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Le lendemain matin, la tempête s’était complètement apaisée et le Fantôme roulait mollement sur une mer que ne soulevait pas la moindre brise. De temps à autre seulement, des risées passaient dans l’atmosphère et Loup Larsen interrogeait le ciel, en attendant l’apparition du grand alizé1.

Sur le pont, les matelots astiquaient les canots de chasse. Il y en avait sept. Celui du capitaine et six autres pour les chasseurs de phoques. L’équipage d’un canot se compose de trois hommes : un chasseur, un rameur et l’homme de barre. Voilà ce que j’appris.

J’appris également que le Fantôme est considéré comme la goélette la plus rapide de la flottille de San Francisco. En fait, c’est un ancien yacht de plaisance, construit tout exprès pour donner de la vitesse.

Ses lignes et son gréement, quoique je manque de compétence en la matière, l’indiquent suffisamment. C’est ce que m’expliqua Johnson au cours d’une brève conversation que j’eus avec lui, pendant qu’il assurait son quart.

Il s’exprimait sur la goélette avec enthousiasme et amour. Il a pour elle cette même passion que d’autres ont pour les chevaux. Ce qui le chiffonne et l’inquiète, c’est Loup Larsen dont la réputation est plutôt fâcheuse, paraît-il. C’est la beauté du Fantôme et ses merveilleuses qualités nautiques qui l’ont incité à signer son engagement. Mais il commence déjà à s’en mordre les doigts.

Il m’a appris que le Fantôme est une goélette de deux cent-soixante tonneaux, large de neuf mètres, longue de trente et creuse de quatre. Une lourde quille de plomb, dont il ignore le poids qui est certainement formidable, donne au navire une grande stabilité et lui permet de porter une très grande surface de toile.

Du pont à la pomme du grand mât, il y a quelque trente-trois mètres. Le mât de misaine est plus court de trois mètres. Je donne ces précisions afin qu’on se représente bien ce petit monde flottant, où vivent vingt-deux hommes.

C’est un très petit monde, un point, un atome, sur l’immensité de l’Océan et j’admire que des hommes osent s’aventurer sur un aussi fragile esquif.

Loup Larsen est connu pour s’obstiner à donner exagérément de la toile. Et voici ce que j’ai surpris d’une conversation entre Henderson et un autre chasseur, un nommé Standish, un Californien.

Il y a deux ans, le Fantôme, qui portait trop de toile, fut, lors d’une tempête dans la mer de Behring, complètement démâté. Loup Larsen fit remplacer les mâts brisés par d’autres, beaucoup plus robustes, mais aussi plus lourds.

– Et alors ? dit-il, comme on lui en faisait l’observation, il vaut encore mieux chavirer que de voir casser ces bouts de crayon !

À part Johansen, qui est ravi de sa promotion inattendue et qui trouve que tout est pour le mieux, il n’y a pas un homme de l’équipage qui ne bougonne secrètement.

Ce sont, pour la plupart, des marins de haute mer, et la moitié d’entre eux assurent qu’en signant leur engagement ils ignoraient la réputation du capitaine. Quant aux chasseurs, on chuchote à leur sujet que, s’ils sont reconnus pour être d’excellents tireurs, leur humeur batailleuse et leur mauvais caractère ne leur permettaient plus de trouver à s’engager sur aucune autre goélette.

J’ai fait la connaissance d’un autre membre de l’équipage. On le nomme Louis. Né d’une famille irlandaise, émigrée au Canada, dans la Nouvelle-Écosse, il a une bonne figure ronde et joviale. C’est une nature sociable et il ne demande qu’à bavarder un peu, chaque fois qu’il trouve quelqu’un pour l’écouter.

C’est ainsi que, pendant l’après-midi, le coq étant allé dormir, il est entré dans la cuisine, pour tailler une bavette pendant que j’épluchais mes éternelles pommes de terre.

Il m’assura que, s’il se trouvait à bord du Fantôme, c’est qu’il était ivre quand il signa son engagement. Jamais, dans son état normal, il n’aurait commis une bêtise pareille.

Depuis douze ans, il a pris part, régulièrement, aux campagnes habituelles de la pêche aux phoques. Il est, m’a-t-il dit, un des meilleurs timoniers connus à San Francisco.

