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II

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Table des matières

Oui, Cyprien avait raison. C’est folie quand, n’étant pas riche, on peut néanmoins, en se gênant, manger chez soi et être presque servi, que d’aller contracter mariage! Il aurait dû laisser ces tracas-là aux pauvres! En tisonnant des bûches, les soirs d’hiver, alors qu’engourdi dans son fauteuil, il hésitait à se lever pour s’étendre dans un lit froid, André se l’était répété souvent, se tâtant, se débattant contre l’idée qui lui revenait chaque fois qu’il avait passé la soirée seul, en finir à jamais avec sa vie de garçon, troublée par des appétences charnelles, par des besoins de câlineries et de tendresses.

Il n’aimait point les enfants, ne jugeait pas qu’il fût utile d’en procréer, craignait, en vertu de cet axiome que ce sont les gens pas riches qui en ont le plus, d’engrosser de dix en dix mois sa femme, et, cependant, les misérables ennuis des ménages mal faits, des concierges qui sont pochards et ne retournent pas le lit, l’avaient jeté, comme il l’avouait à Cyprien, sur les gluaux d’une famille, en quête d’un gendre.

Il avait épousé sa femme sans entrain, sans joie. Quand il l’avait connue, elle était comme la plupart des jeunes filles, insignifiante; elle jouait du piano, copiait des Boucher et des Greuze sur des fonds d’assiettes, possédait avec cela une grâce apprêtée chez elle, une distinction pincée au dehors; somme toute, elle pouvait être sortie, sans honte, gardée chez soi, sans lassitude. C’est égal, il avait été bête! Elle avait des yeux noirs, allumés dans le fond, les yeux d’une maîtresse, qui, jadis, l’avait prodigalement trompé. Il aurait dû se défier! savoir que, lorsqu’on est décidé à accoler son nom à celui d’une autre, sous le grillage d’une mairie, on devrait avoir pu jauger la parfaite capacité de sottise ou la profonde inertie des sens de celle qu’on épouse! et, debout, les poings serrés, il souffrait, pensant à sa femme, s’étonnant de n’avoir pas découvert, dans certains plis de visage, dans certains mots, les tempêtes qui couvaient sous son calme froid.

Maintenant, il hésitait sur le parti qu’il fallait prendre. «J’ai évité un scandale dans la maison, c’était l’important, disait-il. Si je retourne près de ma femme, je vais subir des averses de giries et de pleurs et je serai peut-être ’encore assez naïf, dans ce cas-là, pour lui pardonner! ou bien, je devrai écouter d’invraisemblables excusés ou des insolences, je ne pourrai faire autrement alors que de l’étrangler. Les deux rôles sont également stupides. D’un autre côté, ne rien dire, rester, c’est un enfer, c’est le feu aux poudres à un moment donné, c’est, un jour, à table, devant une bonne, la révélation forcée de nos haines, c’est la réunion, le lendemain, de tout le quartier devisant sur mes malheurs, c’est le colportage, du boucher chez la fruitière, des événements de cette nuit, dénaturés et grossis.» Et il revenait, au milieu de ses hésitations, à ce parti qui lui était apparu, le premier, alors que, délivré du Monsieur, il remontait l’escalier: reprendre son existence d’autrefois, rayer deux années de sa vie, s’efforcer d’oublier dans le travailles souvenirs irritants que lui laisserait sa femme.

Il s’affermissait, de plus en plus, dans cette résolution. Il eut un geste brusque, mit de l’ordre dans ses papiers, déchira les uns, consuma les autres et il demeurait, mélancolique, s’intéressant, pendant une seconde, aux étincelles qui couraient dans la cheminée, au vent qui faisait tressaillir les cendres et soulevait l’amas noir et rouge des paperasses brûlées. Puis, il soupirait, ficelait des livres, fouillonnait dans une commode, mettait du linge, en paquet, sur un fauteuil. Il lui fallut chercher sa valise, serrée dans un cabinet de débarras, près de la cuisine, et, doucement, il poussa la porte, prêtant l’oreille, n’entendant aucun bruit, ayant presque peur de rencontrer sa femme.

Quand il entra dans la cuisine, il resta, stupide, devant les reliefs du repas; les deux assiettes, avec les fourchettes et les couteaux jetés dessus, en croix, l’émurent; il revit devant ces vaisselles torchées, devant ces deux verres où ils avaient bu, le tête à tête du dernier dîner, l’adorable mouvement de sa femme, relevant sa manche et servant la sauce, toute une intimité d’intérieur à l’aise dont il n’avait jamais soupçonné la fin.

