. Mais les mille francs ne devaient être payés que les copies livrées. Joseph fit alors quatre tableaux de chevalet en dix jours, les vendit à des marchands, et apporta les mille francs à sa mère qui put solder la lettre de change. Huit jours après, vint une autre lettre, par laquelle le colonel avisait sa mère de son départ sur un paquebot dont le capitaine le prenait sur sa parole. Philippe annonçait avoir besoin d'au moins mille autres francs en débarquant au Havre.

– Bon, dit Joseph à sa mère, j'aurai fini mes copies, tu lui porteras mille francs.

– Cher Joseph! s'écria tout en larmes Agathe en l'embrassant, Dieu te bénira. Tu l'aimes donc, ce pauvre persécuté? il est notre gloire et tout notre avenir. Si jeune, si brave et si malheureux! tout est contre lui, soyons au moins tous trois pour lui.

– Tu vois bien que la peinture sert à quelque chose, s'écria Joseph heureux d'obtenir enfin de sa mère la permission d'être un grand artiste.

Madame Bridau courut au-devant de son bien-aimé fils le colonel Philippe. Une fois au Havre, elle alla tous les jours au delà de la tour ronde bâtie par François Ier attendant le paquebot américain, et concevant de jour en jour, les plus cruelles inquiétudes. Les mères seules savent combien ces sortes de souffrances ravivent la maternité. Le paquebot arriva par une belle matinée du mois d'octobre 1819, sans avaries, sans avoir eu le moindre grain. Chez l'homme le plus brute, l'air de la patrie et la vue d'une mère produisent toujours un certain effet, surtout après un voyage plein de misères. Philippe se livra donc à une effusion de sentiments qui fit penser à Agathe: – Ah! comme il m'aime, lui! Hélas! l'officier n'aimait plus qu'une seule personne au monde, et cette personne était le colonel Philippe. Ses malheurs au Texas, son séjour à New-York, pays où la spéculation et l'individualisme sont portés au plus haut degré, où la brutalité des intérêts arrive au cynisme, où l'homme, essentiellement isolé, se voit contraint de marcher dans sa force et de se faire à chaque instant juge dans sa propre cause, où la politesse n'existe pas; enfin, les moindres événements de ce voyage avaient développé chez Philippe les mauvais penchants du soudard: il était devenu brutal, buveur, fumeur, personnel, impoli; la misère et les souffrances physiques l'avaient dépravé. D'ailleurs le colonel se regardait comme persécuté. L'effet de cette opinion est de rendre les gens sans intelligence persécuteurs et intolérants. Pour Philippe, l'univers commençait à sa tête et finissait à ses pieds, le soleil ne brillait que pour lui. Enfin, le spectacle de New-York, interprété par cet homme d'action, lui avait enlevé les moindres scrupules en fait de moralité. Chez les êtres de cette espèce, il n'y a que deux manières d'être: ou ils croient, ou ils ne croient pas; ou ils ont toutes les vertus de l'honnête homme, ou ils s'abandonnent à toutes les exigences de la nécessité; puis ils s'habituent à ériger leurs moindres intérêts et chaque vouloir momentané de leurs passions en nécessité. Avec ce système, on peut aller loin. Le colonel avait conservé, dans l'apparence seulement, la rondeur, la franchise, le laissez-aller du militaire. Aussi était-il excessivement dangereux, il semblait ingénu comme un enfant; mais, n'ayant à penser qu'à lui, jamais il ne faisait rien sans avoir réfléchi à ce qu'il devait faire, autant qu'un rusé procureur réfléchit à quelque tour de maître Gonin; les paroles ne lui coûtaient rien, il en donnait autant qu'on en voulait croire. Si, par malheur, quelqu'un s'avisait de ne pas accepter les explications par lesquelles il justifiait les contradictions entre sa conduite et son langage, le colonel, qui tirait supérieurement le pistolet, qui pouvait défier le plus habile maître d'armes, et qui possédait le sang-froid de tous ceux auxquels la vie est indifférente, était prêt à vous demander raison de la moindre parole aigre; mais, en attendant, il paraissait homme à se livrer à des voies de fait, après lesquelles aucun arrangement n'est possible. Sa stature imposante avait pris de la rotondité, son visage s'était bronzé pendant son séjour au Texas, il conservait son parler bref et le ton tranchant de l'homme obligé de se faire respecter au milieu de la population de New-York. Ainsi fait, simplement vêtu, le corps visiblement endurci par ses récentes misères, Philippe apparut à sa pauvre mère comme un héros; mais il était tout simplement devenu ce que le peuple nomme assez énergiquement un chenapan. Effrayée du dénûment de son fils chéri, madame Bridau lui fit au Havre une garde-robe complète; en écoutant le récit de ses malheurs, elle n'eut pas la force de l'empêcher de boire, de manger et de s'amuser comme devait boire et s'amuser un homme qui revenait du Champ-d'Asile. Certes, ce fut une belle conception que celle de la conquête du Texas par les restes de l'armée impériale; mais elle manqua moins par les choses que par les hommes, puisqu'aujourd'hui le Texas est une république pleine d'avenir. Cette expérience du libéralisme sous la Restauration prouve énergiquement que ses intérêts étaient purement égoïstes et nullement nationaux, autour du pouvoir et non ailleurs. Ni les hommes, ni les lieux, ni l'idée, ni le dévouement ne firent faute; mais bien les écus et les secours de cet hypocrite parti qui disposait de sommes énormes, et qui ne donna rien quand il s'agissait d'un empire à retrouver. Les ménagères du genre d'Agathe ont un bon sens qui leur fait deviner ces sortes de tromperies politiques. La pauvre mère entrevit alors la vérité d'après les récits de son fils; car, dans l'intérêt du proscrit, elle avait écouté pendant son absence les pompeuses réclames des journaux constitutionnels, et suivi le mouvement de cette fameuse souscription qui produisit à peine cent cinquante mille francs lorsqu'il aurait fallu cinq à six millions. Les chefs du libéralisme s'étaient promptement aperçus qu'ils faisaient les affaires de Louis XVIII en exportant de France les glorieux débris de nos armées, et ils abandonnèrent les plus dévoués, les plus ardents, les plus enthousiastes, ceux qui s'avancèrent les premiers. Jamais Agathe ne put expliquer à son fils comment il était beaucoup plus une dupe qu'un homme persécuté. Dans sa croyance en son idole, elle s'accusa d'ignorance et déplora le malheur des temps qui frappait Philippe. En effet, jusqu'alors, dans toutes ces misères, il était moins fautif que victime de son beau caractère, de son énergie, de la chute de l'Empereur, de la duplicité des Libéraux, et de l'acharnement des Bourbons contre les Bonapartistes. Elle n'osa pas, durant cette semaine passée au Havre, semaine horriblement coûteuse, lui proposer de se réconcilier avec le gouvernement royal, et de se présenter au Ministre de la Guerre: elle eut assez à faire de le tirer du Havre, où la vie est horriblement chère, et de le ramener à Paris quand elle n'eut plus que l'argent du voyage. La Descoings et Joseph, qui attendaient le proscrit à son débarquer dans la cour des Messageries royales, furent frappés de l'altération du visage d'Agathe.

– Ta mère a pris dix ans en deux mois, dit la Descoings à Joseph au milieu des embrassades et pendant qu'on déchargeait les deux malles.

– Bonjour, mère Descoings, fut le mot de tendresse du colonel pour la vieille épicière que Joseph appelait affectueusement maman Descoings.

– Nous n'avons pas d'argent pour le fiacre, dit Agathe d'une voix dolente.

– J'en ai, lui répondit le jeune peintre. Mon frère est d'une superbe couleur, s'écria-t-il à l'aspect de Philippe.

– Oui, je me suis culotté comme une pipe. Mais, toi, tu n'es pas changé, petit.

