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III

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IL me semble, dit La Harpe, que c'était hier, et c'était cependant au commencement de 1788. Nous étions à table chez un de nos confrères à l'Académie, grand seigneur et homme d'esprit; la compagnie était nombreuse et de tout état, gens de robe, gens de cour, gens de lettres, académiciens, etc. On avait fait grande chère comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie et de Constance ajoutaient à la gaieté de la bonne compagnie cette sorte de liberté qui n'en gardait pas toujours le ton: on en était venu alors dans le monde au point où tout est permis pour faire rire.


Champfort nous avait lu de ses contes impies et libertins, et les grandes dames avaient écouté sans avoir même recours à l'éventail. De là un déluge de plaisanteries sur la religion: et d'applaudir. Un convive se lève, et tenant son verre plein: «Oui, messieurs, s'écrie-t-il, je suis aussi sûr qu'il n'y a pas de Dieu, que je suis sûr qu'Homère est un sot.» En effet, il était sûr de l'un comme de l'autre; et l'on avait parlé d'Homère et de Dieu, et il y avait là des convives qui avaient dit du bien de l'un et de l'autre.

La conversation devient plus sérieuse; on se répand en admiration sur la révolution qu'avait faite Voltaire, et l'on convient que c'est là le premier titre de sa gloire: «Il a donné le ton à son siècle, et s'est fait lire dans l'antichambre comme dans le salon.»

Un des convives nous raconta, en pouffant de rire, que son coiffeur lui avait dit, tout en le poudrant: «Voyez-vous, monsieur, quoique je ne sois qu'un misérable carabin, je n'ai pas plus de religion qu'un autre

On en conclut que la révolution ne tardera pas à se consommer; qu'il faut absolument que la superstition et le fanatisme fassent place à la philosophie, et l'on en est à calculer la probabilité de l'époque, et quels seront ceux de la société qui verront le règne de la raison. Les plus vieux se plaignent de ne pouvoir s'en flatter; les jeunes se réjouissent d'en avoir une espérance très-vraisemblable; et l'on félicitait surtout l'Académie d'avoir préparé le grand œuvre, et d'avoir été le chef-lieu, le centre, le mobile de la liberté de penser.

Un seul des convives n'avait point pris de part à toute la joie de cette conversation, et avait même laissé tomber tout doucement quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme: c'était Cazotte, homme aimable et original, mais malheureusement infatué des rêveries des illuminés. Son héroïsme l'a depuis rendu à jamais illustre.

Il prend la parole, et du ton le plus sérieux: «Messieurs, dit-il, soyez satisfaits; vous verrez tous cette grande et sublime révolution que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète, je vous répète, vous la verrez

On lui répond par le refrain connu: «Faut pas être grand sorcier pour ça.—Soit, mais peut-être faut-il l'être un peu plus pour ce qui me reste à vous dire. Savez-vous ce qui arrivera de cette révolution, ce qui en arrivera pour tous tant que vous êtes ici, et ce qui en sera la suite immédiate, l'effet bien prouvé, la conséquence bien reconnue?

—Ah! voyons, dit Condorcet avec son air sournois et niais; un philosophe n'est pas fâché de rencontrer un prophète.

Vous, monsieur de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé d'un cachot, vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous dérober au bourreau; du poison que le bonheur de ce temps-là vous forcera de porter toujours sur vous.»

Grand étonnement d'abord; mais on se rappelle que le bon Cazotte est sujet à rêver tout éveillé, et l'on rit de plus belle.

«Monsieur Cazotte, le conte que vous faites ici n'est pas si plaisant que votre Diable amoureux; mais quel diable vous a mis dans la tête ce cachot, ce poison et ces bourreaux? Qu'est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la philosophie et le règne de la raison?

—C'est précisément ce que je vous dis: c'est au nom de la philosophie, de l'humanité, de la liberté, c'est sous le règne de la raison qu'il vous arrivera de finir ainsi, et ce sera bien le règne de la raison, car alors elle aura des temples, et même il n'y aura plus dans toute la France, en ce temps-là, que des temples de la Raison.

—Par ma foi, dit Champfort avec le rire du sarcasme, vous ne serez pas un des prêtres de ces temples-là.

—Je l'espère; mais vous, monsieur de Champfort, qui en serez un, et très-digne de l'être, vous vous couperez les veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n'en mourrez que quelques mois après.»

On se regarde et on rit encore. «Vous, monsieur Vicq-d'Azir, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même; mais, après vous les avoir fait ouvrir six fois dans un jour, après un accès de goutte pour être plus sûr de votre fait, vous mourrez dans la nuit. Vous, monsieur de Nicolaï, vous mourrez sur l'échafaud; vous, monsieur Bailly, sur l'échafaud...

—Ah! Dieu soit béni! dit Roucher, il paraît que monsieur n'en veut qu'à l'Académie; il vient d'en faire une terrible exécution; et moi, grâce au ciel...

—Vous! vous mourrez aussi sur l'échafaud.

