Читать книгу Les voyages de Gulliver - Jonathan Swift - Страница 10
CHAPITRE IV
ОглавлениеDescription de Mildendo, capitale de Lilliput, et du palais de l'empereur.—Conversation entre Gulliver et un secrétaire d'État, sur les affaires de l'empire.—Les offres que fait Gulliver de servir l'empereur dans toutes ses guerres.
Une première requête à l'empereur, après avoir obtenu ma liberté, fut d'obtenir la permission de visiter la célèbre cité de Mildendo, capitale de l'empire, et Sa Très-Gracieuse Majesté voulut bien consentir à ma prière, en me recommandant de ne faire aucun mal aux habitants, aucun tort à leurs maisons. Le peuple fut averti par une proclamation, qui annonçait le dessein que j'avais de visiter la capitale... Une muraille l'environnait, haute de deux pieds et demi, et large au moins de onze pouces; à ce compte, un carrosse à quatre chevaux eût facilement fait le tour des murailles sur des dalles en vrai granit lilliputien. Cette haute muraille était flanquée de fortes tours, à dix pieds de distance l'une de l'autre. Je passai par-dessus la porte occidentale, et marchai très-lentement et de côté par les deux principales rues, mon pourpoint boutonné avec toutes les précautions imaginables, dans la crainte où j'étais que le revers ou le pan de mon habit ne renversât une cheminée, un balcon, une maisonnette. J'allais avec une extrême circonspection, pour me garder de fouler aux pieds quelques gens qui étaient restés dans les rues, nonobstant les ordres précis de se tenir chez soi claquemurés. En revanche, ils s'étaient huchés sur les toits, sur les dômes, sur les clochers, aux mansardes et même dans les gouttières, avec de petits cris et de grands gestes; on eût dit une fourmillière humaine! Cette ville forme un carré exact, chaque côté de la muraille ayant cinq cents pieds de long. Les deux grandes rues, qui se croisent et la partagent en quatre quartiers égaux, ont cinq pieds de large; les petites rues dans lesquelles je ne pus entrer, les carrefours de la plèbe et de la gent taillable et corvéable à merci, ont pourtant, en belle largeur, depuis douze jusqu'à dix-huit pouces. La ville, au besoin, contiendrait cinq cent mille âmes. Les maisons sont de trois ou quatre étages; les boutiques pleines de marchandises, et les marchés pleins d'abondance. Il y avait autrefois bon opéra et bonne comédie; hélas! l'opéra, faute de musiciens, faute de chanteurs et de danseurs, faute de tout, et la comédie, à défaut de comédiens, de comédiennes, de génie et de bel esprit, sont en ruines, et dans ces ruines mêmes, il n'y a plus rien qui vaille.
Le palais de l'empereur, situé dans le centre de la ville, où les deux grandes rues se rencontrent, est entouré d'une muraille, haute de vingt-trois pouces; il fut bâti à vingt pieds de distance des bâtiments. Sa Majesté m'avait permis d'enjamber par-dessus cette muraille, pour voir son palais de tous les côtés. La cour extérieure est un carré de quarante pieds, et comprend deux autres cours. C'est dans la cour appelée par euphémisme la cour de marbre, que s'ouvrent les splendides appartements de Sa Majesté. J'avais un grand désir de voir, mais la chose était difficile: les plus grandes portes n'étaient que de dix-huit pouces de haut et de sept pouces de large. Enfin, dernier obstacle, les bâtiments de la cour extérieure étaient au moins hauts de cinq pieds: il m'était impossible de les enjamber sans courir le risque de briser les ardoises des toits. Pour les murailles, elles étaient solidement bâties de pierres de taille, épaisses de quatre pouces. L'empereur avait néanmoins envie, et cela se comprend, de me montrer les royales magnificences de sa demeure..... Il me fallut trois grands jours pour surmonter des difficultés qui semblaient insurmontables. A la fin, lorsque j'eus coupé avec mon couteau quelques arbres des plus grands du parc impérial, éloigné de la ville d'environ cinquante toises, je fis deux tabourets de ces chênes séculaires, chacun de trois pieds de haut, et assez forts pour soutenir le poids de mon corps. Le peuple ayant donc été averti pour la seconde fois, je repassai dans la ville, et m'avançai vers le palais, tenant mes deux tabourets à la main. Quand je fus arrivé à l'aile droite de la cour extérieure, je montai sur un de mes tabourets et pris l'autre à la main. Je fis passer celui-ci par-dessus le toit, et le descendis doucement à terre, dans l'espace qui était entre la première et la seconde cour, de huit pieds de large. Ainsi je passai très-commodément par-dessus les bâtiments, et, quand je fus dans la place, aussitôt je tirai, avec un crochet le tabouret qui était resté en dehors. Par cette invention je pénétrai dans la cour la plus intérieure, et là, me couchant sur le côté, j'appliquai mon visage aux fenêtres du premier étage. On les avait tout exprès laissées grandes ouvertes, et je vis les appartements les plus magnifiques que l'on puisse imaginer. S. M. l'impératrice et les jeunes princesses étaient assises dans leurs chambres, environnées de leur suite. Sa Majesté Impériale voulut bien m'honorer d'un gracieux sourire, et me donna par la fenêtre sa main à baiser.