Alors âgé de vingt et un ans, et d'ailleurs apprécié par quelques amis qui le soutinrent dans ses jours d'épreuves, Joseph sentait sa force et avait la conscience de son talent; il représentait la peinture dans un Cénacle formé par des jeunes gens dont la vie était adonnée aux sciences, aux lettres, à la politique et la philosophie; il fut donc blessé par l'expression de mépris que son frère marqua encore par un geste: Philippe lui tortilla l'oreille comme à un enfant. Agathe observa l'espèce de froideur qui succédait chez la Descoings et chez Joseph à l'effusion de leur tendresse; mais elle répara tout en leur parlant des souffrances endurées par Philippe pendant son exil. La Descoings, qui voulait faire un jour de fête du retour de l'enfant qu'elle nommait prodigue, mais tout bas, avait préparé le meilleur dîner possible, auquel étaient conviés le vieux Claparon et Desroches le père. Tous les amis de la maison devaient venir, et vinrent le soir. Joseph avait averti Léon Giraud, d'Arthez, Michel Chrestien, Fulgence Ridal et Bianchon, ses amis du Cénacle. La Descoings dit à Bixiou, son prétendu beau-fils, qu'on ferait entre jeunes gens un écarté. Desroches le fils, devenu par la roide volonté de son père licencié en Droit, fut aussi de la soirée. Du Bruel, Claparon, Desroches et l'abbé Loraux étudièrent le proscrit dont les manières et la contenance grossières, la voix altérée par l'usage des liqueurs, la phraséologie populaire et le regard les effrayèrent. Aussi, pendant que Joseph arrangeait les tables de jeu, les plus dévoués entourèrent-ils Agathe en lui disant: – Que comptez-vous faire de Philippe?

– Je ne sais pas, répondit-elle; mais il ne veut toujours pas servir les Bourbons.

– Il est bien difficile de lui trouver une place en France. S'il ne rentre pas dans l'armée, il ne se casera pas de sitôt dans l'administration, dit le vieux du Bruel. Certes, il suffit de l'entendre pour voir qu'il n'aura pas, comme mon fils, la ressource de faire fortune avec des pièces de théâtre.

Au mouvement d'yeux par lequel Agathe répondit, chacun comprit combien l'avenir de Philippe l'inquiétait; et, comme aucun de ses amis n'avait de ressources à lui présenter, tous gardèrent le silence. Le proscrit, Desroches fils et Bixiou jouèrent à l'écarté, jeu qui faisait alors fureur.

– Maman Descoings, mon frère n'a pas d'argent pour jouer, vint dire Joseph à l'oreille de la bonne et excellente femme.

L'actionnaire de la Loterie Royale alla chercher vingt francs et les remit à l'artiste, qui les glissa secrètement dans la main de son frère. Tout le monde arriva. Il y eut deux tables de Boston, et la soirée s'anima. Philippe se montra mauvais joueur. Après avoir d'abord gagné beaucoup, il perdit; puis, vers onze heures, il devait cinquante francs à Desroches fils et à Bixiou. Le tapage et les disputes de la table d'écarté résonnèrent plus d'une fois aux oreilles des paisibles joueurs de boston, qui observèrent Philippe à la dérobée. Le proscrit donna les preuves d'une si mauvaise nature que, dans sa dernière querelle où Desroches fils, qui n'était pas non plus très-bon, se trouvait mêlé, Desroches père, quoique son fils eût raison, lui donna tort et lui défendit de jouer. Madame Descoings en fit autant avec son petit-fils, qui commençait à lancer des mots si spirituels, que Philippe ne les comprit pas, mais qui pouvaient mettre ce cruel railleur en péril au cas où l'une de ses flèches barbelées fût entrée dans l'épaisse intelligence du colonel.

– Tu dois être fatigué, dit Agathe à l'oreille de Philippe, viens te coucher.

– Les voyages forment la jeunesse, dit Bixiou en souriant quand le colonel et madame Bridau furent sortis.

Joseph, qui se levait au jour et se couchait de bonne heure, ne vit pas la fin de cette soirée. Le lendemain matin, Agathe et la Descoings, en préparant le déjeuner dans la première pièce, ne purent s'empêcher de penser que les soirées seraient excessivement chères, si Philippe continuait à jouer ce jeu-là, selon l'expression de la Descoings. Cette vieille femme, alors âgée de soixante-seize ans, proposa de vendre son mobilier, de rendre son appartement au second étage au propriétaire qui ne demandait pas mieux que de le reprendre, de faire sa chambre du salon d'Agathe, et de convertir la première pièce en un salon où l'on mangerait. On économiserait ainsi sept cents francs par an. Ce retranchement dans la dépense permettrait de donner cinquante francs par mois à Philippe en attendant qu'il se plaçât. Agathe accepta ce sacrifice. Lorsque le colonel descendit, quand sa mère lui eut demandé s'il s'était trouvé bien dans sa petite chambre, les deux veuves lui exposèrent la situation de la famille. Madame Descoings et Agathe possédaient, en réunissant leurs revenus, cinq mille trois cents francs de rentes, dont les quatre mille de la Descoings étaient viagères. La Descoings faisait six cents francs de pension à Bixiou, qu'elle avouait pour son petit-fils depuis six mois, et six cents francs à Joseph; le reste de son revenu passait, ainsi que celui d'Agathe, au ménage et à leur entretien. Toutes les économies avaient été dévorées.

– Soyez tranquilles, dit le lieutenant-colonel, je vais chercher une place, je ne serai pas à votre charge, je ne demande pour le moment que la pâtée et la niche.

Agathe embrassa son fils, et la Descoings glissa cent francs dans la main de Philippe pour payer la dette du jeu faite la veille. En dix jours la vente du mobilier, la remise de l'appartement et le changement intérieur de celui d'Agathe se firent avec cette célérité qui ne se voit qu'à Paris. Pendant ces dix jours, Philippe décampa régulièrement après le déjeuner, revint pour dîner, s'en alla le soir, et ne rentra se coucher que vers minuit. Voici les habitudes que ce militaire réformé contracta presque machinalement et qui s'enracinèrent; il faisait cirer ses bottes sur le Pont-Neuf pour les deux sous qu'il eût donnés en prenant par le pont des Arts pour gagner le Palais-Royal où il consommait deux petits verres d'eau-de-vie en lisant les journaux, occupation qui le menait jusqu'à midi; vers cette heure, il cheminait par la rue Vivienne et se rendait au café Minerve où se brassait alors la politique libérale et où il jouait au billard avec d'anciens officiers. Tout en gagnant ou perdant, Philippe avalait toujours trois ou quatre petits verres de diverses liqueurs, et fumait dix cigares de la régie en allant, revenant et flânant par les rues. Après avoir fumé quelques pipes le soir à l'Estaminet Hollandais, il montait au jeu vers dix heures, le garçon de salle lui donnait une carte et une épingle; il s'enquérait auprès de quelques joueurs émérites de l'état de la Rouge et de la Noire, et jouait dix francs au moment le plus opportun, sans jouer jamais plus de trois coups, perte ou gain. Quand il avait gagné, ce qui arrivait presque toujours, il consommait un bol de punch et regagnait sa mansarde; mais il parlait alors d'assommer les Ultras, les Gardes-du-corps, et chantait dans les escaliers: Veillons au salut de l'Empire! Sa pauvre mère, en l'entendant, disait: – Il est gai ce soir, Philippe; et elle montait l'embrasser, sans se plaindre des odeurs fétides du punch, des petits verres et du tabac.

– Tu dois être contente de moi, ma chère mère? lui dit-il vers la fin de janvier, je mène la vie la plus régulière du monde.

Philippe avait dîné cinq fois au restaurant avec d'anciens camarades. Ces vieux soldats s'étaient communiqué l'état de leurs affaires en parlant des espérances que donnait la construction d'un bateau sous-marin pour la délivrance de l'Empereur. Parmi ses anciens camarades retrouvés, Philippe affectionna particulièrement un vieux capitaine des Dragons de la Garde, nommé Giroudeau, dans la compagnie duquel il avait débuté. Cet ancien dragon fut cause que Philippe compléta ce que Rabelais appelait l'équipage du diable, en ajoutant au petit verre, au cigare et au jeu, une quatrième roue. Un soir, au commencement de février, Giroudeau emmena Philippe, après dîner, à la Gaîté, dans une loge donnée à un petit journal de théâtre appartenant à son neveu Finot, où il tenait la caisse, les écritures, pour lequel il faisait et vérifiait les bandes. Vêtus, selon la mode des officiers bonapartistes appartenant à l'opposition constitutionnelle, d'une ample redingote à collet carré, boutonnée jusqu'au menton, tombant sur les talons et décorée de la rosette, armés d'un jonc à pomme plombée qu'ils tenaient par un cordon de cuir tressé, les deux anciens troupiers s'étaient, pour employer une de leurs expressions, donné une culotte, et s'ouvraient mutuellement leurs cœurs en entrant dans la loge. A travers les vapeurs d'un certain nombre de bouteilles et de petits verres de diverses liqueurs, Giroudeau montra sur la scène à Philippe une petite, grasse et agile figurante nommée Florentine dont les bonnes grâces et l'affection lui venaient, ainsi que la loge, par la toute-puissance du journal.

– Mais, dit Philippe, jusqu'où vont ses bonnes grâces pour un vieux troupier gris-pommelé comme toi?