– Ah ! mon pauvre vieux, s’est-il écrié en secouant tristement la tête, tu as eu une fichue idée d’embarquer sur ce bateau ! Sur d’autres, la vie à bord est un paradis.

« Ce n’est pas le cas ici, fichtre non ! Le second est déjà au fond de l’eau. Mais d’autres que lui, crois-moi, casseront leur pipe avant la fin du voyage.

« Parlons bas, et garde pour toi ce que je vais te dire. Ce Loup Larsen est un vrai démon et le Fantôme, depuis qu’il lui appartient, est un bateau d’enfer.

« Et ce ne sont pas des paroles en l’air, je te l’assure. Je sais ce que je dis. J’étais, y a deux ans de ça, à Hakodaté. Loup Larsen s’est bagarré avec quatre de ses hommes, et il les a descendus. Oui, parfaitement. J’étais à bord de l’Emma-L., à moins de trois cents mètres.

« La même année, il a abattu un autre homme d’un coup de poing. Oui, mon vieux. Il l’a tué raide. Il l’a frappé à la tête ; elle a éclaté comme une coquille d’œuf.

« Autre chose encore... Imagine-toi que le Gouverneur de l’île de Kura, flanqué du chef de la Police, deux mecs importants au Japon, c’est moi qui te le dis, avaient été invités par Loup Larsen à venir lui rendre visite sur le Fantôme. Ils avaient amené leurs femmes, tu sais, de jolies petites mignonnes, comme on en voit sur les éventails. La visite terminée, les maris étaient déjà redescendus dans leur sampan, voilà-t-il pas que, sous prétexte d’une manœuvre, Loup Larsen lève l’ancre et se tire ?

« Une semaine après, il faisait remettre à terre les pauvres petites dames, sur la face opposée de l’île. Elles avaient plus qu’à rentrer chez elles à pied. C’est-à-dire à se taper un nombre respectable de kilomètres et à traverser les montagnes sur leurs minuscules sandales de paille tressée ; au bout d’un quart d’heure de marche il devait pas en rester lourd.

« Tu veux savoir ce qu’est Loup Larsen ? C’est une bête, la grosse bête dont il est question dans l’Apocalypse. Et il finira par lui arriver malheur. Mais motus, hein ? Je ne t’ai rien dit. Rien dit du tout. Car le gros père Louis veut survivre à ce voyage et sauver sa peau, même si tout le reste de l’équipage s’en va engraisser les poissons.

« Loup Larsen n’est pas un homme... C’est un loup. Et voilà pourquoi on l’a appelé comme ça. Il y a des gens qui assurent qu’il a le cœur aussi noir que la nuit. Ça n’est pas vrai. Et pour cause : il n’a pas de cœur du tout.

– Mais demandai-je, s’il a une telle réputation, comment se fait-il qu’il trouve encore des hommes pour embarquer avec lui ?

– Et comment se fait-il qu’on trouve toujours, sur la mer et sur la terre de Dieu, des hommes disposés à accomplir n’importe quelle besogne ?

« Tu crois peut-être que moi, je serais ici, si on ne m’avait pas saoulé à mort, pour me faire signer ?

« Il y a des gars qui sont bien obligés d’embarquer avec des types comme lui, comme les chasseurs de phoques. Il y a aussi les pauvres cloches, à qui on bourre le crâne.

« Mais un moment viendra, avant longtemps peut-être, où tous, tant qu’ils sont, ils regretteront le jour où ils sont nés ! Je les plaindrais, si je n’avais pas d’abord à gémir sur mon propre sort... Mais tu gardes ça pour toi, hein ?

Louis reprit haleine pendant une minute ou deux. Puis la bonde partit de nouveau, car le bonhomme souffrait visiblement d’une pléthore de langage congénitale :

– Tous ces chasseurs sont des salopards, qui ne valent pas mieux que le patron. Mais, lorsque l’heure sera venue de couper les cartes et de faire le jeu, Loup Larsen se chargera de les dresser. Il leur inculquera, même pourris comme ils sont, la crainte de Dieu.