Je ne ferai point ici le détail des curiosités renfermées dans ce palais; je le réserve pour un plus grand ouvrage, qui ne tardera pas à faire gémir la presse; il contiendra la description générale de l'empire de Lilliput, depuis sa première fondation; l'histoire de ses empereurs pendant une longue suite de siècles; des observations sur leurs guerres, leur politique, leurs lois. On vous dira le progrès, la décadence et la renaissance des lettres, de la philosophie et des croyances. La Flore et la Faune auront leur tour: les plantes, les animaux, les mœurs et les coutumes des habitants, avec plusieurs autres matières prodigieusement curieuses et excessivement utiles. Mon but unique, en ce moment, est de raconter ce qui m'arriva, pendant un séjour d'environ neuf mois, dans ce merveilleux empire.
Quinze jours après que j'eus obtenu ma liberté, Keldresal, secrétaire d'État pour le département des affaires particulières, se rendit chez moi, suivi d'un seul domestique. Il ordonna que son carrosse l'attendît à quelque distance, et me pria de lui donner un entretien d'une heure. Je lui offris de me coucher, afin qu'il pût être de niveau à mon oreille; mais il voulut que je le tinsse dans ma main pendant la conversation. Il commença par me faire des compliments sur ma liberté, et me dit qu'il pouvait se flatter d'y avoir quelque peu contribué. Il ajouta que, sans l'intérêt que la cour y avait, je ne l'eusse pas de sitôt obtenue. «Et vraiment, dit-il, quelque florissant que notre État paraisse aux étrangers, nous avons deux grands fléaux à combattre: une faction puissante au dedans, au dehors l'invasion dont nous sommes menacés par un ennemi formidable. A l'égard du premier, il faut que vous sachiez que depuis plus de soixante-dix lunes, cet empire appartient à deux partis, flottant sans cesse et sans fin de celui-ci à celui-là, sous les noms de Tramecksan et Slamecksan, termes empruntés des hauts et bas talons de leurs souliers, par lesquels ils se distinguent. On prétend, il est vrai, que les hauts-talons sont les plus conformes à notre ancienne constitution; mais, quoi qu'il en soit, Sa Majesté a résolu de ne se servir que des bas-talons dans l'administration du gouvernement, et dans toutes les charges qui sont à la disposition de la couronne. Vous pouvez même remarquer que les talons de Sa Majesté Impériale sont plus bas au moins d'un drurr que ceux d'aucun de sa cour.» (Drurr est environ la quatorzième partie d'un pouce.)
