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PRÉFACE

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Table des matières

CE n’est pas sans en être surpris moi-même que je donne à ce recueil consacré à la littérature française un caractère, une humeur, et que je le situe dans cette année de drame. Je pensais jusqu’ici que les études que je m’offrais de certains de nos auteurs n’avaient d’autre intérêt que leur dédain des contingences. Du moins chacune m’avait soustrait aux débats et aux soucis de l’époque, comme aux miens propres. C’était mes vacances dans l’altitude, les récompenses que méritaient mon travail et mon âge: c’était mes prix. Au lieu de livres, je me donnais Racine lui-même, Laclos, La Fontaine, Ronsard eux-mêmes. Cette présence instante qui est la leur devenait pour quelques jours mon absence, et, quand je les quittais, je prétendais rapporter en épures le souvenir et l’expérience de leur intimité. Ils m’avaient trompé. Tout ce que je croyais avoir obtenu d’eux par la force du détachement et de l’indifférence au temps, l’hypertrophie de l’année, la catastrophe ou l’espoir de nos cœurs me le dictent à nouveau, sans changer une phrase. Ces portraits littéraires sont devenus des visages, des faces, et écoutent, et murmurent, et cillent. Ou plutôt je m’étais trompé, à vouloir retirer à notre littérature, par égard pour elle, son humanité et son existence quotidienne, à vouloir faire, de cet étage de notre langue et de notre esprit qui flotte à mi-hauteur de la vie et de l’irréalité de la France, des chambres de sérénité. Notre littérature n’est pas nos Champs-Elysées; elle est le domaine intangible, incorruptible, agissant, de notre valeur véritable et de l’aventure française en ce monde. Ceux d’entre les Français qui se sont confies à elle ces derniers mois sont les seuls à connaître l’avenir, et la prophétie qu’est la phrase de nos écrivains les moins inspirés, fût-elle de Boileau, les dispense des prophéties célestes. Ce n’est d’ailleurs pas que nos grands et petits auteurs forment soudain, devant l’invasion de leur pays, une cohorte de dissidence. Au contraire. Ils en restent la population fixe, ils continuent à habiter tous sur chaque pouce de son sol. Ce n’est pas là une spécialité; dans toute autre patrie leurs confrères non plus n’émigrent pas, et notre reconnaissance vient d’ailleurs. Elle vient de la révélation que cette littérature française dite heureuse et pratique non seulement s’accommode de tous les temps, même sinistres, même irréels, mais les avait prévus, mais était un recours contre eux, ou leur explication, et tout ce que nous avions jugé en elle être injonction, individualité, raisonnement n’est plus que réponse, communauté et accueil. Chacun de nous a rencontré cette année dans ses périples un être humain dont la nature, dans le malheur et pour le malheur, s’était soudain invertie, dont l’élégance, du fait seul de sa noble condition, était devenue tendresse, la force gravité, le bon sens enjouement. Mais que ce phénomène se soit étendu à l’ensemble de ceux qui en France ont écrit, qu’une inversion générale ait doté soudain nos classiques de tendresse, nos romantiques de dévouement, nos bavards de la Renaissance de gravité et de concision, c’est là le prodige, d’autant plus qu’il se manifestait aussi pour l’ensemble de ceux qui lisaient. Il yavait bien eu déjà ceux qui trouvaient soudain dans un écrivain leur consolation ou leur vengeance aux épisodes de leur vie privée. J’ai connu le grand fonctionnaire disgracié qui un jour découvrit Montesquieu, qui du soir au matin posa son ruminement et sa rage, car une ligne du chapitre XI de l’Esprit des Lois décrivait la tare de ses chefs, car le titre seul du chapitre VII le promouvait à tous les postes et les grades que ses ministres lui avaient refusés, car un mot des Lettres Persanes indiquait,–sans l’indiquer, ce qui était bien mieux–le statut parfait du fonctionnaire, et que le Temple de Gnide amenait finalement aux voluptés de la nature et du cœur. Mais cette fois, il s’est agi d’une entente et d’une correspondance unanimes. A chaque Français le style français a répondu, non pas en le distrayant et le détachant de son sort, mais en lui en, rendant l’honneur, le luxe, Les grâces, et surtout les responsabilités. Pas de lecture qui ne se termine en mission. Responsable du printemps français avec Charles d’Orléans, de la douceur française avec Marivaux, de la colère française avec d’Aubigné et, au hasard des auteurs, de la minutie et de la largeur, de la simplicité et de la préciosité, de la curiosité et de la pureté françaises, chaque Français est remis par sa langue et par son écriture dans une chair et à un poste qui ne comportent ni la ride, ni la haine stérile, ni l’abandon. Sans reprendre les disputes de cénacle sur la vraie littérature française et la fausse, et au lieu de poursuivre un examen de conscience sans issue, il me semble donc que tous ceux qui pourront éclairer noire domaine spirituel s’éclaireront eux-mêmes. Heureux malgré tout le peuple qui, dans l’incertitude et la faiblesse, n’a besoin, pour se voir clair et fort, que de se regarder dans son miroir.

