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INTRODUCTION

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Table des matières

En 1824 paraissait à Londres un petit volume de 200 pages in-12, intitulé : A narrative of the sufferings of a French protestant family, at the period of the revocation of the edict of Nantes. Written by John Migault, the father. Translated and now first published from the original manuscript, — ce qui signifie: Relation des souffrances d’une famille protestante française à l’époque de la révocation de l’édit de Nantes, écrite par Jean Migault le père, traduite et publiée pour la première fois d’après le manuscrit original.

Dans la préface, qui comprend, pages XV à XVIII, l’Avertissement de l’auteur à ses enfants, les traducteurs anonymes racontent qu’ils ont trouvé ce manuscrit chez un descendant direct de l’auteur, tombé dans la misère et demeurant dans le voisinage de Spitalfields, quartier de Londres où s’étaient groupés un grand nombre de réfugiés protestants français qui y avaient introduit l’industrie de la soie. Bien que cette industrie devînt très florissante, beaucoup de ces tisserands vivaient misérablement. Quelques Anglais avaient formé, dans le but de leur venir en aide, une association charitable intitulée: Spitalfields benevolent society, for visiting and relieving the sick and distressed poor at their own habitations (Société charitable de Spitalfields pour visiter et assister à domicile les pauvres malades et miséreux).

En 1824, le Comité de cette œuvre se composait du patron, M. T.-F. Buxton, de deux vice-patrons, Samuel Hoare jun., esq. et William Hale, esq., et du président, le Rev. Josiah Pratt B. D. La qualité de réfugié pour cause de religion étant une recommandation aux yeux des visiteurs, le malheureux chez lequel l’un d’entre eux était entré, avait été amené à montrer ce manuscrit pour prouver qu’il descendait réellement d’un réfugié de la Révocation. Comme les auteurs ne donnent ni son nom, ni sa profession, nous pouvons seulement supposer — aujourd’hui que nous connaissons cette famille — qu’il était un petit-fils du quatorzième enfant que Jean Migault avait eu, comme on le verra plus loin, de sa première femme, Elisabeth Fourestier. Cet enfant, appelé Olivier, né à Mauzé le 21 février 1683, était, en effet, mort à Londres après y avoir eu, de sa femme, Jeanne Huart, huit enfants.

Quoi qu’il en soit, le petit volume anglais, résultat d’une visite charitable à Spitalfields, fut aussitôt connu à Paris, puisque, dès 1825, on y trouve, chez Henry Servier, libraire, rue de l’Oratoire n° 6, un petit in-8° de VIII-178 pages, intitulé : Journal de Jean Migault ou Malheurs d’une famille protestante du Poitou, à l’époque de la Révocation de l’Edit de Nantes. D’après un manuscrit récemment trouvé entre les mains d’un des descendants de l’auteur . Au lieu de s’efforcer de retrouver et de donner le texte qui avait été traduit en anglais, les auteurs de cette publication avaient retraduit en français la traduction anglaise.

Cette version fut rééditée, avec quelques notes, en 1840, par «D. de Bray, pasteur de l’Eglise chrétienne protestante de Niort» , et attira l’attention d’un M. H. Houël, pasteur à Groote-Linden, près Dordrecht, en Hollande, descendant d’un réfugié français Charles Houël qui, à Zell en Allemagne, avait épousé, le 12 avril 1706, Marie, onzième enfant de Jean Migault. Ce M. Houël, en possession d’une réplique du manuscrit original, signala à M. de Bray une lacune importante dans son petit volume, c’est-à-dire les pages relatives à l’abjuration de Jean Migault qui avaient apparemment été arrachées du manuscrit découvert à Londres. M. de Bray les publia sous le titre de Supplément au Journal de Jean Migault (Niort, Paris, Strasbourg, Melle, imprimerie de Ch. Moreau, libraire, 1846, 46 pages in-12°). Enfin, huit ans plus tard, il donna une seconde édition de l’ouvrage complet sous le titre de Journal de Jean Migault ou les malheurs d’une famille protestante du Poitou à l’époque de la révocation de l’édit de Nantes, avec des notes, par D. de Bray, pasteur. D’après un manuscrit trouvé en Angleterre, entre les mains d’un descendant de l’auteur. Avec des additions tirées d’un autre manuscrit appartenant à M. Houël, pasteur à Groote-Linden, en Hollande .