Il décrocha sa valise et, amolli, troublé, il retourna chez lui, écoutant, espérant presque un hoquet, un cri, qui le forceraient à s’occuper de sa femme, à courir près d’elle. Un immense silence emplissait la maison. André rentra dans son cabinet. Un irrémédiable désordre s’étalait dans cette pièce. Les tiroirs à moitié tirés d’une commode regorgeaient de tricots et de linges; des chemises, se confondant, les unes avec les autres, tendaient leurs manches, écartaient leurs cols, gisaient, la tête en bas, pliées comme sur une charnière, éplorées et grotesques avec leurs bras et leur ventre vides, leur poitrine ouverte et creusée jusqu’au dos; des cravates rayaient d’un mince filet noir la flanelle jaune des gilets, des gants allongeaient leurs doigts glacés, couleur de poussière et de mauve, sur la toile bise des caleçons, sur le blanc crêmeux des foulards de soie.

La bougie descendait jusqu’à sa collerette de verre. Les tiroirs du bureau, mal repoussés, cassaient en deux des papiers et des élastiques qui avaient enveloppé les liasses, étaient tombés sur le parquet et avaient repris leur forme ronde.

André écarta les rideaux. Les stores étaient baissés. La lueur du petit jour, filtrant au travers des lames, couchait, à d’égales distances, des barres de bleu pâle sur le plancher, reculait, dans la glace, les murs, éveillait, à certains points, la dorure des cadres, rendait d’un blanc plus cru la mousseline pendue aux fenêtres, tout le blanc azuré du linge. André regarda; en face de lui, les vitres closes des maisons, l’immobilité des rideaux placés derrière. Le silence ininterrompu de la cour lui parut lugubre; il revint dans la pièce, demeura mal à l’aise devant cette mare de lumière qui s’épandait de plus en plus, triste comme un lever de lune, bleuissanté et blanchie comme elle. Il se vit dans la glace, les joues hâves et les yeux culottés de bistre. Il apprêta sa malle à la hâte et, la tenant d’une main, il ferma, de l’autre, son cabinet, et arrivé dans l’antichambre, il tourna le loquet de la porte. Là, il se sentit défaillir. Le regret qui l’avait poigné, dans la cuisine, l’étreignit de nouveau, lui fit presque jaillir les larmes des yeux. Le bien-être qu’il quittait, ainsi, tout à coup, le navra. Cette porte sur l’escalier lui ouvrit un horizon de misères sans bornes; il évoqua sur ce palier l’abandon de tout un avenir de gaieté et de paix, la vie de ses dix-huit ans qu’il fallait revivre à trente ans passés, la confiance et l’espoir en moins, l’estomac délabré, et des besoins de confortable en plus.

La porte remuait doucement. Lui, la malle à ses pieds, restait immobile, envahi par des lâchetés croissantes. Ah! si sa femme s’était précipitée, les cheveux au vent, en chemise, lui avait enlacé le cou, fermé la bouche avec les mains, étouffé seulement un semblant de larmes, il aurait jeté d’un coup de pied sa malle!

Il eut subitement une lucidité d’esprit. Il se figura, après cette scène ridicule, les réflexions qui lui seraient venues. Il se représenta toutes les hontes du cocuage subi, les défiances qui l’assailleraient maintenant, au moindre mot; il eut une vision des aigreurs qui s’échangeraient au-dessus d’une table, des raccommodements convenus, tacitement, d’avance, dans les oreillers, des embarras de certains tête-à-tête, des maladresses innocemment lâchées, des rancunes qui en résulteraient pour l’un comme pour l’autre.

—Eh! je deviens idiot, à la fin, dit-il. J’ai le choix entre aller gifler ma femme ou ficher mon camp. Il empoigna sa malle, descendit, franchit la porte cochère entrebâillée, s’achemina lentement vers le logis de Cyprien.

L’air, la marche, lui faisaient du bien. Il enleva son chapeau pour avoir plus frais et un petit vent but les gouttes de sueur qui lui perlaient aux tempes. Il n’avait plus maintenant qu’une vague perception, qu’un souvenir confus des incidents de cette nuit. Il déposa sa valise sur le trottoir, la reprit, ayant simplement hâte d’arriver parce qu’elle était lourde. Il dut s’arrêter de nouveau, la changer de main, se reposer encore.

