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I

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Table des matières

Bernard Cébronne, fils d'un chirurgien qui avait eu ses heures de célébrité, et lui-même médecin éminent, traversait un soir de mai le jardin du Luxembourg. Absorbé dans une rêverie, il regardait distraitement les vieux arbres, témoins de tant de vieilles choses, les fleurs de printemps plantées à profusion dans les massifs, toutes les beautés nouvelles qui rajeunissaient les grandes allées.

C'était un de ces soirs doux et paisibles, où les promesses de la terre refleurie excitent les bons espoirs, calment les pensées douloureuses, où le bien semble émaner de la nature entière, où rien ne fait prévoir le mal.

Quelques promeneurs remarquaient la haute taille de M. Cébronne, son visage intelligent aux traits accentués, et peut-être se demandaient-ils quel était le sujet de sa méditation profonde.

La réponse leur eût été donnée si, le voyant s'arrêter devant des jacinthes magnifiques, ils l'avaient entendu murmurer: «Elle les aime... ces fleurs lui rappellent une époque heureuse de sa vie. Pauvre enfant!»

Il s'assit sur un banc et s'absorba dans ses pensées jusqu'au moment où il se sentit frappé sur l'épaule.

—Ah! c'est toi enfin, Henri! Il y a une demi-heure que je t'attends, dit-il au nouveau venu en lui serrant la main.

L'ami, qui venait de le rejoindre, contrastait avec lui de la façon la plus complète. De taille moyenne, élégante, il n'avait pas cette apparence de force qui frappait chez M. Cébronne. Avec son visage fin, terminé par une barbe en pointe, il ressemblait, moins l'expression d'astuce et de libertinage, aux portraits d'hommes peints à l'époque des Valois.

De vieille famille parlementaire, avocat de talent, M. des Jonchères était lié depuis son enfance avec le docteur Cébronne.

—Quoi! c'est toi qui rêves si profondément, Bernard?

—Je rêve, oui! Cela t'étonne chez un homme de travail et d'action.

—Non, rien ne m'étonne d'une nature comme la tienne... Je soupçonne depuis longtemps que tu es amoureux, mais comme, évidemment, tu désirais cacher tes sentiments, je n'ai pas questionné... L'heure des confidences est-elle venue?

—Elle est venue... Voilà pourquoi je t'ai prié de me rejoindre ici.

—Eh bien?

—Eh bien, dit M. Cébronne, passant son bras sous celui de son ami et marchant lentement avec lui, eh bien, dans une heure j'aurai demandé la main de Mlle Gertrude Deplémont.

—Deplémont? répéta M. des Jonchères, je ne vois pas ce nom dans tes relations.

—Non... ce ne sont pas des relations mondaines. Il y a cinq mois, Mme Deplémont est tombée gravement malade, un de mes clients que je soigne depuis dix ans, parent de ces dames, m'a appelé auprès d'elles.

—Et alors?

—Alors, pendant des semaines, deux fois par jour, j'ai approché Mlle Deplémont. C'est une femme idéale, dit-il en s'arrêtant tout à coup.

—La femme qu'on aime est toujours idéale, répliqua en riant M. des Jonchères.

—Plus ou moins, Henri... et celle-ci a fait ses preuves dans le malheur.

—Dans le malheur... quel malheur?

—Ce sont des femmes du monde ruinées. D'après un mot de leur ami, M. Deplémont ne valait pas cher.

—Elles sont de Paris?

—Non, de province. Il y a cinq ans qu'elles se sont installées ici et travaillent pour vivre; elles n'ont, en effet, qu'une rente viagère de quinze cents francs que leur a laissée une parente.

—Hum! ce sont de bien minces renseignements pour une démarche aussi grave...

—Il suffit de les voir pour être renseigné, et je sais par leur cousin tout le bien que l'on doit penser d'elles. Aujourd'hui même, je vais poser des questions directes sur leur situation et leur passé. Elles ont certainement des souvenirs très douloureux; lorsque, en causant avec Mlle Deplémont, je lui ai parlé de son père, elle m'a répondu avec une émotion telle que je m'en suis voulu d'avoir touché à un deuil qui remonte, je crois, à quelques années.

