Читать книгу La Comédie humaine – Volume 03 - Оноре де'Бальзак, Honoré de Balzac, Balzac - Страница 6
LA FEMME DE TRENTE ANS
V
LES DEUX RENCONTRES
ОглавлениеUn ancien officier d'ordonnance de Napoléon, que nous appellerons seulement le marquis ou le général, et qui sous la restauration fit une haute fortune, était venu passer les beaux jours à Versailles, où il habitait une maison de campagne située entre l'église et la barrière de Montreuil, sur le chemin qui conduit à l'avenue de Saint-Cloud. Son service à la cour ne lui permettait pas de s'éloigner de Paris.
Élevé jadis pour servir d'asile aux passagères amours de quelque grand seigneur, ce pavillon avait de très-vastes dépendances. Les jardins au milieu desquels il était placé l'éloignaient également à droite et à gauche des premières maisons de Montreuil et des chaumières construites aux environs de la barrière; ainsi, sans être par trop isolés, les maîtres de cette propriété jouissaient, à deux pas d'une ville, de tous les plaisirs de la solitude. Par une étrange contradiction, la façade et la porte d'entrée de la maison donnaient immédiatement sur le chemin, qui, peut-être autrefois, était peu fréquenté. Cette hypothèse paraît vraisemblable si l'on vient à songer qu'il aboutit au délicieux pavillon bâti par Louis XV pour mademoiselle de Romans, et qu'avant d'y arriver, les curieux reconnaissent, çà et là, plus d'un casino dont l'intérieur et le décor trahissent les spirituelles débauches de nos aïeux, qui, dans la licence dont on les accuse, cherchaient néanmoins l'ombre et le mystère.
Par une soirée d'hiver, le marquis, sa femme et ses enfants se trouvèrent seuls dans cette maison déserte. Leurs gens avaient obtenu la permission d'aller célébrer à Versailles la noce de l'un d'entre eux; et, présumant que la solennité de Noël, jointe à cette circonstance, leur offrirait une valable excuse auprès de leurs maîtres, ils ne faisaient pas scrupule de consacrer à la fête un peu plus de temps que ne leur en avait octroyé l'ordonnance domestique. Cependant, comme le général était connu pour un homme qui n'avait jamais manqué d'accomplir sa parole avec une inflexible probité, les réfractaires ne dansèrent pas sans quelques remords quand le moment du retour fut expiré. Onze heures venaient de sonner, et pas un domestique n'était arrivé. Le profond silence qui régnait sur la campagne permettait d'entendre, par intervalles, la bise sifflant à travers les branches noires des arbres, mugissant autour de la maison, ou s'engouffrant dans les longs corridors. La gelée avait si bien purifié l'air, durci la terre et saisi les pavés, que tout avait cette sonorité sèche dont les phénomènes nous surprennent toujours. La lourde démarche d'un buveur attardé, ou le bruit d'un fiacre retournant à Paris, retentissaient plus vivement et se faisaient écouter plus loin que de coutume. Les feuilles mortes, mises en danse par quelques tourbillons soudains, frissonnaient sur les pierres de la cour de manière à donner une voix à la nuit, quand elle voulait devenir muette. C'était enfin une de ces âpres soirées qui arrachent à notre égoïsme une plainte stérile en faveur du pauvre ou du voyageur, et nous rendent le coin du feu si voluptueux. En ce moment, la famille réunie au salon ne s'inquiétait ni de l'absence des domestiques, ni des gens sans foyer, ni de la poésie dont étincelle une veillée d'hiver. Sans philosopher hors de propos, et confiants en la protection d'un vieux soldat, femme et enfants se livraient aux délices qu'engendre la vie intérieure quand les sentiments n'y sont pas gênés, quand l'affection et la franchise animent les discours, les regards et les jeux.