« Tiens, Horner, par exemple... Jock Horner, comme on l’appelle. Il a un petit air doux et bon enfant, et s’exprime comme une fille ; on croirait qu’il a toujours du beurre dans la bouche. Ça ne l’a pas empêché de tuer un type, l’an dernier. Un accident, à ce qu’on a dit... Mais quelqu’un de l’équipage, que j’ai par la suite retrouvé à Yokohama, m’a renseigné.

« Et Smoke, ce petit diable noir... Est-ce que les Russes ne l’ont pas expédié en Sibérie, dans les salines souterraines, parce qu’il avait volé du minerai de cuivre dans une des mines du gouvernement ?

« Avec un de ses potes, pris en même temps que lui, il a eu les fers aux pieds et aux mains. Ils ont dû se disputer tous les deux, quand ils ont été sous terre, et Smoke a tué l’autre et l’a renvoyé, par morceaux, à la lumière du ciel.

« Dans les baquets de sel, il a mis un jour une jambe, le lendemain un bras, le surlendemain la tête, et tout le corps à la suite.

– Non, ce n’est pas possible ! m’écriai-je, révolté par cette histoire épouvantable.

– Bon, bon, admettons que je n’ai rien dit... Dorénavant, je serai avec toi, comme avec eux tous, sourd et muet. Et tu feras bien de m’imiter, pour l’amour de ta mère. N’ouvre jamais la bouche que pour dire du bien de tous ces forbans. Je leur souhaite de pourrir au Purgatoire durant dix mille années, avant de descendre finalement en Enfer !

Johnson, le matelot Scandinave qui, à mon arrivée sur la goélette, m’avait frictionné jusqu’au sang, semblait, exception faite de Louis, le moins équivoque de tous les hommes du bord. Il donnait une impression d’honnêteté et de modestie, qui le rendait sympathique. Mais sa réserve n’était pas de la timidité et le courage, à l’occasion, ne lui manquait pas.

Louis formula, à son sujet, un jugement sûr et prophétique.

– C’est un bon bougre ; ce Johnson, avec sa tête carrée, est le meilleur matelot à bord. Mais, aussi vrai que les alouettes sont créées pour voler au ciel, il s’attirera sûrement des ennuis, avec Loup Larsen.

« Je vois le nuage grossir et s’accumuler... Je lui ai parlé en frère, pour l’avertir. Il ne sait pas tenir sa langue, il faut qu’il donne son opinion sur tout, comme s’il était chez lui. Il y aura bien un mouchard pour rapporter à Loup Larsen des propos désobligeants qui ne lui plairont pas.

« Le Loup est fort, et les loups n’aiment pas la force qui se manifeste chez les autres devant lui. Johnson ne fait pas le chien couchant et, après une injure ou un coup reçu, il ne répond pas : « Oui, capitaine... Merci bien, capitaine... » L’orage menace ! Il approche ! approche !

« Cette tête dure ne supporte pas qu’on l’appelle Yonson. Un jour où Loup Larsen l’appelait comme ça, il a répondu : « Mon nom est Johnson, capitaine ! Johnson, vous m’entendez bien... » Et il a épelé son nom, lettre par lettre.

« Si tu avais vu la tête du vieux ! J’ai cru qu’il allait foncer sur Johnson et le tuer aussi sec. Il ne l’a pas fait, mais il le fera un jour. Il cassera cette caboche, ou je ne m’y connais pas en hommes.

*

Thomas Mugridge devient de plus en plus odieux. Il m’oblige à l’appeler « Monsieur Mugridge » chaque fois que je lui adresse la parole.

La raison de son insolence provient de ce qu’il est dans les bonnes grâces de Loup Larsen. Cette familiarité du capitaine avec son coq semble peu vraisemblable. Elle n’est pas niable, cependant.

Deux ou trois fois, aujourd’hui, Loup Larsen a passé sa tête dans l’entrebâillement de la porte de la cuisine et a fait des reproches amicaux au cuisinier. Au cours de l’après-midi, les deux hommes ont bavardé familièrement ensemble, pendant un bon quart d’heure, à l’arrière du bateau.

La conversation terminée, Mugridge vint me retrouver à la cuisine. Il était radieux, sous sa couche de graisse, et se remit à son travail en fredonnant des chansons de corps de garde, d’une voix de fausset, abominablement discordante et qui me portait sur les nerfs.