L'avocat fronçait les sourcils d'un air mécontent.

—Drôle de mariage! Bien au-dessous de ta position.

—Si tu voyais mesdames Deplémont, tu changerais d'avis.

—Elles peuvent être charmantes, mais...

—Mais, interrompit le docteur Cébronne, je me suis marié une première fois d'après toutes les convenances mondaines, et j'ai été assez malheureux pour ne recommencer qu'à bon escient.

—A bon escient? Précisément! je ne vois pas que ce soit le cas.

—Pourquoi?... Mme Deplémont me dira la vérité, quelle qu'elle soit. Mais serai-je accepté? Quels sont les sentiments de Gertrude?

—Tu crois que des femmes, dans une situation aussi précaire, refuseront une pareille aubaine? s'écria M. des Jonchères.

—Une pareille aubaine! répéta Bernard mécontent. Ce n'est pas à ce bas point de vue qu'elles envisageront ma demande. Nous n'avons pas affaire à des femmes vulgaires.

—Une fille sans relations, dans une situation peut-être très fausse si son père a fait quelque grosse sottise...

—Et après?... Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère que mon mariage puisse froisser. Ma position est très établie, et tu sais qu'une certaine sympathie...

—Si je le sais! interrompit M. des Jonchères. Je sais aussi que la sympathie qui t'accueille partout n'a jamais été plus méritée; je sais que...

—Je ne te demande pas de compliments, dit Cébronne, secouant en riant le bras de son ami. Mais, pour conclure, cette position solide, ma fortune personnelle et mon travail me permettent de me marier comme je l'entends.

—C'est certain... et je ne te dis pas de penser à un mariage vaniteux, mais entre cela et une union comme celle dont tu parles, il y a loin.

—Oui, répondit gaiement Cébronne, il y a loin... il y a toute la distance qui sépare le bonheur exultant des petites joies d'une union terne et conventionnelle. De plus, ce mariage est une bonne action. N'est-il pas navrant de voir une femme, une jeune fille délicieuse s'étioler sur un travail qui n'est pas fait pour elle et lui donne à peine le nécessaire?

—Réflexion digne de toi, répondit M. des Jonchères. Mais cet aperçu philanthropique ne doit rien décider.

—C'est l'amour qui décide, répliqua Bernard en souriant. Toutefois, mon cœur bat de joie à l'idée de l'entourer du bien-être dont la ruine l'a privée, et de mettre à sa portée tous les moyens de suivre les penchants généreux de sa belle nature, que je connais bien!

—Comment la connais-tu si bien? Trop souvent, après un temps beaucoup plus long, on ne connaît pas les gens que l'on croit avoir pénétrés.

—Oui, mais, dans certaines crises douloureuses, le caractère se montre à nu. Fréquemment, je suis venu voir la malade à une heure où, plus libre de mon temps, je pouvais rester et causer un peu avec Mlle Deplémont. Je lui ai prêté des livres que nous avons discutés ensemble. Elle a une intelligence ouverte, élevée; je l'ai toujours vue délicate et sensée dans ses jugements, calme dans le malheur. Elle a été façonnée par une éducatrice austère: la douleur! qui a développé et mûri plusieurs de ses qualités principales.

—Ah! tu es bien pris! s'écria M. des Jonchères avec émotion.

Il aimait profondément le docteur Cébronne, le regardant comme l'homme le plus droit, comme la nature la plus sympathique qu'il eût jamais rencontrés. Il avait beaucoup souffert de le voir malheureux dans une première union, dénouée par la mort après trois années très tourmentées, et il redoutait une seconde erreur.

—Je devais, dit-il, te soumettre différentes réflexions, mais, à ton âge, surtout dans une carrière comme la tienne, un homme possède une grande expérience, aussi peut-être as-tu raison. Maintenant, je t'en veux d'être arrivé à un moment décisif sans m'avoir parlé.