– Dieu merci, répondit Giroudeau, je n'ai pas abandonné les vieilles doctrines de notre glorieux uniforme! Je n'ai jamais dépensé deux liards pour une femme.

– Comment? s'écria Philippe en se mettant un doigt sur l'œil gauche.

– Oui, répondit Giroudeau. Mais, entre nous, le journal y est pour beaucoup. Demain, dans deux lignes, nous conseillerons à l'administration de faire danser un pas à mademoiselle Florentine. Ma foi, mon cher enfant, je suis très-heureux, dit Giroudeau.

– Eh! pensa Philippe, si ce respectable Giroudeau, malgré son crâne poli comme mon genou, ses quarante-huit ans, son gros ventre, sa figure de vigneron et son nez en forme de pomme de terre, est l'ami d'une figurante, je dois être celui de la première actrice de Paris. Où ça se trouve-t-il? dit-il tout haut à Giroudeau.

– Je te ferai voir ce soir le ménage de Florentine. Quoique ma Dulcinée n'ait que cinquante francs par mois au théâtre, grâce à un ancien marchand de soieries nommé Cardot, qui lui offre cinq cents francs par mois, elle est encore assez bien ficelée!

– Eh! mais?.. dit le jaloux Philippe.

– Bah! fit Giroudeau, le véritable amour est aveugle.

Après le spectacle, Giroudeau mena Philippe chez mademoiselle Florentine, qui demeurait à deux pas du Théâtre, rue de Crussol.

– Tenons-nous bien, lui dit Giroudeau. Florentine a sa mère; tu comprends que je n'ai pas les moyens de lui en payer une, et que la bonne femme est sa vraie mère. Cette femme fut portière, mais elle ne manque pas d'intelligence, et se nomme Cabirolle, appelle-la madame, elle y tient.

Florentine avait ce soir-là chez elle une amie, une certaine Marie Godeschal, belle comme un ange, froide comme une danseuse, et d'ailleurs élève de Vestris qui lui prédisait les plus hautes destinées chorégraphiques. Mademoiselle Godeschal, qui voulait alors débuter au Panorama-Dramatique sous le nom de Mariette, comptait sur la protection d'un Premier Gentilhomme de la Chambre, à qui Vestris devait la présenter depuis long-temps. Vestris, encore vert à cette époque, ne trouvait pas son élève encore suffisamment savante. L'ambitieuse Marie Godeschal rendit fameux son pseudonyme de Mariette; mais son ambition fut d'ailleurs très-louable. Elle avait un frère, clerc chez Derville. Orphelins et misérables, mais s'aimant tous deux, le frère et la sœur avaient vu la vie comme elle est à Paris: l'un voulait devenir avoué pour établir sa sœur, et vivait avec dix sous par jour; l'autre avait résolu froidement de devenir danseuse, et de profiter autant de sa beauté que de ses jambes pour acheter une Étude à son frère. En dehors de leurs sentiments l'un pour l'autre, de leurs intérêts et de leur vie commune, tout, pour eux, était, comme autrefois pour les Romains et pour les Hébreux, barbare, étranger, ennemi. Cette amitié si belle, et que rien ne devait altérer, expliquait Mariette à ceux qui la connaissaient intimement. Le frère et la sœur demeuraient alors au huitième étage d'une maison de la Vieille rue du Temple. Mariette s'était mise à l'étude dès l'âge de dix ans, et comptait alors seize printemps. Hélas! faute d'un peu de toilette, sa beauté trotte-menu, cachée sous un cachemire de poil de lapin, montée sur des patins en fer, vêtue d'indienne et mal tenue, ne pouvait être devinée que par les Parisiens adonnés à la chasse des grisettes et à la piste des beautés malheureuses. Philippe devint amoureux de Mariette. Mariette vit en Philippe le commandant aux Dragons de la Garde, l'officier d'ordonnance de l'Empereur, le jeune homme de vingt-sept ans et le plaisir de se montrer supérieure à Florentine par l'évidente supériorité de Philippe sur Giroudeau. Florentine et Giroudeau, lui pour faire le bonheur de son camarade, elle pour donner un protecteur à son amie, poussèrent Mariette et Philippe à faire un mariage en détrempe. Cette expression du langage parisien équivaut à celle de mariage morganatique employée pour les rois et les reines. Philippe, en sortant, confia sa misère à Giroudeau; mais le vieux roué le rassura beaucoup.

– Je parlerai de toi à mon neveu Finot, lui dit Giroudeau. Vois-tu, Philippe, le règne des péquins et des phrases est arrivé, soumettons-nous. Aujourd'hui l'écritoire fait tout. L'encre remplace la poudre, et la parole est substituée à la balle. Après tout, ces petits crapauds de rédacteurs sont très-ingénieux et assez bons enfants. Viens me voir demain au journal, j'aurai dit deux mots de ta position à mon neveu. Dans quelque temps, tu auras une place dans un journal quelconque. Mariette, qui, dans ce moment (ne t'abuse pas), te prend parce qu'elle n'a rien, ni engagement, ni possibilité de débuter, et à qui j'ai dit que tu allais être comme moi dans un journal, Mariette te prouvera qu'elle t'aime pour toi-même et tu le croiras! Fais comme moi, maintiens-la figurante tant que tu pourras! J'étais si amoureux que, dès que Florentine a voulu danser son pas, j'ai prié Finot de demander son début; mais mon neveu m'a dit: – Elle a du talent, n'est-ce pas? Eh! bien, le jour où elle aura dansé son pas elle te fera passer celui de la porte. Oh! mais voilà Finot. Tu verras un gars bien dégourdi.

Le lendemain, sur les quatre heures, Philippe se trouva rue du Sentier, dans un petit entresol où il aperçut Giroudeau encagé comme un animal féroce dans une espèce de poulailler à chatière où se trouvaient un petit poêle, une petite table, deux petites chaises, et de petites bûches. Cet appareil était relevé par ces mots magiques: Bureau d'abonnement, imprimés sur la porte en lettres noires, et par le mot Caisse écrit à la main et attaché au-dessus du grillage. Le long du mur qui faisait face à l'établissement du capitaine s'étendait une banquette où déjeunait alors un invalide amputé d'un bras, appelé par Giroudeau Coloquinte, sans doute à cause de la couleur égyptienne de sa figure.

– Joli! dit Philippe en examinant cette pièce. Que fais-tu là, toi qui as été de la charge du pauvre colonel Chabert à Eylau? Nom de nom! Mille noms de nom, des officiers supérieurs!..

– Eh! bien! oui! – broum! broum! – un officier supérieur faisant des quittances de journal, dit Giroudeau qui raffermit son bonnet de soie noire. Et, de plus, je suis l'éditeur responsable de ces farces-là, dit-il en montrant le journal.

– Et moi qui suis allé en Égypte, je vais maintenant au Timbre, dit l'invalide.

– Silence, Coloquinte, dit Giroudeau, tu es devant un brave qui a porté les ordres de l'Empereur à la bataille de Montmirail.

– Présent! dit Coloquinte, j'y ai perdu le bras qui me manque.

– Coloquinte, garde la boutique, je monte chez mon neveu.

Les deux anciens militaires allèrent au quatrième étage, dans une mansarde, au fond d'un corridor, et trouvèrent un jeune homme à l'œil pâle et froid, couché sur un mauvais canapé. Le péquin ne se dérangea pas, tout en offrant des cigares à son oncle et à l'ami de son oncle.

– Mon ami, lui dit d'un ton doux et humble Giroudeau, voilà ce brave chef d'escadron de la Garde impériale de qui je t'ai parlé.

– Eh! bien? dit Finot en toisant Philippe qui perdit toute son énergie comme Giroudeau devant le diplomate de la presse.

– Mon cher enfant, dit Giroudeau qui tâchait de se poser en oncle, le colonel revient du Texas.

– Ah! vous avez donné dans le Texas, dans le Champ-d'Asile. Vous étiez cependant encore bien jeune pour vous faire Soldat Laboureur.

L'acerbité de cette plaisanterie ne peut être comprise que de ceux qui se souviennent du déluge de gravures, de paravents, de pendules, de bronzes et de plâtres auxquelles donna lieu l'idée du Soldat Laboureur, grande image du sort de Napoléon et de ses braves qui a fini par engendrer plusieurs vaudevilles. Cette idée a produit au moins un million. Vous trouvez encore des Soldats Laboureurs sur des papiers de tenture, au fond des provinces. Si ce jeune homme n'eût pas été le neveu de Giroudeau, Philippe lui aurait appliqué une paire de soufflets.

– Oui, j'ai donné là-dedans, j'y ai perdu douze mille francs et mon temps, reprit Philippe en essayant de grimacer un sourire.

