Читать книгу Histoire de mes opinions religieuses - John Henry Newman - Страница 4
PREMIÈRE PARTIE
ОглавлениеOn peut concevoir aisément quelle épreuve c’est pour moi d’écrire ma propre histoire, ainsi que je le vais faire; mais je ne dois pas reculer devant la tâche. Cette parole: «Secretum meum mihi» retentit sans cesse à mon oreille; mais à mesure que l’homme approche de sa fin, il craint moins les révélations. Ce n’est pas le côté le moins pénible de mon épreuve de prévoir que mes amis pourront à la première lecture de ce que j’ai écrit, considérer comme étrangères à mon dessein beaucoup des choses qui s’y trouvent; je ne puis cependant m’empêcher de penser que l’examen de l’ensemble produira l’effet que je souhaite.
On m’apprit dès mon enfance à trouver une jouissance extrême dans la lecture de la Bible; mais je n’eus pas d’opinions religieuses bien précises jusqu’à l’âge de quinze ans. Il va sans dire que je possédais parfaitement mon catéchisme.
Lorsque j’eus grandi, je mis sur le papier ce que je me rappelais des pensées et des sentiments de mon enfance et de ma première jeunesse, sur les sujets religieux. Parmi ces souvenirs, j’en choisis deux, ceux qui me paraissent être les mieux définis et qui ont quelques rapports avec mes convictions ultérieures.
Dans la note à laquelle je me suis reporté, écrite, soit pendant les longues vacances de 1820, soit en octobre 1823, les remarques suivantes sur mon temps de collége étaient suffisamment présentes à ma mémoire pour qu’il me soit permis de les considérer comme dignes d’être rapportées: — «Il m’arrivait de souhaiter que les contes arabes fussent vrais: mon imagination s’attachait avidement aux influences inconnues, aux pouvoirs magiques, aux talismans.... Je pensais que la vie pouvait être un rêve, que je pouvais être un ange, et tout en ce monde une déception, les anges mes frères se déguisant à mes yeux par une sorte de jeu et d’artifice et m’abusant par les apparences d’un monde matériel.»
Puis, «lisant au printemps de 1816 un passage des Reliques du temps (Remnants of Time) (du Dr Watt) ayant pour titre: les saints inconnus au monde, et où il est dit que rien dans leur personne ou leur visage, ne peut les faire distinguer, etc., etc., je supposai qu’il parlait d’anges vivant dans le monde, pour ainsi dire déguisés.»
Voici l’autre remarque: «j’étais très-superstitieux, et pendant quelque temps antérieurement à ma conversion » (quand j’atteignis quinze ans), «j’avais l’habitude constante de me signer lorsque j’allais dans l’obscurité.»
Évidemment cette habitude avait dû me venir d’une source extérieure quelconque; mais d’où m’était-elle venue? je ne puis faire à ce sujet aucune conjecture; bien certainement personne ne m’avait entretenu de la religion catholique que je Connaissais de nom seulement. Le professeur de français était un prêtre émigré, mais il était uniquement un objet de raillerie comme l’étaient trop souvent à cette époque les maîtres français, et il parlait l’anglais très-imparfaitement. Il y avait dans le village une famille catholique, de vieilles demoiselles à ce que nous supposions, mais je ne savais rien d’elles que leur nom. J’ai entendu dire dans ces dernières années qu’il y avait dans l’école un ou deux enfants catholiques; mais, ou ce fait nous fut soigneusement caché, ou nous étant connu il ne produisit aucune impression sur nos esprits. Mon frère pourra dire à quel point l’école était étrangère à toute idée catholique.
J’avais été une fois à la chapelle de la rue de Warwick avec mon père qui voulait, je crois, entendre quelque morceau de musique; tout ce que j’en rapportai fut le souvenir d’une chaire, d’un prédicateur et d’un enfant balançant un encensoir.
Étant à Littlemore, et parcourant de vieux cahiers de mon temps de collége, je trouvai dans le nombre mon premier cahier de vers latins; à la première page était un dessin qui faillit me suffoquer de surprise. J’ai en ce moment le cahier sous les yeux et je viens de le montrer à d’autres personnes: j’avais écrit sur la première page, de mon écriture d’écolier «John Henry Newman, 11 février 1811, Verse Book (cahier de vers);» puis viennent mes premiers vers. Entre Verse et Book j’avais dessiné l’image d’une croix massive debout, et, à côté, ce qu’on pourrait, il est vrai, prendre pour un collier, mais ce que je ne puis imaginer être autre chose qu’un chapelet suspendu, avec une petite croix à l’extrémité. A cette époque je n’avais pas encore dix ans. J’avais puisé cette idée, je suppose, dans quelque roman, de Mistress Radcliffe ou de Miss Porter, ou dans quelque peinture religieuse; mais ce qu’il y a d’étrange, c’est que, parmi les mille objets qui frappent les yeux d’un enfant, ceux-là se fussent gravés dans mon esprit d’une façon si particulière que je me les fusse ainsi appropriés. Je suis certain que ni dans les églises que je fréquentais, ni dans les livres de prières que je lisais, il ne se trouvait rien qui pût m’en suggérer l’idée. Il faut se rappeler que les églises et les livres de prières n’étaient pas décorés alors comme je crois qu’ils le sont aujourd’hui.
Quand je fus âgé de quatorze ans, je lus les traités de Paine contre l’Ancien Testament et je trouvai du plaisir à songer aux objections qu’ils contenaient. Je lus aussi quelques-uns des essais de Hume, peut-être l’essai sur les miracles. C’est là du moins ce que je donnai à entendre à mon père; mais peut-être était-ce une vanterie. Je me souviens d’avoir également copié quelques vers français, de Voltaire sans doute, contre l’immortalité de l’âme, en me disant quelque chose comme ceci: «Que c’est effrayant, mais que c’est plausible!»
Lorsque j’eus quinze ans (dans l’automne de 1816), il s’opéra un grand changement dans mes pensées. Je tombai sous l’empire d’un symbole défini, et le dogme grava dans mon esprit des impressions qui, par la grâce de Dieu, ne se sont jamais effacées ni obscurcies. Mais plus encore que les conversations et les sermons de l’homme excellent, mort depuis longues années, qui fut humainement l’instrument de cet avènement de la foi divine en moi, je ressentis l’effet des livres qu’il me mit entre les mains et qui tous étaient de l’école de Calvin. L’un des premiers livres que je lus fut un ouvrage de Romaine. Je ne m’en rappelle ni le titre, ni le contenu, à l’exception d’une doctrine que, bien entendu, je ne range pas parmi celles que je crois venues de source divine, la doctrine sur la persévérance finale. Je l’accueillis sans hésiter, et je crus que la conversion intérieure dont j’avais conscience (et dont maintenant encore je suis plus certain que je ne le suis d’avoir des pieds et des mains) continuerait dans l’autre vie, et que j’étais prédestiné à la gloire éternelle. Je ne sache pas que cette persuasion tendît en aucune façon à ralentir en moi le soin de plaire à Dieu. Je la conservai jusqu’à l’âge de vingt et un ans; elle s’évanouit alors graduellement; mais je crois qu’elle eut quelque influence sur mes opinions, dans le sens de ces rêves d’enfant dont j’ai déjà parlé : en m’isolant des objets qui m’entouraient, en confirmant en moi une sorte de méfiance quant à la réalité des phénomènes matériels, et en me faisant reposer dans la pensée de deux êtres, seuls doués, à mes yeux, d’une existence personnelle, et certaine comme la lumière: moi-même et mon Créateur. Tandis que je me considérais comme prédestiné au salut, les autres hommes me semblaient non prédestinés à la mort éternelle, mais simplement laissés de côté, et je ne songeais qu’à la miséricorde dont j’étais l’objet.
La détestable doctrine que je viens de mentionner est absolument niée et désavouée, si ma mémoire ne m’abuse pas étrangement, par l’écrivain qui fit, plus que tout autre, impression sur mon esprit, et auquel (humainement parlant) je suis presque redevable de mon âme, — Thomas Scott d’Aston Sandford. Ses écrits éveillaient en moi tant d’admiration et de plaisir quand j’étais étudiant, que je songeai à me rendre à son presbytère afin de voir un homme pour lequel j’avais une vénération si profonde. J’ai peine à croire que j’eusse abandonné l’idée de cette expédition, même après avoir pris mes grades; car, en 1821, la nouvelle de sa mort tomba sur moi comme un désappointement aussi bien qu’un chagrin. Je demeurai suspendu aux lèvres de Daniel Wilson, plus tard évêque de Calcutta, quand il raconta en deux sermons prêchés à la chapelle de Saint-John, l’histoire de la vie et de la mort de Scott. Dès mon enfance j’avais eu ses essais en ma possession. J’achetai son commentaire quand je fus étudiant.