Les rues étaient désertes. Le ciel semblait taché de pâtés d’encre et barbouillé de cendre pour les faire sécher. Au loin, une balayeuse, la tête enfoncée dans une marmotte, les sabots bourrés de paille, s’appuyait sur le manche d’une pelle; à ses côtés, un boueux, la pipe au bec et la goutte au nez, ratissait un monceau d’ordures; un ouvrier passa, le paletot jeté sur la blouse, l’épaule gauche plus haute que l’épaule droite, par suite de l’habitude qu’ont la plupart des gens du peuple de porter toujours leurs outils et leur pain sous le même bras; une voiture de laitier, lancée à fond de train, fit feu sur les pavés. André se servit de sa malle comme d’un siège, regarda si par hasard un fiacre ne viendrait point, réfléchit qu’à Paris il est presque impossible, lorsqu’on n’habite pas près d’une gare, de trouver une voiture à, cinq heures et demie du matin, et, se décidant enfin à se lever, se roidissant contre la fatigue, il emballa d’un coup la trotte, monta chez Cyprien, frappa, refrappa, jusqu’à ce qu’un clappement de savates devint distinct.

Cyprien entrebâilla la porte, demeura stupéfait, bredouilla quelques mots, courut se remettre sous les couvertures, et, là, se frottant les yeux, il balbutia:

—Ah ça, comment, c’est toi?

André tomba dans un fauteuil.

—Peux-tu me donner asile, pendant quelques jours, jusqu’à ce que j’aie arrêté une chambre, dit-il?

L’autre fit signe que oui, et, se frottant les cheveux, complètement ahuri, il s’écria:

—Mais qu’est-ce qu’il y a, bon dieu!

Alors André se leva.

—Il y a, que j’ai surpris un homme chez ma femme, cette nuit, comprends-tu?

Cyprien eut un sursaut, laissa tomber ses bras et assis comme il était sur son séant, il se tourna tout d’une pièce, du côté d’André.

—Pas possible, dit-il!

Mais son ami le regardait, en hochant la tête. Ils se dévisagèrent sans souffler mot.

—Tu as tué le Monsieur? demanda enfin Cyprien.

Non.

—Tu as bien fait, —ta femme non plus, j’espère?

—Pas davantage.

—Allons, tant mieux. C’est un ami le Monsieur que tu as surpris?

—Non, c’est un Monsieur que je ne connais pas.

—C’est moins ennuyeux, murmura Cyprien. Ils se turent.

André qui était, comme bien des gens nerveux, sujet pour la moindre contrariété à d’horribles douleurs d’entrailles, quitta la chambre.

Elle est bien bonne! se dit Cyprien et il sourit un peu, pensa que cette aventure ne contrariait en aucune façon sa manière de voir, puis il s’indigna tout de même, trouva bête qu’un homme fort se fût ainsi fait duper par une femme qu’il considérait comme une pimbêche et comme une niaise.

Quand son ami revint, le visage décomposé et la main au ventre, il sauta du lit, lui offrit un verre de rhum, et l’écouta raconter, points par points, la scène.

—Mon pauvre vieux, s’écria-t-il, ça ne nous change guère! Après les maîtresses qui nous turlupinaient, c’est maintenant les légitimes! Ah! je sais bien, c’est plus embêtant mais quoi? ça ne prouve qu’une chose, c’est qu’amours de distinction et amours de rebut, c’est kif-kif, ça se lézarde et ça croule! Va, faut en prendre son parti, mon cher, dans la vie, on n’a rien à soi. On loge ses affections. dans des meublés, jamais dans une chambre qui vous appartienne! Dame, oui, j’en conviens, c’est dur; on voudrait avoir son petit lopin de bonheur et en être seul propriétaire! Ah! mon ami, ce sont des rêves de paysan qu’on ne réalise pas! mais, voyons, comment allons-nous nous organiser? le plus simple serait de louer un lit, nous l’installerions, là, près de la fenêtre, tu déplierais les lames du paravent et tu serais comme chez toi, hein, qu’en penses-tu?

