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PREMIÈRE PARTIE.
COMMENT GRIBOUILLE SE JETA DANS LA RIVIÈRE PAR CRAINTE DE SE MOUILLER

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Il y avait une fois un père et une mère qui avaient un fils. Le fils s'appelait Gribouille, la mère s'appelait Brigoule et le père Bredouille. Le père et la mère avaient six autres enfants, trois garçons et trois filles, ce qui faisait sept, en comptant Gribouille qui était le plus petit.

Le père Bredouille était garde-chasse du roi de ce pays-là, ce qui le mettait bien à son aise. Il avait une jolie maison au beau milieu de la forêt, avec un joli jardin dans une jolie clairière, au bord d'un joli ruisseau qui passait tout au travers du bois. Il avait le droit de chasser, de pêcher, de couper des arbres pour se chauffer, de cultiver un bon morceau de terre, et encore avait-il de l'argent du roi, tous les ans, pour garder sa chasse et soigner sa faisanderie; mais le méchant homme ne se trouvait pas encore assez riche, et il ne faisait que voler et rançonner les voyageurs, vendre le gibier du roi, et envoyer en prison les pauvres gens qui venaient ramasser trois brins de bois mort, tandis qu'il laissait les riches, qui le payaient bien, chasser dans les forêts royales tout leur soûl. Le roi, qui était vieux et qui ne chassait plus guère, n'y voyait que du feu.

La mère Brigoule n'était pas tout à fait aussi mauvaise que son mari, et elle n'était pas non plus beaucoup meilleure: elle aimait l'argent, et, quand son mari avait fait quelque chose de mal pour en avoir, elle ne le grondait point, tandis qu'elle l'eût volontiers battu quand il faisait des coquineries en pure perte.

Les six enfants aînés de Bredouille et de Brigoule, élevés dans des habitudes de pillage et de dureté, étaient d'assez mauvais garnements. Leurs parents les aimaient beaucoup et leur trouvaient beaucoup d'esprit, parce qu'ils étaient devenus chipeurs et menteurs aussitôt qu'ils avaient su marcher et parler. Il n'y avait que le petit Gribouille qui fût maltraité et rebuté, parce qu'il était trop simple et trop poltron, à ce qu'on disait, pour faire comme les autres.

Il avait pourtant une petite figure fort gentille, et il aimait à se tenir proprement. Il ne déchirait point ses habits, il ne salissait point ses mains, et il ne faisait jamais de mal, ni aux autres ni à lui-même. Il avait même toutes sortes de petites inventions qui le faisaient passer pour simple, et qui, dans le fait, étaient d'un enfant bien avisé. Par exemple, s'il avait grand chaud, il se retenait de boire, parce qu'il avait expérimenté que plus on boit, plus on a soif. S'il avait grand'faim et qu'un pauvre lui vînt demander son pain, il le lui donnait vitement, se disant à part soi: Je sens ce qu'on souffre quand on a faim, et ne dois point le laisser endurer aux autres.

C'est Gribouille qui, des premiers, imagina de se frotter les pieds et les mains avec de la neige pour n'avoir point d'engelures. C'est lui qui donnait les jouets qu'il aimait le plus aux enfants qu'il aimait le moins, et, quand on lui demandait pourquoi il agissait ainsi, il répondait que c'était pour venir à bout d'aimer ces mauvais camarades, parce qu'il avait découvert qu'on s'attache à ceux qu'on a obligés.

Avait-il envie de dormir dans le jour, il se secouait pour se réveiller, afin de mieux dormir la nuit suivante. Avait-il peur, il chantait pour donner la peur à ceux qui la lui avaient donnée. Avait-il envie de s'amuser, il retardait jusqu'à ce qu'il eût fini son travail, afin de s'amuser d'un meilleur cœur après avoir fait sa tâche. Enfin il entendait à sa manière le moyen d'être sage et content; mais, comme ses parents l'entendaient tout autrement, il était moqué et rebuté pour ses meilleures idées. Sa mère le fouettait souvent, et son père le repoussait chaque fois que l'enfant venait pour le caresser.