Quiconque lira l’histoire et les écrits de Scott sera frappé, je crois, de son courageux dédain des jugements du monde et de la vigoureuse indépendance de son esprit. Il suivit la vérité partout où elle le conduisit, commençant par l’Unitarisme et finissant par une foi ardente à la sainte Trinité. Ce fut lui qui, le premier, grava profondément dans mon esprit cette vérité fondamentale de la religion. A l’aide des essais de Scott et de l’ouvrage admirable de Jones de Nayland, je réunis une collection de textes de l’Écriture à l’appui de cette doctrine, avec des remarques de moi (si je ne me trompe); je n’avais pas encore seize ans, et peu de mois après je rédigeai une série de textes à l’appui de chaque article du symbole de saint Athanase. Je possède encore ces notes.
Outre son dédain pour l’opinion du monde, ce que j’admirais encore en Scott, c’était sa ferme opposition à l’antinomisme , et le caractère minutieusement pratique de ses écrits. Ils font voir en lui un véritable Anglais; je ressentis profondément son influence; et pendant longues années j’érigeai presque en maximes ces deux idées que je regardais comme le terme et la conclusion de sa doctrine: «La Sainteté avant là paix» et «le progrès est le seul signe de la vie.»
Les calvinistes établissent une séparation rigoureuse entre le monde et les élus; ils ont en cela un lien de similitude ou de parenté avec la doctrine catholique; mais ils vont plus loin et, si je les comprends bien, ils disent, tout autrement que le catholicisme, qu’il est donné à l’homme de faire le discernement entre les convertis et les non-convertis; que ceux qui sont justifiés ont conscience de leur état de justification, et que ceux qui sont régénérés ne peuvent plus déchoir. Les catholiques, d’autre part, tempèrent et adoucissent l’antagonisme terrible entre le bien et le mal, qui est un de leurs dogmes, en établissant qu’il y a différents degrés de justification; qu’il y a, quant à la gravité, une grande différence entre tel péché et tel autre; que l’homme a toujours la possibilité, et est toujours en danger de tomber; enfin que la certitude d’être positivement en état de grâce, et bien moins encore celle de persévérer jusqu’à la fin, n’est donnée à personne. De toutes les doctrines calvinistes, la seule qui prit racine en mon esprit fut la réalité du ciel et de l’enfer, de la faveur et de la colère divines, l’existence des justifiés et des non-justifiés. Ainsi que je l’ai dit déjà, je ne conservai que pendant un petit nombre d’années l’idée que le régénéré et le justifié ne faisaient qu’un et que le régénéré avait, comme tel, le don de persévérance.
Cette grande doctrine catholique de la lutte entre la cité de Dieu et les puissances des ténèbres fut encore profondément gravée dans mon esprit par un ouvrage d’un caractère tout opposé, l’Appel sérieux (Serious Call) de Law.
A dater de ce moment, j’ai donné intérieurement un plein assentiment, j’ai accordé une foi entière à la doctrine de l’éternel châtiment, telle qu’elle a été enseignée par Notre-Seigneur lui-même, aussi sincèrement qu’à la doctrine de l’éternelle félicité, bien que j’aie essayé de diverses manières de rendre cette vérité moins terrible pour la raison.
J’arrive maintenant à deux autres ouvrages qui, dans le même automne de 1816, lorsque j’eus quinze ans, produisirent une profonde impression sur moi; ouvrages en contradiction l’un avec l’autre, qui jetèrent en moi le germe d’une inconsistance intellectuelle à laquelle je dus mon impuissance pendant une longue suite d’années. Je lus l’histoire de l’Église, de Joseph Milner , et devins épris, c’est le mot, des longs extraits de saint Augustin et des autres Pères que j’y trouvai. Je les lus comme exprimant la religion des premiers chrétiens; mais je lus, en même temps que Milner, les écrits de Newton sur les prophéties; et je puisai dans cette lecture la conviction très-ferme “que le Pape était l’antechrist prédit par Daniel, saint Paul et saint Jean. Mon imagination garda jusqu’en l’année 1843 la tache de cette doctrine que ma raison et mon jugement avaient répudiée à une date antérieure, mais dont le souvenir continua à peser sur moi comme une sorte de fausse conscience. De là vint un conflit de pensées que tant d’hommes ont ressenti comme moi; il conduit les uns à faire un compromis entre deux idées si incompatibles; il entraîne les autres à arracher de leur esprit l’une ou l’autre de ces idées; il finit en moi, après beaucoup d’années d’agitation intellectuelle, par l’affaiblissement et l’extinction lente de l’une d’elles; je ne dis pas sa mort violente: car, si je l’avais tuée, pourquoi ne l’aurais-je pas tuée plus tôt?
Je suis obligé de mentionner, quoique ce soit avec grande répugnance, une autre pensée profonde qui, je ne saurais en douter, s’empara de moi à cette époque, c’est-à-dire dans l’automne de 1816: à savoir, que la volonté de Dieu était que je vécusse dans le célibat. Ce pressentiment que j’ai conservé presque continuellement depuis, avec des interruptions pendant quelque mois de temps à autre jusqu’en 1829, et depuis cette date sans interruption aucune, était associé plus ou moins dans mon esprit à cette autre idée que ma vocation en ce monde exigerait le sacrifice qu’impose le célibat, comme l’exigerait par exemple l’apostolat du missionnaire au milieu des païens, pour lequel je me sentis un vif attrait pendant quelques années. Cette idée fortifia en moi l’autre idée de mon isolement du monde extérieur, dont j’ai parlé plus haut.
En 1822, je me trouvai sous des influences très-différentes de celles auxquelles j’avais été soumis jusqu’alors. A cette époque, M. Whately, plus tard archevêque de Dublin, me témoigna beaucoup de bonté pendant son séjour de peu de mois à Oxford, qu’il allait quitter définitivement. Il m’en donna une nouvelle preuve en 1825, quand il devint Principal d’Alban-Hall , en me choisissant pour vice-principal et tuteur. Je parlerai du Dr Whately tout à l’heure, car, de 1822 à 1825, je vis surtout le Dr Hawkins, prévôt d’Oriel aujourd’hui, à cette époque curé de Sainte-Marie; et quand je pris les ordres en 1824 et fus nommé vicaire à Oxford, je me trouvai alors pendant les longues vacances en relations toutes spéciales avec lui. Je puis dire du fond du cœur que je l’aime et n’ai jamais cessé de l’aimer; et je dis ceci avant de déclarer, ce qui sans cela pourrait paraître dur, que pendant le cours des nombreuses années que nous passâmes plus tard ensemble, il me causa de temps à autre beaucoup d’impatience, quoique je sois parfaitement certain de lui en avoir causé moi-même beaucoup plus encore: j’ajouterai que, de ma part, une telle conduite était inconvenante, et parce qu’il était le chef de mon collége et parce que, dans les premières années de notre intimité, il avait puissamment aidé au progrès de mon esprit sous bien des rapports.
Le premier, il m’apprit à peser mes paroles et à être prudent dans mes assertions. Il m’enseigna cet art de limiter et d’exposer clairement mon opinion dans la discussion et la controverse, de faire la distinction entre des idées analogues et d’obvier aux méprises par la prévoyance: toutes choses qui, depuis lors, ont été à ma grande surprise considérées, même en des lieux amis, comme sentant la polémique de Rome. Doué lui-même de l’esprit le plus exact, il ne m’épargna pas les observations sévères quand il lut, car il eut cette bonté, les premiers sermons que j’écrivis, et d’autres travaux dont je m’occupais.
Au point de vue de la doctrine, c’est grâce à lui encore que de nombreux articles s’ajoutèrent à ma foi. Ainsi que je l’ai dit ailleurs, il me donna le Traité sur la prédication apostolique de Sumner, depuis archevêque de Cantorbéry, qui me fit abandonner les restes de calvinisme qui étaient en moi et admettre la doctrine de la régénération baptismale. Il me servit encore de bien d’autres façons en des questions moitié religieuses, moitié scolastiques.
Ce fut le Dr Hawkins, également, qui me fit pressentir qu’avant peu d’années les livres et le canon de l’Écriture seraient attaqués. Je fus amené à la même conviction par la conversation de M. Blanco White qui me donna en outre, au sujet de l’inspiration, des vues plus libres que celles qui régnaient généralement à cette époque dans l’Église d’Angleterre.
Il est un autre principe que je puisai près du Dr Hawkins, et qui touche plus directement au catholicisme: c’est la doctrine de la tradition. Étant étudiant , je l’entendis prêcher dans la chaire de l’Université son fameux sermon sur ce sujet, et je me rappelle combien il me parut long, quoique M. Hawkins fût à cette époque un prédicateur très-remarquable; mais quand je lus et étudiai ce sermon après qu’il me l’eût donné, il produisit sur moi une impression très-sérieuse. Je ne crois pas qu’il fasse un seul pas au delà de la doctrine de la haute Église anglicane , il n’en atteint pas même la limite; mais il fait son travail à fond: son point de vue, d’ailleurs, était original, et la question était nouvelle à cette époque. Il pose un principe évident pour ceux qui ont examiné quelque peu la structure de l’Écriture sainte: à savoir, que le texte sacré n’a jamais été destiné à enseigner la doctrine, mais bien à la prouver, et que, si nous voulons apprendre la doctrine, nous devons avoir recours aux formulaires de l’Église, au catéchisme, par exemple et aux symboles. Il pense qu’après avoir appris à leur école les doctrines du christianisme, celui qui cherche la vérité doit les vérifier à l’aide de l’Écriture. Cette opinion, si vraie dans son ensemble, si féconde dans ses conséquences, ouvrit à mes pensées une vaste carrière. Le Dr Whately la partageait. Un de ses résultats était de saper par la base le principe sur lequel reposait la société biblique. Je faisais partie de cette association dans Oxford: je ne pris pas un parti immédiat, mais ce ne fut plus pour moi qu’une question de temps de retirer mon nom de la liste des souscripteurs.
