Читать книгу A rebours - J.K. Huysmans - Страница 5
ОглавлениеIl lisait ou rêvait, s'abreuvait jusqu'à la nuit de solitude: à force de méditer sur les mêmes pensées, son esprit se concentra et ses idées encore indécises mûrirent. Après chaque vacance, il revenait chez ses maîtres plus réfléchi et plus têtu; ces changements ne leur échappaient pas; perspicaces et retors, habitués par leur métier à sonder jusqu'au plus profond des âmes, ils ne furent point les dupes de cette intelligence éveillée mais indocile; ils comprirent que jamais cet élève ne contribuerait à la gloire de leur maison, et comme sa famille était riche et paraissait se désintéresser de son avenir, ils renoncèrent aussitôt à le diriger sur les profitables carrières des écoles; bien qu'il discutât volontiers avec eux sur toutes les doctrines théologiques qui le sollicitaient par leurs subtilités et leurs arguties, ils ne songèrent même pas à le destiner aux Ordres, car malgré leurs efforts sa foi demeurait débile; en dernier ressort, par prudence, par peur de l'inconnu, ils le laissèrent travailler aux études qui lui plaisaient et négliger les autres, ne voulant pas s'aliéner cet esprit indépendant, par des tracasseries de pions laïques.
Il vécut ainsi, parfaitement heureux, sentant à peine le joug paternel des prêtres; il continua ses études latines et françaises, à sa guise, et, encore que la théologie ne figurât point dans les programmes de ses classes, il compléta l'apprentissage de cette science qu'il avait commencée au château de Lourps, dans la bibliothèque léguée par son arrière-grand-oncle Dom Prosper, ancien prieur des chanoines réguliers de Saint-Ruf.
Le moment échut pourtant où il fallut quitter l'institution des Jésuites; il atteignait sa majorité et devenait maître de sa fortune; son cousin et tuteur le comte de Montchevrel lui rendit ses comptes. Les relations qu'ils entretinrent furent de durée courte, car il ne pouvait y avoir aucun point de contact entre ces deux hommes dont l'un était vieux et l'autre jeune. Par curiosité, par désœuvrement, par politesse, des Esseintes fréquenta cette famille et il subit, plusieurs fois, dans son hôtel de la rue de la Chaise, d'écrasantes soirées où des parentes, antiques comme le monde, s'entretenaient de quartiers de noblesse, de lunes héraldiques, de cérémoniaux surannés.
Plus que ces douairières, les hommes rassemblés autour d'un whist, se révélaient ainsi que des êtres immuables et nuls; là, les descendants des anciens preux, les dernières branches des races féodales, apparurent à des Esseintes sous les traits de vieillards catarrheux et maniaques, rabâchant d'insipides discours, de centenaires phrases. De même que dans la tige coupée d'une fougère, une fleur de lis semblait seule empreinte dans la pulpe ramollie de ces vieux crânes.
Une indicible pitié vint au jeune homme pour ces momies ensevelies dans leurs hypogées pompadour à boiseries et à rocailles, pour ces maussades lendores qui vivaient, l'œil constamment fixé sur un vague Chanaan, sur une imaginaire Palestine.
Après quelques séances dans ce milieu, il se résolut, malgré les invitations et les reproches, à n'y plus jamais mettre les pieds.
Il se prit alors à frayer avec les jeunes gens de son âge et de son monde.
Les uns, élevés avec lui dans les pensions religieuses, avaient gardé de cette éducation une marque spéciale. Ils suivaient les offices, communiaient à Pâques, hantaient les cercles catholiques et ils se cachaient ainsi que d'un crime des assauts qu'ils livraient aux filles, en baissant les yeux. C'étaient, pour la plupart, des bellâtres inintelligents et asservis, de victorieux cancres qui avaient lassé la patience de leurs professeurs, mais avaient néanmoins satisfait à leur volonté de déposer, dans la société, des êtres obéissants et pieux.
Les autres, élevés dans les collèges de l'État ou dans les lycées, étaient moins hypocrites et plus libres, mais ils n'étaient ni plus intéressants ni moins étroits. Ceux-là étaient des noceurs, épris d'opérettes et de courses, jouant le lansquenet et le baccarat, pariant des fortunes sur des chevaux, sur des cartes, sur tous les plaisirs chers aux gens creux. Après une année d'épreuve, une immense lassitude résulta de cette compagnie dont les débauches lui semblèrent basses et faciles, faites sans discernement, sans apparat fébrile, sans réelle surexcitation de sang et de nerfs.
Peu à peu, il les quitta, et il approcha les hommes de lettres avec lesquels sa pensée devait rencontrer plus d'affinités et se sentir mieux à l'aise. Ce fut un nouveau leurre; il demeura révolté par leurs jugements rancuniers et mesquins, par leur conversation aussi banale qu'une porte d'église, par leurs dégoûtantes discussions, jaugeant la valeur d'une œuvre selon le nombre des éditions et le bénéfice de la vente. En même temps il aperçut les libres penseurs, les doctrinaires de la bourgeoisie, des gens qui réclamaient toutes les libertés pour étrangler les opinions des autres, d'avides et d'éhontés puritains, qu'il estima, comme éducation, inférieurs au cordonnier du coin.