– Va-t'en de là, imbécile, lui disait ce brutal de père, tu ne seras jamais bon à rien.

Ses frères et sœurs, le voyant haï, se mirent à le mépriser, et ils le faisaient enrager, ce que Gribouille supportait avec beaucoup de douceur, mais non pas sans chagrin: car bien souvent il s'en allait seul par la forêt pour pleurer sans être vu et pour demander au ciel le moyen d'être aimé de ses parents autant qu'il les aimait lui-même.

Il y avait dans cette forêt un certain chêne que Gribouille aimait particulièrement: c'était un grand arbre très-vieux, creux en dedans, et tout entouré de belles feuilles de lierre et de petites mousses les plus fraîches du monde. L'endroit était assez éloigné de la maison de Bredouille et s'appelait le carrefour Bourdon. On ne se souvenait plus dans le pays pourquoi on avait donné ce nom à cet endroit-là. On pensait que c'était un riche seigneur, nommé Bourdon, qui avait planté le chêne, et on n'en savait pas davantage. On n'y allait presque jamais, parce qu'il était tout entouré de pierres et de ronces qu'on avait de la peine à traverser. Mais il y avait là du gazon superbe, tout rempli de fleurs, et une petite fontaine qui s'en allait, en courant et en sautillant sur la mousse, se perdre dans les rochers environnants.

Un jour que Gribouille, plus maltraité et plus triste que de coutume, était allé gémir tout seul au pied du chêne, il se sentit piqué au bras, et, regardant, il vit un gros bourdon qui ne bougeait et qui avait l'air de le narguer. Gribouille le prit par les ailes, et le posant sur sa main:

– Pourquoi me fais-tu du mal, à moi qui ne t'en faisais point? lui dit-il. Les bêtes sont donc aussi méchantes que les hommes? Au reste, c'est tout naturel, puisqu'elles sont bêtes, et ce serait aux hommes de leur donner un meilleur exemple. Allons, va-t'en, et sois heureux; je ne te tuerai point, car tu m'as pris pour ton ennemi, et je ne le suis pas. Ta mort ne guérirait pas la piqûre que tu m'as faite.

Le bourdon, au lieu de répondre, se mit à faire le gros dos dans la petite main de Gribouille et à passer ses pattes sur son nez et sur ses ailes, comme un bourdon qui se trouve bien et qui oublie les sottises qu'il vient de faire. – Tu n'as guère de repentir, lui dit Gribouille, et encore moins de reconnaissance. Je suis fâché pour toi de ton mauvais cœur, car tu es un beau bourdon, je n'en saurais disconvenir: tu es le plus gros que j'aie jamais vu, et tu as une robe noire tirant sur le violet qui n'est pas gaie, mais qui ressemble au manteau du roi. Peut-être que tu es quelque grand personnage parmi les bourdons, c'est pour cela que tu piques si fort.

Ce compliment, que Gribouille fit en souriant, quoique le pauvre enfant eût encore la larme à l'œil, parut agréable au bourdon, car il se mit à frétiller des ailes. Il se releva sur ses pattes, et tout d'un coup, faisant entendre un chant sourd et grave, comme celui d'une contre-basse, il prit sa volée et disparut.

Gribouille, qui souffrait de sa piqûre, mais qui n'était pas si simple qu'il ne connût les propriétés des herbes de la forêt, cueillit diverses feuilles, et, après avoir bien lavé son bras dans le ruisseau, y appliqua ce baume et puis s'endormit.

Pendant son premier sommeil, il lui sembla entendre une musique singulière: c'était comme des grosses voix de chantres de cathédrale, qui sortaient de dessous terre et qui disaient en chœur:

Bourdonnons, bourdonnons,

Notre roi s'avance.