—Je m'en veux à moi-même... et si tu n'avais pas été absent depuis quelque temps, je n'aurais pas attendu si tard. Je pouvais t'écrire, il est vrai, mais...

—Mais tu redoutais mes observations et tu voulais y répondre de vive voix... je le comprends! Où demeure cette femme idéale?

—A deux pas d'ici... rue Vavin.

—Alors je me sauve... tu meurs d'envie d'être débarrassé de moi et de marcher de ton pas ferme vers la réalisation du rêve!

—Ne plaisante pas... tout mon avenir heureux dépend de l'heure présente.

—Mon cher Bernard! Tu connais mon affection? Dieu me garde de te froisser dans un moment aussi sérieux! Et j'espère de tout mon cœur que tu as bien jugé.

—En la voyant, tu comprendras qu'il ne faut ni un grand jugement, ni une grande expérience pour apprécier une femme comme elle.

Il serra de nouveau la main de son ami, et s'éloigna rapidement.

«Il est foncièrement bon, se disait M. des Jonchères; pourvu que ces femmes ne soient pas des intrigantes!»

En trois minutes, M. Cébronne arriva devant une maison d'apparence ordinaire bien qu'elle contînt d'assez grands appartements. Le premier était habité par le parent de madame Deplémont, mais la maison étant double, celle-ci avait pris au dernier étage, sur le derrière, un modeste logement composé de quatre petites pièces claires et aérées.

M. Cébronne monta lentement les cinq étages et fut introduit dans une chambre qui servait en même temps de salon et de salle à manger. Elle était propre et fort bien tenue, mais d'aspect si mesquin que jamais Bernard n'y pénétrait sans un serrement de cœur.

Mme Deplémont et sa fille cousaient devant une table couverte des objets nécessaires à leur travail.

—Comment va mon ancienne malade? demanda le docteur Cébronne en prenant la main de Mme Deplémont.

—Très bien, docteur, répondit-elle, bien que sa pâleur et une sorte de fébrilité la missent en contradiction avec sa réponse.

—La convalescence a été rapide, grâce à votre science et à vos bons soins, docteur, dit Gertrude avec un sourire qui laissait voir des dents superbes.

—Je voudrais la mine meilleure, répondit Cébronne. Il y a huit jours, c'était mieux. Avez-vous souffert depuis ma dernière visite?

—Je vous assure que je vais très bien, répondit Mme Deplémont.

—Alors, insista Bernard en la regardant attentivement, vous avez eu quelque vive émotion?

—C'est vrai! dit Gertrude. Une très vive émotion! Mais maintenant, tout va bien.

M. Cébronne pensa que le ton contraint de la jeune fille et la tristesse qui pesait évidemment sur elle et sur sa mère, indiquaient, au contraire, que tout allait mal.

Il remarquait également que Gertrude, dont la belle santé résistait à des épreuves multipliées et à une vie de travail assidu, était pâle et fatiguée. Il avait toujours vu de la douleur au fond des grands yeux d'un bleu presque noir, mais l'expression douloureuse s'accentuait ce jour-là au point de devenir presque sombre.

Le docteur Cébronne n'était pas un homme hésitant; il prenait promptement ses décisions et les exécutait non moins rapidement. La conviction qu'un nouveau chagrin frappait celle qu'il aimait n'était pas faite pour modifier ses habitudes, et, dans cette circonstance délicate, il parla sans aucun préliminaire diplomatique.

—Je suis venu, dit-il, non pour revoir ma malade, mais pour lui poser quelques questions.

—Des questions? répéta Mme Deplémont en regardant sa fille avec anxiété.

—Il faut m'en reconnaître le droit, madame, dit-il doucement; j'aime mademoiselle Gertrude et je viens vous dire mon espoir.

Se tournant vers la jeune fille, il s'aperçut que son beau visage était bouleversé.

—Si vos sentiments répondaient aux miens, dit-il avec ardeur, je serais le plus heureux des hommes!

