Читать книгу Les Corneilles - J.-H. Rosny aîné - Страница 11

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Vers neuf heures du matin, trois chevaux se tenaient devant le grand perron des Corneilles. Vacreuse et Victor de Semaise attendaient Madeleine. Elle parut, mais non vêtue en amazone.

—Eh bien? s'écria Vacreuse.

Elle, ses yeux baissés, la figure plus douce, comme féminisée davantage, répondit:

—Je ne monterai pas à cheval aujourd'hui. Je me sens lasse et nerveuse.

—Là! fit le père.

—Pas bien dormi encore, Madeleine? demanda Victor en observant la cernure de ses paupières.

—Non, répondit-elle... Mais je serais très ennuyée de vous retenir... Faites votre promenade comme de coutume... Moi, je préfère aller aujourd'hui à ma fantaisie.

—Ces diables bleus! dit rieusement Semaise.

Ils n'insistèrent pas, tous deux accoutumés aux caprices de la jeune fille, et, quelques minutes plus tard, ils détalaient vitement sous les chênes de l'avenue.

Madeleine, à l'ombre du grand auvent, aspirait la matinée, et elle voyait, sans regret, son hongre favori retourner à l'écurie. Sa pose était molle, en contraste avec ses fermes allures accoutumées, et elle n'avait aucun goût pour l'exercice du cheval, pour l'emportement d'une course violente. Bien plutôt rêvait-elle une promenade paresseuse, féminine, une traînerie par les sentes dominées de ramures, en forêt.

Elle rentra, alla frapper chez sa mère. Jeanne remuait un tas de paperasses, les rapports, les placets annotés par les secrétaires, toute une lourde besogne de femme dominatrice.

—Maman, dit Madeleine, tu n'aimerais pas une promenade sous bois... Il fait si beau et ces paperasses sont si laides...

—Non, répondit Jeanne, il y a ici des choses pressées.

—Que de peine. Si du moins cela te rendait heureuse!

Elle embrassa sa mère avec compassion, puis d'une moue gentille:

—J'irai avec nourrice, alors!

—Tiens! s'écria Jeanne... Je n'y pensais pas... pourquoi ne fais-tu pas ta chevauchée, ce matin?

—Ce n'est pas toujours gai, ces deux hommes... Victor me traite en garçon et papa en petite fille... et il y a des jours où l'on aime à être femme. Tu ne comprends pas ça toi, maman, tu as trop vécu en homme.

Et Madeleine, d'un coup d'ongle, dédaigneusement, fit s'envoler une brochure agricole, puis s'enfuit, s'en fut elle-même quérir sa nourrice. Celle-ci, campagnarde carrée, aux yeux herbivores, animal domestique d'insouciance et de docilité, était à l'office, finissait de déjeuner quand la jeune fille apparut:

—Nourrice, tu vas m'accompagner à la forêt, veux-tu?

—À la minute, chère fille.

La bonne femme se montrait heureuse d'accompagner l'enfant qu'elle aimait de tout son naïf cœur, l'enfant de son lait, son unique enfant, car celui de ses entrailles était mort...

Des choucas quittaient l'église, l'oiseau gaulois, allègre, montait musicalement dans le bleu, et un grand vol de pigeons, instable, s'accourcissant ou s'éparpillant, tournait à l'entour des fermes. Dans la coupe blonde de la vallée, le soleil coulait à flots vacillants; une brise alourdie atténuait la chaleur; les cerisiers déployaient leurs escarboucles, et Madeleine, légèrement appuyée sur la bonne nourrice, en tendre extase, voyait ramer les oiseaux, toute la tribu libre de l'azur, les petits corps ivres de lumière et d'oxygène, ces éternels enviés de l'esclave humain durement fixé sur son sol.

Avec un joyeux cri, une hirondelle de cheminée repassait perpétuellement auprès des deux femmes, le bec béant, rasait les coquelicots du chapeau de la jeune fille.

Mais la forêt était là, frémissante de vie, ouvrait son portail hospitalier, balbutiait au frôlement de la brise. Elles y entrèrent. La sève et le sang chantaient le grand cantique du désir, le désir des insectes silencieux dont les antennes effleurent les feuilles, le sonore désir des bêtes de lumière. Sous les piliers des hêtres, une prière s'élançait, se perdait dans les verrières du feuillage, et des prunelles de fleurettes apparaissaient sur le terreau.

Puis, les chênes dominèrent: des rayons entrelacés glissaient comme une trame d'ambre sur les mousses, d'autres se mouvaient sur les plis des écorces, uniformément, et des surfaces blanches éblouissaient comme de la neige. Quatre passereaux, aux angles d'un trapèze de ramures, contaient leur joie monotone. Et la chênaie persista longtemps, souveraine, autochtone du maigre terreau. Des fougères saillirent, délicates comme de l'orfèvrerie, un court taillis s'étala sous le firmament, et des herbes rôties craquaient sous les pas, une naïade argentée ruisselait entre les broussailles.

Madeleine, émue, s'accrochait quelquefois à une épine jaillie au bord du sentier.

Dans ce grand bain de nature, une sérénité, une acuité aussi, pénétrait la jeune fille. Les forces, autour d'elle, insinuantes, pressantes, l'accablaient; son sang grondait dans sa poitrine, comme le ruisseau sous l'herbe. Craintive, elle subissait la pesanteur de la folie végétale. Toute la forêt, le grand orchestre uniforme, sérieux, coupé de la vivacité des oisillons, du rire des petites bêtes éblouies de sécurité, toute la forêt récitait la même strophe de jeunesse.