Son mépris de l'humanité s'accrut; il comprit enfin que le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d'imbéciles. Décidément, il n'avait aucun espoir de découvrir chez autrui les mêmes aspirations et les mêmes haines, aucun espoir de s'accoupler avec une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne, dans une studieuse décrépitude, aucun espoir d'adjoindre un esprit pointu et chantourné tel que le sien, à celui d'un écrivain ou d'un lettré.
Énervé, mal à l'aise, indigné par l'insignifiance des idées échangées et reçues, il devenait comme ces gens dont a parlé Nicole, qui sont douloureux partout; il en arrivait à s'écorcher constamment l'épiderme, à souffrir des balivernes patriotiques et sociales débitées, chaque matin, dans les journaux, à s'exagérer la portée des succès qu'un tout-puissant public réserve toujours et quand même aux œuvres écrites sans idées et sans style.
Déjà il rêvait à une thébaïde raffinée, à un désert confortable, à une arche immobile et tiède où il se réfugierait loin de l'incessant déluge de la sottise humaine.
Une seule passion, la femme, eût pu le retenir dans cet universel dédain qui le poignait, mais celle-là était, elle aussi, usée. Il avait touché aux repas charnels, avec un appétit d'homme quinteux, affecté de malacie, obsédé de fringales et dont le palais s'émousse et se blase vite; au temps où il compagnonnait avec les hobereaux, il avait participé à ces spacieux soupers où des femmes soûles se dégrafent au dessert et battent la table avec leur tête; il avait aussi parcouru les coulisses, tâté des actrices et des chanteuses, subi, en sus de la bêtise innée des femmes, la délirante vanité des cabotines; puis il avait entretenu des filles déjà célèbres et contribué à la fortune de ces agences qui fournissent, moyennant salaire, des plaisirs contestables; enfin, repu, las de ce luxe similaire, de ces caresses identiques, il avait plongé dans les bas-fonds, espérant ravitailler ses désirs par le contraste, pensant stimuler ses sens assoupis par l'excitante malpropreté de la misère.
Quoi qu'il tentât, un immense ennui l'opprimait. Il s'acharna, recourut aux périlleuses caresses des virtuoses, mais alors sa santé faiblit et son système nerveux s'exacerba; la nuque devenait déjà sensible et la main remuait, droite encore lorsqu'elle saisissait un objet lourd, capricante et penchée quand elle tenait quelque chose de léger tel qu'un petit verre.
Les médecins consultés l'effrayèrent. Il était temps d'enrayer cette vie, de renoncer à ces manœuvres qui alitaient ses forces. Il demeura pendant quelque temps, tranquille; mais bientôt le cervelet s'exalta, appela de nouveau aux armes. De même que ces gamines qui, sous le coup de la puberté, s'affament de mets altérés ou abjects, il en vint à rêver, à pratiquer les amours exceptionnelles, les joies déviées; alors, ce fut la fin; comme satisfaits d'avoir tout épuisé, comme fourbus de fatigues, ses sens tombèrent en léthargie, l'impuissance fut proche.
Il se retrouva sur le chemin, dégrisé, seul, abominablement lassé, implorant une fin que la lâcheté de sa chair l'empêchait d'atteindre.
Ses idées de se blottir, loin du monde, de se calfeutrer dans une retraite, d'assourdir, ainsi que pour ces malades dont on couvre la rue de paille, le vacarme roulant de l'inflexible vie, se renforcèrent.
Il était d'ailleurs temps de se résoudre; le compte qu'il fit de sa fortune l'épouvanta; en folies, en noces, il avait dévoré la majeure partie de son patrimoine, et l'autre partie, placée en terres, ne rapportait que des intérêts dérisoires.
Il se détermina à vendre le château de Lourps où il n'allait plus et où il n'oubliait derrière lui aucun souvenir attachant, aucun regret; il liquida aussi ses autres biens, acheta des rentes sur l'État, réunit de la sorte un revenu annuel de cinquante mille livres et se réserva, en plus, une somme ronde destinée à payer et à meubler la maisonnette où il se proposait de baigner dans une définitive quiétude.
Il fouilla les environs de la capitale, et découvrit une bicoque à vendre, en haut de Fontenay-aux-Roses, dans un endroit écarté, sans voisins, près du fort: son rêve était exaucé; dans ce pays peu ravagé par les Parisiens, il était certain d'être à l'abri; la difficulté des communications mal assurées par un ridicule chemin de fer, situé au bout de la ville, et par de petits tramways, partant et marchant à leur guise, le rassurait. En songeant à la nouvelle existence qu'il voulait organiser, il éprouvait une allégresse d'autant plus vive qu'il se voyait retiré assez loin déjà, sur la berge, pour que le flot de Paris ne l'atteignît plus et assez près cependant pour que cette proximité de la capitale le confirmât dans sa solitude. Et, en effet, puisqu'il suffit qu'on soit dans l'impossibilité de se rendre à un endroit pour qu'aussitôt le désir d'y aller vous prenne, il avait des chances, en ne se barrant pas complètement la route, de n'être assailli par aucun regain de société, par aucun regret.
Il mit les maçons sur la maison qu'il avait acquise, puis, brusquement, un jour, sans faire part à qui que ce fût de ses projets, il se débarrassa de son ancien mobilier, congédia ses domestiques et disparut, sans laisser au concierge aucune adresse.