Il serait téméraire de croire que ce soit là chose facile. Le maquillage de nos auteurs a été opéré par la critique ou l’habitude de façon si parfaite que l’on ne peut pénétrer dans notre littérature que par la chance ou l’effraction. La plupart de ses districts sont pratiquement inconnus, du moins en France, prospectés par de rares originaux, des savants en général, non des lecteurs, et, pour les autres, les procédés employés pour présenter les œuvres dans leur sang et dans leur vie se ramènent généralement à la stérilisation. Son enseignement comporte d’ailleurs rarement les œuvres mêmes, mais les statues de ces œuvres, sous la forme de morceaux choisis. C’est coulés dans le bronze que parviennent aux jeunes Français les plaintes de Villon, les soupirs de Bérénice ou le clapotement du Lac. Je n’ose médire des Morceaux choisis. Je me rappelle mon éblouissement, au lycée, quand je pus un jour en ravir le recueil à l’élève d’une classe aînée. J’abordais dans une patrie inconnue. Celle des armes j’en connaissais les noms. Ils étaient illustres, ils peuplaient déjà, Duguesclin ou Bayard, l’école communale. Les héros de celle-là étaient tous obscurs. Il était une série d’inconnus nommés Montaigne, du Bellay, Musset, Eugène Manuel, qui avaient accepté l’anonymat pour penser et écrire. Je vécus des mois dans leur secret, apprenant pour moi seul leur nom, un par semaine, quelquefois deux par jour: Marivaux, Vigny. Tout ce qu’ils m’ont dit au cours de cette rencontre prématurée était confidentiel. Monologue de la Calomnie, Récit du Cid, Rooz et Ruth, c’étaient nos secrets. Dans une noce, à la campagne, je récitai «Mignonne, allons voir si la Rose», en laissant entendre, sans l’affirmer, que c’était de moi. On me félicita, c’était très bien, quoique un peu mièvre: j’apprendrais la force plus tard. Personne ne soupçonna un truquage, et il n’y en avait pas. Tout était de moi. Tout ce qui est la grandeur de notre esprit, la fleur de notre style, je l’ai lu pour la première fois, souvent sans le comprendre, dans les délices de l’accouchement et de la création. Les douleurs d’ailleurs m’en étaient épargnées. Le discours de Phèdre, les Chants les plus purs sont de purs sanglots, Samson et Dalila, je les ai mis au monde dans un bien-être souverain. Midi, de Leconte de Lisle, qui travaillait beaucoup ses vers, je l’ai fait en quelques minutes, dans une joie et une facilité sans bornes. La tristesse vint le jour où je fus abandonné par tous ces obscurs, le jour où la gloire vint les chercher. On me prit Hugo le premier; il m’avait trompé, il avait des rues dans la ville même, des avenues; et, au cours de l’année ce fut une débandade. Chateaubriand, Ronsard, Grandmougin, tous mes camarades savaient leur nom. Rien n’était plus de moi des Essais, des Satires, des Elégies. C’est le moment où je sentis la nécessité de les faire vraiment moi-même. Tous mes auteurs s’élevèrent de moi, comme les oies qui s’envolent laissant le renard seul et confus, me laissant dans mon dénuement et ma solitude à la veille du premier vers, de la première phrase, du premier madrigal et de la première ode. Quelques morceaux choisis étrangers me consolèrent, c’est cette fin d’année où j’écrivis «Etre ou ne pas être», «Lasciate ogni speranza»... Mais ceux-là aussi à la première oc casion déployèrent leurs ailes... L’expérience m’avait durci. Quand Verlaine arriva, je lus vraiment ses vers comme s’il en était l’auteur... Or ce trouble, ce déchaînement qui aurait dû me livrer nos auteurs dans leur sens et dans leur vie, du fait de ces Morceaux Choisis, me les a bien longtemps falsifiés. Ces fragments que je savais par cœur restaient entiers dans ma mémoire sans se dissoudre. Autour de ces tronçons palpables et sonores, tout le reste des œuvres était en filigrane, filigrane bien estompé qui ne demandait qu’à s’évanouir.: C’est ainsi, toute la variété, la densité, l’unité de notre vie spirituelle placée par notre éducation au-dessus de notre portée et de notre souffle, que mes camarades avec moi ont quitté leurs bancs d’élève, les uns vers le droit, les autres vers les lettres, mais tous persuadés qu’ils connaissaient dans ses plus hermétiques ressorts la littérature française.