En le voyant entrer, elle avait pressenti le motif de sa visite. Plus d'une fois, elle s'était crue aimée, elle aimait elle-même passionnément l'homme qu'elle avait vu, pendant des mois, attentif et dévoué, intelligent de façon supérieure dans les idées discutées avec elle, bon dans tous les sentiments qu'il laissait entrevoir.

Il avait puissamment adouci l'impression amère de Gertrude sur la vie, jugée souvent par elle avec une misanthropie bien naturelle chez un être jeune qui a passé par de terribles et humiliantes souffrances.

Elle l'aimait pour lui-même, elle l'aimait également parce qu'il avait dissipé les ténèbres qui assombrissaient sa vie morale.

Cependant elle se demandait quelquefois s'il lui était attaché au point d'épouser une femme non seulement sans fortune, mais assez pauvre pour vivre du travail de ses mains. Etait-il au-dessus du singulier préjugé français qui met en état d'infériorité sociale la femme du monde obligée de travailler? Elle répondait affirmativement; elle croyait avoir assez justement observé le caractère de Cébronne pour être en droit de se dire à elle même:

«Il est au-dessus de préjugés plus sérieux que celui-là, et s'il demande ma main, je ne le quitterai pas pour toujours sans lui avouer mes sentiments; je veux savourer cette seconde de bonheur.»

Le moment était arrivé; il l'inondait en même temps de joie et de douleur. Elle luttait contre les sentiments presque irrésistibles qui l'entraînaient vers un amour partagé, et le regard de détresse qu'elle jeta à sa mère impressionna péniblement M. Cébronne.

—Parle, Gertrude, réponds toi-même, dit Mme Deplémont d'une voix altérée.

Bernard observait avec surprise l'effort de Gertrude pour se dominer et parvenir à exprimer sa pensée.

—Répondez, je vous en conjure, dit-il. Je vous aime tant! que je saurai me faire aimer, si vous m'honorez assez pour m'épouser.

—Je ne puis ni ne veux me marier, répondit-elle sans hésiter, et je regrette infiniment pour vous que votre cœur se soit égaré de mon côté.

—Egaré! répéta Cébronne avec étonnement.

—Oui... Ma mère vous dira le pourquoi de mon refus.

—Vous avez parlé de questions, dit Mme Deplémont. Il y a dans notre passé des points trop douloureux pour que nous les abordions, et nous vous supplions de comprendre à demi-mot.

Ces allusions n'apprenaient rien à M. Cébronne, mais il n'admettait pas qu'on eût la pensée de couper court à une explication.

—Mademoiselle, dit-il, si ce passé, dont parle madame votre mère, n'existait pas, m'accepteriez-vous comme mari?

—Oui... avec joie!

—Gertrude, que dis-tu? s'écria Mme Deplémont avec un accent de reproche.

Mais Gertrude, se rappelant ses résolutions, voulait vivre dans sa plénitude la seule minute de bonheur que la vie, selon elle, pût verser dans son cœur affamé de tendresses.

—Dois-je croire que vous m'aimez? dit M. Cébronne qui se leva avec vivacité pour s'approcher d'elle.

Les grands yeux expressifs répondaient clairement à la question.

—Vous devez le croire, dit-elle simplement. Il faudrait que je n'eusse ni cœur, ni intelligence pour ne pas apprécier...

Sa voix, faiblissant, se perdit dans un sanglot.

—Alors, reprit Cébronne avec joie, il n'y a pas d'obstacle. Pourquoi pleurez-vous, chère Gertrude? Et si vous m'aimez, si vous croyez en mon amour, de quel droit briseriez-vous ma vie et la vôtre?

—Ce n'est pas moi... ce sont les circonstances.

—Ces circonstances... je dois les connaître. C'est à moi de juger si vraiment elles mettent l'irréparable entre nous. Parlez! je vous en prie! confiez-moi tout! Je suis de ceux qui savent trancher et surmonter les difficultés.

—C'est impossible! répondit-elle pendant que certains souvenirs empourpraient subitement son visage.