—Oh! c'est une gageure, s'écrie-t-on de toute part, il a juré de tout exterminer.

—Non, ce n'est pas moi qui l'ai juré.

—Mais nous serons donc subjugués par les Turcs et les Tartares? et encore!...

—Point du tout, je vous l'ai dit: vous serez alors gouvernés par la seule philosophie, par la seule raison. Ceux qui vous traiteront ainsi seront tous des philosophes, auront à tout moment dans la bouche toutes les mêmes phrases que vous débitez depuis une heure, répéteront toutes vos maximes, citeront tout comme vous les vers de Diderot et de la Pucelle...»

On se disait à l'oreille: «Vous voyez bien qu'il est fou (car il gardait le plus grand sérieux). Est-ce que vous ne voyez pas qu'il plaisante? et vous savez qu'il entre toujours du merveilleux dans ses plaisanteries.

—Oui, reprit Champfort; mais son merveilleux n'est pas gai; il est trop patibulaire. Et quand tout cela se passera-t-il?

Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis ne soit accompli...

—Voilà bien des miracles (et cette fois c'était moi-même qui parlais); et vous ne m'y mettez pour rien?

—Vous y serez pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire: vous serez alors chrétien.» Grandes exclamations. «Ah! reprit Champfort, je suis rassuré; si nous ne devons périr que quand La Harpe sera chrétien, nous sommes immortels.

—Pour ça, dit alors madame la duchesse de Grammont, nous sommes bien heureuses, nous autres femmes, de n'être pour rien dans les révolutions. Quand je dis pour rien, ce n'est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu; mais il est reçu qu'on ne s'en prend pas à nous, et notre sexe...

Votre sexe, mesdames, ne vous en défendra pas cette fois; et vous aurez beau ne vous mêler de rien, vous serez traitées tout comme les hommes, sans aucune différence quelconque.

—Mais qu'est-ce que vous nous dites donc là, monsieur Cazotte? C'est la fin du monde que vous nous prêchez.

—Je n'en sais rien; mais ce que je sais, c'est que vous, madame la duchesse, vous serez conduite à l'échafaud, vous et beaucoup d'autres dames avec vous, dans la charrette du bourreau, et les mains liées derrière le dos.

—Ah! j'espère que, dans ce cas-là, j'aurai du moins un carrosse drapé de noir.

—Non, madame, de plus grandes dames que vous iront comme vous en charrette, et les mains liées comme vous.

—De plus grandes dames! quoi! les princesses du sang?

De plus grandes dames encore...» Ici un mouvement très-sensible dans toute la compagnie, et la figure du maître se rembrunit. On commençait à trouver que la plaisanterie était forte.


Madame de Grammont, pour dissiper le nuage, n'insista pas sur cette dernière réponse, et se contenta de dire, du ton le plus léger: «Vous verrez qu'il ne me laissera pas seulement un confesseur!

Non, madame, vous n'en aurez pas, ni personne. Le dernier supplicié qui en aura un par grâce, sera...»

Il s'arrêta un moment. «Eh bien, quel est donc l'heureux mortel qui aura cette prérogative?—C'est la seule qui lui restera: et ce sera le Roi de France

Le maître de la maison se leva brusquement, et tout le monde avec lui. Il alla vers M. Cazotte, et lui dit avec un ton pénétré: «Mon cher monsieur Cazotte, c'est assez faire durer cette facétie lugubre; vous la poussez trop loin, et jusqu'à compromettre la société où vous êtes, et vous-même.» Cazotte ne répondit rien, et se disposait à se retirer, quand madame de Grammont, qui voulait toujours éviter le sérieux et ramener la gaieté, s'avança vers lui:

«Monsieur le prophète, qui nous dites à tous notre bonne aventure, vous ne dites rien de la vôtre.»

Il fut quelque temps en silence et les yeux baissés:

«Madame, avez-vous lu le siége de Jérusalem, dans Josèphe?

—Oh! sans doute; qu'est-ce qui n'a pas lu ça? Mais faites comme si je ne l'avais pas lu.

—Eh bien, madame, pendant ce siége, un homme fit sept jours de suite le tour des remparts, à la vue des assiégeants et des assiégés, criant incessamment d'une voix sinistre et tonnante: Malheur à Jérusalem! Malheur à moi-même! Et dans le moment une pierre énorme, lancée par les machines ennemies, l'atteignit et le mit en pièces.»


Et après cette réponse, M. Cazotte fit sa révérence et sortit.

Tout en n'accordant à ce document qu'une confiance relative, et en nous rapportant à la sage opinion de Charles Nodier, qui dit qu'à l'époque où a eu lieu cette scène, il n'était peut-être pas difficile de prévoir que la révolution qui venait choisirait ses victimes dans la plus haute société d'alors, et dévorerait ensuite ceux-là même qui l'auraient créée, nous allons rapporter un singulier passage qui se trouve dans le poëme d'Ollivier, publié justement trente ans avant 93, et dans lequel on remarquera une préoccupation de têtes coupées qui peut bien passer, mais plus vaguement, pour une hallucination prophétique.