Une illusion bizarre hantait Madeleine, lui faisait épier le sous-bois: il lui semblait qu'on la suivait. Par moments elle entendait comme un pas derrière elle, se retournait, ne voyait rien, restait inquiète, mais charmée.

—Tu n'entends pas quelqu'un marcher, nourrice? demanda-t-elle.

—Non, répondit la placide créature après avoir écouté une minute.

Brusquement Madeleine poussa un cri:

—Oh! le Paradis!

Enclose entre les futaies géantes, là vivait une solitude adorable où triomphaient les cryptogames, où, après l'ajourement des fougères hautes, de vie presque arborescente, venait la douceur épaisse des mousses, l'entassement des sporules sur le sol, une énorme bordure elliptique, tendre, d'ineffable monochronisme; et des pierres celtiques, sous l'âpre lichen, se dressaient mélancoliquement, hiéroglyphiquement, en mémoire de l'ancêtre sauvage. Au centre, une mare ronde étalait les algues, la lentille fine, sans un arbrisseau sur ses bords, parcourue de gerris mélancoliques. Des lueurs vives y reposaient, lentement balancées selon l'oscillation des feuillages. Puis, au fond, s'ouvrait la grotte d'une dryade, décorée du velours et de l'argent silvestre, et deux hêtres la dominaient, posés sur un monticule, leurs troncs envahis de mousse au nord, nus et bleuâtres au midi.

Madeleine, les narines tremblantes, un doigt levé naïvement, était la délicate déesse, innocente et éblouie, de la solitude. Derrière elle, comme une grosse nymphe comique, la nourrice gardait le silence, ouvrait la bouche largement.

Un daguet passa, dans sa grâce furtive, s'enfuit en froissant les fougères; un oiseau vocalisait intarissablement, très loin, dans une gamme grave et vive; d'autres chants plus sourds, plus intermittents s'épanouissaient; la large mère nature semblait miséricordieuse autant qu'opulente; un pic s'acharnait, abattait son bec lourd; des ailettes diaphanes vibraient dans les pénombres pleines de pluie lumineuse, et la jeune fille se perdait dans un rêve d'universelle croissance, croyait percevoir un peu de la vie, du mouvement des atomes sous l'écorce de l'arbre, dans le sein de la terre, se sentait elle-même en chemin d'épanouissement devant la beauté parsemée là, devant le souverain labeur, indomptable, qui rend l'âme modeste, remet au point la vanité humaine.

—Nourrice, dit-elle à voix basse, venez nous asseoir dans la grotte.

Et la fée parisienne et la grosse rustique passèrent sans bruit sur l'épaisse fourrure végétale, allèrent s'asseoir dans la grotte, émues diversement, l'une ensevelie dans une joie religieuse, vaguement reconnaissante à l'Inconnu, l'autre ayant quelque peur, un petit frisson sur sa peau rude, la pensée que des esprits dangereux pouvaient errer par là.

—Ma chère enfant, dit la nourrice après quelque hésitation, on dit que l'endroit est mal hanté...

—Mal hanté! dit Madeleine... Allons, nourrice, rassure-toi, les vilains esprits ne vivent pas dans de si jolis domaines.

—N'empêche, fit la paysanne, qu'il en a cuit à Jean Mataire pour avoir passé par ici le soir...

—Ah! le soir, nourrice! fit Madeleine avec un gentil rire. Et puis, bien sûr, il n'y avait pas même de lune.

—C'est vrai, chérie... mais tout de même... Il s'a cassé la jambe... Pour sûr, tous les anciens du pays le savent, il y a de vieux esprits très méchants, ici.

Madeleine inattentive, se reprenait à son rêve. Une félicité abondante circulait dans ses veines, avec le vague ennui, la nostalgie d'une terre inconnue. Ses lèvres s'entrouvraient, elle aspirait passionnément l'oxygène pur et ses grands yeux, dans la splendeur fine de son visage, étaient amoureux inexprimablement.

—Écoutez! fit la nourrice avec effroi.

Toutes deux avancèrent la tête dans la demi-ombre de la grotte. Entre les hauts piliers de la futaie, c'était la voix d'un cor de chasse, mais douce et tremblée, bien plus faible que l'intarissable chanson de la grive. Elle s'enflait cependant, rampante, priante, approchait. Madeleine, toute pâle, dans la mélodie inconnue, reconnaissait le mode du violon nocturne... Et le cor devenait large et grave, s'élevait, s'abaissait, comme la grande voix de la forêt amoureuse, s'éteignait lassé, reprenait, écouté des petits oiseaux.

La nourrice, avec peur, ouvrant au large ses prunelles, murmurait des prières vitement. Son pauvre esprit, en plein Pandémonium, voyait surgir le monde vague, les bêtes fauves de la sorcellerie et, aux pauses de la musique, s'étonnait que la mare restât immobile, que des jambes grêles ne parussent pas derrière le lichen pâle des pierres anciennes.

Le cor se tut. Madeleine, penchée, son âme captive, vainement essayait la lutte contre ses tendresses, contre toutes ces voix charmantes qui bruissaient dans elle comme les feuilles dans la forêt. Et, la figure cachée entre ses doigts, l'aveu jaillissait d'elle en un simple tremblement de la lèvre:

—Je l'aime.

Les Corneilles

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