—Croyez à notre reconnaissance, dit Mme Deplémont d'un ton qui disait assez ses amers regrets, mais n'insistez pas; renoncez à un projet irréalisable. Quant à nous, nous n'oublierons jamais la démarche qui honore si grandement ma fille.

—Singulière obstination! répliqua Cébronne. Qui vous dit que je ne devine pas la nature de votre malheur? Ce que vous cachez...

Il s'arrêta, mais Mme Deplémont, sur un signe d'entente avec Gertrude, répondit comme si la pensée de Bernard avait été clairement formulée:

—Oui, notre résolution cache de la honte; cette honte ne nous atteint pas personnellement, ma fille et moi, mais elle pèse sur notre nom. Nous nous sommes éloignées de notre pays pour vivre ici inconnues, perdues.

Il regardait Gertrude dont l'expression ne dissimulait pas la plus vive souffrance.

—Je suis seul juge de mes actions, répondit-il. Vous savez, je vous l'ai dit, que je suis veuf depuis cinq ans et sans famille. J'ai donc ma liberté d'agir tout entière, et je briserai les difficultés réelles ou chimériques.

—Rien n'est chimérique, répliqua Mlle Deplémont, et ce bonheur que vous m'offrez est inacceptable. Vous êtes riche, aimé, estimé de tous, je le sais! et j'aimerais mieux souffrir indéfiniment que de jeter l'ombre du malheur sur votre vie honorable et honorée.

Ces paroles généreuses et l'accent passionné de Gertrude émurent jusqu'au fond de l'âme M. Cébronne.

—Vous parlez en femme dévouée dont j'admire depuis cinq mois le courage et l'abnégation, mais vous jugez trop vite. Encore une fois, moi, moi seul dois être juge de la situation. En avouant que vous m'aimez, vous me reconnaissez un droit sur vous, sur votre vie.

Un droit sur elle!... elle n'avait pas prévu cette réponse, lorsque, vivant en imagination la scène qui se passait alors, elle préparait ses phrases et pesait ses mots.

—Laissez-nous réfléchir, dit-elle, et revenez après-demain soir.

—Il serait si simple de vous décider aujourd'hui! La question n'est-elle pas résolue par votre aveu même?

—Il faut que nous causions seules, ma mère et moi...

L'altération croissante de ses traits et sa voix tremblante semblaient un appel à la pitié de Cébronne.

—Soit! dit-il; et d'ailleurs puis-je vous obliger à répondre malgré vous? Mais vous n'êtes pas insensible à mon amour et vous me faites souffrir!

—Ah! si vous saviez!... vous ne m'adresseriez pas de reproches. Si je vous aimais moins, hésiterais-je à accepter?...

Surpris et touché, il avait l'impression déconcertante de marcher lui l'homme droit, l'esprit net, sur un terrain vague, fuyant...

—Je m'y perds! et comme un cœur féminin a de singulières subtilités! s'écria-t-il. Tout mon bonheur à venir est contenu dans votre acceptation, et vous hésitez parce que vous m'aimez... Du moins vous me laissez un espoir sans lequel je serais bien malheureux! et déjà, je veux, entendez bien, je veux vous regarder comme ma fiancée.

—Nous en reparlerons, dit-elle précipitamment en lui tendant la main; adieu!

—Quoi! n'ajouterez-vous rien à ce mot désolant?

—Je vous ai avoué mes sentiments, dit-elle avec une angoisse que M. Cébronne devait se rappeler plus tard, et je vous suis infiniment reconnaissante de penser à moi...

—Le mot de reconnaissance est le dernier à prononcer, dit-il vivement. Je vous aime et vous prie de me rendre heureux, c'est tout!

Il attendit vainement une réponse et reprit avec chagrin:

—Je vous quitte malheureux, alors que je croyais... Enfin à lundi, n'est-ce pas?

Elle fit un signe qui fut interprété par Cébronne comme une réponse affirmative.

