Читать книгу Les contes populaires de l'île de Corse - J.-B Ortoli - Страница 3
ОглавлениеAVANT-PROPOS
A cent quatre-vingts kilomètres des côtes de Provence, au milieu de cet admirable lac de la Méditerranée, le voyageur trouve une grande île française, célèbre à plus d’un titre dans l’histoire. C’est l’antique Kirnos des Grecs, la Corsica des Romains, la Corse de nos jours.
Tour à tour dominée par les Carthaginois, les Romains, les Sarrasins, les Génois et les Français, elle a néanmoins gardé un cachet particulier que l’on retrouve à chaque pas dans les mœurs, les coutumes, les usages aussi bien que dans le costume de ses habitants.
Les longues luttes que l’île eut à soutenir contre rasins ou génois; car le souvenir de ces luttes s’est conservé tout à fait vivace dans la mémoire du peuple et est encore soigneusement entretenu dans les longues veillées d’automne et d’hiver.
Les vendanges terminées, les nuits, plus fraîches, ne permettent plus aux jeunes gens d’aller dormir sous les arbres touffus de la forêt voisine.
La coutume est alors, comme en beaucoup d’autres pays du continent, de se réunir dans une maison spacieuse pour y faire la veillée.
Pendant que les châtaignes rôtissent dans la vaste cheminée où se consume un tronc d’arbre, le vin de l’hôte circule à pleines cruches, les jeunes gens babillent ou pincent les demoiselles et les hommes faits causent de chasse ou de pêche, de l’événement du jour, de la dernière vendetta ou de la grandeur d’âme de quelque bandit célèbre, Antonu Santa Lucia, Galeazzinu ou tout autre.
Bientôt, la conversation s’anime grâce à la chaleur et au bon vieux vin de la côte; le bruit augmente et il est difficile de s’entendre.
Pourtant les sujets du jour ne tardent pas à s’épuiser, la lassitude se fait sentir.
Tout à coup:
— «O zi ba! si vous nous disiez una fola?»
C’est un assistant qui vient de prier le vieux conteur de dire une de ces histoires merveilleuses qu’il excelle à raconter.
Aussitôt le plus profond silence règne dans toute la salle.
Chut! écoutez; voilà Pitrucciu qui commence.
Il a fermé les yeux pour mieux voir ce qu’il raconte, le pauvre vieux, et il a mis ses deux mains en croix sur la table.
Tout le monde est suspendu à ses lèvres et jamais il n’est interrompu, si ce n’est par le choc des verres, le bruit des cruches, le crépitement des châtaignes et les éclats de rire des assistants.
Oh! comme le bon vieillard fait ressortir avec adresse le moindre mot, le plus petit trait plaisant! comme il se moque et se joue de tout, et avec quelle prédilection il narre les aventures du Curé aux boucles d’argent, volé par Scambaronu, ou celles du curé aux trois nièces!
— Tutt’e tre?
— Tu le sais bien, coquine!
Et les assistants de rire.
Ce sont les belles réunions d’automne ou d’hiver.
L’été, les jeunes gens vont plutôt au grand air en quête d’aventures, chanter amoureusement, accompagnés d’une vieille guitare, des stances d’occasion à l’amie de leur cœur.
Cependant les vieilles femmes et les vieillards se réunissent sur un escalier de pierre et, tous assis, redisent encore ce qu’eux, les aïeux, ont entendu raconter par leurs grand’mères lorsque, les joues fraîches et roses, ils couraient pieds nus dans les campagnes.
Mais, par hasard, se trouve-t-il dans le village le fils d’un des héros de Ponte Nuovo? Ah! alors, comme les jeunes gens eux-mêmes l’entourent, comme ils le pressent de raconter cette heure solennelle où la Corse cessa de s’appartenir!
Pour la dixième fois peut-être le vieillard reprend le récit de ces temps de lutte et de dévouement. Sa voix cassée se fait entendre au milieu d’un silence de mort et jamais il ne termine sans avoir exhorté ceux qui l’entourent à conserver toujours intacts l’honneur et la vertu des aïeux.
Ce sont ces récits des veillées, recueillis pour la plupart dans l’arrondissement de Sartène, que je publie aujourd’hui.
On s’étonnera peut-être de trouver dans ce volume des images et des expressions que l’on n’a point toujours coutume de rencontrer dans ces sortes de récits, cependant ils ont été tous recueillis de la bouche même des paysans, et je me suis attaché, autant qu’il m’a été possible, à reproduire non seulement l’idée, mais la forme et la tournure particulières que leur donnent les conteurs.
Cela tient sans doute à la violence des passions, excessives en tout sous cet ardent climat, et à la richesse de l’idiome qui sert à les exprimer.
Ceci dit, il me restait à classer ces contes, difficulté très grande à mon avis, car le caractère en est souvent si connexe que tel ou tel récit pourrait tout aussi bien appartenir à deux ou trois chapitres différents. Je me suis guidé en cela sur le plan général suivi dans différents recueils analogues et particulièrement dans ceux de M. Paul Sébillot, sur le pays gallot, et de M. Henry Carnoy, sur la Littérature orale de la Picardie.
FRÉDÉRIC ORTOLI.
Paris, le 13 Février 1883.