Entre-temps, il daigna m’expliquer, d’un ton confidentiel :

– J’ai l’habitude de me mettre bien avec le commandement. J’ai des tas de trucs pour me faire apprécier. Avec mon précédent capitaine, j’étais ami comme cochon. Je me gênais pas pour aller souvent le trouver dans sa cabine, faire avec lui un brin de causette et boire le petit verre de l’amitié.

« Mugridge, qu’il me disait, Mugridge, t’as raté ta vie ! » – « Et comment ça ? » je demandais. – « T’étais né gentleman et non pour trimer dans une cuisine. »

« Que Dieu me foudroie à la minute, si je mens ! Oui, Hump, c’est comme ça qu’il me parlait ; moi, j’étais assis à mon aise dans sa propre cabine, à la bonne franquette, en train d’y fumer ses cigares et de déguster son rhum !

Cet insupportable caquetage me rendra fou. Jamais je n’ai entendu une voix aussi haïssable.

Avec ses intonations insinuantes et mielleuses, son sourire graisseux et sa monstrueuse vanité, ce coq est bien l’être le plus répugnant que j’aie jamais rencontré. Par instants, il m’exaspère tellement, que j’en ai la tremblote.

La saleté de cette cuisine est indescriptible et, comme c’est là que se prépare tout ce qui se mange à bord, j’en suis réduit à choisir, pour ma nourriture, les bribes d’aliments que j’ai pu soustraire au contact de Mugridge.

Mes mains, inhabituées aux besognes auxquelles elles sont maintenant astreintes, me font beaucoup souffrir. Mes ongles se décolorent et noircissent, et ma peau se couvre d’une couche de crasse, que même la brosse de chiendent ne parvient pas à récurer. Il me vient aussi des ampoules, toute une série d’ampoules très douloureuses.

Pour couronner le tout, j’ai écopé, à l’avant-bras, d’une sérieuse brûlure ; ayant perdu l’équilibre dans un coup de roulis, je me suis cogné contre le fourneau allumé.

Mon genou ne va pas mieux. L’enflure ne diminue pas et la rotule reste déboîtée. Ce ne sont pas, du matin au soir, mes perpétuelles allées et venues qui peuvent permettre une amélioration sensible. Ce qu’il me faudrait, c’est du repos.

Du repos ! Jamais, auparavant, je n’avais connu la signification exacte de ce mot. Je me suis, toute ma vie, reposé sans le savoir. Si seulement, à cette heure, je pouvais m’asseoir en paix, une demi-heure, sans rien faire et sans penser même, je serais le plus heureux des hommes.

Le travail manuel, avec la fatigue terrible qu’il engendre, est pour moi une révélation. De cinq heures et demie du matin jusqu’à dix heures du soir, je suis l’esclave de tout le monde, sans un instant de loisir, sauf vers la fin du quatrième quart, heure à laquelle, hormis le personnel de service, chacun fait la sieste.

En dehors de ces quelques moments de repos, si je m’arrête une minute pour contempler la mer étincelante sous le soleil, ou lever les yeux vers un matelot qui grimpe dans la mâture, ou m’isoler à la proue, en regardant notre étrave fendre les vagues, je suis sûr d’entendre derrière moi la voix détestée du coq me crier : « Et alors, Hump ! S’agit pas de tirer au flanc. Je t’ai à l’œil. »

Il y a, au poste d’arrière, des signes précurseurs d’un orage. Le bruit circule que Smoke et Henderson se sont colletés. Henderson semble être le plus équilibré parmi les chasseurs. Il est lent à se mettre en boule. Smoke l’aura fait sortir de ses gonds.

Toujours est-il que Smoke, en venant dîner, est arrivé avec un œil poché et l’air particulièrement mauvais.

*

Une scène cruelle a eu lieu un peu avant le dîner. Elle montre bien la dureté de cœur de tous ces hommes.

Parmi nous, il y a un novice, un nommé Harrison, gars de la campagne, à l’air balourd, qu’a entraîné sans doute l’esprit d’aventure ; il en est à sa première traversée.

Le vent étant devenu contraire, la goélette était obligée de tirer de nombreuses bordées. On sait qu’en ces moments les voiles « faseyent », c’est-à-dire battent l’air sous les deux actions opposées du vent.

C’est ainsi qu’Harrison fut expédié dans les hauteurs, pour remettre en place la corne de la grande flèche. Les manœuvres2 s’étant embrouillées, ce travail devait être fait à la main.