Entre temps, un professeur de l’université de Glasgow, M. W. Anderson, ignorant le petit volume anglais de 1824, avait retraduit dans cette langue, l’édition française de 1825-1840 . Quelqu’imparfait que fût le texte de ces diverses éditions, elles sont depuis fort longtemps devenues introuvables . Aussi avait-on souvent songé à une réimpression, mais on l’avait toujours différée, dans l’espoir de retrouver le manuscrit original que le fondateur de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, feu M. Ch. Read, avait longtemps et vainement cherché.

En 1885, la célébration du deuxième centenaire de la Révocation attira de nouveau l’attention sur ce témoignage direct et pathétique des souffrances endurées par les sujets huguenots du grand roi. J’eus alors l’idée de demander à un de mes amis, feu M. A.-J. Enschédé, à Harlem, de rechercher l’adresse du pasteur Houël — qui avait correspondu avec M. de Bray — ou de ses descendants. Il put me transmettre celle de sa veuve, qui s’était retirée à Dordrecht. Je lui écrivis aussitôt, et, le 30 juillet 1885, Mme A.-J.-C. Losel-Voerstman, veuve Houël, me renvoya le manuscrit que possédait son mari, accompagné de quelques lignes par lesquelles elle en faisait généreusement don à notre Bibliothèque. C’était la copie, ou plutôt la rédaction exécutée ou dictée par Jean Migault lui-même et datée d’Emden, le 16 juillet 1702, pour sa fille Marie, alors femme de chambre de la marquise de la Roche-Giffard, dame d’Honneur de la duchesse de Brunswick-Lünebourg et Zell. Ainsi que je viens de l’écrire, cette Marie Migault avait épousé le 12 avril 1706, à Zell, Charles Houël. Après sa mort, survenue le 2 février 1723, le manuscrit de son père avait passé dans la famille de son mari, et était ainsi devenu la propriété du pasteur de Groote-Linden, correspondant de M. D. de Bray .

Je tenais donc enfin le texte authentique et complet du Journal de Jean Migault. C’est un volume de 191 pages in-8° écrit sur papier de Hollande (haut 0,21, larg. 0,132), joliment relié en veau plein, et doré sur tranche. L’écriture est très régulière, d’une encre rouge qui a malheureusement beaucoup pâli. J’en annonçai aussitôt la publication . A cet effet, je le fis copier et entrepris même un voyage dans le Poitou, afin d’y visiter les lieux habités par Migault ou dans lesquels, au cours de ses nombreuses et dramatiques pérégrinations, il avait trouvé un abri temporaire. Je vis ainsi les villages de Moulay, Fressines, Mougon, Mauzé, les châteaux du Grand Breuil et d’Olbreuse, La Rochelle avec la tour St-Nicolas où les huguenots furent souvent enfermés, enfin la ferme de Pampin et, tout près de là, la baie d’où, après sept années de persécutions, de marches et contremarches angoissantes, et surtout après une première tentative d’évasion lamentablement avortée, ce pauvre homme, habituellement chargé de cinq ou six enfants, traqué comme une bête fauve, avait finalement réussi à sortir d’une patrie devenue inhabitable pour des protestants décidés à suivre leur conscience. Le fils d’un de mes collaborateurs au Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme français, M. O. Gelin, avait même entrepris de dessiner d’après nature quelques-uns de ces lieux que ni Migault, ni aucun des siens ne devait plus jamais revoir .

Mais lorsque je voulus annoter son Journal, je me heurtai à la difficulté d’identifier, loin du Poitou, les très nombreux noms de personnes contemporaines qu’il y cite presque à chaque ligne. Mes devoirs professionnels ne me permettaient guère de faire les recherches exigées par ce travail, qui me paraissait indispensable pour contrôler par d’autres renseignements contemporains ceux que donne Migault.