Il habitait un vaste appartement dans une ancienne et belle maison au coin de la rue de Vaugirard et de la rue Bonaparte. M. des Jonchères, qui voulait savoir sans retard le résultat de sa démarche, l'attendait dans son salon.

—Comment, déjà toi? dit l'avocat.

Et devant l'expression attristée de son ami, il ajouta affectueusement:

—Tu n'as pas le visage d'un homme heureux, mon pauvre Bernard!

M. Cébronne lui raconta presque mot pour mot sa conversation avec Mmes Deplémont.

—Comprends-tu, devines-tu, quelle peut être la honte qui, à leurs yeux, rend impossible, au premier moment, une réponse favorable à mes désirs?

—M. Deplémont a dû commettre quelque acte déshonorant, et ces femmes, qui sont délicates, ne supportent pas l'idée de te faire des révélations.

—C'est absurde! car je parviendrais facilement, sans leur concours, à savoir la vérité.

—Sans doute... mais pour elles il n'y a pas que des révélations douloureuses... Mlle Deplémont t'aime et ne veut pas t'entraîner dans un mariage qui pèserait sur toi un jour ou l'autre. C'est d'une âme honnête.

—Il ne pèserait jamais sur moi!... Qu'importent les sottises d'un homme que la mort a fait oublier!

—La mort?... Es-tu bien certain qu'il soit mort?

—Comment certain? Je n'en ai jamais douté: Mme Deplémont et sa fille n'en parlent qu'au passé.

—Mais elles n'en parlaient pas souvent?

—Très rarement... par des allusions.

—Il est vivant, affirma M. des Jonchères.

—C'est possible! répondit Cébronne, affectant un ton tranquille. Mme Deplémont se sera séparée, à l'amiable ou non; c'est une situation qui se voit tous les jours et ne peut être considérée comme une entrave à mon mariage.

—D'après les propres paroles de Mme Deplémont, il y a autre chose certainement! As-tu remarqué un fait anormal dans ta visite de ce soir?

—Rien!... si ce n'est que Mme Deplémont paraissait souffrante, et, comme explication de sa mine défaite, m'a parlé d'une vive émotion...

—Ah! ah!

—Eh bien... quoi?

—La honte vient évidemment du mari. Tu ignores absolument s'il avait une position?

—Mlle Deplémont, lorsque je l'ai questionnée, m'a répondu: Mon père avait une très belle position; il l'a perdue avec sa fortune.»

—Perdue par sa faute!... peut-être a-t-il été condamné à une peine quelconque; le temps de cette peine terminé, il est revenu ces jours-ci, et sa femme, à peine remise de sa maladie, a supporté difficilement l'émotion de ce retour.

—La manie des déductions est bien forte chez un avocat, répondit Bernard en haussant les épaules.

—Ces déductions se tiennent admirablement si tu veux bien y réfléchir. Elles expliquent parfaitement l'attitude et les réponses de ces pauvres femmes que je plains maintenant de tout mon cœur. Elles ne sont pas des intrigantes ainsi que je le craignais, mais des victimes, comme j'en ai tant rencontré dans ma carrière.

—Je changerai leur sort, dit Cébronne avec ardeur.

L'avocat s'approcha vivement de son ami qui regardait vaguement par la fenêtre.

—Quoi! si mes prévisions sont justes, tu persisterais? Es-tu fou, Bernard?

—Si l'amour est une folie, certes je suis fou, répliqua posément Cébronne.

—L'amour se guérit.

—Non... pas à mon âge, quand on aime... comme j'aime!

M. des Jonchères réprima un mouvement d'humeur et alla se jeter dans un fauteuil.

—Et tu ne connais personne les connaissant? demanda-t-il après un silence prolongé.

—Mais si! je t'ai parlé de leur ami qui m'a mis en rapport avec elles; il connaît certainement leur histoire!

—L'as-tu questionné?

—Indirectement... et les réponses ont été évasives. Mais lui aussi parle au passé de M. Deplémont.

—Quel genre d'homme? T'inspire-t-il confiance?