Le général était assis, ou, pour mieux dire, enseveli dans une haute et spacieuse bergère, au coin de la cheminée, où brillait un feu nourri qui répandait cette chaleur piquante, symptôme d'un froid excessif au dehors. Appuyée sur le dos du siége et légèrement inclinée, la tête de ce brave père restait dans une pose dont l'indolence peignait un calme parfait, un doux épanouissement de joie. Ses bras, à moitié endormis, mollement jetés hors de la bergère, achevaient d'exprimer une pensée de bonheur. Il contemplait le plus petit de ses enfants, un garçon à peine âgé de cinq ans, qui demi-nu, se refusait à se laisser déshabiller par sa mère. Le bambin fuyait la chemise ou le bonnet de nuit avec lequel la marquise le menaçait parfois; il gardait sa collerette brodée, riait à sa mère quand elle l'appelait, en s'apercevant qu'elle riait elle-même de cette rébellion enfantine; il se remettait alors à jouer avec sa sœur, aussi naïve, mais plus malicieuse, et qui parlait déjà plus distinctement que lui, dont les vagues paroles et les idées confuses étaient à peine intelligibles pour ses parents. La petite Moïna, son aînée de deux ans, provoquait par des agaceries déjà féminines d'interminables rires, qui partaient comme des fusées et semblaient ne pas avoir de cause; mais à les voir tous deux se roulant devant le feu, montrant sans honte leurs jolis corps potelés, leurs formes blanches et délicates, confondant les boucles de leurs chevelures noire et blonde, heurtant leurs visages roses, où la joie traçait des fossettes ingénues, certes un père et surtout une mère comprenaient ces petites âmes, pour eux déjà caractérisées, pour eux déjà passionnées. Ces deux anges faisaient pâlir par les vives couleurs de leurs yeux humides, de leurs joues brillantes, de leur teint blanc, les fleurs du tapis moelleux, ce théâtre de leurs ébats, sur lequel ils tombaient, se renversaient, se combattaient, se roulaient sans danger. Assise sur une causeuse à l'autre coin de la cheminée, en face de son mari, la mère était entourée de vêtements épars et restait, un soulier rouge à la main, dans une attitude pleine de laisser-aller. Son indécise sévérité mourait dans un doux sourire gravé sur ses lèvres. Agée d'environ trente-six ans, elle conservait encore une beauté due à la rare perfection des lignes de son visage, auquel la chaleur, la lumière et le bonheur prêtaient en ce moment un éclat surnaturel. Souvent elle cessait de regarder ses enfants pour reporter ses yeux caressants sur la grave figure de son mari; et parfois, en se rencontrant, les yeux des deux époux échangeaient de muettes jouissances et de profondes réflexions. Le général avait un visage fortement basané. Son front large et pur était sillonné par quelques mèches de cheveux grisonnants. Les mâles éclairs de ses yeux bleus, la bravoure inscrite dans les rides de ses joues flétries, annonçaient qu'il avait acheté par de rudes travaux le ruban rouge qui fleurissait la boutonnière de son habit. En ce moment les innocentes joies exprimées par ses deux enfants se reflétaient sur sa physionomie vigoureuse et ferme où perçaient une bonhomie, une candeur indicibles. Ce vieux capitaine était redevenu petit sans beaucoup d'efforts. N'y a-t-il pas toujours un peu d'amour pour l'enfance chez les soldats qui ont assez expérimenté les malheurs de la vie pour avoir su reconnaître les misères de la force et les priviléges de la faiblesse? Plus loin, devant une table ronde éclairée par des lampes astrales dont les vives lumières luttaient avec les lueurs pâles des bougies placées sur la cheminée, était un jeune garçon de treize ans qui tournait rapidement les pages d'un gros livre. Les cris de son frère ou de sa sœur ne lui causaient aucune distraction, et sa figure accusait la curiosité de la jeunesse. Cette profonde préoccupation était justifiée par les attachantes merveilles des Mille et une Nuits et par un uniforme de lycéen. Il restait immobile, dans une attitude méditative, un coude sur la table et la tête appuyée sur l'une de ses mains, dont les doigts blancs tranchaient au milieu d'une chevelure brune. La clarté tombant d'aplomb sur son visage, et le reste du corps étant dans l'obscurité, il ressemblait ainsi à ces portraits noirs où Raphaël s'est représenté lui-même attentif, penché, songeant à l'avenir. Entre cette table et la marquise, une grande et belle jeune fille travaillait, assise devant un métier à tapisserie sur lequel se penchait et d'où s'éloignait alternativement sa tête, dont les cheveux d'ébène artistement lissés réfléchissaient la lumière. A elle seule Hélène était un spectacle. Sa beauté se distinguait par un rare caractère de force et d'élégance. Quoique relevée de manière à dessiner des traits vifs autour de la tête, la chevelure était si abondante que, rebelle aux dents du peigne, elle se frisait énergiquement à la naissance du cou. Ses sourcils, très-fournis et régulièrement plantés, tranchaient avec la blancheur de son front pur. Elle avait même sur la lèvre supérieure quelques signes de courage qui figuraient une légère teinte de bistre sous un nez grec dont les contours étaient d'une exquise perfection. Mais la captivante rondeur des formes, la candide expression des autres traits, la transparence d'une carnation délicate, la voluptueuse mollesse des lèvres, le fini de l'ovale décrit par le visage, et surtout la sainteté de son regard vierge, imprimaient à cette beauté vigoureuse la suavité féminine, la modestie enchanteresse que nous demandons à ces anges de paix et d'amour. Seulement il n'y avait rien de frêle dans cette jeune fille, et son cœur devait être aussi doux, son âme aussi forte que ses proportions étaient magnifiques et que sa figure était attrayante. Elle imitait le silence de son frère le lycéen, et paraissait en proie à l'une de ces fatales méditations de jeune fille, souvent impénétrables à l'observation d'un père ou même à la sagacité des mères: en sorte qu'il était impossible de savoir s'il fallait attribuer au jeu de la lumière ou à des peines secrètes les ombres capricieuses qui passaient sur son visage comme de faibles nuées sur un ciel pur.