En 1891, une circonstance tout à fait imprévue vint encore me retarder. Je découvris qu’il y avait à Brême une famille Migault qui descendait directement du fils préféré de notre réfugié poitevin. Grâce à feu M. le pasteur Iken, de Brême, je pus me mettre en relation avec elle, et j’appris qu’elle conservait précieusement, entre autres, la copie du Journal exécutée par Migault pour ce fils Gabriel, son testament, son portrait et celui de sa seconde femme Elisabeth Cocuaud. Ces divers documents furent très gracieusement mis à ma disposition, sauf toutefois celui auquel j’attachais le plus de prix, c’est-à-dire le texte du Journal rédigé pour Gabriel Migault, et dont, bien naturellement d’ailleurs, la famille ne voulait pas se dessaisir. Je résolus dès lors d’attendre une occasion qui me permît de comparer ce texte avec le mien. Par suite de circonstances diverses dont j’épargne au lecteur le détail fastidieux, cette occasion ne se présenta qu’en l’année 1910.

Un des collaborateurs du Bulletin, M. Henri Clouzot, qui est de Niort et à qui les choses du Poitou sont familières, m’offrit de s’atteler à l’annotation régionale du Journal. On verra qu’il a réussi à identifier la presque totalité des noms que Migault cite comme étant bien connus de ses enfants . D’autre part, après avoir vainement tenté, en passant et repassant par Brême en 1909, de m’y rencontrer avec un membre de la famille Migault, je parvins au commencement de la présente année, à rentrer en correspondance avec Mademoiselle Marie Migault, fille du président de la Cour supérieure de Brême, Hermann C.-A. Migault, et avec son cousin M. W. Julius Migault. L’un et l’autre voulurent bien reprendre les relations que j’avais eues, en 1891, avec la veuve du président de Cour. Ils consentirent à collationner une copie du Journal écrit pour Marie Migault avec celui en leur possession, et j’eus ainsi tous les éléments d’un texte définitif.

La rédaction des deux manuscrits n’est identique que pour le fond, mais assez différente parfois dans la forme, Migault ayant, dans l’exemplaire qu’il écrivit pour sa fille Marie, préféré quelquefois raconter les mêmes faits dans d’autres termes. Pourtant l’immense majorité des phrases et des mots employés sont identiques, ce qui prouve qu’en racontant ses épreuves avant d’en transcrire le récit, Migault avait pris l’habitude de citer les mêmes faits dans les mêmes termes. Cela est très compréhensible étant donnée l’impression profonde, ineffaçable, qu’il avait dû recevoir des événements au milieu desquels il avait failli sombrer. Çà et là il y a dans le manuscrit de Brême un petit renseignement complémentaire.

Il va sans dire que nous avons recueilli avec soin ces variantes, et que nous donnons au lecteur tout ce que peuvent nous apprendre les deux textes . Mais, tout en le faisant profiter de tout ce qu’il y a en plus dans le manuscrit de Brême, nous avons conservé le style de celui de Paris.

La seule difficulté réelle que nous ayons rencontrée, c’est celle de l’orthographe à adopter.

Le brave maître d’école poitevin n’avait pris la plume que pour ses enfants. Dans sa préface à son fils — que nous avons tenu à placer avant celle, d’ailleurs postérieure, écrite pour sa fille Marie — il dit expressément: «Je ne suis pas accoutumé à escrire, je ne peux trouver de termes pour m’exprimer mieux.....» Il ajoute même: «Je veux t’advertir ycy de ne faire voir cette copie à aucun pour les divertir de mon mauvais langage.» Migault ne s’est donc, à aucun moment, préoccupé, ni de son style, ni de son orthographe, et redoutait les railleries de ceux qui auraient pu voir l’un et l’autre. D’ailleurs, si l’on savait alors ce qu’était le style , on ignorait encore l’orthographe. Il suffit, pour s’en rendre compte, de parcourir, par exemple, le texte original des lettres de Mme de Sévigné.

Fallait-il reproduire tel quel le texte du Journal, c’est-à-dire dépourvu de toute ponctuation raisonnée, où, sans règle aucune, les moindres substantifs, pronoms, verbes, etc., sont parfois ornés d’une majuscule, et où, à travers un récit qui embrasse près de sept années, presqu’aucune coupure ne permet de reprendre haleine?

Nous ne l’avons pas pensé. Nous tenions, en effet, à donner au public un texte aussi facile à lire que possible. Nous avons donc partout suppléé la ponctuation actuellement en usage, supprimé les majuscules non justifiées, et partagé le récit en paragraphes et même en chapitres. Mais, pour tout le reste, nous avons respecté l’orthographe variable et parfois déconcertante de Migault. Nous avons seulement, lorsque, par exemple, dans le manuscrit de Brême, le même mot était orthographié d’une manière plus rationnelle, pris la liberté d’adopter celle-ci. Cela n’a, d’ailleurs, guère eu lieu que dans un cas, assez fréquent il est vrai et important parce qu’il détermine le sens de la phrase. Lorsque Migault emploie le passé défini, il écrit souvent — mais pas toujours — dans le manuscrit de Brême, par exemple «j’allay», et dans celui de Paris, «j’allois». Dans ce cas, nous avons substitué la première orthographe à la seconde.

