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Monsieur de Phocas. Je tournai et retournai la carte entre mes doigts; le nom m'était complètement inconnu.

En l'absence du valet de chambre, alors caserné à Versailles pour une période de vingt-huit jours, la cuisinière avait introduit le visiteur. M. de Phocas était dans mon cabinet de travail.

Je quittai en bougonnant le fauteuil où je somnolais (cette journée était si chaude) et, décidé à dépêcher l'importun, pénétrai dans mon cabinet.

M. de Phocas! Écartant doucement la portière, je m'étais arrêté au seuil.

Étroitement moulé dans un complet de drap vert myrthe, cravaté très haut d'une soie vert pâle et comme sablée d'or, M. de Phocas était un frêle et long jeune homme de vingt-huit ans à peine, à la face exsangue et extraordinairement vieille, sous des cheveux bruns crespelés et courts.

Ce profil précis et fin, la raideur voulue de ce long corps fluet, l'arabesque (si je puis m'exprimer ainsi), l'arabesque tourmentée de cette ligne et de cette élégance, j'avais déjà vu tout cela quelque part.

D'ailleurs, M. de Phocas ne semblait pas m'apercevoir, daignait-il seulement? Debout près de ma table de travail, il hanchait légèrement dans une pose pleine de grâce et, de l'extrémité de sa canne,—un jonc d'au moins dix louis, dont la pomme, un ivoire vert d'un travail bizarre, me requérait, immédiatement,—du bout de sa canne donc, M. de Phocas feuilletait un manuscrit posé parmi des papiers et des livres et le lisait de haut, négligemment.

C'était odieux, intolérable et d'une parfaite impertinence.

Ce manuscrit, ces pages de prose ou de vers, ces notes et ces lettres, cette œuvre et mon œuvre en somme remuée du bout de la badine, dans l'intimité de mon home, par ce visiteur curieux et indifférent! J'étais à la fois indigné et ravi, indigné de l'acte, mais ravi de son audace, car j'aime et j'admire l'audace en toutes choses et en qui que ce soit; mais déjà toute mon attention était ailleurs, les yeux pris à l'incendie verdâtre brusquement allumé aux plis de la cravate par une énorme émeraude, dont la petite tête hautaine s'éclairait étrangement; si étrange déjà par elle-même, la petite tête fine et glabre, toute en méplats, on eût dit, modelés dans de la cire pâle, une tête semblable à celles que l'on voit, signées Clouet ou Porbus, dans la galerie du Louvre consacrée aux Valois.

M. de Phocas ne semblait même pas se douter de ma présence et, flexible et fier, il continuait de ramer dans mes papiers, à distance, quand, la manche de sa jaquette s'étant un peu relevée, je vis qu'un mince bracelet de platine, un fil d'aigues et d'opales était rivé à son poignet droit.

Ce bracelet! Maintenant, je me souvenais.

J'avais déjà vu ce frêle et blanc poignet de fin race, ce cercle étroit de platine et de gemmes. Oui, je les avais vus, mais manœuvrant cette fois au-dessus des pierres et des écrins de choix d'un prestigieux artiste, d'un maître orfèvre et ciseleur, chez Barruchini, ce dompteur de métaux qu'on croirait échappé de Florence et dont l'officine, connue des seuls amateurs, se dérobe au fond de la si curieuse et ancienne cour de la rue de Visconti, la plus étroite peut-être des rues du vieux Paris, la rue Visconti où Balzac fut imprimeur.

Délicieusement pâle et transparente, main de princesse et de courtisane, ce jour-là, la main dégantée du duc de Fréneuse (car je me rappelais aussi son vrai nom maintenant), ce jour-là, la main dégantée du duc de Fréneuse planait avec d'infinies lenteurs au-dessus d'un tas de pierres dures, lapis-lazulis, sardoines, onyx et cornalines, piquées çà et là de topazines, d'améthystes et de rubacelles; et la main parfois se posait, tel un oiseau de cire, désignant du doigt la gemme choisie... La gemme choisie... et, mes souvenirs se précisant, voilà que j'évoquais aussi le son de la voix, le ton du duc prenant congé de Barruchini et disant d'un timbre bref à l'orfèvre: «Il me faudrait cet objet dans dix jours. Vous n'avez, en somme, que les incrustations à faire. Je compte sur vous, Barruchini, comme vous pouvez compter sur moi.»

Un paon de métal émaillé, dont il venait de donner la commande au maître ciseleur et dont il venait d'assortir lui-même toute la roue en pierreries; une originalité de plus à ajouter à la liste de tant d'autres, car les fantaisies du duc de Fréneuse ne se comptaient plus, elles avaient même une histoire légendaire.