C’est avec bonheur que je rends ici un hommage à la mémoire du Révérend William James, alors Fellow d’Oriel. Vers l’année 1823, durant une promenade que nous fîmes, je crois, autour de la prairie de Christ-Church, il m’enseigna la doctrine de la succession apostolique. Je me souviens de m’être alors impatienté quelque peu en traitant ce sujet.
Ce fut, je crois, vers le même temps que je lus l’Analogie de l’évêque Butler , dont l’étude marqua une ère nouvelle dans les opinions religieuses de tant d’autres comme dans les miennes. Les points caractéristiques qui frappent tout d’abord les lecteurs de ce grand ouvrage sont l’Église visible, oracle de vérité et modèle de sainteté, les devoirs de la Religion extérieure, le caractère historique de la Révélation. Pour moi, si j’essaye de déterminer sur quels points j’y trouvai surtout la lumière, j’en vois deux sur lesquels j’aurai l’occasion de m’arrêter dans la suite; là sont les principes secrets d’une grande partie de mon enseignement.
D’abord, l’idée même d’une analogie entre chacune des œuvres de Dieu conduit à cette conclusion, que le système de moindre importance a une relation économique ou sacramentelle avec le système plus important; et cette conclusion, en dernière analyse, aboutissait à la théorie vers laquelle, enfant, je me sentais attiré : la théorie de la non-réalité des phénomènes matériels. Je ne faisais pas alors la distinction entre la matière elle-même et ses phénomènes; distinction si nécessaire et si évidente lorsqu’on approfondit la question.
En second lieu, la doctrine de Butler, que la probabilité est le guide de la vie, me conduisit, du moins sous l’influence de l’enseignement auquel peu d’années après je fus initié, à la question de la force logique de la foi, question sur laquelle j’ai écrit tant de choses. C’est ainsi que je fais remonter à Butler ces deux principes de mon enseignement, qui m’ont fait accuser à la fois de fantaisie et de scepticisme.
Et maintenant j’arrive au Dr Whately. Je lui dois beaucoup. C’était un homme au cœur généreux et chaud. Il était particulièrement fidèle à ses amis et pour me servir d’une expression vulgaire: «toutes ses oies étaient des cygnes.» En 1822, quand j’étais encore gauche et timide, il me prit par la main et fut pour moi un maître doux et encourageant. Par lui mon esprit fut ouvert, dans toute la force du mot; il m’apprit à penser et à me servir de ma raison. J’avais été distingué par lui une première fois en 1822. Notre liaison devint intime en 1825 quand je fus sous lui vice-principal d’Alban-Hall. Je résignai cette fonction en 1826 lorsque je devins tuteur dans mon collége, et son action sur moi cessa peu à peu. Son œuvre à mon égard fut accomplie ou à peu près, quand il m’eut appris à voir par mes yeux et à marcher sans lisières. Non que je n’eusse beaucoup à apprendre encore auprès d’autres personnes; mais, celles-là, je les influençai autant qu’elles m’influencèrent, et je travaillai avec elles plutôt que je ne me joignis à leur opinion. Quant au Dr Whately, son esprit différait trop du mien pour qu’il nous fût possible de rester longtemps sur la même ligne. Je me souviens de son mécontentement au sujet d’un article de moi inséré dans la Revue de Londres et que Blanco White, plus bienveillant, ne traitait que de platonique. Au moment où je me séparai de lui (séparation qui lui fut désagréable), je songeai à lui dédier mon premier livre en lui rappelant qu’il m’avait appris non-seulement à penser, mais encore à penser par moi-même. Il quitta Oxford en 1831; depuis, autant que je peux me rappeler, je ne l’ai revu que deux fois, quand il visita l’Université, une fois dans la rue, une fois dans un salon.
Depuis le moment de son départ, j’ai toujours gardé une véritable affection à ce que je dois appeler sa mémoire; car, à dater de ce jour, il fut mort pour moi. Nous ne pouvions marcher ensemble plus longtemps; ma raison me le disait, pourtant je l’aimais trop pour lui dire adieu sans douleur. Au bout de quelques années je m’aperçus que son influence sur moi, à un point de vue plus élevé que le progrès de mon esprit, n’avait pas été bonne; je ne prétends pas que ç’ait été par sa faute. Il a inséré, je crois, dans ses derniers ouvrages des paroles amères contre moi; mais elles ne me sont jamais tombées sous les yeux et je n’ai pas cru nécessaire de rechercher ce qu’il m’eût été si pénible de lire.
Voici ce qu’il fit pour moi en matière d’opinions religieuses: En premier lieu il m’apprit que l’Église existait réellement à l’état de corps; ensuite il grava en moi ces principes opposés à l’Érastianisme sur la constitution de l’Église qui furent l’un des traits les plus saillants du mouvement de 1833. Sur ce point, et sur ce point seulement, autant que je puis savoir, Froude et lui se trouvèrent en parfaite sympathie, mais Froude ne développa cette opinion qu’à une date postérieure. En 1826, dans le cours d’une promenade, il me parla longuement d’un ouvrage qui venait de paraître sous le titre: «Lettres sur l’Église par un Épiscopalien. » Cet ouvrage, disait-il, me ferait bouillir le sang. C’était certainement une composition puissante. Un de nos amis communs me dit qu’après l’avoir lue, il n’avait pu demeurer en repos, mais s’était mis à marcher avec agitation dans sa chambre. On l’attribua de suite à Whately; j’exprimai hautement un avis contraire; mais en face de l’opinion affirmative d’Oxford, je me trouvai le plus faible; à tort où à raison je cédai à l’avis général, et je n’ai jamais entendu dire ni alors ni depuis, que le Dr Whately se soit en aucune façon défendu d’en être l’auteur.
Les principales propositions contenues dans cet essai habile, sont les suivantes: d’abord l’Église et l’État doivent être indépendants l’un de l’autre: — il parle du devoir de protester «contre la profanation
«du royaume du Christ, résultant de cette double
«usurpation, l’intervention de l’Église dans les af-
«faires temporelles, et celle de l’État dans les affaires
«spirituelles,» p. 191; et affirme en second lieu que l’Église peut justement et à bon droit garder ses biens, quoique séparée de l’État. «Le clergé, dit-il, p. 133, bien qu’il ne doive pas être le serviteur stipendié du pouvoir civil, a le droit de conserver ses revenus; et l’État, bien qu’il n’ait aucun droit à intervenir dans les affaires spirituelles, peut justement compter sur l’appui des ministres de la religion et de tous les autres chrétiens; dans le système que je prêche, cet appui serait même beaucoup plus efficace.» L’auteur de ce travail quel qu’il puisse être, discute ces deux points avec beaucoup de force et d’habileté, avec une véhémence qui va droit au but, et nous devons l’attribuer peut-être à cette circonstance qu’il écrivait non in propria personna, mais en assumant le caractère d’un épiscopalien écossais. Son ouvrage produisit sur mon esprit une impression lente, mais profonde.
Je n’ai connaissance d’aucune autre opinion religieuse dont je sois redevable au Dr Whately. Je n’avais nulle sympathie pour les doctrines théologiques qui lui étaient particulières. L’année suivante 1827, il me dit qu’il me regardait comme tournant à l’Arianisme. Voici ce dont il s’agissait: bien qu’à cette époque je n’eusse lu ni la Defensio de l’évêque Bull, ni les Pères, j’étais déjà très-épris de cette idée, antérieure au concile de Nicée, de la doctrine Trinitaire, à laquelle quelques écrivains catholiques et non catholiques ont reproché une sorte d’apparence arienne. C’est là le sens d’un passage des œuvres posthumes de Froude, dans lequel il semble m’accuser de parler contre le symbole d’Athanase. J’avais mis en regard les deux aspects de la doctrine Trinitaire présentés, l’un par le symbole d’Athanase, l’autre par celui de Nicée. Mes critiques portaient sur ce que quelques passages du premier de ces symboles étaient scientifiques sans nécessité. C’est là un spécimen de cette sorte de dédain pour l’antiquité, qui se développa en moi à cette époque et dura plusieurs années. Je laissai voir ce dédain par quelques paroles trop lestes, insérées dans l’Encyclopédie métropolitaine, contre les Pères qui m’étaient peu connus alors, sauf par ce que j’avais appris, enfant, dans Joseph Milner. Écrivant sur les miracles de l’Écriture, en 1825-6, j’avais lu les travaux de Middleton sur les miracles de la primitive Église, et je m’étais imbu en partie de son esprit.
