Читать книгу Comment s'est faite la Restauration de 1814 - Jacques Bainville - Страница 4
ОглавлениеOù science et bon sens font justice d'une légende
Le centenaire de 1814 et de la première Restauration n'a pas manqué de donner prétexte à reparler des «fourgons de l'étranger», du pacte de Chaumont, des Alliés qui avaient envahi la France pour lui imposer les Bourbons, de la complicité de Louis XVIII avec les ennemis du peuple français, etc. Les «jeunesses républicaines» qui, comme on le sait, se composent de quelques vieux messieurs, ont imprimé ces antiques légendes sur les murs de Paris. Et le Temps, organe du plus vieux Parti Républicain, leur a fait un jour, un seul jour, écho: mais timidement, en cinquième page. A cela s'est bornée, ou peu s'en faut, l'entreprise. Et cette timidité même, qui nous réjouit, qui est un hommage à la vérité, comporte une leçon.
Cette leçon, c'est que, quelles que soient l'ignorance et la routine dans lesquelles végète une polémique surannée, l'enseignement primaire ne peut pas résister longtemps à l'enseignement supérieur. L'école historique contemporaine, dont Albert Sorel a été le maître, ayant mis au point bien des légendes de la période révolutionnaire et napoléonienne, il a fallu que, dans une certaine mesure, et bon gré mal gré, les programmes des écoles normales d'instituteurs et les journaux de sous-préfecture se missent au pas du Collège de France et de l'Académie.
Car, entre les mécomptes que le principe républicain a éprouvés depuis quelques années, un des plus cruels est à coup sûr les déceptions que lui a values sa naïve confiance dans les méthodes scientifiques. On était tellement certain que la science ne pouvait pas manquer d'être d'accord avec la démocratie! Quel déboire lorsqu'on s'est aperçu que la philosophie et l'histoire fuyaient ou même contredisaient de tous les côtés les dogmes de la République!
Cette mésaventure est tout particulièrement celle qui est survenue à la doctrine républicaine avec le célèbre ouvrage d'Albert Sorel, L'Europe et la Révolution, monument de l'école historique contemporaine.
Fustel de Coulanges et Taine exceptés, tout ce qui avait écrit l'histoire, au XIXe siècle, avait donné à pleines voiles dans les «nuées» romantiques et révolutionnaires. Mais Fustel ne s'était occupé que des origines, n'avait pas abordé la période contemporaine ni même les temps modernes: il n'avait pas touché les questions brûlantes. Quant à Taine, on s'était hâté de le disqualifier, en le traitant de réactionnaire. Ainsi la République se croyait sûre de son fait. En histoire comme ailleurs régnait ce que Pierre Lasserre a justement et fortement nommé «la doctrine officielle de l'Université». Il était entendu qu'un grand historien qui étudiait la Révolution ne pourrait aller que dans le sens de Michelet. Et plus Albert Sorel recevait, du monde savant, d'honneurs et d'hommages, plus les républicains se réjouissaient; car ils étaient tellement sûrs de leur affaire, tellement sûrs de détenir la vérité totale et éternelle, qu'ils ne se donnaient plus la peine de lire. Et même, à force de renoncer à la lecture, ils avaient perdu la notion de l'imprimé, en sorte que si, par hasard, ils tombaient sur un livre où leurs fameuses idées étaient mises en pièces, ils n'y voyaient que du feu. Supposons un homme de bon sens tombé de la lune, à qui l'on remettrait d'abord le tome huitième du grand ouvrage d'Albert Sorel et à qui l'on raconterait ensuite que, pendant des années et des années, il a été affirmé et même enseigné que les Bourbons, en 1814, étaient revenus dans les «fourgons de l'étranger». Cet homme de bon sens demanderait aussitôt si les Français qui disaient une chose pareille étaient des mystificateurs ou des fous. Et il affirmerait avec la dernière énergie qu'il a lu exactement le contraire dans le grand ouvrage de M. Albert Sorel, couronné deux ou trois fois par l'Académie française, récompensé par le prix Osiris, donné en modèle à tous les degrés de l'enseignement public et placé dans toutes les bibliothèques, aux frais de l'État.
Le tome huitième de L'Europe et la Révolution est, en effet, d'un, bout à l'autre, la réfutation d'une légende qui a plus fait peut-être que n'importe quel argument pour renverser la royauté en 1830 et rendre, au XIXe siècle, les restaurations «impossibles». Albert Sorel se contente d'exposer les faits avec une clarté puissante qui vient moins encore de la mise en oeuvre des documents que du génie de psychologue que possède l'historien. Ah! Albert Sorel est loin de se faire des illusions sur les chefs d'État, sur leurs ministres, et sur l'humanité en général. Si les actes des individus sont, quoi qu'en disent les misanthropes, encore assez souvent déterminés par des sentiments désintéressés ou par des principes supérieurs, Albert Sorel sait que l'intérêt est presque toujours la loi de la politique...
Sorel se rappelait que l'Europe, cent ans avant la restauration de 1814, s'était liguée contre Louis XIV; qu'elle s'était plus tard avidement partagé la Pologne; que l'Angleterre, en 1789, avait fomenté en France la guerre civile, comme la France avait, quelques années auparavant, soutenu contre l'Angleterre la révolution d'Amérique. Sorel avait compris les calculs des rois qui, en 1792, feignaient d'épouser la cause de Louis XVI, alors qu'en réalité ils ne songeaient qu'à s'agrandir aux dépens de la France, réduite, à la condition d'une autre République polonaise, ou bien à prendre les bons morceaux en Europe et ailleurs, en profitant de l'état d'anarchie où était tombé notre pays. Albert Sorel savait que Marie-Antoinette avait été trahie par son propre frère. Il savait que le roi de Prusse n'avait éprouvé aucune espèce de répugnance à faire sa paix avec les régicides, bien peu de mois après que les têtes royales avaient roulé sur l'échafaud. Il savait que l'empereur Alexandre avait recherché l'amitié de Napoléon. Surtout il ne méconnaissait pas les leçons de l'effrayant réalisme avec lequel l'empereur d'Autriche n'avait pas hésité à donner sa propre fille en mariage à l'usurpateur, à l'ogre de Corse, à Bonaparte lui-même...
Et voilà les États, voilà les monarques qui se seraient ligués, qui auraient mis leurs armées en campagne, fait la guerre pendant de longues années pour replacer sur le trône ces Bourbons pour lesquels ils ne ressentaient, avant 1789, que de la jalousie et de la haine, qu'ils avaient combattus, et contre qui ils s'étaient plus d'une fois coalisés, à qui ils avaient à peine donné un asile durant la Révolution! C'étaient ces rois-là qui auraient marché, comme de nouveaux Croisés, sous la bannière de la légitimité, eux qui avaient sans vergogne conquis des provinces, renversé des dynasties, distribué des royaumes et remanié dix fois la carte!
Sorel savait trop bien l'histoire, la politique et les hommes pour qu'une sottise d'aussi forte taille s'imposât à son esprit. C'est pourquoi il a pu étudier sans préjugé les événements de 1814 et les conditions dans lesquelles s'était accompli le retour des Bourbons. Nous allons voir, à l'aide de son oeuvre même, qui a toute la sérénité de la grande histoire, que la légende des fourgons de l'étranger est une invention si grossière qu'on a peine à croire que le peuple le plus spirituel de la terre ait jamais pu l'accepter.