– Et vous aimez toujours l'Empereur? dit Finot.

– Il est mon Dieu, reprit Philippe Bridau.

– Vous êtes libéral?

– Je serai toujours de l'Opposition Constitutionnelle. Oh! Foy! oh! Manuel! oh! Laffitte! voilà des hommes! Ils nous débarrasseront de ces misérables revenus à la suite de l'étranger!

– Eh! bien, reprit froidement Finot, il faut tirer parti de votre malheur, car vous êtes une victime des libéraux, mon cher! Restez libéral si vous tenez à votre opinion; mais menacez les Libéraux de dévoiler les sottises du Texas. Vous n'avez pas eu deux liards de la souscription nationale, n'est-ce pas? Eh! bien, vous êtes dans une belle position, demandez compte de la souscription. Voici ce qui vous arrivera: il se crée un nouveau journal d'Opposition, sous le patronage des Députés de la Gauche; vous en serez le caissier, à mille écus d'appointements, une place éternelle. Il suffit de vous procurer vingt mille francs de cautionnement; trouvez-les, vous serez casé dans huit jours. Je donnerai le conseil de se débarrasser de vous en vous faisant offrir la place; mais criez, et criez fort!

Giroudeau laissa descendre quelques marches à Philippe, qui se confondait en remercîments, et dit à son neveu: – Eh! bien, tu es encore drôle, toi!.. tu me gardes ici à douze cents francs.

– Le journal ne tiendra pas un an, répondit Finot. J'ai mieux que cela pour toi.

– Nom de nom! dit Philippe à Giroudeau, ce n'est pas une ganache, ton neveu! Je n'avais pas songé à tirer, comme il le dit, parti de ma position.

Le soir, au café Lemblin, au café Minerve, le colonel Philippe déblatéra contre le parti libéral qui faisait des souscriptions, qui vous envoyait au Texas, qui parlait hypocritement des Soldats Laboureurs, qui laissait des braves sans secours, dans la misère, après leur avoir mangé des vingt mille francs et les avoir promenés pendant deux ans.

– Je vais demander compte de la souscription pour le Champ-d'Asile, dit-il à l'un des habitués du café Minerve qui le redit à des journalistes de la Gauche.

Philippe ne rentra pas rue Mazarine, il alla chez Mariette lui annoncer la nouvelle de sa coopération future à un journal qui devait avoir dix mille abonnés, et où ses prétentions chorégraphiques seraient chaudement appuyées. Agathe et la Descoings attendirent Philippe en se mourant de peur, car le duc de Berry venait d'être assassiné. Le lendemain, le colonel arriva quelques instants après le déjeuner; quand sa mère lui témoigna les inquiétudes que son absence lui avait causées, il se mit en colère, il demanda s'il était majeur.

– Nom de nom! je vous apporte une bonne nouvelle, et vous avez l'air de catafalques. Le duc de Berry est mort, eh! bien, tant mieux! c'est un de moins. Moi, je vais être caissier d'un journal à mille écus d'appointements, et vous voilà tirées d'embarras pour ce qui me concerne.

– Est-ce possible? dit Agathe.

– Oui, si vous pouvez me faire vingt mille francs de cautionnement; il ne s'agit que de déposer votre inscription de treize cents francs de rente, vous toucherez tout de même vos semestres.

Depuis près de deux mois, les deux veuves, qui se tuaient à chercher ce que faisait Philippe, où et comment le placer, furent si heureuses de cette perspective, qu'elles ne pensèrent plus aux diverses catastrophes du moment. Le soir, le vieux du Bruel, Claparon qui se mourait, et l'inflexible Desroches père, ces sages de la Grèce furent unanimes: ils conseillèrent tous à la veuve de cautionner son fils. Le journal, constitué très-heureusement avant l'assassinat du duc de Berry, évita le coup qui fut alors porté par M. Decaze à la Presse. L'inscription de treize cents francs de la veuve Bridau fut affectée au cautionnement de Philippe, nommé caissier. Ce bon fils promit aussitôt de donner cent francs par mois aux deux veuves pour son logement, pour sa nourriture, et fut proclamé le meilleur des enfants. Ceux qui avaient mal auguré de lui félicitèrent Agathe.

– Nous l'avions mal jugé, dirent-ils.

Le pauvre Joseph, pour ne pas rester en arrière de son frère, essaya de se suffire à lui-même, et y parvint. Trois mois après, le colonel, qui mangeait et buvait comme quatre, qui faisait le difficile et entraînait, sous prétexte de sa pension, les deux veuves à des dépenses de table, n'avait pas encore donné deux liards. Ni sa mère, ni la Descoings ne voulaient, par délicatesse, lui rappeler sa promesse. L'année se passa sans qu'une seule de ces pièces, si énergiquement appelées par Léon Gozlan un tigre à cinq griffes, eût passé de la poche de Philippe dans le ménage. Il est vrai qu'à cet égard le colonel avait calmé les scrupules de sa conscience: il dînait rarement à la maison.

– Enfin il est heureux, dit sa mère, il est tranquille, il a une place!

Par l'influence du feuilleton que rédigeait Vernou, l'un des amis de Bixiou, de Finot et de Giroudeau, Mariette débuta non pas au Panorama-Dramatique, mais à la Porte-Saint-Martin, où elle eut du succès à côté de la Bégrand. Parmi les directeurs de ce théâtre, se trouvait alors un riche et fastueux officier-général amoureux d'une actrice et qui s'était fait impresario pour elle. A Paris, il se rencontre toujours des gens épris d'actrices, de danseuses ou de cantatrices qui se mettent Directeurs de Théâtre par amour. Cet officier-général connaissait Philippe et Giroudeau. Le petit journal de Finot et celui de Philippe y aidant, le début de Mariette fut une affaire d'autant plus promptement arrangée entre les trois officiers, qu'il semble que les passions soient toutes solidaires en fait de folies. Le malicieux Bixiou apprit bientôt à sa grand'mère et à la dévote Agathe que le caissier Philippe le brave des braves, aimait Mariette, la célèbre danseuse de la Porte-Saint-Martin. Cette vieille nouvelle fut comme un coup de foudre pour les deux veuves; d'abord les sentiments religieux d'Agathe lui faisaient regarder les femmes de théâtre comme des tisons d'enfer; puis il leur semblait à toutes deux que ces femmes vivaient d'or, buvaient des perles, et ruinaient les plus grandes fortunes.

– Eh! bien, dit Joseph à sa mère, croyez-vous que mon frère soit assez imbécile pour donner de l'argent à sa Mariette? Ces femmes-là ne ruinent que les riches.

– On parle déjà d'engager Mariette à l'Opéra, dit Bixiou. Mais n'ayez pas peur, madame Bridau, le corps diplomatique se montre à la Porte-Saint-Martin, cette belle fille ne sera pas longtemps avec votre fils. On parle d'un ambassadeur amoureux-fou de Mariette. Autre nouvelle! Le père Claparon est mort, on l'enterre demain, et son fils, devenu banquier, qui roule sur l'or et sur l'argent, a commandé un convoi de dernière classe. Ce garçon manque d'éducation. Ça ne se passe pas ainsi en Chine!

Philippe proposa, dans une pensée cupide, à la danseuse de l'épouser; mais, à la veille d'entrer à l'Opéra, mademoiselle Godeschal le refusa, soit qu'elle eût deviné les intentions du colonel, soit qu'elle eût compris combien son indépendance était nécessaire à sa fortune. Pendant le reste de cette année, Philippe vint tout au plus voir sa mère deux fois par mois. Où était-il? A sa caisse, au théâtre ou chez Mariette. Aucune lumière sur sa conduite ne transpira dans le ménage de la rue Mazarine. Giroudeau, Finot, Bixiou, Vernou, Lousteau lui voyaient mener une vie de plaisirs. Philippe était de toutes les parties de Tullia, l'un des premiers sujets de l'Opéra, de Florentine qui remplaça Mariette à la Porte-Saint-Martin, de Florine et de Matifat, de Coralie et de Camusot. A partir de quatre heures, moment où il quittait sa caisse, il s'amusait jusqu'à minuit; car il y avait toujours une partie de liée la veille, un bon dîner donné par quelqu'un, une soirée de jeu, un souper. Philippe vécut alors comme dans son élément. Ce carnaval, qui dura dix-huit mois, n'alla pas sans soucis. La belle Mariette, lors de son début à l'Opéra, en janvier 1821, soumit à sa loi l'un des ducs les plus brillants de la cour de Louis XVIII. Philippe essaya de lutter contre le duc; mais, malgré quelque bonheur au jeu, au renouvellement du mois d'avril il fut obligé, par sa passion, de puiser dans la caisse du journal. Au mois de mai, il devait onze mille francs. Dans ce mois fatal, Mariette partit pour Londres y exploiter les lords pendant le temps qu'on bâtissait la salle provisoire de l'Opéra, dans l'hôtel Choiseul, rue Lepelletier. Le malheureux Philippe en était arrivé, comme cela se pratique, à aimer Mariette malgré ses patentes infidélités; mais elle n'avait jamais vu dans ce garçon qu'un militaire brutal et sans esprit, un premier échelon sur lequel elle ne voulait pas long-temps rester. Aussi, prévoyant le moment où Philippe n'aurait plus d'argent, la danseuse avait-elle su conquérir des appuis dans le journalisme qui la dispensaient de conserver Philippe; néanmoins, elle eut la reconnaissance particulière à ces sortes de femmes pour celui qui, le premier, leur a pour ainsi dire aplani les difficultés de l'horrible carrière du théâtre.