La vérité est que je commençais à mettre la supériorité intellectuelle au-dessus de la supériorité morale; j’allais à la dérive vers le libéralisme. Deux grands coups m’arrachèrent rudement à mon rêve, vers la fin de 1827: la maladie et le chagrin.
Au commencement de 1829 eut lieu la rupture définitive entre M. Whately et moi; la tentative faite pour réélire M. Peel en fut l’occasion. En 1827 ou 1828, je crois, j’avais voté avec la minorité quand la pétition au parlement contre les droits catholiques fut portée devant l’assemblée du clergé. Cette conduite me fut dictée principalement par les idées que j’avais puisées dans la théorie des lettres d’un épiscopalien. En outre, je détestais les partisans égarés de la haute Église, les orthodoxes aux deux bouteilles, comme on les appelait malignement . Je pris parti contre M. Peel par des raisons purement universitaires, nullement ecclésiastiques ou politiques; et je le déclarai séance tenante. Selon moi, M. Peel avait usé de surprise pour gagner l’Université ; il n’avait pas le droit de nous demander un revirement aussi brusque, et de nous exposer à l’imputation de servilité envers le pouvoir; enfin, une grande Université ne devait pas se laisser intimider, même par le noble duc de Wellington. De plus, j’étais déjà sous l’influence de Keble et de Froude, qui désapprouvaient le changement de politique du duc, comme dicté par le libéralisme; et ceci venait s’ajouter aux raisons que j’ai données.
Whately fut très-contrarié de ma conduite et en tira une vengeance originale, non sans avoir pris soin de m’en instruire à l’avance. En sa qualité de chef d’un collége, il avait des devoirs d’hospitalité à remplir envers des gens de tous les partis; il invita à dîner une réunion des hommes les moins intelligents d’Oxford, mais très-amateurs de Porto; il me mit de la partie, me plaça entre M. le Prévôt un tel et M. le Principal un tel, puis me demanda si j’étais fier de mes amis. Toutefois il était sérieux au fond en agissant ainsi; il voyait plus clairement que je ne le pouvais voir, que je me séparais de ses amis pour toujours.
En me voyant abandonner sa clientèle, le docteur Whately attribua ma défection au désir de devenir moi-même le chef d’un parti. Ceci n’était pas mérité, je crois; mon sentiment constant a toujours été, alors comme depuis, que ce n’était pas moi qui cherchais des amis, mais les amis qui venaient à moi. Personne n’eut jamais d’amis meilleurs ni plus indulgents que les miens; mais quant à la manière dont je gagnais leur amitié, j’exprimai ma façon de penser dans une pièce de vers en cette même année 1829.
Énumérant les biens qui m’étaient accordés, je citais, «le bonheur d’avoir des amis venus à moi sans «avoir été demandés, sans avoir été même espérés .» Ils sont venus, ils sont partis; ils sont venus à ma grande joie, ils sont partis à ma grande douleur; celui qui me les a donnés, me les a ôtés. L’opinion du docteur Whately à mon égard peut s’expliquer néanmoins de la façon suivante:
Durant les premières années de ma résidence à Oriel, bien que fier de mon collège, je ne m’y trouvais point chez moi; je vivais très-isolé et souventje faisais seul ma promenade de chaque jour. Je me souviens d’avoir une fois rencontré le docteur Copleston, alors prévôt, accompagné d’un des Fellows. Il se retourna, me salua avec cette courtoisie affable qui lui allait si bien et me dit: «Nunquam minus solus, quam cum solus.» A cette époque, il est vrai (depuis 1823), je goûtais l’intimité de mon cher et véritable ami le docteur Pusey; et je ne pouvais manquer d’admirer et de vénérer dès lors une âme si dévouée à la cause de la religion, si ardente pour le bien, si fidèle en ses affections; mais il partit au moment où j’apprenais à le bien connaître. Quant au docteur Whately personnellement, il était trop mon supérieur pour qu’il me fût possible d’être parfaitement à l’aise avec lui; et je n’ouvris alors mon cœur entièrement et intimement à qui que ce fût dans Oxford. Mais en 1826 les choses changèrent. Je devins alors un des Tuteurs de mon collège, et cela me donna une position. En outre, j’avais écrit un ou deux essais qui avaient été bien accueillis. Je commençai à être bien connu. Je prêchai mon premier sermon universitaire. L’année suivante je fus au nombre des examinateurs publics pour le degré B. A. . C’était pour moi le souffle du printemps succédant à l’hiver; et, si je puis m’exprimer ainsi, je sortais de ma coquille; je n’y rentrai plus jusqu’en 1841.
Les deux hommes qui m’ont le mieux connu à cette époque sont encore vivants, ecclésiastiques bénéficiés, mais non plus mes amis. Mieux que personne ils pourraient dire ce que j’étais en ce temps-là. A dater de ce moment, ma langue fut déliée, pour ainsi dire, et je parlai spontanément et sans effort. Une personne clairvoyante qui me connut à cette époque disait de moi: «Voici un homme qui, s’il est silencieux ne veut jamais commencer à parler; et qui, s’il commence une fois à parler, ne s’arrête plus.» C’est de ce temps que data mon influence, qui grandit constamment pendant un certain nombre d’années. Je pris de l’empire sur mes élèves et j’eus des relations particulièrement intimes et affectueuses avec deux de nos Fellows novices , Robert Wilberforce (plus tard archidiacre) et Richard Hurell Froude. C’est alors peut-être que Whately, avec sa grande perspicacité, vit autour de moi les signes d’un parti naissant, dont, quant à moi, je n’avais aucun soupçon; et ainsi nous apparaissent les premiers éléments de ce mouvement que l’on a désigné dans la suite sous le nom de Tractarian.
Toutefois le premier et le véritable auteur de ce mouvement était invisible, comme le sont toujours les moteurs puissants. Après avoir remporté, à peine adolescent, les premiers honneurs de l’Université, il s’était dérobé à l’admiration qui suivait ses pas et avait cherché les jouissances plus vraies et plus saintes du ministère pastoral dans la campagne. Est-il besoin de dire que je parle de John Keble? La première fois que je me trouvai avec lui, ce fut lors de mon élection comme Fellow à Oriel, quand je fus envoyé à la tour pour serrer la main du prévôt et des autres Fellows. Combien cette heure est encore présente à ma mémoire après quarante-deux années pleines de vicissitudes, quarante-deux années écoulées en ce jour même où j’écris ces lignes! J’ai eu dernièrement entre les mains une lettre que j’adressai à cette époque à mon grand ami John Bowden, près duquel je passai presque entièrement mes années d’étudiant. «Il fallut me rendre à la tour, lui dis-je, pour recevoir les félicitations de tous les Fellows. Je fis bonne contenance jusqu’au moment où Keble me prit la main; alors je me sentis si confus, si indigne de l’honneur qui m’était fait, que j’aurais voulu en vérité me cacher sous terre.» Son nom était le premier que j’eusse prononcé avec plus de respect encore que d’admiration lors de mon arrivée à Oxford. Un jour que je me promenais dans High-Street avec mon cher et premier ami dont j’ai parlé tout à l’heure, avec quelle chaleur il s’écria: «Voici Keble!» et avec quelle vénération je le regardai! Une autre fois j’entendis un maître ès arts de mon collége raconter .qu’une affaire venait de lui fournir l’occasion de se présenter à Keble, et Keble, disait-il, avait montré tant de douceur, de grâce et de simplicité, qu’il en avait été presque troublé.
On racontait encore, faussement ou avec vérité, que le doyen de Saint-Paul, le docteur Milman, que sa brillante réputation commençait alors à faire distinguer, l’aimait et l’admirait, disant que Keble ne ressemblait à personne. Cependant au moment de mon élection comme Fellow à Oriel, il n’y résidait point, et il m’évita pendant quelques années à cause des traces que je gardais encore des écoles évangéliques et libérales, du moins je l’ai toujours cru. Hurell Froude nous rapprocha en 1828; et ce fait se trouve mentionné dans ses œuvres posthumes (Remains); «Connaissez-vous, dit-il, l’histoire de ce meurtrier qui n’avait fait qu’une bonne action dans sa vie? Eh bien! si l’on me demandait quelle bonne action j’ai jamais faite, je répondrais que j’ai amené Keble et Newman à se comprendre.»
L’Année chrétienne fit son apparition en 1827. Il est superflu, presque déplacé, de faire l’éloge d’un livre qui est devenu déjà l’un des ouvrages classiques de notre langue. Au moment où le ton général de la littérature religieuse était si faible et si impuissant, Keble fit entendre tout à coup une note originale, et des milliers de cœurs s’éveillèrent au son d’une musique nouvelle, musique d’une école longtemps inconnue en Angleterre. Je ne saurais avoir la prétention d’analyser, par l’impression produite sur moi-même, l’effet d’un enseignement religieux si profond, si pur, si magnifique. Je n’ai jamais essayé de le faire jusqu’ici; cependant je crois ne pas me tromper en disant que les deux vérités intellectuelles principales dont il me pénétra, furent ces deux mêmes vérités que j’avais apprises de Butler, refondues toutefois dans l’esprit créateur de mon nouveau maître. La première fut ce qu’on peut appeler, dans toute l’extension du mot, le système sacramentel; c’est-à-dire la doctrine que les phénomènes matériels sont en même temps les types et les instruments de réalités invisibles, doctrine qui embrasse non-seulement la croyance des anglicans aussi bien que des catholiques, touchant les sacrements proprement dits, mais encore l’article de «la communion des Saints» en son entier, et aussi les mystères de la foi. La relation entre cette philosophie religieuse et ce qu’on appelle souvent le «Berkeleyisme » a été mentionnée plus haut; à cette époque je ne connaissais guère Berkeley que par ce que j’en avais entendu dire, et je ne l’ai jamais étudié .