Il était visible que le pauvre garçon n’était pas rassuré. Se confier, à vingt-cinq mètres au-dessus du pont, à un mince filin, était, pour un débutant, assez hasardeux.

Si la mer avait été calme, comme le matin, le danger aurait été moindre. Mais le Fantôme roulait sur une longue houle, les mâts se balançaient sans arrêt, les voiles claquaient et mugissaient, et les drisses se détendaient, pour se raidir ensuite d’un seul coup. Elles pouvaient, en atteignant un homme dans ces mouvements alternés, le projeter dans le vide, comme une mouche sous une lanière de fouet.

Harrison entendit l’ordre qu’on lui criait, mais hésita à obéir. Johansen, jouant au sérieux le rôle de second qui lui était échu, et, pour l’autorité, prenant modèle sur Loup Larsen, se répandit en jurons et malédictions.

Si bien que Loup Larsen, impatienté, intervint.

– Ça suffit, Johansen ! dit-il brusquement. Sur ce bateau il n’y a que moi qui ai le droit de jurer. Tais-toi !

– Bien, capitaine... répondit Johansen, soudain calmé.

Entre-temps, Harrison avait entamé sa dangereuse ascension. De la porte de la cuisine, je le suivais des yeux et, malgré la distance, je le voyais trembler comme une feuille. Il avançait avec lenteur et prudence, centimètre par centimètre. Se profilant sur la clarté bleue du ciel, il ressemblait, dans les cordages, à une grosse araignée occupée à tisser sa toile.

Il grimpait presque à pic. Des drisses qui, à l’aide de plusieurs poulies, se tendaient sur la corne et sur le mât lui fournissaient des appuis successifs, pour les mains et pour les pieds.

Comme Harrison était à la moitié de sa course, le Fantôme plongea profondément entre deux vagues. L’homme cessa de grimper et se cramponna aux manœuvres, de toute son énergie. Du pont, je distinguais sa figure qui se crispait sous la douloureuse tension de tous ses muscles.

À ce moment, la grande voile faseya, avec un bruit pareil à la détonation d’un canon, et les trois rangées de garcettes crépitèrent contre la toile, comme une décharge de balles.

Harrison avait repris son ascension vertigineuse, lorsque le vent tomba. La voile se vida, drisses et écoutes se détendirent, en une brusque secousse, et, d’une main d’abord, l’homme perdit prise. L’autre main résista désespérément, puis lâcha à son tour.

Le corps piqua dans le vide. Mais Harrison, sauvant sa vie, s’accrocha des jambes et demeura pendu la tête en bas. Il se releva par un intense effort et réussit à reprendre sa position première.

– Attention, Johansen ! cria Loup Larsen. Ne reste pas dessous ! Tombera... tombera pas... Je suis sûr qu’il n’aura pas beaucoup d’appétit, ce soir.

Harrison, en effet, s’était de nouveau arrêté. Il était livide, comme s’il avait eu le mal de mer.

Près de moi, Johnson grommelait, en son anglais lent mais correct :

– Ce garçon est plein de bonne volonté ! Il apprendra son métier, tout comme un autre... À condition qu’on lui donne une chance... Mais ce qui se passe est un...

Le mot « assassinat » était sur ses lèvres.

– Ferme-la ! lui murmura Louis. Tais-toi pour l’amour de ta mère...

Mais Johnson, les yeux levés, n’en continuait pas moins à grogner.

Standish, un des chasseurs de phoques, tenta d’intervenir.

– Dites donc, Loup Larsen, Harrison est mon rameur. Je ne tiens pas à le perdre...

– Écoute, Standish ! répondit Loup. C’est ton rameur quand il est dans ton canot. Mais, quand il est à bord, c’est mon matelot et j’en ferai ce qu’il me plaira. Bon Dieu !

– Ce n’est pas une raison... protesta Standish.

Loup Larsen lui coupa la parole.

– C’est comme ça et pas autrement. L’homme est à moi. J’en ferai de la soupe si ça me fait plaisir, et je mangerai la soupe !

Une lueur de colère passa dans les yeux du chasseur de phoques. Mais il tourna le dos à Loup Larsen et alla s’asseoir sous un capot, le nez en l’air.