Forcé de laisser aller sa terrible maîtresse à Londres sans l'y suivre, Philippe reprit ses quartiers d'hiver, pour employer ses expressions, et revint rue Mazarine dans sa mansarde; il y fit de sombres réflexions en se couchant et se levant. Il sentit en lui-même l'impossibilité de vivre autrement qu'il n'avait vécu depuis un an. Le luxe qui régnait chez Mariette, les dîners et les soupers, la soirée dans les coulisses, l'entrain des gens d'esprit et des journalistes, l'espèce de bruit qui se faisait autour de lui, toutes les caresses qui en résultaient pour les sens et pour la vanité; cette vie, qui ne se trouve d'ailleurs qu'à Paris, et qui offre chaque jour quelque chose de neuf, était devenue plus qu'une habitude pour Philippe; elle constituait une nécessité comme son tabac et ses petits verres. Aussi reconnut-il qu'il ne pouvait pas vivre sans ces continuelles jouissances. L'idée du suicide lui passa par la tête, non pas à cause du déficit qu'on allait reconnaître dans sa caisse, mais à cause de l'impossibilité de vivre avec Mariette et dans l'atmosphère de plaisirs où il se chafriolait depuis un an. Plein de ces sombres idées, il vint pour la première fois dans l'atelier de son frère qu'il trouva travaillant, en blouse bleue, à copier un tableau pour un marchand.

– Voici donc comment se font les tableaux? dit Philippe pour entrer en matière.

– Non, répondit Joseph, mais voilà comment ils se copient.

– Combien te paye-t-on cela?

– Hé! jamais assez, deux cent cinquante francs; mais j'étudie la manière des maîtres, j'y gagne de l'instruction, je surprends les secrets du métier. Voilà l'un de mes tableaux, lui dit-il en lui indiquant du bout de sa brosse une esquisse dont les couleurs étaient encore humides.

– Et que mets-tu dans ton sac par année, maintenant?

– Malheureusement je ne suis encore connu que des peintres. Je suis appuyé par Schinner qui doit me procurer des travaux au château de Presles où j'irai vers octobre faire des arabesques, des encadrements, des ornements très-bien payés par le comte de Sérizy. Avec ces brocantes-là, avec les commandes des marchands, je pourrai désormais faire dix-huit cents à deux mille francs, tous frais payés. Bah! à l'Exposition prochaine, je présenterai ce tableau-là; s'il est goûté, mon affaire sera faite: mes amis en sont contents.

– Je ne m'y connais pas, dit Philippe d'une voix douce qui força Joseph à le regarder.

– Qu'as-tu? demanda l'artiste en trouvant son frère pâli.

– Je voudrais savoir en combien de temps tu ferais mon portrait.

– Mais en travaillant toujours, si le temps est clair, en trois ou quatre jours j'aurai fini.

– C'est trop de temps, je n'ai que la journée à te donner. Ma pauvre mère m'aime tant que je voulais lui laisser ma ressemblance. N'en parlons plus.

– Eh! bien, est-ce que tu t'en vas encore?

– Je m'en vais pour ne plus revenir, dit Philippe d'un air faussement gai.

– Ah ça! Philippe, mon ami, qu'as-tu? Si c'est quelque chose de grave, je suis un homme, je ne suis pas un niais; je m'apprête à de rudes combats; et, s'il faut de la discrétion, j'en aurai.

– Est-ce sûr?

– Sur mon honneur.

– Tu ne diras rien à qui que ce soit au monde?

– A personne.

– Eh! bien, je vais me brûler le cervelle.

– Toi! tu vas donc te battre?

– Je vais me tuer.

– Et pourquoi?

– J'ai pris onze mille francs dans ma caisse, et je dois rendre mes comptes demain, mon cautionnement sera diminué de moitié; notre pauvre mère sera réduite à six cents francs de rente. Ça! ce n'est rien, je pourrais lui rendre plus tard une fortune; mais je suis déshonoré! Je ne veux pas vivre dans le déshonneur.

– Tu ne seras pas déshonoré pour avoir restitué, mais tu perdras ta place, il ne te restera plus que les cinq cents francs de ta croix, et avec cinq cents francs on peut vivre.

– Adieu! dit Philippe qui descendit rapidement et ne voulut rien entendre.

Joseph quitta son atelier et descendit chez sa mère pour déjeuner; mais la confidence de Philippe lui avait ôté l'appétit. Il prit la Descoings à part et lui dit l'affreuse nouvelle. La vieille femme fit une épouvantable exclamation, laissa tomber un poêlon de lait qu'elle avait à la main, et se jeta sur une chaise. Agathe accourut. D'exclamations en exclamations, la fatale vérité fut avouée à la mère.

– Lui! manquer à l'honneur! le fils de Bridau prendre dans la caisse qui lui est confiée!

La veuve trembla de tous ses membres, ses yeux s'agrandirent, devinrent fixes, elle s'assit et fondit en larmes.

– Où est-il? s'écria-t-elle au milieu de ses sanglots. Peut-être s'est-il jeté dans la Seine!

– Il ne faut pas vous désespérer, dit la Descoings, parce que le pauvre garçon a rencontré une mauvaise femme, et qu'elle lui a fait faire des folies. Mon Dieu! cela se voit souvent. Philippe a eu jusqu'à son retour tant d'infortunes, et il a eu si peu d'occasions d'être heureux et aimé, qu'il ne faut pas s'étonner de sa passion pour cette créature. Toutes les passions mènent à des excès! J'ai dans ma vie un reproche de ce genre à me faire, et je me crois cependant une honnête femme! Une seule faute ne fait pas le vice! Et puis, après tout, il n'y a que ceux qui ne font rien qui ne se trompent pas!

Le désespoir d'Agathe l'accablait tellement que la Descoings et Joseph furent obligés de diminuer la faute de Philippe en lui disant que dans toutes les familles il arrivait de ces sortes d'affaires.

– Mais il a vingt-huit ans, s'écriait Agathe, et ce n'est plus un enfant.

Mot terrible et qui révèle combien la pauvre femme pensait à la conduite de son fils.

– Ma mère, je t'assure qu'il ne songeait qu'à ta peine et au tort qu'il te fait, lui dit Joseph.

– Oh! mon Dieu, qu'il revienne! qu'il vive, et je lui pardonne tout! s'écria la pauvre mère à l'esprit de laquelle s'offrit l'horrible tableau de Philippe retiré mort de l'eau.