Et le ruisselet, qui fuyait sur les rochers, semblait dire d'une voix claire aux fleurettes de ses rives:

Frissonnons, frissonnons,

L'ennemi s'avance.


Et les grosses souches du chêne avaient l'air de se tordre et de ramper sur l'herbe comme des couleuvres. Les pervenches et les marguerites, comme si le vent les eût secouées, tournoyaient sur leurs tiges comme des folles; les grandes fourmis noires, qui aiment à butiner dans l'écorce, descendaient le long du chêne et se dressaient tout étonnées sur leur derrière; les grillons sortaient du fond de leurs trous et mettaient le nez à la fenêtre. Enfin, le feuillage et les roseaux tremblaient et sifflaient si fort, que le pauvre Gribouille fut réveillé en sursaut par tout ce tapage.

Mais qui fut bien étonné? ce fut Gribouille, quand il vit devant lui un grand et gros monsieur tout habillé de noir, à l'ancienne mode, qui le regardait avec des yeux tout ronds, et qui lui parla ainsi d'une grosse voix ronflante et en grasseyant beaucoup:

– Tu m'as rendu un service que je n'oublierai jamais. Va, petit enfant, demande-moi ce que tu voudras, je veux te l'accorder.

– Hélas! monsieur, répondit Gribouille tout transi de peur, ce que j'aurais à vous demander, vous ne pourrez pas faire que cela soit. Je ne suis pas aimé de mes parents et je voudrais l'être.

– Il est vrai que la chose n'est point facile, répondit le monsieur habillé de noir; mais je ferai toujours quelque chose pour toi. Tu as beaucoup de bonté, je le sais, je veux que tu aies beaucoup d'esprit.

– Ah! monsieur, s'écria Gribouille, si, pour avoir de l'esprit, il faut que je devienne méchant, ne m'en donnez point. J'aime mieux rester bête et conserver ma bonté.

– Et que veux-tu faire de ta bonté parmi les méchants? reprit le gros monsieur d'une voix plus sombre encore et en roulant ses yeux, ardents comme braise.

– Hélas! monsieur, je ne sais que vous répondre, dit Gribouille de plus en plus effrayé; je n'ai point d'esprit pour vous parler, mais je n'ai jamais fait de mal à personne: ne me donnez pas l'envie et le pouvoir d'en faire.

– Allons, vous êtes un sot, repartit le monsieur noir. Je vous laisse, je n'ai pas le temps de vous persuader; mais nous nous reverrons, et, si vous avez quelque chose à me demander, souvenez-vous que je n'ai rien à vous refuser.

– Vous êtes bien bon, monsieur, répondit Gribouille, dont les dents claquaient de peur. Mais aussitôt le monsieur se retourna, et son grand habit de velours noir, étant frappé par le soleil, devint gros bleu d'abord et puis d'un violet magnifique; sa barbe se hérissa, son manteau s'enfla; il fit entendre un rugissement sourd plus affreux que celui d'un lion, et, s'élevant lourdement de terre, il disparut à travers les branches du chêne.

Gribouille alors se frotta les yeux et se demanda si tout ce qu'il avait vu et entendu était un rêve. Il lui sembla que c'en était un en effet, et que, du moment seulement où le monsieur s'était envolé, il s'était senti tout de bon éveillé. Il ramassa son bâton et sa gibecière et s'en retourna à la maison, car il craignait d'être encore battu pour s'être absenté trop longtemps.

A peine fut-il entré que sa mère lui dit:

– Ah! vous voilà? Il est bien temps de revenir. Voyez un peu l'imbécile, à qui le plus grand bonheur du monde arrive et qui ne s'en doute seulement pas!