—La première chose à faire, dit lentement André, c’est de chercher un petit logement. Je reprendrai les meubles qui m’appartiennent, mes bibelots de garçon; il faudra aussi que je retrouve mon ancienne femme de ménage, Mélanie; j’ignore son adresse par exemple, mais puisqu’elle passait son temps chez une blanchisseuse de la rue des Quatre-Vents, je saurai facilement où elle demeure. Je te demanderai seulement un service, je ne veux plus remettre les pieds chez moi, j’établirai une liste des objets à garder, je retiendrai aujourd’hui une voiture et tu iras, toi-même, chez moi, surveiller l’emballage des bibelots et des meubles.

Et il poursuivit, en se frottant fiévreusement les mains:

—Oh! que j’ai donc hâte que tout cela soit terminé! j’ai encore de la veine tout de même, c’est le demi-terme, je louerai facilement une chambre. Allons, voilà qui est décidé! je vais recommencer ma vie de garçon; baste! au fond, tu es dans le vrai, je n’étais malheureux que par ma faute; je m’étais forgé un tas d’idées, la solitude, le manque de baisers propres, le silence, le soir, dans le lit, le réveil sans gaminades, tout un idéal de fleuriste! c’est égal, cela finit tout de même bêtement quand on y songe!

Il se tut, puis il pensa qu’il serait convenable de s’intéresser aux travaux de son hôte; il regarda un tableau placé sur un chevalet:

—Eh bien, mais, ça va! s’écria-t-il, puis il écouta, sans les entendre, les explications de son ami et, obsédé de nouveau par son malheur, il reprit:

—C’est étonnant, si tu l’avais vue il y a quinze jours quand elle a flanqué congé à la bonne qui découchait. Elle est sévère, ma femme! moi, je faisais remarquer que cette fille cuisinait bien, ne rechignait devant aucun ouvrage, qu’il était absurde de la renvoyer pour des escapades qui, au demeurant, ne nous gênaient pas. Ma femme m’a toisé! j’étais évidemment, pour elle, un homme sans mœurs, je me suis tu, la bonne a reçu son compte; cela a mieux valu, ajouta-t-il plus bas, nous n’avons pu en engager une autre de sorte qu’au moins pour cette nuit.

Cyprien lui coupa la parole. Ses vieilles rancunes contre les femmes se réveillaient. Ah! elles ne sont pas bons enfants, clama-t-il. On ne leur demanderait pourtant que ça! Oui, mais pour être bon enfant, il faut avoir été beaucoup roulé, comme toi et moi, par exemple. Nous, nous nous estimons heureux quand nos convoitises se bornent à n’être pas satisfaites! nous sommes les gens qui nous contentons des à peu près. Lorsque nous ne recevons pas de tuiles sur la tête, nous sommes pleins de joie, et c’est miracle pourtant quand avec un idéal aussi court il ne nous tombe pas sur la caboche de formidables gnons!

André l’approuvait d’un geste navré.

—Si je vidais ma malle, finit-il par dire, nous pourrions ensuite déjeuner et je commencerais mes courses.

Cyprien opina du bonnet et sortit pour chercher des victuailles.

André se mit à déballer son linge. Il ressentait le vague accablé, la brouille de cervelle d’un individu qui, après avoir été presque assommé, reprend connaissance. Il rangea ses chemises sur une table, réunit ses livres et il lissait leurs couvertures avec la main, dépliait leurs cornes, défripait les feuilles froissées par le voyage.

—En voilà un qui a joliment ennuyé ma femme, pensait-il; quant à celui-là, je ne le lui ai même pas prêté, quel chef-d’œuvre! et il se promettait de le lire, se reprochait d’avoir si longtemps négligé son art. Ah! bien, elle en avait des moues, le soir, lorsqu’il voulait travailler! et il frissonnait, songeant à cette moue qui ridulait si joliment le coin des lèvres. Il jeta le reste de ses volumes, en tas, ne voulant plus voir leurs titres, tentant d’échapper aux souvenirs qui lui revenaient, un à un, à propos de chaque objet. Sa femme avait touché à tous, raccommodé les uns, acheté les autres, feuilleté tel livre, parcouru tel autre, les jours où câlinement elle lui disait: Donne-moi quelque chose à lire, prenait un volume, l’ouvrait, et, le lui rendant, faisait: Pouh! ce n’est pas amusant!