«Il y a environ quatre ans que nous fûmes attirés l'un et l'autre par des enchantements dans le palais de la fée Bagasse. Cette dangereuse sorcière, voyant avec chagrin le progrès des armes chrétiennes en Asie, voulut les arrêter en tendant des piéges aux chevaliers défenseurs de la foi. Elle construisit non loin d'ici un palais superbe. Nous mîmes malheureusement le pied sur les avenues: alors, entraînés par un charme, quand nous croyions ne l'être que par la beauté des lieux, nous parvînmes jusque dans un péristyle qui était à l'entrée du palais; mais nous y étions à peine, que le marbre sur lequel nous marchions, solide en apparence, s'écarte et fond sous nos pas: une chute imprévue nous précipite sous le mouvement d'une roue armée de fers tranchants, qui séparent en un clin d'œil toutes les parties de notre corps les unes des autres; et ce qu'il y eut de plus étonnant, c'est que la mort ne suivit pas une aussi étrange dissolution.


Entraînées par leur propre poids, les parties de notre corps tombèrent dans une fosse profonde, et s'y confondirent dans une multitude de membres entassés. Nos têtes roulèrent comme des boules. Ce mouvement extraordinaire ayant achevé d'étourdir le peu de raison qu'une aventure aussi surnaturelle m'avait laissée, je n'ouvris les yeux qu'au bout de quelque temps, et je vis que ma tête était rangée sur des gradins à côté et vis-à-vis de huit cents autres têtes des deux sexes, de tout âge et de tout coloris. Elles avaient conservé l'action des yeux et de la langue, et surtout un mouvement dans les mâchoires qui les faisait bâiller presque continuellement. Je n'entendais que ces mots, assez mal articulés:—Ah! quels ennuis! cela est désespérant.


Je ne pus résister à l'impression que faisait sur moi la condition générale, et me mis à bâiller comme les autres.

—Encore une bâilleuse de plus, dit une grosse tête de femme, placée vis-à-vis de la mienne; on n'y saurait tenir, j'en mourrai; et elle se remit à bâiller de plus belle.

—Au moins cette bouche-ci a de la fraîcheur, dit une autre tête, et voilà des dents d'émail. Puis, m'adressant la parole:—Madame, peut-on savoir le nom de l'aimable compagne d'infortune que nous a donnée la fée Bagasse?

J'envisageai la tête qui m'adressait la parole: c'était celle d'un homme. Elle n'avait point de traits, mais un air de vivacité et d'assurance, et quelque chose d'affecté dans la prononciation.


Je voulus répondre:—Seigneur, j'ai un frère... Je n'eus pas le temps d'en dire davantage.—Ah! ciel! s'écria la tête femelle qui m'avait apostrophé la première, voici encore une conteuse et une histoire; nous n'avons pas été assez assommés de récits. Bâillez, madame, et laissez là votre frère. Qui est-ce qui n'a pas de frères? Sans ceux que j'ai, je régnerais paisiblement et ne serais pas où je me trouve.

—Seigneur, dit la grosse tête apostrophée, vous vous faites connaître bien tôt pour ce que vous êtes, pour la plus mauvaise tête...

—Ah! interrompit l'autre, si j'avais seulement mes membres...

—Et moi, dit l'adversaire, si j'avais seulement mes mains... Et d'ailleurs, me disait-il, vous pouvez vous apercevoir que ce qu'il dit ne saurait passer le nœud de la gorge.

—Mais, disais-je, ces disputes-ci vont trop loin...

—Eh! non, laissez-nous faire; ne vaut-il pas mieux se quereller que de bâiller? A quoi peuvent s'occuper des gens qui n'ont que des oreilles et des yeux, qui vivent ensemble face à face depuis un siècle, qui n'ont nulle relation ni n'en peuvent former d'agréables, à qui la médisance même est interdite, faute de savoir de qui parler pour se faire entendre, qui...

Il en eût dit davantage; mais voilà que tout à coup il nous prend une violente envie d'éternuer tous ensemble; un instant après, une voix rauque, partant on ne sait d'où, nous ordonne de chercher nos membres épars; en même temps nos têtes roulent vers l'endroit où ils étaient entassés.»


N'est-il pas singulier de rencontrer dans un poëme héroï-comique de la jeunesse de l'auteur, cette sanglante rêverie de têtes coupées, de membres séparés du corps, étrange association d'idées qui réunit des courtisans, des guerriers, des femmes, des petits-maîtres, dissertant et plaisantant sur des détails de supplice, comme le feront plus tard à la Conciergerie ces seigneurs, ces femmes, ces poëtes, contemporains de Cazotte, dans le cercle desquels il viendra à son tour apporter sa tête, en tâchant de sourire et de plaisanter comme les autres des fantaisies de cette fée sanglante, qu'il n'avait pas prévu devoir s'appeler un jour la Révolution!


Le diable amoureux

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