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Avant-propos

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Table des matières

par G. Tuaillon

En descendant le col de la Faucille et en traversant le Pays de Gex pour se rendre à Genève, le voyageur a de la peine à comprendre pourquoi une frontière d’Etats divise cette plaine étroite et longue qui s’étend au pied du dernier chaînon du Jura. Plus difficile encore de comprendre pourquoi le Genevois qui va du nord du Mont Salève jusqu’au Lac Léman, ne fait pas partie du même Etat que la ville qui lui a donné son nom. Il semble que la capitale ait perdu son propre pays ou que le pays genevois ait perdu sa capitale. En fait, c’est bien de cela qu’il s’agit: ni la géographie, ni l’économie, qui pour une bonne part en découle, ne peuvent expliquer ce découpage d’un pays, qui est si bien le pays de Genève. La frontière actuelle n’empêche pas une très étroite coopération économique entre ce qui est un canton suisse et ce qui est devenu partie du territoire français. Une frontière au travers de ce pays si bien fait par la nature pour vivre autour de son centre directeur est un contre-sens géographique, économique: c’est un héritage, et même le pire des héritages, celui que transmettent, à travers haines et mépris, les disputes et la guerre.

Comme beaucoup de grandes villes, Genève a eu très tôt le sens de l’organisation démocratique autour de conseils représentant les forces vives de la cité ; elle a eu très tôt besoin de liberté. Si d’autres villes ont obtenu leur affranchissement, par contrat avec les seigneurs féodaux, laïcs ou religieux, Genève a conquis sa liberté, sans marchander avec les comtes ou ducs de Savoie, qui ont pendant longtemps conservé l’ambition d’exercer des droits de suzeraineté sur la ville. Elle s’est aussi libérée du pouvoir écclésiastique exercé par l’évêque catholique qui s’est, longtemps encore après son éviction de la cité de Calvin, prévalu du titre traditionnel et vain de Monsieur de Genève. Par la suite, la ville a défendu sa liberté, seule ou avec l’appui de protecteurs divers dont son habile diplomatie savait équilibrer l’influence. Ce dessein politique a toujours été couronné d’un plein succès sur la ville elle même; il a échoué sur une partie du pays genevois. Depuis 1815, la frontière politique délimite, contre toute logique géographique, l’actif et le passif d’un bilan légué par des siècles d’affrontements, de luttes sournoises ou héroïques.

Faits d’armes et chamailleries ont inspiré une littérature qui s’est le plus souvent exprimée dans la langue même de la ville libre, le patois genevois. Au sommet de cette production littéraire, il faut mettre l’hymne national genevois, la Chanson de L’Escalade qui commence par un vers, à la fois patriotique et religieux, militaire et biblique:

«Cé qu’é lainô le Maitre dé batailles»

«Celui qui est là-haut le Maître des batailles».

Quelques soldats ennemis, des escaladeurs savoyards, avaient pénétré de nuit dans la ville et s’apprêtaient à ouvrir les portes de l’enceinte au gros de l’armée qui attendait pour faire irruption. Les escaladeurs furent faits prisonniers, puis pendus; la ville était sauvée. Mais l’alerte avait été chaude. Jamais la ville n’avait couru un aussi grand risque. En ce moment de l’histoire, volonté de résister à la menace, reconnaissance au Dieu des batailles, joie d’avoir vaincu, dérision à l’égard de l’ennemi repoussé, toutes ces souces d’inspiration se sont unies pour produire de nombreuses chansons politiques, dont la plus belle, le Cé qu’é lainô.

Au fil des chamailleries courantes, l’inspiration était plus satirique, plus comique. Une littérature de moqueries à l’adresse des Savoyards et du duc de Savoie, ainsi que du clergé, avait pris naissance dans les années 1530, pendant les derniers moments de la présence du clergé catholique dans la ville. Il nous reste La Chanfon de Complanta et désolafion dé paitré. Les prêtres catholiques, toujours nombreux dans les paroisses de la ville préssentent qu’un changement s’annonce et qu’ils ne pourront plus continuer à percevoir leurs revenus écclésiastiques et mener une vie d’inutilité et de paresse, en donnant de mauvais exemples à leur ouailles genevoises qui, tout normalement, ne veulent plus d’eux. C’est le premier texte politique et satirique en patois genevois.

D’autres ont suivi. Les plus nombreux sont ceux que vient de publier, sous le titre de Moqueries savoyardes, Anne-Marie Vurpas (Lyon, Manufacture, 1986). Ils n’ont pas été écrits à Genève, mais à Lyon, non pas en bon patois genevois, mais en un patois mixte où l’on retrouve de nombreuses caractéristiques du patois genevois. Tout laisse penser que l’auteur est un Genevois récemment installé à Lyon, pour y exercer le métier d’imprimeur. La cible des satires est toujours le duc de Savoie.