Et pourquoi n’avoir pas fait un pas de plus en adoptant partout l’orthographe actuelle? Nous avons pensé, au contraire, qu’il y avait un intérêt réel à reproduire fidèlement, à ce point de vue, notre texte. On pourra, grâce à lui, se représenter, non seulement comment pensait et parlait, mais encore comment écrivait un paysan poitevin huguenot du temps de Louis XIV, promu à la fonction d’instituteur, d’ancien, de lecteur au temple et même de notaire, — c’est-à-dire un homme chargé d’instruire et d’élever les enfants, non seulement de la bourgeoisie, mais aussi de la petite noblesse — et de servir d’exemple à ses autres coreligionnaires .

Me voici amené à caractériser la physionomie morale de cet auteur malgré lui, et la valeur de son œuvre. Je ne dirai rien de ses origines, de sa famille, de ses tribulations; il s’explique sur tout cela avec autant de précision que de saveur. Il suffira de rappeler qu’il est un paysan originaire de cette partie du Poitou comprise entre les villes ou bourgs de Niort, Celles, La Mothe St-Héray et Saint-Maixent, qui se rattacha de bonne heure à la Réforme et lui resta fidèle jusqu’à ce jour, — bien que diminuée de la masse de ceux que la persécution chassa définitivement de leurs foyers. Mais c’est un paysan dont les ascendants avaient, dès le XVIe siècle, été en contact, en qualité de fermiers, avec des gens d’une condition sociale supérieure, et dont le père avait déjà exercé les fonctions d’instituteur et de lecteur au temple. Jean Migault est donc un campagnard aussi instruit qu’on pouvait l’être de son temps, sans avoir passé par un collège. Sa qualité maîtresse c’est la simplicité et la sincérité. Dans la préface à son fils il écrit: «Je ne croy pas advanser aucune chose..... je dis naïfvement les choses comme elle se sont passée. Si je n’arrange pas mon discours, c’est que je ne suit pas accoutumé à écrire.»

Or ce qui était aux yeux de Migault un défaut, c’est précisément ce qui fait le prix de son récit. Nous sommes très heureux qu’il n’ait pas pu «arranger son discours». Il constitue, pour cette raison même, un document d’une réelle valeur au point de vue historique. Il n’existe pas, en effet, à ma connaissance, de témoignage plus immédiat, plus vivant et plus impartial des ravages produits par la politique ecclésiastique de Louis XIV dans une des provinces du royaume où les protestants, nombreux, industrieux, avaient toujours et malgré d’incessants dénis de justice , vécu en paix avec leurs compatriotes catholiques. On ne peut les comparer qu’à ceux qu’aurait produit l’invasion d’une armée ennemie chargée de dévaster le pays, d’en prendre les villes et villages d’assaut et d’en réduire les habitants au désespoir. C’est la condamnation la plus explicite de ce rêve insensé qui hante encore beaucoup de cerveaux français, catholiques ou libre penseurs: Travailler à la prétendue «unité morale» du pays en soumettant de gré ou de force toutes les intelligences et toutes les consciences à une même opinion religieuse ou philosophique, rêve dont on peut constater aujourd’hui même, en Espagne, les effets désastreux.

J’ai déjà remarqué qu’une preuve indiscutable de l’exactitude de ces souvenirs ressort de ce fait qu’ils ont toujours pu être contrôlés par d’autres documents contemporains, et qu’on a pu retrouver dans ceux-ci presque toutes les personnes citées par le narrateur. A ce point de vue les notes placées au bas des pages sont autant de confirmations de la véracité de l’auteur.