Quand elle eut bien grondé, elle prit la peine de lui dire que M. Bourdon était venu dans la forêt, qu'il s'était arrêté dans la maison du garde-chasse, qu'il y avait mangé un grand pot de miel, qu'il avait pour cela payé un beau louis de vrai or, enfin, qu'après avoir regardé l'un après l'autre tous les enfants, frères et sœurs de Gribouille, il avait dit à la mère Brigoule: «Ça, madame, n'avez-vous point un enfant plus jeune que ceux-ci?» Et ayant appris qu'il y en avait un septième, âgé seulement de douze ans et qu'on appelait Gribouille, il s'était écrié: «Oh! le beau nom! voilà l'enfant que je cherche. Envoyez-le-moi, car je veux faire sa fortune.» Là-dessus il était sorti, sans s'expliquer autrement.

– Mais, dit Gribouille tout stupéfait, qu'est-ce donc que M. Bourdon? car je ne le connais pas.

– M. Bourdon, répondit la mère, est un riche seigneur qui vient d'arriver dans le pays et qui va acheter une grande terre et un beau château tout près d'ici. Personne ne le connaît, mais tout le monde s'accorde à dire qu'il est généreux et jette l'or et l'argent à pleines mains. Peut-être bien qu'il est un peu fou, mais, puisqu'il a de la fantaisie pour votre nom de Gribouille, allez-vous-en vite le trouver, car, pour sûr, il veut vous faire un riche présent.

– Et où irai-je le trouver? dit Gribouille.

– Dame! je n'en sais rien, répondit Brigoule; j'étais si interloquée que je n'ai pas pensé à le lui demander; mais sûrement qu'il demeure déjà dans le château qu'il est en train d'acheter. C'est à la lisière de la forêt; vous connaissez tout le pays, et il faudrait que vous fussiez bien sot pour ne pas trouver un homme que tout le monde connaît déjà et dont on parle comme d'une merveille. Allez, partez, dépêchez-vous, et ce qu'il vous donnera, ayez bien soin de le rapporter ici: si c'est de l'argent, n'en prenez rien pour vous; si c'est quelque chose à manger, ne le flairez seulement point; remettez-le tel que vous l'aurez reçu à votre père ou à moi. Sinon, gare à votre peau!

– Je ne sais pas pourquoi vous me dites tout cela, ma chère mère, répondit Gribouille; vous savez bien que je ne vous ai jamais rien dérobé, et que je mourrais plutôt que de vous tromper.

– C'est vrai que vous êtes trop bête pour cela, reprit sa mère; allons, ne raisonnez point, et partez.

Quand Gribouille fut sur le chemin du château que sa mère lui avait indiqué, il se sentit bien fatigué, car il n'avait rien mangé depuis le matin, et la journée finissait. Il fut obligé de s'asseoir sous un figuier qui n'avait encore que des feuilles, car ce n'était point la saison des fruits, et il allait se trouver mal de faiblesse quand il entendit bourdonner un essaim au-dessus de sa tête. Il se dressa sur la pointe des pieds, et vit un beau rayon de miel dans un creux de l'arbre. Il remercia le ciel de ce secours, et mangea un peu de miel le plus proprement qu'il put. Il allait continuer sa route, lorsque, du creux de l'arbre, sortit une voix perçante qui disait: «Arrêtez ce méchant! à moi, mes filles, mes servantes, mes esclaves; mettons en pièces ce voleur qui nous prive de nos richesses!»

Qui eut grand'peur? ce fut Gribouille.

– Hélas! mesdames les abeilles, fit-il en tremblant, pardonnez-moi. Je mourais de faim, et vous êtes si riches, que je ne croyais pas vous faire grand tort en goûtant un peu à votre miel; il est si bon, si jaune, si parfumé, votre miel! vrai, j'ai cru d'abord que c'était de l'or, et c'est quand j'y ai goûté que j'ai compris que c'était encore meilleur et plus agréable à trouver que de l'or fin.

– Il n'est pas trop sot, reprit alors une petite voix douce, et, pour ses jolis compliments, je vous prie, chère Majesté, ma mère, de lui faire grâce et de le laisser continuer son chemin.