Les deux aînés étaient en ce moment complétement oubliés par le mari et par la femme. Cependant plusieurs fois le coup d'œil interrogateur du général avait embrassé la scène muette qui, sur le second plan, offrait une gracieuse réalisation des espérances écrites dans les tumultes enfantins placés sur le devant de ce tableau domestique. En expliquant la vie humaine par d'insensibles gradations, ces figures composaient une sorte de poème vivant. Le luxe des accessoires qui décoraient le salon, la diversité des attitudes, les oppositions dues à des vêtements tous divers de couleur, les contrastes de ces visages si caractérisés par les différents âges et par les contours que les lumières mettaient en saillie, répandaient sur ces pages humaines toutes les richesses demandées à la sculpture, aux peintres, aux écrivains. Enfin, le silence et l'hiver, la solitude et la nuit prêtaient leur majesté à cette sublime et naïve composition, délicieux effet de nature. La vie conjugale est pleine de ces heures sacrées dont le charme indéfinissable est dû peut-être à quelque souvenance d'un monde meilleur. Des rayons célestes jaillissent sans doute sur ces sortes de scènes, destinées à payer à l'homme une partie de ses chagrins, à lui faire accepter l'existence. Il semble que l'univers soit là, devant nous, sous une forme enchanteresse, qu'il déroule ses grandes idées d'ordre, que la vie sociale plaide pour ses lois en parlant de l'avenir.
Cependant, malgré le regard d'attendrissement jeté par Hélène sur Abel et Moïna quand éclatait une de leurs joies; malgré le bonheur peint sur sa lucide figure lorsqu'elle contemplait furtivement son père, un sentiment de profonde mélancolie était empreint dans ses gestes, dans son attitude, et surtout dans ses yeux voilés par de longues paupières. Ses blanches et puissantes mains, à travers lesquelles la lumière passait en leur communiquant une rougeur diaphane et presque fluide, eh! bien, ses mains tremblaient. Une seule fois, sans se défier mutuellement, ses yeux et ceux de la marquise se heurtèrent. Ces deux femmes se comprirent alors par un regard terne, froid, respectueux pour Hélène, sombre et menaçant chez la mère. Hélène baissa promptement sa vue sur le métier, tira l'aiguille avec prestesse, et de long-temps ne releva sa tête, qui semblait lui être devenue trop lourde à porter. La mère était-elle trop sévère pour sa fille, et jugeait-elle cette sévérité nécessaire? Était-elle jalouse de la beauté d'Hélène, avec qui elle pouvait rivaliser encore, mais en déployant tous les prestiges de la toilette? Ou la fille avait-elle surpris, comme beaucoup de filles quand elles deviennent clairvoyantes, des secrets que cette femme, en apparence si religieusement fidèle à ses devoirs, croyait avoir ensevelis dans son cœur aussi profondément que dans une tombe?
Hélène était arrivée à un âge où la pureté de l'âme porte à des rigidités qui dépassent la juste mesure dans laquelle doivent rester les sentiments. Dans certains esprits, les fautes prennent les proportions du crime; l'imagination réagit alors sur la conscience; souvent alors les jeunes filles exagèrent la punition en raison de l'étendue qu'elles donnent aux forfaits. Hélène paraissait ne se croire digne de personne. Un secret de sa vie antérieure, un accident peut-être, incompris d'abord, mais développé par les susceptibilités de son intelligence sur laquelle influaient les idées religieuses, semblait l'avoir depuis peu comme dégradée romanesquement à ses propres yeux. Ce changement dans sa conduite avait commencé le jour où elle avait lu, dans la récente traduction des théâtres étrangers, la belle tragédie de Guillaume Tell, par Schiller. Après avoir grondé sa fille de laisser tomber le volume, la mère avait remarqué que le ravage causé par cette lecture dans l'âme d'Hélène venait de la scène où le poète établit une sorte de fraternité entre Guillaume Tell, qui verse le sang d'un homme pour sauver tout un peuple, et Jean-le-Parricide. Devenue humble, pieuse et recueillie, Hélène ne souhaitait plus d'aller au bal. Jamais elle n'avait été si caressante pour son père, surtout quand la marquise n'était pas témoin de ses cajoleries de jeune fille. Néanmoins, s'il existait du refroidissement dans l'affection d'Hélène pour sa mère, il était si finement exprimé, que le général ne devait pas s'en apercevoir, quelque jaloux qu'il pût être de l'union qui régnait dans sa famille. Nul homme n'aurait eu l'œil assez perspicace pour sonder la profondeur de ces deux cœurs féminins: l'un jeune et généreux, l'autre sensible et fier; le premier, trésor d'indulgence; le second, plein de finesse et d'amour. Si la mère contristait sa fille par un adroit despotisme de femme, il n'était sensible qu'aux yeux de la victime. Au reste, l'événement seulement fit naître ces conjectures toutes insolubles. Jusqu'à cette nuit, aucune lumière accusatrice ne s'était échappée de ces deux âmes; mais entre elles et Dieu certainement il s'élevait quelque sinistre mystère.