Mieux, le personnage, l'homme même avait une légende qu'il avait créée inconsciemment d'abord et qu'il s'était pris depuis à aimer et à entretenir. Quelles fables n'avait-on pas chuchotées sur ce jeune homme cinq fois millionnaire, qui, de grande race et des mieux apparentés, n'allait pas dans le monde, vivait sans amis, n'affichait pas de maîtresse et quittait régulièrement Paris fin novembre, pour aller passer ses hivers en Orient.

Un profond mystère, épaissi comme à plaisir, enveloppait sa vie et, en dehors des deux ou trois grandes premières qui révolutionnent Paris, chaque printemps, on ne rencontrait jamais nulle part ce pâle et long jeune homme à la taille si droite et à la face si lasse. Il avait fait courir jadis et avait eu des succès d'écurie; puis il avait cessé brusquement de suivre les réunions: il avait liquidé ses chevaux, vendu son haras, et après les boudoirs de filles désertés tout d'abord, avait fait peu après défection aux salons du faubourg qui, néanmoins, l'avaient encore quelque temps retenu, et ça avait été une rupture avec tous, une complète disparition.

Toute l'année, Fréneuse voyageait maintenant à l'étranger. Pourtant, au printemps, quand quelque sensationnel acrobate, homme ou femme, était signalé dans un établissement comme à l'Olympia, au cirque ou aux Folies-Bergère, il arrivait parfois d'y rencontrer Fréneuse tous les soirs d'une même semaine, et cette étrange insistance devenait encore un nouveau prétexte à histoires, une source d'hypothèses et de quels racontars! on le devine aisément. Puis Fréneuse replongeait soudain dans la retraite, le silence: il était reparti à Londres ou à Smyrne, aux Baléares ou à Naples, peut-être à Palerme ou à Corfou, on ne savait où, jusqu'au jour où quelqu'un du club le signalait pour l'avoir rencontré sur le quai, chez un antiquaire, ou rue de Lille, chez quelque marchand de pierres rares, ou bien encore chez un numismate de la rue Bonaparte, attablé, la loupe à la main et singulièrement attentif, devant quelque intaille du XIIe siècle ou quelque camée de collection.

Fréneuse possédait, dans son hôtel de la rue de Varennes, tout un musée secret de pierres dures célèbres parmi les amateurs et les marchands. Il avait aussi, disait-on, rapporté de l'Orient, des souks de Tunis et des bazars de Smyrne, tout un trésor de bijoux anciens, de tapis précieux, d'armes rares et de poisons violents, mais Fréneuse vivait sans amis, nul n'était admis à visiter l'hôtel familial.

Ses seules relations étaient des marchands ou des collectionneurs comme lui et, parmi eux, Barruchini, le maître ciseleur, était peut-être le seul qui eût jamais franchi le seuil de la rue de Varennes. Tout mondain était sévèrement consigné à la porte: on l'aurait dérangé dans ses fumeries d'opium, disait le monde par vengeance, et c'était la plus anodine des histoires mises en circulation sur le compte de Fréneuse, tant rancunier était le beau dépit d'une société d'oisifs et d'inutiles.

Cet homme avait rapporté avec lui tous les vices de l'Orient.

Et c'est le duc de Fréneuse que j'avais chez moi, feuilletant négligemment mes manuscrits du fin bout de sa canne, Fréneuse et ses légendes, son passé mystérieux, son présent équivoque et son avenir plus sombre, Fréneuse entré chez moi sous un faux nom.

Il levait les yeux et m'apercevait enfin. Après une courte inclinaison de tête, le geste de rassembler les feuillets épars sur ma table et, comme s'il avait lu dans ma pensée: «D'abord, excusez-moi, monsieur, de me présenter chez vous sous un faux nom; ce nom est maintenant le mien. Le duc de Fréneuse est mort, il n'y a plus que M. de Phocas. D'ailleurs, je suis à la veille de partir pour une longue absence, de m'exiler de France peut-être pour toujours, et cette journée est la dernière qui me reste. Je viens de prendre une grande décision, mais tout cela vous importe peu sans doute, et pourtant si, puisque je viens vous voir un peu pour cela.»