Quant au second principe intellectuel dont je fus redevable à M. Keble, je pourrais en parler longuement, si c’était ici la place convenable. Il se retrouve dans un grand nombre de mes écrits et m’a valu bien des injures. Butler nous enseigne que la probabilité est le guide de la vie. Pour beaucoup d’esprits, ce principe présente un danger; il tend à détruire en eux la certitude absolue, les conduit à regarder toute conclusion comme douteuse, et fait de la vérité une opinion qu’il est sage de suivre et de confesser, mais qu’il n’est pas possible d’embrasser avec un plein assentiment de la conscience. Si ce principe était admis, ce serait atteindre le plus haut degré de dévotion que de redire la parole célèbre: «O Dieu, s’il existe un Dieu, sauvez mon âme, si je possède une âme!» mais quel homme peut sincèrement prier un être dont il met sérieusement en doute l’existence?
J’estimais que M. Keble allait au-devant de cette difficulté en attribuant la fermeté de notre assentiment à l’égard des doctrines religieuses, non aux probabilités qui nous les présentaient, mais à la toute-puissance de la foi et de l’amour qui les accueillaient. Il semblait dire que, dans les questions de religion, ce n’est pas la probabilité pure qui nous donne la certitude intellectuelle, mais la probabilité mise en valeur par l’amour et la foi. C’est dans l’amour et la foi que la probabilité puise une force qu’elle n’a point par elle-même. La foi et l’amour se concentrent sur un objet; ils vivent dans la contemplation de cet objet; et cet objet, accueilli par la foi et l’amour, fait que l’on peut raisonnablement regarder la probabilité comme suffisante pour amener la conviction intérieure. De cette façon l’argument sur la probabilité, en matière de religion, devenait un argument basé sur la personnalité, qui n’est de fait qu’une forme de l’argument basé sur l’autorité.
Pour développer ceci, M. Keble avait coutume de citer les paroles du psaume: «Mon œil sera ton guide; ne sois point semblable au cheval et au mulet qui n’ont point d’intelligence, dont la bouche doit porter la bride et le frein, de peur qu’ils ne tombent sur toi.» C’est précisément en cela, disait-il, que les esclaves diffèrent des amis ou des enfants. Les amis n’ont pas besoin d’ordres exprès; mais, parce qu’ils connaissent celui qui parle, ils le comprennent à demi-mot, et par amour pour lui, préviennent ses désirs. De là vient que dans son poëme, pour le jour de Saint-Barthélemy, il parle de «l’oeil de la parole de Dieu;» puis, dans les notes, il cite la remarque faite par M. Miller, du collége de Worcester, dans ses Conférences à Bampton, sur le pouvoir spécial de l’Écriture, «dont l’œil, comme celui d’un portrait, demeure constamment fixé sur nous, de quelque côté que nous allions.» L’idée, ainsi suggérée par M. Keble, est reproduite dans l’un des premiers «Tracts for the Times .» Dans le numéro 8, je dis, «l’Évangile est une loi de liberté. Nous sommes traités comme des fils, non comme des esclaves; on ne nous impose point un code de commandements formels, mais on nous parle comme à des êtres aimant Dieu, et désireux de lui plaire.»
Bien loin de discuter cette théorie, j’en fis usage moi-même, mais je fus mécontent de voir qu’elle n’allait pas à la racine de la difficulté. Elle était belle et religieuse, mais elle ne faisait même pas profession d’être logique; je m’efforçai donc de la compléter à l’aide de considérations personnelles qu’on trouve indiquées dans mes sermons universitaires, mon essai sur les Miracles ecclésiastiques, et mon essai sur le Développement de la doctrine. Voici une esquisse de ma théorie: cette certitude absolue que nous pouvons posséder, soit quant aux vérités de la théologie naturelle, soit quant au fait d’une révélation, est le résultat d’un assemblage de probabilités convergentes, et cela en raison de l’organisation de l’esprit humain, en même temps que de la volonté de son Créateur; la certitude est un état de l’esprit, l’évidence est une qualité des propositions; des probabilités qui n’atteignent point à l’évidence logique peuvent créer une certitude mentale; la certitude ainsi créée peut être égale en force et en étendue à la certitude créée par les plus strictes démonstrations scientifiques; enfin, il se peut que, dans certains cas et pour certaines personnes, ce soit un véritable devoir de posséder une telle certitude, quoique ce n’en soit pas un pour d’autres dans des circonstances différentes.
En outre, de même qu’il y a desprobabilités suffisantes pour créer la certitude, de même il y en a d’autres qui peuvent légitimement créer l’opinion. Dans certains cas et pour certaines personnes, avoir, sur un fait, une opinion d’une force et d’une consistance déterminées, peut être tout autant une question de devoir, que, dans le cas de probabilités plus grandes et plus nombreuses, d’avoir une certitude; en conséquence, nous sommes tenus d’avoir à l’égard d’un fait donné, selon les probabilités qui s’y rattachent, une certitude plus ou moins ferme d’après une sorte d’échelle graduée d’assentiment; nous sommes tenus, suivant les cas, d’avoir touchant ce fait une croyance pieuse, ou une pieuse opinion ou une conjecture religieuse, ou au moins de tolérer chez les autres cette croyance, cette opinion ou cette conjecture; d’autre part, autant le devoir nous commande d’avoir dans des cas donnés une croyance d’une nature plus ou moins forte, autant il nous commande en d’autres cas de ne point exprimer d’opinion, de ne pas faire de conjectures, de ne pas même tolérer la notion de la réalité d’un fait énoncé, si nous nous exposons, en le faisant, à tomber dans la crédulité, la superstition ou quelque autre faute morale. Nous nous trouvons ici dans la région du jugement privé, en matière de religion; j’entends du jugement privé, formé non pas arbitrairement au gré de la fantaisie ou du goût de chacun, mais consciencieusement et par un sentiment de devoir.
De telles considérations jettent un nouveau jour sur la question des miracles, et semblent m’avoir conduit à revenir sur la manière dont je les ai envisagés dans mon Essai de 1825-26. Je ne saurais fixer la date de ce changement opéré en moi, ni celle de l’ordre d’idées qui le produisit. Le fait de grands miracles accomplis dans le passé, tels que ceux de l’Écriture, tel que celui de la résurrection, établissait en principe que les lois de la nature avaient été suspendues quelquefois par leur divin Auteur; et, ce qui était arrivé une fois pouvant arriver encore, l’idée, prise en elle-même, d’une intervention miraculeuse dans des temps plus rapprochés, avait une certaine probabilité, ou du moins n’avait rien d’improbable; il fallait donc, dans les récits de miracles, examiner conjointement avec le fait, la vraisemblance, le but, l’instrument, le caractère, les témoignages et toutes les circonstances au milieu desquelles ils se présentent à nous; et, suivant le résultat final de ces diverses considérations, notre devoir était ou d’avoir la certitude, ou de croire, d’admettre, de supposer, de tolérer, ou de rejeter, ou de dénoncer. La différence radicale entre mes deux Essais sur les miracles (1826 et 1842), est celle-ci: en 1826, j’estimais que les miracles étaient rigoureusement divisés en deux catégories, ceux qu’il fallait accueillir et ceux qu’il fallait rejeter; tandis qu’en 1842, je comprenais qu’ils devaient être considérés en raison de leur probabilité plus ou moins grande: probabilité suffisante pour créer en certains cas la certitude, et en d’autres la croyance ou l’opinion seulement.