Un sombre silence régna pendant quelques instants. La journée se passa dans les plus cruelles alternatives. Tous les trois ils s'élançaient à la fenêtre du salon au moindre bruit, et se livraient à une foule de conjectures. Pendant le temps où sa famille se désolait, Philippe mettait tranquillement tout en ordre à sa caisse. Il eut l'audace de rendre ses comptes en disant que, craignant quelque malheur, il avait les onze mille francs chez lui. Le drôle sortit à quatre heures en prenant cinq cents francs de plus à sa caisse, et monta froidement au jeu, où il n'était pas allé depuis qu'il occupait sa place, car il avait bien compris qu'un caissier ne peut pas hanter les maisons de jeu. Ce garçon ne manquait pas de calcul. Sa conduite postérieure prouvera d'ailleurs qu'il tenait plus de son aïeul Rouget que de son vertueux père. Peut-être eût-il fait un bon général; mais, dans sa vie privée, il fut un de ces profonds scélérats qui abritent leurs entreprises et leurs mauvaises actions derrière le paravent de la légalité et sous le toit discret de la famille. Philippe garda tout son sang-froid dans cette suprême entreprise. Il gagna d'abord et alla jusqu'à une masse de six mille francs; mais il se laissa éblouir par le désir de terminer son incertitude d'un coup. Il quitta le Trente-et-Quarante en apprenant qu'à la roulette la Noire venait de passer seize fois; il alla jouer cinq mille francs sur la Rouge, et la Noire sortit encore une dix-septième fois. Le colonel mit alors son billet de mille francs sur la Noire et gagna. Malgré cette étonnante entente du hasard, il avait la tête fatiguée; et, quoiqu'il le sentît, il voulut continuer; mais le sens divinatoire qu'écoutent les joueurs et qui procède par éclairs était altéré déjà. Vinrent des intermittences qui sont la perte des joueurs. La lucidité, de même que les rayons du soleil, n'a d'effet que par la fixité de la ligne droite, elle ne devine qu'à la condition de ne pas rompre son regard; elle se trouble dans les sautillements de la chance. Philippe perdit tout. Après de si fortes épreuves, l'âme la plus insouciante comme la plus intrépide s'affaisse. Aussi, en revenant chez lui, Philippe pensait-il d'autant moins à sa promesse de suicide, qu'il n'avait jamais voulu se tuer. Il ne songeait plus ni à sa place perdue, ni à son cautionnement entamé, ni à sa mère, ni à Mariette, la cause de sa ruine; il allait machinalement. Quand il entra, sa mère en pleurs, la Descoings et son frère lui sautèrent au cou, l'embrassèrent et le portèrent avec joie au coin du feu.

– Tiens! pensa-t-il, l'annonce a fait son effet.

Ce monstre prit alors d'autant mieux une figure de circonstance que la séance au jeu l'avait profondément ému. En voyant son atroce Benjamin pâle et défait, la pauvre mère se mit à ses genoux, lui baisa les mains, se les mit sur le cœur et le regarda long-temps les yeux pleins de larmes.

– Philippe, lui dit-elle d'une voix étouffée, promets-moi de ne pas te tuer, nous oublierons tout!

Philippe regarda son frère attendri, la Descoings qui avait la larme à l'œil; il se dit à lui-même: – C'est de bonnes gens! il prit alors sa mère, la releva, l'assit sur ses genoux, la pressa sur son cœur, et lui dit à l'oreille en l'embrassant: – Tu me donnes une seconde fois la vie!

La Descoings trouva le moyen de servir un excellent dîner, d'y joindre deux bouteilles de vieux vin, et un peu de liqueur des îles, trésor provenant de son ancien fonds.

– Agathe, il faut lui laisser fumer ses cigares! dit-elle au dessert. Et elle offrit des cigares à Philippe.

Les deux pauvres créatures avaient imaginé qu'en laissant prendre toutes ses aises à ce garçon, il aimerait la maison et s'y tiendrait, et toutes deux essayèrent de s'habituer à la fumée du tabac qu'elles exécraient. Cet immense sacrifice ne fut pas même aperçu par Philippe. Le lendemain Agathe avait vieilli de dix années. Une fois ses inquiétudes calmées, la réflexion vint, et la pauvre femme ne put fermer l'œil pendant cette horrible nuit. Elle allait être réduite à six cents francs de rente. Comme toutes les femmes grasses et friandes, la Descoings, douée d'une toux catarrhale opiniâtre, devenait lourde; son pas dans l'escalier retentissait comme des coups de bûche; elle pouvait donc mourir de moment en moment; avec elle, disparaîtraient quatre mille francs. N'était-il pas ridicule de compter sur cette ressource? Que faire? que devenir? Décidée à se mettre à garder des malades plutôt que d'être à charge à ses enfants, Agathe ne songeait pas à elle. Mais que ferait Philippe réduit aux cinq cents francs de sa croix d'officier de la Légion-d'Honneur? Depuis onze ans, la Descoings, en donnant mille écus chaque année, avait payé presque deux fois sa dette, et continuait à immoler les intérêts de son petit-fils à ceux de la famille Bridau. Quoique tous les sentiments probes et rigoureux d'Agathe fussent froissés au milieu de ce désastre horrible, elle se disait: – Pauvre garçon, est-ce sa faute? il est fidèle à ses serments. Moi, j'ai eu tort de ne pas le marier. Si je lui avais trouvé une femme, il ne se serait pas lié avec cette danseuse. Il est si fortement constitué!..

La vieille commerçante avait aussi réfléchi, pendant la nuit, à la manière de sauver l'honneur de la famille. Au jour, elle quitta son lit et vint dans la chambre de son amie.

– Ce n'est ni à vous ni à Philippe à traiter cette affaire délicate, lui dit-elle. Si nos deux vieux amis, Claparon et du Bruel sont morts, il nous reste le père Desroches qui a une bonne judiciaire, et je vais aller chez lui ce matin. Desroches dira que Philippe a été victime de sa confiance dans un ami; que sa faiblesse, en ce genre, le rend tout à fait impropre à gérer une caisse. Ce qui lui arrive aujourd'hui pourrait recommencer. Philippe préférera donner sa démission, il ne sera donc pas renvoyé.

Agathe, en voyant par ce mensonge officieux l'honneur de son fils mis à couvert, au moins aux yeux des étrangers, embrassa la Descoings, qui sortit arranger cette horrible affaire. Philippe avait dormi du sommeil des justes.

– Elle est rusée, la vieille! dit-il en souriant quand Agathe apprit à son fils pourquoi leur déjeuner était retardé.

Le vieux Desroches, le dernier ami de ces deux pauvres femmes, et qui, malgré la dureté de son caractère, se souvenait toujours d'avoir été placé par Bridau, s'acquitta, en diplomate consommé, de la mission délicate que lui confia la Descoings. Il vint dîner avec la famille, avertir Agathe d'aller signer le lendemain au Trésor, rue Vivienne, le transfert de la partie de la rente vendue, et de retirer le coupon de six cents francs qui lui restait. Le vieil employé ne quitta pas cette maison désolée sans avoir obtenu de Philippe de signer une pétition au Ministre de la Guerre par laquelle il demandait sa réintégration dans les cadres de l'armée. Desroches promit aux deux femmes de suivre la pétition dans les Bureaux de la Guerre, et de profiter du triomphe du duc sur Philippe chez la danseuse pour obtenir protection de ce grand seigneur.

– Avant trois mois, il sera lieutenant-colonel dans le régiment du duc de Maufrigneuse, et vous serez débarrassées de lui.

Desroches s'en alla comblé des bénédictions des deux femmes et de Joseph. Quant au journal, deux mois après, selon les prévisions de Finot, il cessa de paraître. Ainsi la faute de Philippe n'eut, dans le monde, aucune portée. Mais la maternité d'Agathe avait reçu la plus profonde blessure. Sa croyance en son fils une fois ébranlée, elle vécut dès lors en des transes perpétuelles, mêlées de satisfactions quand elle voyait ses sinistres appréhensions trompées.