Et me demandant d'un geste de le laisser continuer, refusant de la main le siège que je lui offrais: «Vous connaissez Barruchini, vous avez même commis sur lui et son art de ciseleur des pages inoubliables, pour moi du moins, puisque c'est à leur auteur que je rends aujourd'hui visite. C'était dans la Revue de Lutèce. Vous avez compris et décrit en poète l'art prismatique aux lueurs troubles et multiples de cet orfèvre magicien. Oh! le feu sourd et changeant qui dort dans ses bijoux, les détails de nature, animaux ou fleurs, qui y sertissent l'eau des gemmes! L'avez-vous assez bien chantée, cette flore orfévrie, à la fois byzantine, égyptienne et Renaissance! En avez-vous assez saisi les aspects de madrépores et de joyaux sous-marins, oui, sous-marins, car, fleuris de béryls, de péridots, d'opales et de saphirs pâles, couleur d'algues et de vagues, d'un émail céruléen presque, ils ont l'air de joyaux restés longtemps au fond de la mer. Anneaux de Salomon ou coupes du roi de Thulé, ils sont surtout l'écrin des villes englouties, et la fille du roi d'Ys devait en porter de semblables quand elle livra les clés des écluses au Démon... Oh! les colliers de Barruchini, ces ruissellements de pierres bleues et vertes, ces bracelets trop lourds incrustés d'opales, Gustave Moreau en a fleuri la nudité de ses princesses maudites. Ce sont les joyaux de Cléopâtre et de Salomé; ce sont aussi des joyaux de légende, des joyaux de clair de lune et de crépuscule:

«Et cela se passait dans des temps très anciens.

«Voilà la formule (avez-vous écrit) qui monte aux lèvres devant ces fruits d'émail et ces fleurs de gemme emmaillées dans des ors. Bijoux de Memphis ou de Byzance, c'est à l'Égypte et au Bas-Empire qu'ils font surtout songer, mais peut-être encore plus à la ville du roi d'Ys et à ses cloches submergées.»

Vous voyez que je connais mes auteurs. Or, personne plus que moi n'a souffert du morbide attrait de ces bijoux; et, malade à en mourir (puisque je m'en vais de leur poison translucide et glauque), c'est à vous que j'ai voulu me confier, monsieur, vous qui avez compris leur somptueux et dangereux sortilège, jusqu'à en communiquer aux autres le malaise et le frisson.

«Vous seul pouviez me comprendre, vous seul pouviez accueillir avec indulgence les affinités qui m'attirent vers vous. Le duc de Fréneuse n'était qu'un original, monsieur; pour tout autre que vous, M. de Phocas serait un fou. J'ai tout à l'heure prononcé le nom de la ville d'Ys et du Démon qui engloutit la ville, le Démon de luxure qui séduisit la fille du roi. Si un envoûtement pouvait se prolonger à travers les siècles, je dirais que ce Démon est en moi. Oui, un Démon me torture et me hante, et cela depuis mon adolescence. Qui sait? peut-être était-il déjà en moi quand je n'étais qu'un enfant, car, dussé-je vous paraître halluciné, monsieur, voilà des années que je souffre d'une chose bleue et verte.

«Lueur de gemme ou regard, je suis amoureux, pis, envoûté, possédé d'une certaine transparence glauque; c'est comme une faim en moi. Cette lueur, je la cherche en vain dans les prunelles et dans les pierres, mais aucun œil humain ne la possède. Parfois, je la trouve dans l'orbite vide d'un œil de statue ou sous les paupières peintes d'un portrait, mais ce n'est qu'un leurre, la clarté s'éteint à peine apparue, je suis surtout un amoureux du passé. Vous dire à quel point les vitrines de Barruchini ont exaspéré mon mal? Je voyais sourdre, je voyais poindre en ces joyaux le regard que je cherche, le regard de Dahgut, la fille du roi d'Ys, le regard de Salomé aussi, mais surtout la clarté limpide et verte du regard d'Astarté, d'Astarté qui est le Démon de la Luxure et aussi le Démon de la Mer...» Et, averti sans doute par l'effarement de ma physionomie:

«Oui, il est entendu que je suis un visionnaire, et de quelles visions? Puisse ce supplice vous être épargné, car j'en souffre tellement que je m'en vais. Oui, c'est à cause de ces visions et de leurs horribles conseils, d'un tas de choses chuchotées par elles dans l'horreur des nuits, que je quitte Paris, la France et la vieille Europe qui ne peuvent plus les contenir.

«Leur échapperai-je en Asie?... Ainsi, cette nuit encore... mais j'abuse. Voilà ce que je viens vous demander, monsieur. Je pars, peut-être ne me reverrez-vous jamais! J'ai consigné dans ces feuillets les premières impressions de mon mal, les inconscientes tentations d'un être aujourd'hui sombré dans l'occultisme et la névrose. Voulez-vous me permettre de vous confier ces pages, voulez-vous me promettre de les lire? De l'Asie pour laquelle je m'embarque et où je vais me fixer dans l'espoir d'y trouver un remède à mes obsessions, je vous enverrai la suite de cette première confession, car j'ai besoin de crier à quelqu'un les affres de mon angoisse, besoin de savoir ici, en Europe, quelqu'un qui me plaigne et se réjouisse de ma guérison, si jamais le ciel me l'envoie. Voulez-vous être ce quelqu'un?»

Je tendis la main à M. de Phocas.

Monsieur de Phocas, Astarté: Roman

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