Le principe d’analogie sur lequel reposait cette appréciation de la question me suggéra encore, en faveur des miracles ecclésiastiques, une autre considération. Gelle-ci s’appuyait sur la théorie de l’histoire de l’Église, de Joseph Milner, que j’avais apprise dans ma jeunesse. Milner professe cette doctrine, que de temps à autre descendent du ciel, sur l’Église visible, de larges et temporaires Effusions de la grâce divine. C’est là l’idée fondamentale de son ouvrage. Il parle d’abord du jour de la Pentecôte, qui marque: «La première de ces Effusions de l’esprit de Dieu qui, d’âge en âge, ont visité la terre depuis la venue du Christ» (vol. I, p. 3). Il ajoute, en note, que «le mot Effusion n’implique pas ici l’idée des opérations miraculeuses ou extraordinaires de l’Esprit de Dieu;» mais pourtant il était naturel, qu’admettant la théorie générale de Milner, et lui appliquant le principe d’analogie, je ne crusse pas devoir m’arrêter court devant son brusque ipse dixit, mais bien passer hardiment à cette conclusion, plausible sous d’autres rapports, que, comme les miracles avaient accompagné la première effusion de la grâce, ils pouvaient de même accompagner les autres. Assurément, c’est une supposition naturelle et vraie dans l’ensemble (quoiqu’il y ait évidemment des exceptions pour des cas particuliers), que les dons miraculeux et la sainteté sont inséparables; or, d’après l’ancienne doctrine catholique, le don des miracles était considéré comme l’accompagnement et l’ombre de la sainteté transcendante; et, de plus, comme une sainteté pareille se rencontre rarement, comme, en outre, telle époque de l’histoire de l’Église diffère entièrement de telle autre, comme, suivant Joseph Milner lui-même, il y a eu des siècles de désordre et de décadence, et des époques de résurrection, comme telle époque peut être dans la pleine lumière de la ferveur religieuse et telle autre dans le crépuscule ou dans l’ombre, — par toutes ces raisons, on ne saurait trouver aucune force dans cet argument populaire, que, parce que des miracles ne se passent pas sous nos yeux, des miracles n’ont pas eu lieu dans des temps antérieurs, ou n’ont pas lieu en ce moment même en des contrées lointaines; — mais je ne dois pas m’arrêter plus longtemps sur un sujet auquel il est impossible de faire droit en peu de mots.
Hurrell Froude était élève de Keble, formé par lui et réagissant sur lui à son tour. Je le connus pour la première fois en 1826, et fus avec lui dans les termes de la plus intime et de la plus tendre amitié, de 1829 environ, jusqu’à sa mort en 1836. C’était un homme richement doué, remarquable à tant de points de vue divers, qu’il serait présomptueux à moi d’essayer de le dépeindre sous d’autres aspects que ceux sous lesquels il m’apparut. Je n’ai pas non plus à montrer ici cette nature douce et tendre, cet esprit enjoué, libre, énergique, souple et gracieux, cette parole calme, délicate et séduisante dans la discussion, qui le rendaient cher à ceux auxquels il ouvrait son cœur; car du commencement à la fin de mon récit, je traite des questions de croyance et d’opinion, et quand j’y introduis les autres, ce n’est pas pour eux-mêmes, ni parce que je les aime ou les ai aimés, mais autant qu’ils ont exercé quelque influence sur mes opinions théologiques, et dans la mesure de cette influence. C’est donc à ce point de vue et sous son aspect intellectuel que je désignerai Hurrel Froude comme un génie élevé, où les idées et les vues originales se pressaient et débordaient, si nombreuses, si puissantes, que son faible corps lui-même ployait sous leur effort, et qu’elles se gênaient, se heurtaient entre elles en travaillant à atteindre une forme et une expression distinctes. Ni la critique, ni la logique ne manquaient cependant à cet esprit spéculatif et hardi. Il mourut prématurément au plus fort du conflit, dans cet état de transition de ses opinions, et ses vues religieuses n’atteignirent jamais leur conclusion dernière, en raison même de leur abondance et de leur profondeur. Ses opinions m’arrêtèrent et m’influencèrent, même lorsqu’elles ne gagnèrent pas mon adhésion. Il professait ouvertement son admiration pour l’Église de Rome, et sa haine des réformateurs. Sa pensée se reposait avec bonheur sur un système de hiérarchie, de pouvoir sacerdotal et de complète liberté ecclésiastique. Il n’avait que du dédain pour cette maxime: «La Bible, et la Bible seule, est la religion des protestants; » et il se glorifiait d’accepter la tradition comme un des moyens principaux de l’enseignement religieux. Il avait une idée élevée et rigoureuse de l’excellence intrinsèque de la virginité ; et la sainte Vierge en était à ses yeux le type suprême. Il se plaisait à songer aux saints; il appréciait vivement l’idée de la sainteté, de sa possibilité, de sa grandeur, et il avait plus que du penchant à trouver dans les premiers siècles et le moyen âge les preuves d’une large intervention miraculeuse. Il acceptait le principe de la pénitence et de la mortification, et avait une dévotion profonde pour la présence réelle, à laquelle il croyait fermement; il était attiré puissamment vers l’Église du moyen âge, mais non vers l’Église primitive.
Il avait vraiment l’instinct des vérités abstraites, mais il était Anglais jusqu’à la moelle des os par son adhésion rigoureuse au réel et au concret. Il avait un goût essentiellement classique, le génie de la philosophie et de l’art, et une véritable passion pour les recherches historiques et l’étude des annales de la religion. Il n’avait pas le goût de la Théologie proprement dite. Il n’avait pas le don d’apprécier les écrits des Pères, le détail ou le développement de la doctrine, les traditions définies de l’Église considérées en elles-mêmes, l’enseignement des conciles Ecuméniques et les controverses qui les avaient amenés. Il envisageait les choses dans leur ensemble avec ardeur et énergie. Je serais tenté de dire que chez lui la faculté de pénétrer les esprits n’égalait pas les autres dons. Il ne pouvait croire, par exemple, que je regardasse vraiment l’Église de Rome comme anti-chrétienne. Sur bien des points, il ne pouvait admettre que je ne fusse pas de son avis, quand cependant je n’en étais nullement. Il semblait ne pas comprendre mes difficultés; les siennes étaient d’une nature différente. Il trouvait la théorie et les faits en désaccord; tory sévère de l’école des Cavaliers, il ressentait du dégoût pour le torisme des adversaires du bill de la réforme. Épris de l’Église théocratique, il alla à l’étranger et fut choqué de la décadence qu’il crut trouver chez les catholiques d’Italie.
Il est difficile d’énumérer les points précis qui furent ajoutés à ma croyance par un ami auquel je dois tant. Il me fit regarder avec admiration vers l’Église de Rome, et concevoir par là de l’éloignement pour la Réforme. Il grava profondément en moi l’idée de la dévotion envers la sainte Vierge et m’amena par degrés à croire à la présence réelle.
Il me reste encore à mentionner une source de mes opinions, qui certes n’est pas la moins importante. A mesure que je me dégageai de l’ombre du libéralisme, naguères suspendue sur ma voie, je sentis renaître ma dévotion première pour les Pères; et dans les longues vacances de 1828 je me mis à les lire dans l’ordre chronologique, en commençant par saint Ignace et saint Justin. Vers 1830, M. Hugh Rose qui, de concert avec M. Lyall (plus tard doyen de Canterbury), recrutait des écrivains pour une bibliothèque théologique, me proposa de leur fournir une histoire des principaux Conciles. J’acceptai la proposition, et je me mis aussitôt à travailler sur le Concile de Nicée. C’était m’embarquer sur un océan aux courants innombrables; et je fus rejeté d’abord sur l’histoire antérieure au Concile de Nicée, puis sur l’Église d’Alexandrie. L’ouvrage parut à la fin sous ce titre: Les Ariens du IVe siècle. Des 422 pages qui le composaient, 117 étaient consacrées à des matières préliminaires, le Concile de Nicée ne paraissait qu’à la 254e et occupait tout au plus 20 pages.
Je ne sais quand j’appris pour la première fois à considérer l’Antiquité comme la manifestation véritable des doctrines du christianisme et la base de l’Église d’Angleterre; mais je tiens pour certain que l’évêque Bull, dont je lus les ouvrages à cette époque, fut le guide principal qui me conduisit à cette opinion. Le cours de lectures que je poursuivis en composant mon ouvrage était positivement de nature à la développer dans mon esprit. Dans la période antérieure au Concile de Nicée je fus attiré surtout par la grande Église d’Alexandrie, centre historique de l’enseignement dans ces temps antiques. On sait relativement peu de choses de l’Église de Rome pendant quelques siècles. La bataille contre l’Arianisme fut d’abord livrée à Alexandrie; Athanase, le champion de la vérité, était évêque d’Alexandrie. Dans ses écrits il se reporte aux grands noms religieux d’une date plus ancienne, à Origène, à Denys, à tant d’autres qui furent la gloire du siége ou de l’école d’Alexandrie. La philosophie large de Clément et d’Origène m’entraîna; je dis la philosophie, non la doctrine théologique; et j’en ai esquissé quelques traits dans mon ouvrage, avec le zèle et la fraîcheur, mais aussi avec la partialité d’un néophyte. Quelques parties de leur enseignement, magnifiques en elles-mêmes, pénétraient dans mon âme ainsi qu’une douce musique, comme si elles eussent répondu à des idées que je caressais depuis si longtemps, sans que rien du dehors vînt les encourager. Ces parties étaient basées sur le principe mystique ou sacramentel et traitaient des diverses Économies ou Dispensations providentielles. Si je les comprenais bien, le monde extérieur physique et historique n’était que la manifestation extérieure de réalités plus grandes que le monde: la nature était une parabole ; l’Écriture une allégorie; la littérature, la philosophie, la mythologie païennes bien comprises étaient les préambules de l’Évangile. Les poëtes et les sages de la Grèce étaient prophètes en un certain sens; car «des pensées supérieures à leur propre pensée étaient inspirées à ces bardes sublimes. » Une Dispensation divine avait été accordée aux juifs; de même il y avait eu, en un certain sens, une Dispensation constante en faveur des gentils. Celui qui avait fait de la race de Jacob son peuple choisi, n’avait pas pour cela banni de sa vue le reste des hommes. Quand les temps avaient été accomplis, le judaïsme et le paganisme s’étaient écroulés; l’édifice extérieur qui cachait et qui cependant révélait la vérité vivante, n’avait jamais été destiné à durer; il disparaissait sous les rayons du Soleil de justice qui le frappaient et le pénétraient. Le changement s’était opéré lentement; il n’avait point été brusquement accompli, mais avec ordre et mesure, «à diverses époques et de façons diverses:» d’abord une révélation, puis une autre, jusqu’à ce que le tout fût amené au grand jour. C’était donc là un précédent, qui laissait espérer des révélations nouvelles et plus complètes de vérités encore cachées sous le voile de la lettre, mais destinées à être dévoilées en leur temps. Le monde visible n’a pas encore son interprétation divine; la sainte Église, avec ses sacrements et ses lois hiérarchiques, ne sera même jusqu’à la fin du monde, que le symbole des faits célestes de l’éternité. Ses mystères ne sont que la traduction en langage humain, de vérités auxquelles l’esprit humain ne peut atteindre. On voit clairement à quel point tout ceci se trouvait conforme aux pensées qui m’avaient attiré dans ma jeunesse à la doctrine dont j’ai déjà parlé, à propos de l’Analogie et de l’Année chrétienne.