Il essaya de se soustraire à son ménage, tâcha d’ensevelir le présent, se tendit l’esprit à se rappeler mille détails de sa vie de garçon qui pourraient maintenant lui être utiles. Il méditait une réorganisation d’intérieur, s’ingéniait à éviter d’avance les misères qui se ruent dans les logements sans femme; il remuait des décombres de souvenirs et alors que leur évocation lui souriait, par une évolution presque insensible de pensée, son existence d’homme marié lui sautait devant les yeux et s’établissait, là, à demeure. Il se sentait repris de colères furieuses, d’irritants dépits, plus exaspéré peut-être par cette hantise qu’il ne pouvait chasser que par la cause même qui la faisait naître.

Puis, comme ces joujous d’enfants où une sentinelle, après avoir décrit des courbes sur un plateau revient forcément à l’endroit d’où elle est partie, sa pensée, après mille circuits, s’arrêta net au point exact, à la façon dont sa femme l’avait dupé. Son orgueil blessé saigna, sa rage s’accrut, il s’étonna, pendant une minute, de n’avoir pas étranglé l’amant de sa femme.

Cyprien rentra chargé de paquets; ils dressèrent la table. Le peintre attaquait vigoureusement l’assiette assortie, s’enfournait de la hure et des miches de pain et lappait sec. André chipotait, mangeait du bout des dents, s’ingurgitait de grands coups d’eau rougie pour faire couler la viande, mais les morceaux lui restaient dans la gorge; il repoussa, dégoûté, l’assiette.

—Je ne peux pas avaler, dit-il.

Le mazagran qu’un cafetier monta le réconforta un peu.

Cyprien avait bâfré et pinté comme quatre; il se renversait un peu sur sa chaise et éprouvait le bien-être des appétits repus. Il voyait tout en rose, pour l’instant, et chiffonnant sa serviette, il répétait, de temps à autre, en regardant son camarade: «Tiens, ce pauvre vieux!» et il regrettait de ne pouvoir dîner avec lui; il était, par extraordinaire, de corvée, le soir, un dîner de famille, un de ces dîners où l’on se réunit, une fois l’an, pour débiter d’ineptes gaudrioles et choquer des verres.

André se taisait; d’un côté, il préférait s’isoler. Cyprien le gênait. Il commençait à oublier la situation cruelle de son ami, ne comprenait pas que possédé par une idée fixe, André ne pouvait admettre que lui, Cyprien, ne fût pas également contrit. Avec l’égoïsme des gens qui souffrent, André pensait, en effet, que le peintre se désintéressait trop des douleurs d’autrui. Les encouragements que Cyprien lui avait jetés, comme un morceau de sucre pour le faire tenir en place: «Du courage, ma vieille, ça ne sera rien, tu travailleras mieux maintenant que tu es libre, à quoi cela te sert-il de te désoler, puisque tu n’y peux rien?» l’exaspéraient. Il eût voulu que Cyprien marchât sur la pointe des pieds, comme dans ces chambres de malades, où l’on fortifie le patient avec un simple regard et une poignée de main. Malheureusement, Cyprien était incapable d’apaiser un chagrin quelconque. Comme la plupart des célibataires, il ne jugeait point d’ailleurs que les misères conjugales des autres méritassent une pitié bien longue. Il admettait plus facilement qu’un monsieur abandonné par une maîtresse se désespérât et fût plaint qu’un mari trompé par sa femme. Celui-là devait s’y attendre, pourquoi s’était il marié? Il haïssait d’ailleurs la bourgeoise dont la corruption endimanchée l’horripilait; il n’avait d’indulgence que pour les filles qu’il déclarait plus franches dans leur vice, moins prétentieuses dans leur bêtise.

André ne fut donc point fâché d’être laissé seul, mais, d’un autre côté, la solitude l’effrayait; il se savait assailli à l’avance par l’obsession de son infortune, puis il était mal à l’aise, énervé, souffrant.

Ils se décidèrent enfin à quitter la place. André prit son chapeau, et, mu par cette idée superstitieuse qu’il ne pourrait étouffer tout à fait les souvenirs cuisants, revivre réellement sa vie d’autrefois qu’en retournant habiter son ancien quartier, il s’achemina, lentement, au travers des rues qui relient la rue Royale à la rue Cambacérès.

Alors, commença pour lui une longue pérégrination à la recherche des locaux vides. Il marcha, le nez en l’air, en déchiffrant des écriteaux. Il tourna, pendant des heures, le bec de cane des loges, reçut, en plein visage, l’âcre bouffée des mirotons, l’odeur du cuir qu’on rafistole, la senteur de roussi des fers qui repassent le drap.