Ils n’en connaissaient rien, moi non plus. Les Morceaux choisis ne sont qu’une des formes du complot, tantôt instinctif, tantôt volontairement ourdi, qui travaille depuis des siècles à dissimuler à chaque Français la réalité de cet héritage dont il est, quel qu’il soit, le légataire universel. Un conseil de famille terriblement uni l’empêche de toucher de cette innombrable richesse autre chose que des rentes d’Etat, à taux médiocre et invariable. Non pas, comme on l’a dit, que la moindre déconsidération s’attache en France à l’écriture. Au contraire. C’est bien plutôt que l’écrivain y est considéré depuis plus de deux siècles non point comme le porte-parole de ses propres inspirations, mais comme un porte-parole officiel, et qu’il n’y a chez nous que des écrivains publics. A dater du jour où celui qui écrivait se dégagea de ceux qui n’écrivaient pas, où chaque Français justement ne s’est plus senti l’auteur de ce qui était écrit autour de lui, où l’auteur à ses yeux et aux yeux du public perdit cet anonymat de Rutebœuf, de Villon, ou de Ronsard lui-même, à partir du jour où Malherbe vint, le premier qui ait eu un nom propre en langue française, l’écrivain et l’écriture devinrent la propriété de la caste dirigeante, en l’espèce la bourgeoisie, qui délégua contre assurances leur grade à ses professeurs et à ses critiques. Il fut entendu une fois pour toutes que notre domaine spirituel était magnifique, qu’il était même la charte de nos actions, mais il convenait de n’en laisser passer au Français que l’aliment reconnu sain par le goût et la raison. Il en fut donc chez nous pour la littérature comme pour la religion, et pour l’imagination comme pour la foi. De même que le catholique français se meut à l’aise dans une vie chrétienne où la Bible est pratiquement inconnue, et que toutes les figures de terreur, de crime ou de volupté sont exilées de son cœur religieux, et qu’il est cependant le modèle humain du croyant, on trouva ainsi le moyen de parachever le Français spirituel en lui cachunt non seulement les livres apocryphes mais les livres saints de sa langue et de sa pensée. Le ravissement et la terreur littéraires en étaient évidemment la rançon. Tout n’est que paradis, enfer et aventure dans le dialogue que depuis mille ans nos écrivains ont engagé avec eux-mêmes; notre trésor littéraire n’est que sang, orgueil, tendresse, effort, sérénité: un Français lettré peut vivre et mourir sans jamais le savoir. Un Français civilisé et poli peut vivre dans son paysage, sa maison, son verger, savourer la joie de l’espalier, du grenier, de la terrasse et de la cave, sans connaître les plus beaux vers intimes qui aient été écrits en ce monde et qui sont dans un livre à portée de sa main, de cette main qui adore les livres. Il peut voyager sur toutes nos routes, sentir au millimètre la montée de Vezelay, la descente de Saint-Bertrand de Comminges, sans connaître nos chansons de geste. Toute une série de nos objets et de nos sentiments sont privés ainsi de leurs contre valeurs dans notre sensibilité et dans nos images: nos charmilles de nos tragi comédies, nos gaietés de nos rondeaux, nos colères de nos invectives, nos routes de nos romanceros, et, pour nos religieux qui ignorent déjà le Cantique des Cantiques, nos messes et nos processions de nos hymnes et de nos odes. L’inaptitude du Français à prendre du champ vis-à-vis de ce qu’il aime n’est pas non plus sans amener le Français lettré, dans ses rapports avec sa littérature, à une familiarité qui la lui dissimula. L’absence de vie élégiaque l’empêche le plus souvent d’aborder ses auteurs par ces entremises ou de les tenir à leur distance par ces glacis que sont la nature, les saisons, ou le détachement de soi-même. Son obstination à tout ressentir lui-même, et à ne jamais confier à un double l’exercice de son imagination ou de sa rêverie, l’amène à faire de ses auteurs des compagnons directs, des camarades, c’est-à-dire, comme