Quant à son impartialité, il suffit de parcourir son récit pour la constater. Migault ne se répand pas en invectives contre ses persécuteurs, et n’éprouve pour eux ni haine ni mépris. Avec la plupart de ses coreligionnaires, il attribue ses malheurs à Dieu lui-même qui a jugé bon de châtier les péchés de son peuple. En même temps qu’il respecte, tout en le déplorant, le refus de sa belle-mère de le suivre dans l’exil et de revenir à la foi qu’elle avait dû renier, il reconnaît avec émotion et gratitude qu’à Mougon et ailleurs, il doit son salut, entre autres, à la charité d’un ecclésiastique ou de voisins catholiques. Ce dernier trait qui, heureusement, n’est pas isolé, prouve d’ailleurs avec évidence que la persécution ne fut pas l’œuvre des catholiques, mais de ceux qui les dirigeaient, et, en faisant appel aux instincts les plus méprisables, leur représentaient le fanatisme comme le premier de tous les devoirs.

Un autre mérite, et non le moindre, de ces pages, c’est le témoignage éclatant qu’elles rendent à la solidarité étroite qui unissait entre eux les nombreux membres de la famille du narrateur, et avec eux, presque sans exception, leurs coreligionnaires de la même région. A mesure que le cercle de fer des dragons se resserre autour de lui, Migault multiplie les efforts, les démarches, les sacrifices sans nombre pour sauver sa femme, trouver des abris à sa mère et à ses enfants. Pendant des mois il parcourt ainsi une immense étendue de pays, ne voyageant que de nuit pour ne pas être découvert. Jamais il n’aurait pu réussir, pendant sept ans, à soustraire à tant d’espions acharnés à sa perte, d’abord sa femme invalide, puis neuf ou dix enfants dont plusieurs en bas âge, s’il n’avait trouvé, à la Bessière, au Grand Breuil, à Olbreuse et en beaucoup d’autres lieux, des amis dévoués bien que parfois aussi exposés que lui et des retraites assurées. Lorsqu’enfin, avec une ténacité qui triompha de déceptions et d’échecs répétés, il se résigna à quitter sa patrie, il ne laissa derrière lui qu’un seul de ses enfants, celui qui lui avait tourné le dos en méprisant les leçons paternelles.

Le ressort apparent de cette énergie, de cet inlassable dévouement, c’est sans contredit la piété profonde, inébranlable de Jean Migault. C’est elle qui console sa femme mourante, qu’il recommande sans cesse à ses enfants, qui le couvre de honte et de confusion lorsqu’à la Rochelle, à bout de forces, il met son nom au bas d’un acte d’abjuration, qui lui permet néanmoins d’espérer contre toute espérance, et dont il laisse à son fils Gabriel une dernière preuve touchante dans cette phrase de ses dispositions testamentaires: «Il me fera plaisir de prendre le Nouveau-Testament que j’ay transcrit de ma main et de le garder pour l’amour de moy et d’estre au surplus content de ma bonne volonté.»

CHATEAU D’OLBREUSE


Migault avait atteint la Hollande, terre. du Refuge par excellence, le 8 mai 1688. Le 9 il put assister publiquement, à Rotterdam, au culte français que depuis si longtemps il n’avait célébré qu’en secret. Le 12, avec toute la troupe de Poitevins qui l’accompagnait, il faisait, au temple, «reconnaissance publique», c’est-à-dire amende honorable de s’être laissé contraindre à un simulacre d’abjuration. Il avait amené avec lui cinq de ses enfants; trois autres l’avaient précédé en Hollande et en Allemagne. Enfin sa fille Jeanneton, qui semble avoir particulièrement hérité de la fermeté de son caractère puisqu’on ne put la forcer à signer sa prétendue abjuration, le rejoignit le 27 juin à Amsterdam où il s’était fixé le 1er. Il y fut reçu dans l’Eglise le 20 juin et à la bourgeoisie le 22, comme «maître d’école venant de Mauzé ». Le 2 mai 1691 il s’y remaria avec Elisabeth Cocuaud, originaire des environs de la Rochelle, et dont il eut encore une fille Madelaine, baptisée le 24 février 1692 et un fils François-Louis, baptisé le 4 février 1694 . Le 22 mai 1696, muni des attestations de l’Eglise wallonne d’Amsterdam , il se rendit à Emden, dans la Frise orientale, où on l’avait appelé pour faire la lecture à l’église française et «enseigner à lire, écrire, l’orthographe, l’arithmétique et les catéchismes ou fondements de la Religion» aux enfants des réfugiés, privilège «confirmé par le Magistrat », et dans lequel, au mois d’août 1700, il demandait à être maintenu à l’exclusion de tout autre concurrent . On sait encore qu’il tomba malade en 1706, mais on ignore la date exacte de sa mort survenue, croit-on, après le 4 août 1707. Il atteignit donc l’âge de 62 ou 63 ans.