«La haine des deux partis, continua cet homme d'État, est poussée si loin, qu'ils ne mangent ni ne boivent ensemble; à peine s'ils échangent un simple bonjour. Nous comptons que les tramecksans ou hauts-talons nous surpassent en nombre; mais l'autorité est entre nos mains. Hélas! nous appréhendons que Son Altesse Impériale, l'héritier présomptif de la couronne, n'ait un certain penchant pour MM. les hauts-talons; tout au moins est-il apparent qu'un de ses talons est plus haut que l'autre, ce qui le fait un peu clocher dans sa démarche. Au milieu de ces dissensions intestines, nous sommes menacés d'une invasion des gens de l'île de Blefuscu, qui est l'autre empire de l'univers, presque aussi puissant que celui-ci. Car, pour ce que nous avons entendu dire, qu'il y a d'autres empires et royaumes dans le monde, habités par des créatures humaines aussi impossibles que vous l'êtes; qu'il existe des ministres de votre taille, et des armées composées d'hommes de cinq pieds et quelques pouces, armés de grands sabres, semblables au vôtre, et de mousquetons à poudre... sans vouloir vous démentir, vous nous permettrez de douter de votre assertion! Nos plus sérieux et plus intelligents philosophes en doutent beaucoup; ils conjecturent que vous êtes tombé de la lune ou de quelque étoile, parce qu'il est certain qu'une centaine de mortels de votre grosseur consommeraient dans peu de temps tous les fruits et tous les bestiaux des États de Sa Majesté. D'ailleurs, nos historiens, depuis six mille lunes, ne font mention d'aucunes autres régions que des deux grands empires de Lilliput et de Blefuscu. Ces deux formidables puissances ont été engagées pendant trente-six lunes dans une guerre très-opiniâtre dont voici le sujet. Tout le monde convient que la manière primitive de casser les œufs, avant de les manger, est de les casser par le gros bout; mais l'aïeul de Sa Majesté régnante, pendant qu'il était enfant, sur le point de manger un œuf, eut le malheur de couper un de ses doigts, sur quoi l'empereur son père rendit un arrêt, ordonnant à tous ses sujets, sous de grièves peines, qu'ils eussent à casser leurs œufs par le petit bout. O malheur! ô leçon faite aux princes qui abusent de leur toute-puissance! A peine le peuple avait-il entendu parler du décret impérial, qu'il fut saisi de rage et de fureur, et nos historiens racontent qu'il y eut, à cette occasion, six révoltes, dans lesquelles un empereur perdit la vie, un autre la couronne. Ces dissensions intestines furent toujours fomentées par les souverains de Blefuscu; et, quand les soulèvements furent réprimés, les coupables se réfugièrent dans cet empire. On suppute que onze mille hommes ont, à différentes fois, préféré la mort sur l'échafaud, par la main du bourreau, à la honte impie, ineffaçable, de casser leurs œufs par le petit bout. Plusieurs centaines de gros volumes ont été écrits et publiés sur cette matière; mais les livres des gros-boutiens ont été lacérés, brûlés, supprimés; tout leur parti a été déclaré, par les lois, incapable de posséder charges, emplois, honneurs, dignités. Pendant la suite de ces troubles, les empereurs de Blefuscu ont fait des remontrances par leurs ambassadeurs, nous accusant de violer indignement un précepte fondamental de notre grand prophète Lustrogg, dans le cinquante-quatrième chapitre du Brundecral (ce qui est leur Alcoran). On a jugé que c'était une pure interprétation du sens du texte, dont voici les mots: «Que tous les fidèles casseront leurs œufs par le «bout le plus commode.» On doit, à mon avis, et la plus simple tolérance l'exige ainsi, laisser décider à la conscience de chacun, quel est le bout le plus commode; ou tout au moins est-ce à l'autorité du souverain magistrat à en décider. Or, les gros-boutiens, exilés, décrétés, dépouillés, ont trouvé tant de crédit à la cour de l'empereur de Blefuscu, et tant de secours dans notre pays même, qu'une guerre très-sanglante a régné entre les deux empires, pendant trente-six lunes, à ce sujet, avec mille intermittences de défaites et de victoires. Ah! que de sang répandu par les gros-boutiens, par les petits-boutiens! Dans cette guerre incomparable avec nulle autre, nous avons perdu quarante vaisseaux de ligne, un plus grand nombre de petits vaisseaux, avec trente mille de nos meilleurs matelots et soldats: l'on compte en même temps que la perte de l'ennemi n'est pas moins considérable. A cette heure encore on arme une flotte, et Blefuscu se prépare à faire une descente sur nos côtes. Or, Sa Majesté Impériale, mettant sa confiance en votre valeur, et dans la haute idée de vos forces, m'a commandé de vous faire ce détail au sujet de ses affaires, afin de savoir quelles sont vos dispositions à son égard.»
Je répondis au secrétaire d'État que j'appartenais âme et corps à l'hospitalière nation de Lilliput, que je serais un homme heureux de servir une si bonne cause. Enfin, je priai Son Excellence d'assurer l'empereur de mes très-humbles respects, et de lui faire savoir que j'étais prêt à sacrifier ma vie pour défendre sa personne sacrée et son illustre empire contre toutes les entreprises et invasions de ses ennemis.
L'homme d'État me quitta fort satisfait de ma réponse.
Et moi, je restais immobile et confondu des grands mystères que je venais d'entendre, et je cherchais à m'expliquer, avec mes habitudes et mes préjugés de citoyen de la joyeuse Angleterre, de quel côté se tenaient le droit, la justice et la vérité.
L'usage, il est vrai, était pour les gros-boutiens; la liberté plaidait hautement la cause innocente des petits-boutiens.