Dans certaines maisons, la loge était fermée, il tapait au carreau, allait dans la cour, en quête du concierge, ne l’apercevait pas, s’adressait à une vieille femme qui, rentrant dans le vestibule d’où elle sortait, criait du bas de l’escalier: Monsieur Baptiste, on vous demande! Une voix arrivait d’en haut: Me v’là! et de lointains coups de plumeau s’approchaient, descendant en même temps qu’un bruit lourd de bottes.

Il ne découvrait aucun logis acceptable dans les prix doux. Il ne trouvait que des appartements somptueux, très chers et des portiers hautains, des caves insalubres, tapissées d’ignoble papier, pavées de carreaux rouges, ornées de cheminées en plâtre peint. Il écoutait le boniment du montreur qui essayait d’enfoncer le client, affirmait que des familles entières avaient vécu, en bonne santé, dans ces cambuses, ne les avaient quittées que malgré elles et les regrettaient encore.

André était courbaturé, moulu. Il s’attardait dans les pièces où restaient des chaises, s’asseyait, les mains sur les genoux et les yeux vagues, entendait le concierge, debout, remuant des clés dans les poches de son tablier bleu, battant sa petite réclame, amorçant le denier à Dieu.

—Oh! c’est une maison tranquille ici, vous savez, chacun est chez soi, pas d’ennuis, pas de cancans et il citait les gens du dessous, essayait pour la circonstance de laver leur linge sale, parlait des autres, énumérait les professions graves, semblait pris de pudeur lorsqu’il n’énonçait pas des titres ronflants, glissait vite sur le nom de certains de ses locataires, ne les faisait suivre d’aucune mention, puis il ouvrait la fenêtre du logement, toute grande, invitait André à s’approcher, lui vantait le point de vue de la cour, transformée en un jardin de mannezingue.

Et André se levait, se penchait sur la balustrade, assistait, au fond d’un puisard, à la lente agonie d’un géranium. Il contemplait les quatre murs, blanchis au lait de chaux, le carré du ciel sombre, le fond dégoûtant du trou. Le portier disait: c’est gentil, hein? montrait des boules de couleur accrochées dans du lierre, des plates-bandes, bordées de buis et plantées de bâtons noirs, représentant des rosiers qui avaient perdu leur sève.

Et André rentrait dans la chambre, recevait sur la tête une nouvelle douche, finissait par s’enfuir, affirmant qu’il reviendrait et donnerait une réponse. Il avait parcouru déjà plusieurs rues, escaladé des cinq étages, enfilé des rez-de-chaussée, sondé des milliers de placards, relevé toutes les trappes des cheminées, apprécié les incommodités de nombre de cabinets et de cuisines, quand il visita, rue Cambacérès, dans une maison de bonne apparence, un petit logement composé de deux pièces minuscules, d’une salle à manger moyenne, d’un cabinet de toilette grand comme un torchon, d’une cuisine et de lieux passables. Il y avait aussi une terrasse et le tout valait mille francs. Ce n’était pas cher pour le quartier, puis le local était libre et pouvait être occupé de suite. André l’arrêta.

Une certaine quiétude lui vint maintenant qu’il s’était assuré un gîte. Il se rendit à une succursale de la maison Bailly, située dans la même rue, et retint une voiture de déménagement pour le surlendemain.

Il avait faim. La fatigue et la marche avaient comme émoussé l’aigu de ses ennuis. Il était presque joyeux, lorsqu’il avisa un petit mastroque, derrière la vitrine duquel se tuméfiait un melon grandi dans de l’alcool.

Des rangées de bouteilles avec des capsules de plomb sur la tête et des étoiles allumées au milieu du ventre, formaient le demi-cercle, enveloppaient deux étages de bondons meurtris, des vinaigrettes persillées de bœuf froid, des ratas figés aux navets, des tôt-faits avec des plaques noires de brûlé, godant sur leur bourbe jaune.

Dans une gamelle de fer, un riz au lait entamé croulait; des œufs, couleur de vin, emplissaient un saladier à fleur; un lapin, ouvert sur un plat, les quatre pattes en l’air, étalait le violet visqueux de son foie sur sa carcasse lavée de vermillon très pâle. Une muraille de bols, emmanchés les uns dans les autres, une tour de soucoupes, bordées de bleu, s’élevaient, précédées devant les carreaux de la devanture, d’un ancien bocal de prunes à l’eau-de-vie, plein d’eau, où des glaïeuls affalés laissaient tremper leurs tiges.