Lorsqu’il avait quitté sa patrie, il y avait abandonné le peu de biens qu’il y possédait, témoin cette note laconique de feu M. A. Lièvre, l’historien du protestantisme poitevin: «Biens saisis. Jean Migault, aff [ermés] 5 1., estimés 26; une maison, 3 boisselées de terre, une vigne de borderie à Fressine et Thorigné, adjugé à Jacques Belard, le 2 sept. 1688, 26 1. » — Semblable en cela à la presque totalité des réfugiés que la Révocation avait surpris comme une catastrophe incompréhensible et passagère, Migault n’avait pourtant pas renoncé à tout espoir — du moins pour ses enfants, — de rentrer dans leur patrie et de retrouver le bien familial.

C’est un fait fort remarquable, en effet, que jusqu’à la fin du XVIIe siècle ou plus exactement jusqu’à la paix de Ryswick (1697), les réfugiés, qu’on voudrait faire passer pour de mauvais français, caressaient l’espoir chimérique du rétablissement de l’édit de Nantes dont la révocation les avait précipités dans l’exil. A Friedrichsdorf, par exemple, ils n’avaient voulu, jusque-là, se construire que des cabanes en planches; ils ne les remplacèrent par des matériaux plus solides que lorsque les stipulations de la paix de Ryswick — qui ne mentionnait même pas les requêtes de leurs plénipotentiaires — eurent définitivement fait évanouir cet espoir .

Eh bien! Migault, lui aussi, garde au cœur l’image de la patrie perdue, et revoit souvent par la pensée sa petite maison de Moulay, ses boisselées de terre et sa vigne. Il termine son Journal par un aperçu généalogique de sa famille, afin, écrit-il, «que si la Providence permet que quelqu’un y retourne, il puisse savoir qui sont les personnes qu’ils doivent reconnaître pour parents». Et lorsque, le 17 mai 1703, il rédige, à Emden, son testament, il y insère cette clause caractéristique: «S’il plaisoit à Dieu, comme je l’en prie du profond de mon cœur, de redonner la liberté de conscience audit royaume de France et que mes enfans y retournassent, soit pour y demeurer ou autrement disposer des d’homènes que j’y ai délaissé, ils les partageront également entre eux.» Ce qui prouve que le vœu n’était pas platonique, c’est qu’il y ajoute, pour le cas où il se réaliserait, des instructions minutieusement détaillées.

Avant de mourir il avait eu la joie de voir la plupart de ses enfants honorablement établis. Sa nombreuse postérité essaima en Hollande par le mariage de sa fille avec Charles Houël; en Angleterre, où Olivier, le dernier né de France, laissa huit enfants grâce à l’un desquels sans doute le Journal sortit du cercle intime de la famille; enfin en Allemagne, où elle est encore représentée par des descendants portant le même nom.

LE TEMPLE DE L’EGLISE FRANÇAISE RÉFORMÉE A ZELL


C’est à Zell qu’on trouve réunis, avant cette dispersion, Marie, femme de chambre de la marquise de la Roche-Giffard, Gabriel qui était parti le 22 novembre 1689 de la Rochelle avec le pasteur Louis de la Forest, Philémon, au service du frère de la duchesse d’Olbreuse, et Olivier. Une Eglise réformée française s’y était organisée dès le 10 avril 1686 . Gabriel, qui était arrivé à Zell le 21 mai 1686, marcha exactement sur les traces de son père, c’est-à-dire y fut lecteur, maître d’école et ancien. Le 12 janvier 1687, il commença «à faire la lecture en l’Eglise de Son Altesse Madame la Duchesse». En 1700, dit-il, «j’ai eu l’honneur de mettre la première pierre au fondement de l’église que nous avons bâti en la ville neuve de Cell ». A cette occasion son père reçut une invitation de la part d’un des anciens, Christophe Chappuzeau, secrétaire privé du duc et de la duchesse . Voici cette lettre qui montre que sur la terre du Refuge, de même qu’en France, Jean Migault sut se faire de chauds amis:

A Celle 29meoctobre 1699.