L’équipage entier était sur le pont, et tous les regards étaient levés vers cette vie humaine, si tragiquement aux prises avec la mort. Et il y avait, comme toujours, chez la plupart de ces hommes, plus de curiosité que d’émotion vraie. Si Standish avait protesté, c’est qu’il craignait de perdre son rameur. Sinon, il serait resté indifférent.

Dix bonnes minutes se passèrent, en dépit des exhortations de Johansen, avant qu’Harrison se décide à se remettre en mouvement.

Il atteignit, finalement, l’extrémité de la corne et, à cheval sur elle, dégagea la voile. Il n’avait plus, ensuite, qu’à se laisser glisser le long des drisses et à redescendre sur le pont.

Mais il était à bout de nerfs et la descente lui apparaissait comme plus redoutable encore que la montée. Si précaire et incertaine que soit sa position actuelle, il la préférait à une culbute dans le vide. Vainement Johansen lui criait de prendre courage. Il était complètement désemparé par la peur.

– Hé, toi, là-bas ! jeta tout à coup Loup Larsen à l’homme de barre. Tu ne tiens pas ton cap... Attention ! Ou il va t’arriver des histoires.

– Bien, bien, capitaine... répondit l’interpellé, en donnant un léger tour à la roue.

Au risque d’encourir la colère du terrible capitaine, l’homme avait, à dessein, manœuvré de façon à donner un peu de stabilité au navire, pour que, rassuré, Harrison se décide à descendre.

Mais Loup Larsen avait l’œil et il s’était hâté, histoire de s’amuser, de déjouer le coup.

Le temps s’écoulait, Harrison ne descendait toujours pas, et l’attente se faisait de plus en plus angoissante. Thomas Mugridge considérait l’aventure comme une bonne farce et passait continuellement sa tête hors de la cuisine, pour lancer une plaisanterie.

Décidément, cet homme me dégoûtait. D’instant en instant, ma haine grandissait, au point de prendre des proportions incommensurables. Pour la première fois dans mon existence, je sentais monter en moi le désir de tuer. Je « voyais rouge », comme on dit en littérature. Certes, j’ai été élevé dans le respect de la vie, qui est une chose sacrée. Mais la vie de Thomas Mugridge, cela ne pouvait pas compter.

J’étais effrayé de la sauvagerie qui m’envahissait et je me demandais si, sous l’influence de l’universelle bestialité dont j’étais entouré, je n’allais pas me conduire moi-même comme tous ces hommes, qui me faisaient horreur. Oui, moi qui déniais à la Justice le droit de punir de mort, même en châtiment du crime le plus flagrant, allais-je tuer ?

Au bout d’une demi-heure, les choses en étaient toujours au même point.

Je remarquai qu’une dispute avait lieu, à voix basse, entre Louis et Johnson. La conclusion en fut que Johnson se dégagea de l’étreinte de Louis, qui le retenait par le bras.

Traversant le pont, il sauta dans le gréement et commença à grimper. Mais l’œil rapide de Loup Larsen l’avait vu.

– Hé, Yonson ! hurla-t-il. Qu’est-ce que tu vas faire là-haut ?

Johnson interrompit son ascension et, regardant le capitaine en plein dans les yeux, répondit posément :

– Je vais aider le môme à descendre.

– C’est toi qui vas descendre ! riposta Loup Larsen. Et plus vite que ça, bon Dieu ! Tu m’entends, hein ? Descends de là !

Johnson hésita. Mais les longues années d’obéissance, qui l’avaient dressé, eurent raison de lui. Il se laissa tomber sur le pont et se retira, l’air renfrogné.

À cinq heures et demie, je me rendis au carré, pour mettre la table. Mais je savais à peine ce que je faisais. Mes yeux et mon cerveau étaient pleins de la vision, à la fois comique et terrible, d’un homme au visage blême, tremblant de tous ses membres, cramponné comme un insecte à la corne battante.

À six heures, alors que je servais le dîner, je vis, en traversant le pont pour aller à la cuisine chercher un plat, Harrison toujours dans la même position. À table, Loup Larsen et les chasseurs de phoques plaisantaient sur des sujets variés.