André s’assit devant une table vide. En attendant qu’on lui apportât la soupe, il regarda la salle. C’était une pièce assez grande, ornée de becs de gaz et d’abat-jour verts, d’un poêle de fonte, d’un comptoir peint en faux acajou, à filets ombrés, garni d’un vase de verre bleu plein de fleurs, de mesures d’étain, posées en flûte de pan, d’un tronc en nickel, d’un chat bâillant et d’une écritoire. Derrière ce meuble, des rayons s’étageaient, supportant des litres décachetés, une théière en porcelaine, des tasses blanches avec trois pieds et une anse écarlates, et des initiales salement dédorées au centre. Une glace encastrée au milieu des rayons reflétait le haut du bouquet, marinant dans le vase bleu, le tuyau zigzaguant du poêle, trois patères inoccupées, fichées au mur, la doublure «éraillée d’un paletot, le luisant d’un chapeau gras. Sur une petite table, dans un coin, un fromage de Bourgogne, le ventre entaillé, s’effondrait sous l’attaque d’un millier de mouches; près des casiers où se tassaient des serviettes munies de ronds, une huche contenait des pains grêles et mous qui touchaient presque à une cage accrochée au plafond. Cette cage était vide par suite d’un décès, et une seiche l’habitait, seule, pendue au bout d’un fil.

Cet établissement tenait de l’auberge de campagne et de la crémerie du Paris pauvre. Le patron, en manches de chemise, l’estomac en avant comme une bosse, le nez en trompette, se gobergeait, la serviette au bras, traînant dans une boue de crachat et de sable des pantoufles, tapissées de dominos et de jeux de cartes.

Des bruits de vaisselles et de chaudrons, des chants de fritures et des plaintes de roux s’échappaient de la porte toujours battante de la cuisine. Des grésillements furieux de viandes sautées dans la poêle, de bifftecks jutant sur un gril, de subites vapeurs rouges, de fétides fumées bleues arrivaient par moment. De sourdes disputes, des voix brèves de patrons ahuris-sant leurs domestiques, s’entendaient à toute minute.

Une servante fluette, pâle, la mine douloureuse et idiote, vacillait, minée par d’inépuisables flueurs blanches. Une autre trimbalait de la cuisine à l’office et de l’office à la cuisine des piles d’assiettes, avait l’air somnambulesque, ne semblait pas se rendre compte de l’importance de la tâche qui lui était confiée.

André commençait à s’impatienter; on ne lui apportait toujours pas sa soupe. Il était las de regarder ces gens qui l’entouraient; tous se connaissaient; il était tombé dans une sorte de pension de famille, dans un râtelier où s’empiffrait un monde étrange. Il y avait des groupes discrets, causant à mi-voix, étouffant, leur rire derrière leur serviette; il y en avait des hâbleurs, débagoulant, tout haut, des plaisanteries massives, accaparant l’attention avec leurs ébats.

Très familier avec ses clients, le patron se rigolait, criant: Ah! elle est bien bonne! hurlait, avec calme, soudain: un fricandeau au jus, un filet sauce tomate, un!

André avalait le vermicelle qu’on s’était enfin décidé à lui servir. A sa gauche, deux commères piochaient dans un plat de tripes, puisaient dans une queue de rat et vidaient des verres. Les coudes sur la table, elles se faisaient de mutuels salamalecs pour une cuillerée de sauce, causaient comme de bonnes mamans, débinaient une voisine, plaignaient leur concierge dont le ventre avait enflé en mangeant des moules.

André commençait à se ragaillardir, mais une coterie, installée près du poêle, éteignait avec son vacarme le brouhaha des autres groupes.

Un coiffeur pérorait, émettait des vérités de cette force: Quand on a de l’argent, on vous tire des coups de chapeau, sans ça, quand on a, comme moi, placé tout son saint-frusquin dans des fonds qui ne rapportent pas, on vous chante: «Marie, trempe ton pain, Marie, trempe ton pain.» Du reste, toutes les fois que j’ai acheté des valeurs, elles baissaient le lendemain; je ne pourrais pas me l’interdire d’ailleurs, il me faut des émotions!

