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Où il est prouvé que les moralistes ont tort. — Les courses sont le plus beau sport du monde et le jeu est une Vertu. — Allons donc aux courses, et jouons.

EST-IL vrai, lecteur, que tu n’aies jamais été aux courses, que tu n’aies jamais mis les pieds au Pesage, et que tu aies besoin d’un guide pour conduire tes premiers pas en ce labyrinthe enchanté ?... La chose, de nos jours, paraît à peine croyable, mais, si cependant elle est exacte, hâtons-nous de combler ensemble cette grave lacune de ton existence. J’ai dessein de t’emmener avec moi passer une après-midi sur un hippodrome.

Les courses! Comme elles sont mal jugées de ceux qui ne les connaissent pas! N’ayant même pas, aux yeux des moralistes, l’excuse d’être indispensables à l’amélioration de la race chevaline, elles ne sont, d’après eux, qu’un lieu de perdition, un encouragement à l’oisiveté et au jeu. Infortunés moralistes! De quels sains plaisirs, de quelles passionnantes émotions ils se privent, en tenant les courses en interdit! Rien de plus beau qu’une belle course, rien qui suscite plus directement l’enthousiasme. Aucun spectacle n’a ce décor, cette péripétie vivante, aucune lutte n’offre un si heureux mélange de vigueur et d’harmonie, aucune vitesse ne grise comme le galop d’un pur sang.

Littérature! me répondrez-vous. Ce qui fait le succès des courses, ce n’est pas la beauté du spectacle, c’est tout simplement le jeu. Si l’on supprimait le jeu, on supprimerait bien vite l’immense majorité des spectateurs, et, au bout de très peu de temps, on ne verrait plus que de rares chevaux faméliques se disputer des débris d’épreuves dans un désert sans espoir. L’institution elle-même serait ruinée...

D’accord! Le jeu fait partie intégrante du spectacle. Il lui donne sa signification véritable, il le complète, il l’achève. Grâce à lui les spectateurs ne sont plus seulement spectateurs; ils participent à l’action. Pour eux comme pour les acteurs, toute la question est vitale: perdre ou gagner, — ou mourir.

Pourquoi, d’ailleurs, ne jouerait-on pas?... Parce que le jeu, de temps à autre, est la cause d’une catastrophe privée? Mais, en ce cas, que d’autres choses en ce bas-monde présentent pour l’individu d’aussi grands dangers! Si le faible y succombe, devons-nous pour cela méconnaître tout ce que le fort doit à l’esprit du jeu? Cet esprit-là, il suffirait qu’on voulût bien y réfléchir pour s’apercevoir qu’il est à la base de presque toutes les grandes entreprises humaines. La plupart des hommes d’envergure ont été joueurs à quelque degré. Leur réussite a été due le plus souvent à un goût courageux qu’ils avaient du risque et au caractère d’audace particulière que ce goût donnait à leurs initiatives. Sans esprit spéculatif (et il ne manque au jeu, pour être réhabilité, que d’être appelé spéculation), un Ford se serait contenté de gagner paisiblement sa vie, et, dénué d’ambition, aurait déjà trouvé très beau de sortir cinq cents, voitures par mois. Bonaparte lui-même, s’il n’avait été le plus grand des joueurs, aurait tout juste fait une honorable carrière dans l’artillerie. Il ne serait jamais devenu Napoléon.

Qu’on nous laisse donc tranquilles avec la soi-disante immoralité du jeu. Le jour où il n’y aura plus sur cette terre que des rentiers économes et de ponctuels fonctionnaires, nous pourrons dire adieu à la passion, au génie créateur, à tout ce qui nous soulève un instant hors de nous-mêmes, et illumine d’un rayon la quotidienneté de la vie.