—Il est excellent, mais original au dernier point. Il est ordinairement cloué dans son fauteuil par la goutte et, depuis une semaine, ne quitte pas son lit.

—En quoi consiste son originalité?

—On le dit riche, et il refuse d'avoir des domestiques chez lui sous prétexte qu'il les hait. Pour le servir, il a une sorte de femme de charge qui tient et fait son ménage, mais ne couche pas auprès de lui, malgré ce que je lui ai dit à ce sujet. Quand il parle de Gertrude, c'est avec une affection enthousiaste qui m'a souvent touché.

—A ta place, avant de revoir cette jeune fille, je dirais à monsieur... comment l'appelles-tu?

—M. de Chantepy.

—Eh bien, quand M. de Chantepy connaîtra tes intentions, il te dira tout. Avant une démarche décisive, tu aurais dû causer avec lui.

—Ma résolution était prise, répondit tranquillement M. Cébronne. J'irai le voir, en effet, afin d'épargner à ces pauvres femmes des révélations humiliantes. Je leur dirai alors que je connais le mobile de leur détermination et que, à mes yeux, rien n'est un obstacle à mon union avec Gertrude.

Il prononça ces mots avec une énergie qui contraria M. des Jonchères.

—Voyons, Bernard, examinons la question sous son jour le plus noir. Supposons que M. Deplémont ait subi une condamnation, te vois-tu le gendre d'un déporté?

Le docteur vint s'asseoir auprès de son ami pour discuter.

—Si cet homme est mort comme je le crois...

—Il vit!

—Tu n'en sais rien... S'il est mort, quelle qu'ait été sa vie, j'épouserai Gertrude.

—Et s'il ne l'est pas?

Bernard rougit légèrement.

—Nous nous arrangerons de façon à ne jamais le voir paraître. Il vivra et mourra à l'étranger.

—Et cependant, tu n'envisages pas sans rougir l'éventualité dont nous parlons; ah! puisque cette jeune fille t'aime, elle a bien raison de répondre à ta demande par un refus!

—Oui, elle m'aime! dit Bernard avec joie. Elle m'aime, elle me l'a avoué, et, grâce à Dieu, elle ne refusera pas toujours.

M. des Jonchères se sentait irrité plus qu'étonné. Il savait qu'un cœur chaud, généreux, dévoué s'alliait aux qualités d'énergie et d'amour du travail si développées chez son ami.

—Après-demain soir, dit Cébronne, j'irai te rendre compte de mes deux visites. Je saurai mettre fin aux scrupules et aux hésitations qui s'élèvent entre moi... et le bonheur, Henri!

—Je t'attendrai, répondit simplement M. des Jonchères.

Mais il pensait:

«Tu ne trouveras personne... Je suis bien convaincu qu'en ce moment même, ces pauvres femmes cherchent le moyen de se dérober à l'entrevue.»

S'il avait pénétré dans l'appartement de Mme Deplémont, il eût constaté que son opinion était fondée.

Après le départ de M. Cébronne, Gertrude pleura longtemps, abîmée dans une douleur que sa mère contemplait avec désespoir.

—Ainsi c'est vrai!... tu l'aimes! ma pauvre enfant!

Mme Deplémont, femme intelligente et distinguée, dont les épreuves n'avaient pas abattu l'énergie, perdait cependant son courage en pensant à Gertrude.

Secrètement, elle versait bien des larmes sur sa fille trempée dans le malheur, et qui ne connaîtrait jamais les douceurs d'un heureux foyer. Beauté et qualités devaient mourir dans l'ombre sans avoir vécu, et la mère ne s'en consolait pas.

Elle avait été trop malade pour observer sa fille dans ses rapports avec M. Cébronne, et, en dépit de quelques soupçons, l'aveu de Gertrude était un coup amer. Nature fière et naturellement concentrée, Mlle Deplémont eût gardé très secrets ses sentiments si Bernard n'avait pas parlé.

Elle réprima son accès de chagrin et répondit:

—Oui, je l'aime! de toute mon âme! et il vient de me donner une grande joie.