Un peu plus tard seulement, j’eus la joie d’apercevoir Harrison qui, en chancelant, gagnait l’écoutille du poste. Il avait enfin rassemblé tout son courage et était redescendu.

Je desservais la table, quand Loup Larsen, avec qui j’étais seul, me demanda :

– Vous sembliez mal à l’aise, cet après-midi. Qu’aviez-vous donc ?

Je ne doutais pas qu’il sût aussi bien que moi ce qui m’avait rendu malade, presque autant qu’Harrison. Je répondis froidement :

– C’était à cause de l’incroyable brutalité avec laquelle vous avez traité ce pauvre garçon.

– En êtes-vous sûr ? N’avez-vous pas eu, plutôt, le mal de mer ?

– Non. Mais je connais la valeur de la vie humaine.

– Et quelle sorte de valeur lui donnez-vous ? Des mots ! des mots ! La preuve en est que, mis au pied du mur, vous êtes incapable de me répondre.

« La vie, dans l’univers, est illimitée. La nature en est prodigue. Regardez les poissons et leurs millions d’œufs. Vous-même, si votre seule occupation était de procréer, combien d’existences seriez-vous capable d’engendrer ? Et, si tous les êtres que vous auriez procréés se multipliaient dans les mêmes proportions, au bout de quelques générations ils formeraient tout un peuple !

« La vie ? Elle n’a aucune valeur. Rien n’est meilleur marché ici-bas. Et, si elle ne se dévorait pas elle-même, jusqu’à ce que les plus forts subsistent seuls, il n’y aurait pas, sur notre globe, assez de terre et d’eau pour la contenir.

– Je vois que vous avez lu Darwin. Mais êtes-vous sûr de l’avoir bien compris ? Vous faites erreur lorsque vous en concluez que cette lutte pour l’existence autorise votre volonté de la supprimer.

– Il y a plus de matelots qu’il n’y a de places pour eux sur les bateaux. Il y a plus d’ouvriers que d’usines pour les employer, que de machines où les utiliser. Vous qui êtes un terrien, vous n’ignorez pas que les bas quartiers de vos villes regorgent de pauvres diables, sur lesquels, pour vous débarrasser, j’imagine, vous lâchez la peste et la famine. Mais il en reste encore trop qui ne trouvent même pas une croûte de pain, ni un morceau de viande. Connaissez-vous Londres ? Avez-vous vu les dockers lutter comme des fauves pour obtenir du travail ?

Loup Larsen se dirigea vers l’escalier, pour remonter sur le pont.

– Un mot encore, dit-il, pour terminer. La seule valeur qu’ait la vie est celle qu’elle s’attribue à elle-même. Et, naturellement, elle se surestime.

« Prenez l’exemple de cet homme qui était, aujourd’hui, en détresse entre ciel et terre. Il se cramponnait à sa vie, comme si c’était un objet étonnamment précieux, un trésor aussi rare que les diamants et les rubis. Précieux à qui ? À vous ? À moi ? Non. Précieux à lui-même. Il s’exagérait sa valeur. S’il s’était écrasé sur le pont et si sa cervelle s’y était répandue, comme le miel coule de l’alvéole, le monde ne s’en serait même pas aperçu. L’offre est trop grande.

« Lui seul se croyait quelque chose. Et, s’il était mort, la conscience de sa valeur serait morte avec lui. Qu’en serait-il resté ? Moins que rien. Qu’est-ce que vous avez à me répondre ?

Inutile de discuter avec un pareil cynique. Je me contentai donc de répondre :

– Je n’ai rien à vous dire, capitaine, sinon que vous êtes, jusqu’au bout, conséquent avec vous-même.

Et je me remis à ranger ma vaisselle.

1 Les « risées » sont de petits coups de vents intermittents. Les « alizés » sont des vents réguliers, qui soufflent entre les tropiques, en direction de l’ouest.

2 On donne aux cordages, sur un voilier, le nom global de « manœuvres ». Les « manœuvres dormantes » sont les cordages fixes qui assurent la solidité de la mâture ; tels sont les « étais » et les « haubans ». Les « manœuvres courantes » sont les multiples cordages (drisses, balancines, cargues, écoutes, armures) qui, jouant dans d’innombrables poulies, servent à mouvoir chaque élément du gréement d’un voilier.

Le loup des mers (édition non abrégée)

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