MONSIEUR,

Après nous avoir témoigné réciproquement de l’estime et de l’amitié l’un pour l’autre, il est bon de nous en donner des marques de tems en tems. Je prens l’occasion du commencement de la dernière année du siècle que nous courons, pour vous renouveller avec elle les assurances du zèle que je considère pour votre service, depuis que j’ay eu l’honneur de votre connoissance, et de joüir pendant quelques jours à Cell de votre solide et agréable conversation. Je vous souhaite cette même année heureuse, de même qu’à Madelle votre chère femme, et suivie de plusieurs autres pleines de prospérité. Ma femme et mes filles, et généralement toute notre famille dans laquelle il se parle souvent honorablement de vous, joignent leurs vœux aux miens, vous saluent humblement, et prient Dieu qu’il vous comble de ses grâces. Cependant je vis dans l’espérance d’avoir la joye de vous embrasser, ou au printems prochain à Embden pendant que notre cour sera à Bruchause au voisinage de Bremen, ou à Cell l’automne suivant, ne croyant pas que vous puissiez, Monsieur, vous défendre de venir à l’inauguration du temple que nous bâtirons au plutôt, s’il plait au Seigneur, et pour lequel on prépare incessamment les matériaux .

Vous ne pourrez, dis-je, Monsieur, vous défendre d’y venir parler le premier de la part de diacre, et d’y faire entendre votre forte voix par la lecture de Sa parole. Vous serez bien aise de voir en même tems le fruit des soins tout particuliers que prend depuis long tems et que prendra jusqu’à la fin Monsieur votre fils pour l’exécution de ce dessein, auquel présentement nous ne voyons plus d’obstacles; et si j’en étais crû, il serait aussi employé comme très capable et plus qu’aucun autre à la levée des deniers qui nous sont encore nécessaires dans la suite . Vous savez sans doute déjà, Monsieur, qu’il est bien et agréablement posté, pour avoir l’œil jour et nuit sur les ouvriers, et qu’il s’est ajusté une maison fort propre, entre laquelle et celle de Mr De la Forest le temple sera bâti . C’est où vous serez reçu avec bien de la joye, et vous en aurez aussi beaucoup de votre côté, de revoir vos chers enfans, et sur tout un fils aîné, qui est estimé et aimé de tous ceux qui le connoissent. C’est ainsi que dans le cours d’une année, il se sont fait dans les seuls Etats de Brunsvic et Lunebourg, trois inaugurations d’autant de temples pour les Réformez sortis de France; et il ne faut pas que celle qui se fera dans l’ancienne et principale résidence de Cell soit moins célèbre que les deux autres d’Hannovre et de Hamel, qui ce sont faites il y a deux mois, et dont vous avez ouï parler.

J’ay crû, Monsieur, vous devoir réjoüir par le récit de ces petites particularités; il ne reste plus qu’à nous honorer de votre présence dans le tout. Elle sera très agréable à tous ceux qui vous connoissent, et particulièrement à celuy qui est de tout son cœur, et plus qu’il ne vous le peut dire,

Monsieur,

Votre très humble et très obéïssant serviteur

CHAPPUZEAU.

Je vous prie, Monsieur, d’assurer Madme votre femme de mon obeïssance très humble, et Monsieur Dursy mon cousin avec la sienne de mon amitié et de mes services.

A Monsieur, Monsieur Migault à Embden.

Ainsi se reconstituèrent et prospérèrent, dans tous les pays qui entouraient la France, les innombrables familles qu’une politique aussi maladroite que criminelle en avait expulsées. Partout où elles se fixèrent elles apportèrent, avec leur énergie et leur industrie, le respect de la conscience qui leur avait fait affronter les dangers et les privations de l’exil, plutôt que le remords d’une soumission hypocrite. Partout elles firent honorer le nom de français et de huguenot. Et si quelque chose pouvait nous consoler de leur départ et de tout ce qu’il nous a fait perdre, c’est l’espoir qu’un jour justice leur sera rendue dans la patrie qu’elles durent abandonner, et que leur mémoire y sera vénérée comme elle l’est depuis longtemps par ceux qui, à l’étranger, ont recueilli leur héritage.

Houlgate, le 1er septembre 1910.

N. WEISS.

Journal de Jean Migault, maître d'école : 1681-1688

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