il en est pour ses camarades de palier ou de travail, à ne plus les voir que pour lui, à ne plus les voir. Nous avons tous connu des camarades de Racine, des intimes de Rabelais. Ils les connaissaient aussi peu qu’ils connaissaient leurs femmes, ou eux-mêmes. Dispensés par le coudoiement avec les auteurs de toute curiosité et de toute sur prise avec les œuvres, ils savaient par cœur chaque phrase, chaque vers, comme ils savaient chaque trait de leur femme, de leur fille: ils n’en savaient rien. Au-dessus de chaque écrivain et de chaque œuvre, se formait ainsi pour lui une œuvre qui n’avait que rarement ressemblance avec l’œuvre vraie, qui était l’œuvre que lui, lecteur doué, attendait du talent ou du génie: de la tendresse la préciosité, de l’abandon la prolixité, du désespoir la grandiloquence. Si ce n’est à l’aube de sa vie, collégien qui découvre dans les morceaux choisis des œuvres compassées, mais du moins qui découvre, ou à son déclin, quand retraité de l’existence, il suit dans la lecture du passé son seul avenir, jamais il ne risque d’approcher la vérité française littéraire, et mue en jardin public ses champs magnétiques. De là vient qu’il est le seul lecteur tranquille et satisfait de l’univers. Il vit sans se douter du danger au milieu d’écrivains insensés, carnivores, de griffes et de chair. Il met sans crainte sa tête entre les dents de Pascal, sa main dans celle de Saint-Simon. En fait Orphée n’était rien auprès du Français lettré.

On aurait tort d croire d’ailleurs que cet état de choses influence excessivement la destinée de la France, et, à ce tournant, nous nous trouvons face à face avec cette vérité surprenante: tout se passe en France comme si les auteurs français étaient les guides de ceux qui ne sont pas destinés à les lire. Nulle part l’irradiation de la pensée, la primauté de l’écriture n’ont produit leurs effets balsamiques ou corrosifs plus complètement que dans ce pays où le culte qu’on leur rend est bourgeois et factice. Toutes les classes populaires sont chez nous d’accord, par leurs gestes et par leur vie, avec les Français auteurs. Tous ceux qui n’ont pas lu sont d’accord avec ceux qui ont pensé. Tous ceux qui travaillent, du paysan à l’artisan, suivent ponctuellement un décalogue dont l’écrivain nous présente les règles, et l’image de notre nation dans ses petits métiers et ses petites servitudes est la même que celle de ses inspirations et de ses libertés. Bref l’esprit de notre peuple est son esprit tout court, et il est celui où la simplicité primitive est le plus près de la suprême culture. Ce qui est le plus loin de Montaigne, de Marivaux, c’est le Français lettré, mais ce qui en est le plus près c’est le vigneron gascon ou la modestie parisienne. C’est pour cela que jamais, en dépit de la médiocrité des entremises, la destinée du pays n’a été encore faussée: le culte rendu à sa vie modeste par ses modestes habitants est le même que le culte rendu à ss destinées illimitées par son génie et son talent. Il est aussi faux de dire que les créations de notre littérature sont les moules de ces existences simples que de prétendre qu’elles en sont les modèles: mais la vérité est que simplicité et culture chez nous restent jumelles, que la vie manuelle et la vie spirituelle, le goût du pain et de la vérité y ont le même sel et la même salive, et que les mêmes récoltes et les mêmes réponses y sont encore données par l’imagination et le soleil. C’est cette impuissance pour notre art à devenir d’une autre race que notre nature qui est notre privilège; cette réalité que l’on veut bien accorder à notre peinture elle est celle de tous nos styles, de notre style; elle les pénètre de ses trois dons, l’intimité, l’individualité, et la grandeur, et il n’est pas d’exemple de communauté plus profonde que celle qui règne en France entre les deux personnes qui ne se rencontrent pas, qui n’ont nul besoin l’une de l’autre, l’artiste et l’artisan.