—Une joie!... qui te fait pleurer bien amèrement, pauvre petite!

La fierté ombrageuse de Gertrude se révoltait facilement, elle n'aimait pas qu'on la plaignît, et le ton de sa mère l'aida à se ressaisir.

—Il est bien doux de se savoir aimée... aimée d'un homme comme lui! Nous n'en parlerons plus, ma chère mère. Et maintenant, prenons nos dispositions pour partir dès demain, ou plutôt lundi matin; je ne veux pas le revoir. Qui sait si je résisterais toujours à ses instances!

—Et tu es décidée à résister?

—Quoi! ne l'êtes-vous pas vous-même? Devons-nous rougir devant lui? Lui raconter... c'est impossible! plus impossible que jamais, vous le savez bien!

—Te voir ce nouveau chagrin! s'écria Mme Deplémont. Je partirai avec lui, j'irai vivre à l'étranger, et toi, du moins, tu seras heureuse.

—Heureuse! dans de pareilles conditions! ma pauvre mère! Ne le croyez pas. Nous resterons ensemble, et nous lutterons ensemble.

—M. Cébronne apprendra tout quand il le voudra.

—Qu'il l'apprenne! mais voyez la situation si, instruit par nous et regrettant alors sa démarche, il se croyait engagé d'honneur à poursuivre un projet qui lui répugnerait après une telle confidence... Je ne supporte pas une semblable idée!

—Je le crois homme, quand il aime, à passer outre...

—Nous n'en savons rien... et ce n'est pas à nous à le lui demander. Nous devions refuser.

Quelle que fût l'énergie naturelle de Mme Deplémont, sa fille avait une nature plus forte et une intelligence beaucoup plus prompte.

—Nous quittions cet appartement à la fin du mois, reprit Gertrude, nous le quitterons immédiatement sous le prétexte d'un voyage. Dans deux ou trois semaines, nous écrirons que nous le laissons, et nous prendrons des mesures pour faire enlever, sans nous découvrir, notre très mince mobilier. Mon cousin nous aidera par l'entremise de sa femme de charge; on peut se fier entièrement à la discrétion de Sophie.

—Je sais bien, elle nous est dévouée; mais comment trouver si vite un nouveau logement?

—Ce doit être facile... nous chercherons demain, dans un quartier éloigné d'ici. Il nous faut seulement trois mansardes avec le nécessaire. C'est un malade, ajouta-t-elle en baissant la voix; je le crois même très atteint, il aura besoin de quelques douceurs; sa présence complique notre situation, et nous sommes obligées d'économiser sur le loyer.

—Oui... mais crois-tu que M. Cébronne abandonnera si facilement l'espoir de t'épouser. Il t'aime, et te cherchera...

—Je lui écrirai... je lui dirai que notre décision est irrévocable et tout sera fini.

Ce mot, prononcé par elle-même, lui parut insupportable, et la nuit, qui enveloppait les deux femmes, donnait à Gertrude la sensation physique d'une ombre épaisse qui planait sur sa vie et ne se dissiperait jamais.

—Le seul lien, entre le docteur et nous, est M. de Chantepy, dit-elle d'une voix fatiguée, notre vieil ami ne nous trahira pas et comprendra mieux que personne les raisons de notre refus.

Elle convint donc avec sa mère de chercher, dès le lendemain matin, un nouveau logement, et se retira dans sa chambre pour se livrer sans contrainte à la désolation de son âme.

Elle regarda son malheur en face, elle en épuisa imaginairement la grande amertume, puis descendit chez M. de Chantepy.

Elle revint un peu apaisée auprès de sa mère.

—Il partage notre manière de voir, dit-elle.

—Et il approuve notre départ précipité?

—Je ne lui en ai pas parlé; nous le lui dirons demain, si nous réussissons dans nos recherches. Qu'importent pour lui et pour nous quelques jours plus tôt? Il sait que nous devons partir; néanmoins, je n'avais pas le courage, ce soir, de lutter contre des objections, et nous parlerons quand tout sera réglé.

Aimer quand même

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