Il y eut des réponses: la plus désinvolte et la plus intéressante est le texte qui s’intitule La Moquerie Savoyarde. Il s’agit d’un vieux conte italien de Poggio; nous en avons une version plus moralisante dans un sermon de Saint Bernardin de Sienne. On sait que Malherbe l’apprit à Racan qui la transmit à la Fontaine qui en a fait une fable. Entre l’Italie et Paris, l’histoire fut versifiée en patois savoyard et publiée à Chambéry, en 1603. Ce texte a été longtemps récité par des conteurs publics, dans les foires et marchés de la région d’Annecy, c’est- à-dire dans la Savoie proche de Genève. Nous en avons le témoignage par Constantin, l’érudit annécien du siècle dernier, qui l’a entendu lui-même, dans son enfance, autour de 1840. La morale de la fable était:

«Quand lo moqu aran moqua

Et lo moqua seront moqua

Lo moqua seren en goguete

Et lo moqu seren en moquette».

«Quand les moqueurs auront dit leurs moqueries

Et que les moqués les auront subies,

Les moqués connaîtront à leur tour la joie

Et les moqueurs seront objets de moquerie».

Pauvre consolation que cette sagesse ou cette résignation! Mais à sa façon, elle montre ce que pouvaient être ces échanges de moqueries en patois, par-dessus la ligne d’une frontière politique qui se durcissait au beau milieu d’un pays fait pour une organisation unitaire, dans plus de sérénité.

Le texte que publient ici Claude Barbier et Olivier Frutiger fait partie de cette guerre patoise entre Genève et le pays savoyard et catholique qui l’entoure, entre la capitale et son pays perdu. La scène est censée se dérouler en 1695; les événements dont on parle constituent l’actualité de cette année ou des années immédiatement antérieures. Genève traversait de graves difficultés: Louis XIV, le protecteur de la ville, était agacé par la politique humanitaire des Genevois qui accordaient le droit d’asile à de nombreux protestants français contraints à l’exil par l’ordonnance de Fontainebleau. Le résident français à Genève avait ses exigences. L’armée française, qui occupait la Savoie, n’était pas éloignée. Des blocus établis sur certaines denrées avaient inquiété une ville surpeuplée de réfugiés. C’est dans cette conjoncture politique très compliquée — et qu’expliquent fort bien les deux jeunes auteurs dans leur Introduction — qu’un Genevois, orfèvre de son métier, Jean Mussard, prit le parti de se moquer de quelques ennemis, sans doute les moins redoutables. L’une des cibles est un Genevois, traître à sa patrie, rénégat, agent français et de plus, gravement malhonnête. Le gros des moqueries s’adresse aux curés des paroisses catholiques du Pays de Gex et du nord de la Savoie. Le rénégat les convoque à une assemblée du clergé à Compesières, petit village tout proche de la ville, intégré aujourd’hui dans le canton de Genève, mais qui était alors sous le pouvoir du duc de Savoie et de plus sous le contrôle des armées de Louis XIV.

Le texte a dû être récité dans des groupes d’amis, à Genève. Récité, ou plutôt chanté sur l’air du Cé qu’é lainô, car les strophes des deux textes ont la même structure et peuvent donc être chantées sur la même mélodie. Il ne fut pas publié, à l’époque de sa composition: il aurait sans doute fortement mécontenté des alliés de Genève et la situation ne permettait pas la maladresse diplomatique.

La grossièreté de la charge contre les curés et la sottise de leur discours continuent, en l’aggravant, la satire de la Chanfon de la complanta et désolafion dé paitré. Dans la Guerre des Curés, l’un des titres de ce texte, le plus ancien, semble-t-il, les prêtres ne se plaignent pas; ils imaginent de stupides stratégies pour conquérir la ville, puis organisent la distribution des biens écclésiastiques reconquis. L’auteur de la satire hésite peu dans le choix des armes: le grotesque est sa droite balle. Il cherche aussi son inspiration dans les chansons de menteries, genre littéraire qui ne consiste pas à dire des mensonges, mais à inventer des situations impossibles, toutes plus burlesques les unes que les autres. Les mille et une façons inventées par les curés pour venir à Compesières, soit par terre, soit par eau, soit même par la voie des airs (en 1695, c’était un peu un voyage dans la lune) constituent un bel échantillon d’inventions pour une chanson de menteries.

Tous ces développements s’insèrent dans l’actualité de 1695 ou de quelques années précédentes. Il a fallu beaucoup de patience, de recherches et de réflexions, aux deux jeunes auteurs, pour pouvoir risquer une traduction claire de ce texte à la fois burlesque et fantaisiste, mais issu d’histoires quotidiennes bien précises et bien réelles. Il ne fait pas de doute que l’explication qu’ils donnent du texte de 1695 permettra, à un plus grand nombre de lecteurs, de comprendre un moment de l’histoire de Genève et la place qu’y ont tenue les railleries rédigées en patois à l’adresse des voisins: cette littérature a brillé, à Genève, de mille feux.

Le voyageur pourra comprendre un peu mieux le contre-sens géographique d’une frontière qui sépare Genève et Saint-Julien-en-Genevois: cette frontière a des bases historiques solidement étayées par des traditions locales.

G. TUAILLON

La Conspiration de Compesières : 1695

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