Plus qu’aucun autre, le joueur aux courses est un spéculateur. Il a des éléments nombreux d’appréciation, une base sérieuse de raisonnement. Tout cheval est une valeur, dont il doit savoir fixer le cours normal. Pour y parvenir, les plus solides qualités lui sont nécessaires. Il lui faut se dépouiller de tout parti-pris, libérer son sens critique de toute illusion. Inlassablement il doit peser le pour et le contre à l’aide de son seul bon sens et de sa seule mémoire. La moindre erreur de jugement s’inscrit à son passif. Toute faiblesse lui est interdite, ainsi que tout emballement. Son salut est dans sa règle de conduite, dans sa maîtrise sur soi.

Lecteur, qu’il soit donc entendu tout d’abord que je ne t’emmène point aux courses après un trop bon déjeuner. Il est détestable de pénétrer sur un hippodrome comme en pays conquis. Parce qu’il fait beau, parce que la vie semble belle, parce que vous avez le teint chaud et un énorme cigare aux lèvres, vous vous imaginez que vous allez toucher tous les gagnants. Détrompez-vous le plus rapidement possible. Une sorte de veine insolente pourra un moment vous sourire, mais les courses ne sont tout de même ni la roulette, ni le baccara. Ceux qui ne tablent que sur la veine peuvent avoir une entrée glorieuse; leur sortie risque d’être plus pénible. Une fois la digestion faite et les six courses courues, ils s’en vont la tête basse, le portefeuille vide, et le cigare éteint.

L’homme sobre, lui, est maître de l’heure. Il n’est pas sûr de gagner, mais il est sûr de ne pas perdre plus qu’il ne veut. Il arrive sur l’hippodrome ayant étudié son programme, ayant, selon l’expression courante, fait le papier. Les données du problème lui sont connues. Il sait quelles sont les deux ou trois courses de la journée qu’il convient de jouer (car malheur à celui qui joue toutes les courses!), il sait quelle somme il engagera, selon le degré de confiance que lui inspire le cheval choisi; il est à l’abri de toute mauvaise tentation de la dernière minute, il a donné à l’incertain combat toutes les possibilités de certitude. Il ne lui reste plus qu’à aller examiner les concurrents dans le paddock, et à voir si celui de son choix est bien dans la condition qu’il souhaite. Le papier seul, en effet, ne suffit pas; il demande à être confirmé par l’impression visuelle. On ne peut faire sur un cheval un gros pari que si tout est en sa faveur, et la théorie a ici besoin de la collaboration de la nature.

André est cet homme sobre, qui mange peu et boit de l’eau, qui ne laisse rien au hasard et soupèse l’impondérable. Il abandonne aux autres la fête, le plaisir des jours, le bruit. Il garde pour lui le travail, les minutieuses recherches nocturnes, le silence, les bénéfices. A ses yeux, point de lendemain qui puisse être différent de la veille. Le but poursuivi reste immuable. S’il y a deux cent cinquante réunions dans une année, il y a au moins deux gagnants par réunion qu’il convient de trouver. Hormis ces cinq cents gagnants, il n’est point de félicité sur la terre.

Tel doit être l’état d’esprit de celui qui veut gagner de l’argent aux courses, métier d’ascète, contrairement à ce qu’un vain peuple pense, métier sévère entre tous, où le jouisseur est impitoyablement condamné.

Marc connaît tous les extrêmes. On l’a vu sur les sommets, on l’a vu au fond de l’abîme. Les plus beaux coups du sort ne sont pas parvenus à l’enrichir, précisément parce qu’il n’assigne jamais de limite à son appétit, et qu’il a un estomac formidable. On a vu Marc gagner une fortune en six jours, et, au lieu, selon la sagesse divine, de se reposer le septième, on l’a retrouvé, au soir de ce septième jour, plus pauvre que Job sur son fumier. Ah! méfions-nous de notre estomac! André gagne, parce qu’il est au régime, Marc perd, parce qu’il ne cesse de se croire capable de tout avaler.

«L’habile homme, a écrit La Bruyère, est celui qui cache ses passions, qui entend ses intérêts, qui y sacrifie beaucoup de choses...»

Le pesage

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