Il reste tous les autres, et nous en revenons à notre problème. Il reste que la France qui lit ou la France qui devrait lire, aussi bien dans son éducation que dans sa récréation morale ou spirituelle, n’a avec notre littérature réelle que des rapports artificiels, et souvent équivoques. Il faut dire, et j’y reviendrai dans le cours de ce livre, qu’une série d’écrivains porte une part de cette responsabilité, je veux dire les romantiques. C’est à. ces champions de la liberté de l’inspiration que nous devons attribuer cet académisme qui régit encore chez nous toute l’éducation. Au moment même où notre bourgeoisie devenait le corps le plus important de l’Etat, où elle acceptait et sollicitait de le diriger, où elle était portée, dans sa conscience ou sa rigueur de comptable, à agir dans les mouvements de la nation plus en arbitre qu’en créateur, elle a vu se dresser en face d’elle une caste qui, sous le prétexte de préserver les droits de la pensée, prétendait simplement créer une bourgeoisie littéraire. A force de répéter que l’imagination et l’écriture était sa propriété, elle parvint facilement à convaincre une classe dirigeante qui réservait pour des fins plus substantielles la notion de propriétaire, et qui ne voyait que des avantages pratiques à la spécialisation des inspirés. C’est ainsi que naquit la vraie censure en France: l’écrivain prétendait seul écrire. Quand un auteur parlait, il fallait que la France bourgeoise se tût, c’était que la France bourgeoise se taisait. L’autre France continuait à être le vrai auteur des Méditations, des Nuits, de la Légende des Siècles. Mais elle n’en savait rien, ni les auteurs occasionnels non plus. Les tisserands qui tissent, les forgerons qui forgent, les paysans qui sèment continuaient à vivre dans des couleurs et des ondes qui leur étaient communes avec le tragédien ou le lyrique, mais entre la bourgeoisie dirigeante et la bourgeoisie écrivante une méfiance irrémédiable était née. Exilés qui brandissaient l’ostracisme, les écrivains crurent ainsi éliminer la bourgeoisie de l’inspiration, alors qu’ils s’éliminaient eux-mêmes de l’Etat, et, entre l’administration et l’imagination, entre le règne et la voix, entre l’intendance et le style, entre tous les ordres d’action et tous les modes de pensée, était opéré ce précipité dont nous voyons depuis un demi siècle les effets terribles. De l’autre côté, le mobile principal des éducateurs n’a plus été que la suspicion vis-à-vis de la littérature en général, à cause du tapage nocturne et diurne dont l’écrivain était le spécialiste encombrant. Il ne s’agissait pas, car la bourgeoisie n’aime pas lever les pierres sous lesquelles dorment les serpents, de nier la grandeur et les hauts faits de notre esprit et de notre écriture, mais l’éducation devait con sister à montrer que l’étude de notre littérature an cienne tournait à la confusion des littérateurs actuels, et tout hommage au génie passé devait être un camouflet au génie présent. De sorte qu’à l’école on enseignait la littérature pour rabaisser la littérature. De sorte que, pour nuire à ces écrivains que l’éducateur considérait comme des passionnés, des fous, des pulmonaires, tout notre répertoire fut présenté comme signé par la raison, le bien-être, et la santé. Malfilatre y fut le seul abcès de fixation officiellement autorisé de la misère et du mal. Ainsi l’aveugle du Pont des Arts est le seul symbole, pareillement anodin, des férocités de l’existence, vis-à-vis des quarante élus et des quarante réussites. L’enfant n’eut plus devant lui la perspective d’un grand domaine qui lui appartenait dans son étendue et sa variété, où il vaquerait selon ses goûts et ses loisirs, mais celle d’auteurs permis, qu’il fallait absorber de suite et tout de suite, et d’auteurs défendus. Le malheur est que, intéressés à la lutte et naturellement généreux et frondeurs, le lecteur et l’élève se passionnaient pour que justice fût rendue à ceux qu’il admirait, c’est-à-dire, comme l’autorité et les honneurs officiels étaient posés par la bourgeoisie de l’écriture comme la condition de cette reconnaissance, pour que les décorations, la Chambre des pairs fussent la récompense de l’indépendance et de la modestie. C’est ainsi que les corps d’Etat qui étaient des corps d’Etat agissants et créés par le législateur pour agir, l’Institut par exemple, devinrent des corps de représentation, satisfaits.et inféconds, et que le fait d’y parvenir ne marqua plus le début d’une action mais le couronnement d’une carrière, ne fut plus une désignation, mais une retraite. De sorte que la littérature du passé, soumise aux mêmes règles, devenait une sorte d’académie rigide et respectée, et qu’il fallait plus de formalités que dans la réception au Quai Malaquais lui-même pour introduire un auteur écarté dans le manuel d’où tout écrivain noir était banni à moins de mérites spéciaux envers la société bien pensante, à moins d’être Pascal, qui avait eu la chance d’inventer à la fois, l’une excusée par l’autre, la mort et la brouette.