Lorsque les hommes doués du courage physique mais lâches et ignobles au moral, comme l'était Philippe, ont vu la nature des choses reprenant son cours autour d'eux après une catastrophe où leur moralité s'est à peu près perdue, cette complaisance de la famille ou des amitiés est pour eux une prime d'encouragement. Ils comptent sur l'impunité: leur esprit faussé, leurs passions satisfaites les portent à étudier comment ils ont réussi à tourner les lois sociales, et ils deviennent alors horriblement adroits. Quinze jours après, Philippe, redevenu l'homme oisif, ennuyé, reprit donc fatalement sa vie de café, ses stations embellies de petits verres, ses longues parties de billard au punch, sa séance de nuit au jeu où il risquait à propos une faible mise, et réalisait un petit gain qui suffisait à l'entretien de son désordre. En apparence économe, pour mieux tromper sa mère et la Descoings, il portait un chapeau presque crasseux, pelé sur le tour et aux bords, des bottes rapiécées, une redingote râpée où brillait à peine sa rosette rouge, brunie par un long séjour à la boutonnière et salie par des gouttes de liqueur ou de café. Ses gants verdâtres en peau de daim lui duraient long-temps. Enfin il n'abandonnait son col de satin qu'au moment où il ressemblait à de la bourre. Mariette fut le seul amour de ce garçon; aussi la trahison de cette danseuse lui endurcit-elle beaucoup le cœur. Quand par hasard il réalisait des gains inespérés, ou s'il soupait avec son vieux camarade Giroudeau, Philippe s'adressait à la Vénus des carrefours par une sorte de dédain brutal pour le sexe entier. Régulier d'ailleurs, il déjeunait, dînait au logis, et rentrait toutes les nuits vers une heure. Trois mois de cette vie horrible rendirent quelque confiance à la pauvre Agathe. Quant à Joseph, qui travaillait au tableau magnifique auquel il dut sa réputation, il vivait dans son atelier. Sur la foi de son petit-fils, la Descoings, qui croyait à la gloire de Joseph, prodiguait au peintre des soins maternels; elle lui portait à déjeuner le matin, elle faisait ses courses, elle lui nettoyait ses bottes. Le peintre ne se montrait guère qu'au dîner, et ses soirées appartenaient à ses amis du Cénacle. Il lisait d'ailleurs beaucoup, il se donnait cette profonde et sérieuse instruction que l'on ne tient que de soi-même, et à laquelle tous les gens de talent se sont livrés entre vingt et trente ans. Agathe, voyant peu Joseph, et sans inquiétude sur son compte, n'existait que par Philippe, qui seul lui donnait les alternatives de craintes soulevées, de terreurs apaisées qui sont un peu la vie des sentiments, et tout aussi nécessaires à la maternité qu'à l'amour. Desroches qui venait environ une fois par semaine voir la veuve de son ancien chef et ami, lui donnait des espérances: le duc de Maufrigneuse avait demandé Philippe dans son régiment, le Ministre de la Guerre se faisait faire un rapport; et, comme le nom de Bridau ne se trouvait sur aucune liste de police, sur aucun dossier de palais, dans les premiers mois de l'année prochaine Philippe recevrait sa lettre de service et de réintégration. Pour réussir, Desroches avait mis toutes ses connaissances en mouvement, ses informations à la préfecture de police lui apprirent alors que Philippe allait tous les soirs au jeu, et il jugea nécessaire de confier ce secret à la Descoings seulement, en l'engageant à surveiller le futur lieutenant-colonel, car un éclat pouvait tout perdre; pour le moment, le Ministre de la Guerre n'irait pas rechercher si Philippe était joueur. Or, une fois sous les drapeaux, le lieutenant-colonel abandonnerait une passion née de son désœuvrement. Agathe, qui le soir n'avait plus personne, lisait ses prières au coin de son feu pendant que la Descoings se tirait les cartes, s'expliquait ses rêves et appliquait les règles de la cabale à ses mises. Cette joueuse obstinée ne manquait jamais un tirage: elle poursuivait son terne, qui n'était pas encore sorti. Ce terne allait avoir vingt et un ans, il atteignait à sa majorité. La vieille actionnaire fondait beaucoup d'espoir sur cette puérile circonstance. L'un des numéros était resté au fond de toutes les roues depuis la création de la loterie; aussi la Descoings chargeait-elle énormément ce numéro et toutes les combinaisons de ces trois chiffres. Le dernier matelas de son lit servait de dépôt aux économies de la pauvre vieille; elle le décousait, y mettait la pièce d'or conquise sur ses besoins, bien enveloppée de laine, et le recousait après. Elle voulait, au dernier tirage de Paris, risquer toutes ses économies sur les combinaisons de son terne chéri. Cette passion, si universellement condamnée, n'a jamais été étudiée. Personne n'y a vu l'opium de la misère. La loterie, la plus puissante fée du monde, ne développait-elle pas des espérances magiques? Le coup de roulette qui faisait voir aux joueurs des masses d'or et de jouissances ne durait que ce que dure un éclair; tandis que la loterie donnait cinq jours d'existence à ce magnifique éclair. Quelle est aujourd'hui la puissance sociale qui peut, pour quarante sous, vous rendre heureux pendant cinq jours et vous livrer idéalement tous les bonheurs de la civilisation? Le tabac, impôt mille fois plus immoral que le jeu, détruit le corps, attaque l'intelligence, il hébète une nation; tandis que la loterie ne causait pas le moindre malheur de ce genre. Cette passion était d'ailleurs forcée de se régler et par la distance qui séparait les tirages, et par la roue que chaque joueur affectionnait. La Descoings ne mettait que sur la roue de Paris. Dans l'espoir de voir triompher ce terne nourri depuis vingt ans, elle s'était soumise à d'énormes privations pour pouvoir faire en toute liberté sa mise du dernier tirage de l'année. Quand elle avait des rêves cabalistiques, car tous les rêves ne correspondaient point aux nombres de la loterie, elle allait les raconter à Joseph, car il était le seul être qui l'écoutât, non-seulement sans la gronder, mais en lui disant de ces douces paroles par lesquelles les artistes consolent les folies de l'esprit. Tous les grands talents respectent et comprennent les passions vraies, ils se les expliquent et en retrouvent les racines dans le cœur ou dans la tête. Selon Joseph, son frère aimait le tabac et les liqueurs, sa vieille maman Descoings aimait les ternes, sa mère aimait Dieu, Desroches fils aimait les procès, Desroches père aimait la pêche à la ligne, tout le monde, disait-il, aimait quelque chose. Il aimait, lui, le beau idéal en tout; il aimait la poésie de Byron, la peinture de Géricault, la musique de Rossini, les romans de Walter Scott.

– Chacun son goût, maman, s'écria-t-il. Seulement votre terne lanterne beaucoup.

– Il sortira, tu seras riche, et mon petit Bixiou aussi!

– Donnez tout à votre petit-fils, s'écriait Joseph. Au surplus, faites comme vous voudrez!

– Hé! s'il sort, j'en aurais assez pour tout le monde. Toi, d'abord, tu auras un bel atelier, tu ne te priveras pas d'aller aux Italiens pour payer tes modèles et ton marchand de couleurs. Sais-tu, mon enfant, lui dit-elle, que tu ne me fais pas jouer un beau rôle dans ce tableau-là?

Par économie, Joseph avait fait poser la Descoings dans son magnifique tableau d'une jeune courtisane amenée par une vieille femme chez un sénateur vénitien. Ce tableau, un des chefs-d'œuvre de la peinture moderne, pris par Gros lui-même pour un Titien, prépara merveilleusement les jeunes artistes à reconnaître et à proclamer la supériorité de Joseph au salon de 1823.

– Ceux qui vous connaissent savent bien qui vous êtes, lui répondit-il gaiement, et pourquoi vous inquiéteriez-vous de ceux qui ne vous connaissent pas?

Depuis une dizaine d'années, la Descoings avait pris les tons mûrs d'une pomme de reinette à Pâques. Ses rides s'étaient formées dans la plénitude de sa chair, devenue froide et douillette. Ses yeux, pleins de vie, semblaient animés par une pensée encore jeune et vivace qui pouvait d'autant mieux passer pour une pensée de cupidité qu'il y a toujours quelque chose de cupide chez le joueur. Son visage grassouillet offrait les traces d'une dissimulation profonde et d'une arrière-pensée enterrée au fond du cœur. Sa passion exigeait le secret. Elle avait dans le mouvement des lèvres quelques indices de gourmandise. Aussi, quoique ce fût la probe et excellente femme que vous connaissez, l'œil pouvait-il s'y tromper. Elle présentait donc un admirable modèle de la vieille femme que Bridau voulait peindre. Coralie, jeune actrice d'une beauté sublime, morte à la fleur de l'âge, la maîtresse d'un jeune poète, un ami de Bridau, Lucien de Rubempré, lui avait donné l'idée de ce tableau. On accusa cette belle toile d'être un pastiche, quoiqu'elle fût une splendide mise en scène de trois portraits. Michel Chrestien, un des jeunes gens du Cénacle, avait prêté pour le sénateur sa tête républicaine, sur laquelle Joseph jeta quelques tons de maturité, de même qu'il força l'expression du visage de la Descoings. Ce grand tableau qui devait faire tant de bruit, et qui suscita tant de haines, tant de jalousies et d'admiration à Joseph, était ébauché; mais contraint d'en interrompre l'exécution pour faire des travaux de commande afin de vivre, il copiait les tableaux des vieux maîtres en se pénétrant de leurs procédés; aussi sa brosse est-elle une des plus savantes. Son bon sens d'artiste lui avait suggéré l'idée de cacher à la Descoings et à sa mère les gains qu'il commençait à récolter, en leur voyant à l'une et à l'autre une cause de ruine dans Philippe et dans la loterie. L'espèce de sang-froid déployé par le soldat dans sa catastrophe, le calcul caché sous le prétendu suicide et que Joseph découvrit, le souvenir des fautes commises dans une carrière qu'il n'aurait pas dû abandonner, enfin les moindres détails de la conduite de son frère, avaient fini par dessiller les yeux de Joseph. Cette perspicacité manque rarement aux peintres: occupés pendant des journées entières, dans le silence de leurs ateliers, à des travaux qui laissent jusqu'à un certain point la pensée libre, ils ressemblent un peu aux femmes; leur esprit peut tourner autour des petits faits de la vie et en pénétrer le sens caché. Joseph avait acheté un de ces bahuts magnifiques, alors ignorés de la mode, pour en décorer un coin de son atelier où se portait la lumière qui papillotait dans les bas-reliefs, en donnant tout son lustre à ce chef-d'œuvre des artisans du seizième siècle. Il y reconnut l'existence d'une cachette, et y accumulait un pécule de prévoyance. Avec la confiance naturelle aux vrais artistes, il mettait habituellement l'argent qu'il s'accordait pour sa dépense du mois dans une tête de mort placée sur une des cases du bahut. Depuis le retour de son frère au logis, il trouvait un désaccord constant entre le chiffre de ses dépenses et celui de cette somme. Les cent francs du mois disparaissaient avec une incroyable vitesse. En ne trouvant rien, après n'avoir dépensé que quarante à cinquante francs, il se dit une première fois: Il paraît que mon argent a pris la poste! Une seconde fois, il fit attention à ses dépenses; mais il eut beau compter, comme Robert-Macaire, seize et cinq font vingt-trois, il ne s'y retrouva point. En s'apercevant, pour la troisième fois, d'une plus forte erreur, il communiqua ce sujet de peine à la vieille Descoings, par laquelle il se sentait aimé de cet amour maternel, tendre, confiant, crédule, enthousiaste qui manquait à sa mère, quelque bonne qu'elle fût, et tout aussi nécessaire aux commencements de l'artiste que les soins de la poule à ses petits jusqu'à ce qu'ils aient des plumes. A elle seule, il pouvait confier ces horribles soupçons. Il était sûr de ses amis comme de lui-même, la Descoings ne lui prenait certes rien pour mettre à la loterie; et, à cette idée qu'il exprima, la pauvre femme se tordit les mains; Philippe seul pouvait donc commettre ce petit vol domestique.