Là-dessus il se fit dans l'arbre un grand bourdonnement, comme si tout le monde parlait à la fois et se disputait; mais personne ne sortit, et Gribouille se sauva sans être poursuivi. Quand il se trouva un peu loin, il eut la curiosité de se retourner, et il vit l'endroit qu'il avait quitté si brillant, qu'il s'arrêta pour regarder. Le soleil, qui se couchait, envoyait une grande lumière dans les branches du figuier, et dans ce rayon, qui, à force d'être vif, faisait mal aux yeux, il y avait une quantité innombrable de petites figures transparentes qui dansaient et tourbillonnaient en faisant une fort jolie musique. Gribouille regarda tant qu'il put; mais, soit qu'il fût trop loin, soit que le soleil lui donnât dans les yeux, il ne put jamais comprendre ce qu'il voyait. Tantôt c'était comme des dames et des demoiselles qui avaient des robes dorées et des corsages bruns: tantôt c'était tout simplement une ruche d'abeilles qui reluisait dans le ciel en feu.

Mais, comme la nuit venait toujours et que le soleil descendait derrière les buissons, Gribouille ne vit bientôt plus rien, et il se remit en marche pour le château de M. Bourdon.

Il marcha longtemps, longtemps, se croyant toujours près de la lisière du bois, et enfin il s'aperçut qu'il ne savait où il était et qu'il s'était perdu. Il s'assit encore une fois pour se reposer, et il avait grande envie de dormir: mais, pour ce qu'il avait peur des loups, il sut se tenir éveillé, et marcher encore le plus longtemps qu'il put. Enfin il allait se laisser tomber de fatigue, lorsqu'il vit beaucoup de lumières qui brillaient à travers les arbres, et, quand il se fut avancé de ce côté-là, il se trouva en face d'une grande belle maison tout illuminée et où l'on faisait, du haut en bas, grand bruit de bal, de musique et de cuisine.

Gribouille, tout honteux de se présenter si tard, alla pourtant frapper à la grande porte et demanda à parler au maître de la maison, si le maître de la maison s'appelait M. Bourdon.

– Et vous, lui répondit le portier, entrez, si vous vous appelez Gribouille, car nous avons commandement de bien recevoir celui qui porte ce nom-là. Monseigneur achète ce château et donne une grande fête. Vous lui parlerez demain.

– A la bonne heure, répondit Gribouille, car je m'appelle Gribouille, en effet.

– En ce cas, venez souper et vous reposer.

Et là-dessus on l'emmena dans une belle chambre que Gribouille prit pour celle du maître de la maison, et qui n'était cependant que celle de son premier valet de chambre. On lui servit un beau souper de fruits et de confitures. Il aurait mieux aimé une bonne soupe et un bon morceau de pain, mais il n'osa en demander, et, quand il eut apaisé sa faim le mieux qu'il put, on lui dit qu'il pouvait se jeter sur le lit et faire un somme.

Il profita de la permission, mais le bruit qui se faisait dans toute la maison l'empêcha de dormir de bon cœur. A chaque instant on ouvrait les portes, et il entendait la musique des grosses contre-basses qui ronflaient comme le tonnerre. On refermait les portes, la musique paraissait finie; mais alors on entendait le cliquetis des casseroles dans la cuisine et des flacons dans l'office, et le chuchotement des valets qui avaient l'air de comploter je ne sais quoi, si bien que Gribouille, tantôt écoutant, tantôt rêvant, ne savait point au juste s'il était éveillé ou endormi.