Imaginer que pareille expérience n’a pas été réservée à d’autres littératures est peut-être un peu simple. Mais l’ancienneté de notre langue et de notre civilisation rendait chez nous plus critique cette interception entre les inspirations passées et les gestes présents du pays. A cause de l’étroitesse de notre éducation, de sa parcimonie, de sa sévérité, les grandes sources du génie français ont dû le plus souvent se ravitailler sur la vie courante, alors que le passé en gardait ses nappes pleines. Alors que nous avions dès le XIIIe siècle le roman même, nous étions tenus de le réinventer péniblement à chaque époque littéraire, et, dans la vie privée, réduits, si nous voulions le connaître, à le vivre. Alors que nous avions, dès le XVe, une poésie pure, la plus fraîche que l’Europe ait vue, chacune de nos générations devait la remplacer, à cause de l’ignorance qu’elle avait d’elle, par la nature même, et n’en trouvait l’émotion que dans la campagne même, la neige même, ou le soleil. Alors que notre religion a trouvé dans des chefs-d’œuvre son expression dogmatique ou mystique, le fidèle n’avait d’autre recours à ses interrogations ou d’autre déversoir à ses extases que les cantiques. Le Français ne manque ni de sens épique, ni de tendresse pour le monde, ni de vision du ciel ou de l’enfer, mais ce défaut de référence à toute une partie du cœur français le fait entrer dans bien des domaines de l’esprit et du cœur comme un novice, un niais, ou, ce qui n’est pas plus facile pour lui, un novateur. Que chaque jeune Français soit obligé de se sentir le premier valeureux, le premier tendre, le premier damné ou le premier élu, et qu’il demande à sa propre expérience et à ses propres dons non seulement son complément mais sa forme même, cela peut avoir des avantages, mais il en est de la tendresse et de la foi et de la poésie comme de la gloire, l’héritage en est plus doux et souvent plus fécond que la découverte. Il en est aussi plus sûr, et l’entretien de l’ample jardin qu’est notre littérature, la facilité et l’agrément de son abord, l’acceptation de ses merveilles reste notre plus réel remède contre l’ennui, la médiocrité et la mauvaise heure. Le destin français tel que ses poètes, ses écrivains, ses philosophes l’ont formé est le recours le plus ingénieux que l’humanité ait trouvé contre son destin général. C’est ce destin qui est sa patrie beaucoup plus encore que son sol. Il est décevant de voir ce que nous appelons l’histoire de France sue et rabattue dans tous ses détails, avec la moindre guerre, le moindre traité, le moindre général, alors qu’elle n’est qu’une histoire de bornes coûteusement, inutilement placées et déplacées, tandis que le Français a tout le loisir d’ignorer notre vraie histoire, celle de notre esprit et de notre langue, celle dont tout survit, celle qui au lieu de nous encercler de frontières élargit la France jusqu’au cœur de continents adverses, celle qui, sur les ruines actuelles, entre dans l’avenir avec la même force et la même ampleur, la seule confortante, et aussi la seule justicière. Si le goût de la lecture s’attise, dans cette période qui amasse sur nous les périodes les plus critiques et les plus passionnées que notre pays ait eu à subir, ce n’est pas qu’il soit le goût de la distraction, de l’oubli, il est l’instinct national le plus pur. C’est la mission de ceux qui sont les citoyens élus de cette patrie de l’ouvrir largement aux autres et de leur donner ces yeux neufs par lesquels ils verront enfin, sans parler des découvertes, jusqu’à celles des œuvres qui leur étaient le plus familières.

Paris, 20mars1941.

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