– Pourquoi ne me demande-t-il pas ce dont il a besoin? s'écria Joseph en prenant de la couleur sur sa palette et brouillant tous les tons sans s'en apercevoir. Lui refuserais-je de l'argent?

– Mais c'est dépouiller un enfant, s'écria la Descoings dont le visage exprima la plus profonde horreur.

– Non, reprit Joseph, il le peut, il est mon frère, ma bourse est la sienne; mais il devrait m'avertir.

– Mets ce matin une somme fixe en monnaie et n'y touche pas, lui dit la Descoings, je saurai qui vient à ton atelier; et, s'il n'y a que lui qui y soit entré, tu auras une certitude.

Le lendemain même, Joseph eut ainsi la preuve des emprunts forcés que lui faisait son frère. Philippe entrait dans l'atelier quand Joseph n'y était pas, et y prenait les petites sommes qui lui manquaient. L'artiste trembla pour son petit trésor.

– Attends! attends! je vais te pincer, mon gaillard, dit-il à la Descoings en riant.

– Et tu feras bien; nous devons le corriger, car je ne suis pas non plus sans trouver quelquefois du déficit dans ma bourse. Mais le pauvre garçon, il lui faut du tabac, il en a l'habitude.

– Pauvre garçon, pauvre garçon, reprit l'artiste, je suis un peu de l'avis de Fulgence et de Bixiou: Philippe nous tire constamment aux jambes; tantôt il se fourre dans les émeutes et il faut l'envoyer en Amérique, il coûte alors douze mille francs à notre mère; il ne sait rien trouver dans les forêts du Nouveau-Monde, et son retour coûte autant que son départ. Sous prétexte d'avoir répété deux mots de Napoléon à un général, Philippe se croit un grand militaire et obligé de faire la grimace aux Bourbons; en attendant, il s'amuse, il voyage, il voit du pays; moi, je ne donne pas dans la colle de ses malheurs, il n'a pas la mine d'un homme à ne pas être au mieux partout! On trouve à mon gaillard une excellente place, il mène une vie de Sardanapale avec une fille d'Opéra, mange la grenouille d'un journal, et coûte encore douze mille francs à notre mère. Certes, pour ce qui me regarde, je m'en bats l'œil; mais Philippe mettra la pauvre femme sur la paille. Il me regarde comme rien du tout, parce que je n'ai pas été dans les Dragons de la Garde! Et c'est peut-être moi qui ferai vivre cette bonne chère mère dans ses vieux jours, tandis que, s'il continue, ce soudard finira je ne sais comment. Bixiou me disait: – C'est un fameux farceur, ton frère! Eh! bien, votre petit-fils a raison: Philippe inventera quelque frasque où l'honneur de la famille sera compromis, et il faudra trouver encore des dix ou douze mille francs! Il joue tous les soirs, il laisse tomber sur l'escalier, quand il rentre soûl comme un templier, des cartes piquées qui lui ont servi à marquer les tours de la Rouge et de la Noire. Le père Desroches se remue pour faire rentrer Philippe dans l'armée, et moi je crois qu'il serait, ma parole d'honneur! au désespoir de reservir. Auriez-vous cru qu'un garçon qui a de si beaux yeux bleus, si limpides, et un air de chevalier Bayard, tournerait au Sacripan?

Malgré la sagesse et le sang-froid avec lesquels Philippe jouait ses masses le soir, il éprouvait de temps en temps ce que les joueurs appellent des lessives. Poussé par l'irrésistible désir d'avoir l'enjeu de sa soirée, dix francs, il faisait alors main-basse dans le ménage sur l'argent de son frère, sur celui que la Descoings laissait traîner, ou sur celui d'Agathe. Une fois déjà la pauvre veuve avait eu, dans son premier sommeil, une épouvantable vision: Philippe était entré dans sa chambre, il y avait pris dans les poches de sa robe tout l'argent qui s'y trouvait. Agathe avait feint de dormir, mais elle avait alors passé le reste de la nuit à pleurer. Elle y voyait clair. Une faute n'est pas le vice, avait dit la Descoings; mais, après de constantes récidives, le vice fut visible. Agathe n'en pouvait plus douter, son fils le plus aimé n'avait ni délicatesse ni honneur. Le lendemain de cette affreuse vision, après le déjeuner, avant que Philippe ne partît, elle l'avait attiré dans sa chambre pour le prier, avec le ton de la supplication, de lui demander l'argent qui lui serait nécessaire. Les demandes se renouvelèrent alors si souvent que, depuis quinze jours, Agathe avait épuisé toutes ses économies. Elle se trouvait sans un liard, elle pensait à travailler; elle avait pendant plusieurs soirées discuté avec la Descoings les moyens de gagner de l'argent par son travail. Déjà la pauvre mère était aller demander de la tapisserie à remplir au Père de famille, ouvrage qui donne environ vingt sous par jour. Malgré la profonde discrétion de sa nièce, la Descoings avait bien deviné le motif de cette envie de gagner de l'argent par un travail de femme. Les changements de la physionomie d'Agathe étaient d'ailleurs assez éloquents: son frais visage se desséchait, la peau se collait aux tempes, aux pommettes, et le front se ridait; les yeux perdaient de leur limpidité; évidemment quelque feu intérieur la consumait, elle pleurait pendant la nuit; mais ce qui causait le plus de ravages était la nécessité de taire ses douleurs, ses souffrances, ses appréhensions. Elle ne s'endormait jamais avant que Philippe ne fût rentré, elle l'attendait dans la rue, elle avait étudié les variations de sa voix, de sa démarche, le langage de sa canne traînée sur le pavé. Elle n'ignorait rien; elle savait à quel degré d'ivresse Philippe était arrivé, elle tremblait en l'entendant trébucher dans les escaliers; elle y avait une nuit ramassé des pièces d'or à l'endroit où il s'était laissé tomber; quand il avait bu et gagné, sa voix était enrouée, sa canne traînait; mais quand il avait perdu, son pas avait quelque chose de sec, de net, de furieux; il chantonnait d'une voix claire et tenait sa canne en l'air, au port d'armes; au déjeuner, quand il avait gagné, sa contenance était gaie et presque affectueuse; il badinait avec grossièreté, mais il badinait avec la Descoings, avec Joseph et avec sa mère; sombre, au contraire, quand il avait perdu, sa parole brève et saccadée, son regard dur, sa tristesse effrayaient. Cette vie de débauche et l'habitude des liqueurs changeaient de jour en jour cette physionomie jadis si belle. Les veines du visage étaient injectées de sang, les traits grossissaient, les yeux perdaient leurs cils et se desséchaient. Enfin, peu soigneux de sa personne, Philippe exhalait les miasmes de l'estaminet, une odeur de bottes boueuses qui, pour un étranger, eût semblé le sceau de la crapule.

La Comédie humaine volume VI

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