Ce fut, je suppose, à l’école d’Alexandrie et à l’Église primitive que je dus en particulier mon opinion au sujet des anges. Je les regardais, non-seulement comme les ministres du Créateur dans les Dispensations faites aux juifs et aux chrétiens, ainsi que nous le trouvons dans le texte positif de l’Écriture, mais encore comme dirigeant l’Économie du monde visible, ainsi que l’implique également l’Écriture. Je les considérais comme les causes réelles du mouvement, de la lumière, de la vie et de ces principes élémentaires de l’univers physique qui, présentés à nos sens dans leurs développements, nous suggèrent la notion de causes et d’effets, et de ce qu’on appelle les lois de la nature. J’ai esquissé cette doctrine dans mon sermon pour le jour de saint Michel, écrit dès 1834. Je dis en parlant des anges: «Chaque souffle d’air, chaque rayon de lumière et de chaleur, chacune des scènes splendides de la nature est, pour ainsi dire, le bord de leurs vêtements, l’ondulation des robes de ceux dont les visages contemplent Dieu.» Puis, je demande quelles seraient les pensées d’un homme qui, «examinant une fleur, une plante, une pierre, ou un rayon lumineux, toutes choses qu’il traite comme bien au-dessous de lui dans l’échelle de l’existence, découvrirait tout à coup qu’il se trouve en présence de quelque être puissant; que cet être, caché derrière les choses visibles qu’il surveille, leur dispense, de sa main invisible mais sage, la beauté, la grâce et la perfection, parce qu’il est l’instrument de Dieu, commis par lui à ce soin; que ces objets enfin, qu’il est si avide d’analyser, sont les vêtements même et la parure de cet être puissant?» et j’en conclus que «nous pouvons dire dans la reconnaissance et l’humilité de nos cœurs, avec les trois bienheureux enfants dans la fournaise: O vous tous! ouvrages du Seigneur.... bénissez le Seigneur, louez-le, glorifiez-le éternellement.»
Outre la foule des esprits du mal, je pensais encore qu’il existait une race intermédiaire (δαɩµóvɩα), n’habitant ni le ciel, ni les enfers; des êtres à demi tombés, capricieux et légers; nobles ou trompeurs, bienveillants ou méchants selon l’occasion. Ils donnaient une sorte d’inspiration ou d’intelligence aux races, aux nations, aux différentes classes de l’humanité : de là, l’action des corps politiques et des associations, si différente souvent de celle des individus qui les composent; de là, le caractère et l’instinct des États et des Gouvernements, des communautés et communions religieuses, que je regardais comme peuplés d’intelligences invisibles. Préférant le personnel à l’abstrait, j’étais naturellement conduit à cette idée; elle me semblait trouver sa confirmation dans le prophète Daniel, lorsqu’il parle du «prince de Perse;» enfin j’estimais, je crois, que ces êtres intermédiaires sont désignés dans l’Apocalypse, lorsqu’elle fait apparaître «les anges des sept Églises.»
En 1837, je développai plus amplement cette doctrine. Dans une lettre à mon grand ami, Samuel Francis Wood, lettre qui est revenue en ma possession après sa mort, je lui disais: «J’ai une idée: selon l’opinion de plusieurs Pères (Justin, Athénagore, Irénée, Clément, Tertullien, Origène, Lactance, Sulpice, Ambroise, Grégoire de Nazianze), bien que Satan soit tombé dès l’origine, les anges tombèrent seulement avant le déluge, parce qu’ils devinrent épris des filles des hommes. Cette idée, qui m’a frappé tout dernièrement, m’a fourni l’explication remarquable d’une notion que je possède instinctivement. Daniel semble indiquer que chaque nation a son ange gardien. Je ne puis m’empêcher de croire qu’il existe des êtres qui ont en eux beaucoup de bien avec de grands défauts, et sont les principes vivifiants de certaines institutions, etc..... Prenez l’Angleterre, elle a beaucoup de grandes vertus, cependant son esprit catholique est abaissé. John Bull me semble un esprit qui n’appartient ni au Ciel ni à l’Enfer... L’Église chrétienne, dans quelques-unes de ses branches, ne s’est-elle jamais livrée à l’un ou à l’autre de ces êtres déguisés sous l’apparence de la vérité ?..... Comment éviterons-nous Charybde et Scylla, et marcherons-nous droit devant nous, vers la représentation vivante du Christ? etc...»
Ce que je viens de dire fera, je le sais, dans l’esprit de beaucoup de gens, honneur à mon imagination aux dépens de mon jugement: «Hippoclide ne s’en soucie guères ;» je ne me donne pas pour un type de bon sens, ni de quoi que ce soit: je ne fais que me justifier de l’imputation de déloyauté. Il est vrai qu’une autre théorie de l’Économie, exposée en traitant ce même sujet dans mon Histoire des Ariens, a pu donner prise à cette dernière imputation; mais je n’aborderai ceci que dans la conclusion de ma réplique.
Tandis que j’étais occupé à écrire mon ouvrage sur les Ariens, de graves événements se passaient au dedans et au dehors: Ils mirent au jour, en leur donnant une forme et une expression ardente, les croyances diverses qui s’étaient ainsi graduellement insinuées dans mon esprit. Peu de temps auparavant, une révolution avait éclaté en France; les Bourbons avaient été expulsés: et je pensais qu’il n’est pas conforme à l’esprit chrétien que des nations chassent ceux qui les gouvernent, surtout des souverains qui ont le droit divin de l’hérédité. En outre, la grande agitation de la réforme se poursuivait autour de moi tandis que j’écrivais. Les Whigs étaient arrivés au pouvoir; lord Grey avait signifié aux évêques de mettre l’ordre chez eux, et quelques-uns des prélats avaient été insultés et menacés dans les rues de Londres. La question vitale était de savoir comment nous empêcherions l’Église d’être jetée dans le libéralisme. Il y avait, dans certaines régions, tant d’apathie à cet égard, tant de sotte alarme dans d’autres, les vrais principes ecclésiastiques semblaient si radicalement anéantis, tant de divisions régnaient au sein des assemblées du clergé ! L’évêque de Londres d’alors, homme actif et franc, avait travaillé pendant des années à affaiblir la haute orthodoxie de l’Église, en introduisant le corps évangélique dans des postes influents et sûrs. Il avait grièvement offensé des hommes qui se trouvaient d’accord avec moi, par un propos léger qu’on lui prêtait: la croyance dans la succession apostolique, aurait-il dit, a disparu avec les non jureurs . «Nous pouvons vous compter,» disait-il à quelques-uns des hommes les plus graves et les plus vénérés de la vieille école. Le parti évangélique lui-même semblait, dans ses derniers succès, avoir perdu cette simplicité et ce détachement du monde que j’admirais tant chez Milner et chez Scott. Non que je n’eusse point de vénération pour des hommes tels que l’évêque de Lichfield d’alors, et d’autres, de sentiments semblables, qui n’avaient point encore été promus aux hautes dignités ecclésiastiques; mais de leur classe en général je faisais peu de cas. Je les regardais comme des jouets aux mains des libéraux. A cet Établissement si divisé, si menacé, si ignorant de sa force réelle, je comparais cette puissance vivace et énergique, dont j’étudiais l’histoire dans les siècles primitifs. A son zèle triomphant pour ce mystère fondamental, que j’avais tant chéri dès ma jeunesse, je reconnus ma mère spirituelle: Incessu patuit Dea. L’esprit de renoncement de ses ascètes, la patience de ses martyrs, la fermeté indomptable de ses évêques, l’élan joyeux de son progrès, m’exaltaient et me confondaient à la fois. Je me disais: «regarde ce spectacle, puis cet autre;» je me sentais, pour mon Église, de l’attachement, mais aucune tendresse; je tremblais pour son avenir; j’éprouvais de la colère et du mépris pour ses perplexités impuissantes; je pensais que, si le libéralisme prenait une fois pied chez elle, il était sûr de la victoire à la fin; je voyais que les principes de la Réforme étaient impuissants à la secourir. Quant à l’abandonner, l’idée ne s’en présenta jamais à mon imagination; mais j’étais toujours poursuivi par cette pensée qu’il existait quelque chose de plus grand que l’Église établie, et que ce quelque chose était l’Église Catholique et Apostolique, instituée dès l’origine; la nôtre n’en était que l’organe et le représentant local; ou elle n’était rien, ou elle était cela. Il lui fallait un remède énergique, ou elle était perdue; une seconde Réforme était nécessaire.