Les camarades se délectaient, lui versaient à boire et lui, avec ses yeux capotés, son air de glorieux crétin, reprenait: Moi, j’aime le sexe; pour que je puisse m’en passer, il faudrait que je sois comme le merle qui siffle après ses enfants; et, faisant par un calembour allusion à son métier, il ajouta: Je ne serais toujours pas un merle vif, je serais un merle lent.

Des fusées de joie partirent, d’incompréhensibles gaietés saluèrent cette bordée de sottises.

André avait hâte de prendre son chapeau, de fuir, mais le service ne se pressait guère. Il avait réduit de moitié un rosbif très dur et abandonné le reste, il réclamait maintenant une oseille qui n’arrivait point.

Il demanda au patron qui jubilait d’une façon stupide, s’il avait un journal. Le Siècle était en mains. On lui apporta les Petites Affiches. Il essaya de s’absorber dans cette lecture, de s’isoler de la joie de ces tables, de se boucher les oreilles aux jacasses stridentes de ces imbéciles; il les entendait quand même. Il se força à lire trois pages de cette feuille, s’arrêta devant une annonce qui offrait comme une occasion superbe, par suite d’une liquidation de famille, une dot de dix-huit mille francs et une orpheline; il resta pensif. Le mot pressé qui figurait entre parenthèses, au bas de cette réclame, déroula devant lui des perspectives infinies d’ordures. Il y vit de courtes échéances d’accouchements, des ventres grossis après un mois de mariage. Il songea aux déboires qu’éprouverait avec cette orpheline l’honnête benêt qui se laisserait happer. Celui-là avait des chances d’épouser une vierge qui aurait longuement turpidé dès son bas âge! et il pensait: c’est déjà si difficile de n’être pas berné quand on connaît la famille et que l’on a vécu, pendant des mois, avec sa fiancée. Qui aurait jamais pu croire que sa femme à lui l’aurait trompé? Une fois de plus, il était revenu au point de départ de ses pensées, aux misères de son ménage. Il voulut, à tout prix, secouer ces souvenirs. Il se contraignait maintenant à regarder ses voisins, à les écouter.

Un fausset aigu lui vrillait l’oreille. Le coiffeur était parti, sans même qu’il s’en fût aperçu. Un monsieur qui avait au-dessus d’une barbe rouge un nez barré par des lunettes d’or, s’était installé à sa place, et il expliquait à un tout jeune homme le mystère des dents.

Celui-ci écarquillait les yeux, l’écoutait dévotement, voulant sans doute s’établir dans cette partie.

—Le plus clair de votre recette, disait le monsieur, c’est la pose des fausses dents. Elles se fabriquent en Angleterre et se vendent au passage Choiseul. Là, il y a un sérieux bénéfice, pensez donc, vous pouvez demander dix francs par dent et cela coûte dix sous, sans bout de gencive en caoutchouc et un franc avec gencive.

—Il y en a des roses et des brunes, n’est-ce pas, interrompit timidement le jeune homme? moi, j’aimerais mieux les roses.

—Tiens! vous n’êtes pas mou! les brunes, ce sont des gencives de pauvres! elles valent moins cher, mais l’on en vend plus, repartit l’autre.

Le jeune adepte en bâillait d’étonnement.

—Et les dentiers en hippopotame? hasarda-t-il.

L’homme aux lunettes d’or leva les bras au ciel.

—Ça, c’est de la sculpture! songez donc, il faut tailler da dent en plein ivoire, mettre des montures d’or, cela coûte des prix fous! et il continuait à expliquer la cuisine de son métier, avouait pratiquer sur les chicots de ses malades d’inutiles opérations et profiter de l’abasourdissement douloureux où ces gens se trouvaient pour leur vendre à haut prix ses dentifrices.

André pensa que c’était trop subir d’affligeantes révélations. Son oseille était mangée. Il insista furieusement pour avoir sa note, refusa de commander un dessert, paya la somme de un franc quarante centimes et il ouvrait la porte quand du fond de la salle où quelques gens s’éternisaient devant des petits verres, une voix convaincue dit simplement:

—Les femmes, c’est des bien pas grand’chose!

André ferma la porte, songeant avec une certaine mélancolie que, dans tout l’insipide bavardage qu’il avait entendu, cette pensée était peut-être la seule qui fût profonde, qui fût vraie.

En ménage

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