A ce moment j’étais libre de mes devoirs de collége, et ma santé avait souffert du travail nécessité par la composition de mon ouvrage. Il était prêt pour l’impression en juillet 1832, cependant il ne fut pas publié avant la fin de 1833. On me persuada aisément d’accompagner Hurrell Froude qui se rendait dans le midi de l’Europe, avec son père, pour sa santé.
Nous partîmes en décembre 1832; c’est pendant ce voyage que furent écrits mes vers publiés dans la Lyra Aposlolica. Quelques-uns, il est vrai, avaient été écrits auparavant; une ou deux pièces, seulement, l’ont été depuis. Abandonnant ainsi le travail régulier de mes fonctions de Tuteur, le calme studieux, les douces amitiés de mes six dernières années pour des contrées lointaines et un avenir inconnu, j’étais naturellement conduit à. penser que quelque changement allait se produire au dedans de moi-même, qu’une sphère d’action plus large allait m’être offerte. Attendant à Whitchurch, la malle qui devait m’emmener à Falmouth, j’écrivis les vers, sur mon ange gardien, qui commencent par ces mots: «Sont-ce là les traces de quelque ami céleste?» et qui signalent ensuite la «vision» qui me poursuivait . Cette vision reparaît plus ou moins dans toute la série de ces compositions.
Je visitai différentes côtes de la Méditerranée, je me séparai de mes amis à Rome; je descendis pour la seconde fois en Sicile à la fin d’avril, et je revins en Angleterre par Palerme dans les premiers jours de juillet. La nouveauté de la vie à l’étranger me rejetait en moi-même; la beauté des aspects, les sites historiques me charmaient, non les hommes ni les mœurs. Durant tout notre voyage nous nous tînmes à l’écart des catholiques. J’eus un entretien avec le doyen de Malte, homme très-agréable, mort récemment: mais nous ne parlâmes que des Pères et de la bibliothèque de la grande Église. Je connus à Rome l’abbé Santini, qui me rendit simplement le service de me copier les tons grégoriens. Peu avant de quitter Rome, nous fîmes, Froude et moi, deux visites à Monsignor Wiseman (aujourd’hui cardinal) au Collége anglais. Je ne me rappelle pas m’être trouvé ailleurs qu’en public avec aucun autre ecclésiastique, si ce n’est à Castro Giovanni en Sicile, où je reçus, étant malade, la visite d’un prêtre, avec lequel j’essayai d’entamer une controverse. Quant aux offices de l’Église, nous assistâmes aux Ténèbres dans la chapelle Sixtine, pour entendre le Miserere; et ce fut tout. Mon impression générale fut: «tout est divin, sauf l’esprit de l’homme.» Je ne voyais que ce qui était extérieur, je ne savais rien de la vie intime des catholiques. Je me trouvais plus que jamais rejeté en moi-même, et je sentais mon isolement. L’Angleterre était l’unique objet de mes pensées, et les nouvelles d’Angleterre n’arrivaient que rarement et incomplétement. Le bill pour la suppression des sièges d’Irlande était à l’ordre du jour, et absorbait mon esprit. Je nourrissais des sentiments violents à l’égard des libéraux.
C’était le succès du libéralisme qui causait mon irritation intérieure: j’en arrivai à la colère contre ses instruments et ses manifestations. Un vaisseau français se trouvait à Alger, je ne voulus même pas regarder le drapeau tricolore. A mon retour, bien que forcé de m’arrêter un jour à Paris, je demeurai enfermé tout le temps, et de cette ville merveilleuse je ne vis que ce qui pouvait être vu de la diligence. L’évêque de Londres m’avait déjà sondé pour savoir si je consentirais à remplir une des charges de prédicateur à Whitehall, qu’il venait de mettre sur un nouveau pied; mais indigné de la marche qu’il adoptait, j’avais écrit de mon steamer et envoyé chez moi une lettre qui déclinait d’avance la charge, dans le cas où elle me serait offerte. A cette époque j’étais particulièrement irrité contre le docteur Arnold, bien que cette irritation n’ait pas duré jusqu’aux années suivantes. Quelqu’un, je crois, dans une conversation à Rome, demanda si une certaine interprétation de l’Écriture était chrétienne? On répondit que le docteur Arnold l’admettait; «mais, dis-je, est-il chrétien, lui?» J’oubliai cette parole aussitôt après l’avoir prononcée; quand dans la suite on me la reprocha, je ne pus en donner l’explication, si ce n’est en disant que probablement j’avais dû faire allusion à certaines opinions trop libres du docteur Arnold au sujet de l’Ancien Testament: que sans doute j’avais voulu dire: «Mais qui répondra d’Arnold?»
C’est à Rome également que nous commençâmes à publier la Lyra Apostolica qui parut chaque mois dans le British Magazine. La devise témoigne des sentiments communs à Froude et à moi en ce moment. Nous empruntâmes un Homère à M. Bunsen, et Froude choisit les paroles que prononce Achille en retournant au combat: «Vous verrez la différence, maintenant que me voici revenu.»
Ce fut surtout quand je restai seul, qu’une autre pensée s’éleva en moi: le salut n’est jamais opéré par la foule, mais par le petit nombre; par les corps, mais par les individus. Ce fut alors, s’il m’en souvient, que je me répétai à moi-même ces paroles qui m’avaient été chères dès le temps du collège, «Exoriare aliquis!» Ce fut alors aussi que le magnifique poëme de Southey, Thalaba, pour lequel j’avais une prédilection toute particulière, se présenta avec force à mon esprit. Je commençai à croire que j’avais une mission, et l’on en peut trouver la preuve en maints passages des lettres que j’adressai à mes amis, si toutefois elles n’ont pas été détruites. Quand nous primes congé de Monsignor Wiseman, il nous dit avec courtoisie combien il désirait que nous pûssions visiter Rome une seconde fois; je répondis avec beaucoup de gravité : «Nous avons une œuvre à faire en Angleterre.» Je partis aussitôt pour la Sicile, et ce pressentiment se fortifia de plus en plus. Je m’enfonçai dans l’intérieur de l’île, et tombai malade d’une lièvre à Léonforte. Mon domestique crut que j’allais mourir, et me demanda mes dernières instructions. Je les lui donnai comme il les désirait; mais j’ajoutai: «Je ne mourrai pas. Non, je ne mourrai pas, répétai-je, car je n’ai pas péché contre la lumière..... je n’ai pas péché contre la lumière.» Je n’ai jamais pu me rendre compte de ce que j’avais voulu dire par là.
J’atteignis Castro Giovanni, et je fus forcé de garder le lit pendant près de trois semaines. Vers la fin de mai je partis pour Palerme, et mis trois jours à faire le voyage. Dans la matinée du 26 ou du 27 mai, au moment de quitter mon auberge, je m’assis sur mon lit et me mis à sangloter amèrement. Mon domestique, qui m’avait soigné avec beaucoup de sollicitude, me demanda ce que j’avais. Je ne puis lui répondre que par ces paroles: «J’ai une œuvre à accomplir en Angleterre.»
J’avais soif du pays natal; pourtant, faute d’un navire, je fus retenu trois semaines à Palerme. Je me mis à visiter les églises, ce qui calma mon impatience, bien que je n’assistasse jamais aux offices. J’ignorais la présence du Saint-Sacrement. A la fin, je partis sur un bateau chargé d’oranges, en destination de Marseille. Le calme nous retint une semaine entière dans les bouches de Bonifacio. Ce fut alors que j’écrivis ces vers: «Conduis, bienfaisante lumière ,» bien connus depuis. J’écrivis des vers pendant toute la traversée. Enfin, j’arrivai à Marseille et partis pour l’Angleterre. La fatigue du voyage fut trop forte pour moi; je gardai le lit plusieurs jours à Lyon. Je repartis enfin et ne m’arrêtai plus ni jour ni nuit, avant d’avoir atteint l’Angleterre et la maison de ma mère. Mon frère était arrivé de Perse quelques heures auparavant. C’était un mardi: le dimanche suivant, 14 juillet, M. Keble prêcha dans la chaire de l’Université, le sermon qui fut publié sous le titre de l’Apostasie nationale. J’ai toujours considéré et fêté ce jour, comme le point de départ du mouvement religieux de 1833.