Tout d'un coup, il lui sembla que le valet de chambre de monseigneur, qui l'avait si bien traité, entrait et s'approchait de son lit, et qu'il le regardait dormir, encore qu'il parût n'avoir point d'yeux dans sa vilaine grosse tête. Gribouille eut peur et voulut lui parler, mais le valet de chambre se mit à faire tic, tac, et à remuer les bras et les jambes, et puis à monter au plafond, à redescendre, à remonter encore, à croiser des fils sur d'autres fils, avec beaucoup d'adresse et de promptitude, toujours faisant tic, tac, comme une pendule. D'abord ce jeu amusa Gribouille; mais, quand il se vit tout enveloppé dans un grand filet, il eut peur encore une fois et voulut parler: ce lui fut impossible, car, au lieu de sa voix ordinaire, il ne sortit de son gosier qu'un petit sifflement aigu et faible comme celui d'un cousin. Il essaya de sortir ses bras du lit, et, au lieu de bras, il se vit des petites pattes si menues qu'il craignit, en les remuant, de les casser. Enfin il s'aperçut qu'il était devenu un pauvre petit moucheron, et que ce qu'il avait pris pour le valet de chambre de monseigneur Bourdon n'était qu'une affreuse araignée d'une grandeur démesurée, toute velue, et tout occupée de le prendre dans sa toile pour le dévorer. Pour le coup, Gribouille fut si effrayé qu'il réussit à s'éveiller, et il ne vit dans la chambre que le domestique, sous sa forme naturelle, qui était occupé à fourrer dans son buffet des bouteilles pleines, des couverts d'argent, des vases précieux et des bijoux qu'il volait pendant la fête, se promettant de mettre ses larcins sur le compte de quelque pauvre diable moins avancé que lui dans les bonnes grâces de monseigneur.

D'abord Gribouille ne comprit pas ce qu'il faisait, mais il le devina lorsque le valet se tourna vers lui d'un air effrayé et menaçant, et qu'il lui dit d'une voix sèche et cassée qui ressemblait au mouvement d'une vieille horloge usée:

– Pourquoi me regardez-vous, et pourquoi ne dormez-vous pas?

Gribouille, qui n'était pas du tout si simple que l'on croyait, ne fit semblant de rien, et, se levant, il demanda la permission d'aller voir la fête, puisqu'aussi bien le bruit l'empêchait de dormir.

– Allez, allez, vous êtes libre, lui dit le valet qui aimait bien autant être débarrassé de lui.

Gribouille s'en alla donc droit devant lui, monta des escaliers, en descendit, traversa plusieurs chambres, et vit quantité de choses auxquelles il ne comprit rien du tout, mais qui ne laissèrent pas de le divertir. Dans une de ces chambres il y avait beaucoup de messieurs habillés de noir et de dames très-parées qui jouaient aux cartes et aux dés en se disputant des monceaux d'or.

Dans une autre salle, d'autres hommes noirs et d'autres femmes parées et bariolées dansaient au son des instruments. Ceux qui ne dansaient pas avaient l'air de regarder, mais ils bourdonnaient si bruyamment qu'on n'entendait plus la musique.

Ailleurs on mangeait debout, d'un air affamé et pas moitié aussi proprement que Gribouille avait coutume de le faire. On allait d'une chambre à l'autre, on se poussait, on mourait de chaud, et tout ce monde agité paraissait triste ou en colère. Enfin le jour parut, et on ouvrit les fenêtres. Gribouille, qui s'était assoupi sur une banquette, crut voir s'envoler, par ces fenêtres ouvertes, de grands essaims de bourdons, de frelons et de guêpes, et quand il ouvrit les yeux il se trouva seul dans la poussière. Les lustres s'éteignaient, les valets, harassés, se jetaient en travers sur les canapés et sur les tables. D'autres faisaient main basse sur les restes des buffets. Gribouille s'en fut achever paisiblement son somme sous les arbres du jardin, lequel était fort beau et tout rempli de fleurs magnifiques.

Quand il s'éveilla, bien rafraichi et bien reposé, il vit devant lui un gros et grand monsieur tout habillé de velours noir tirant sur le violet, et ressemblant si fort à celui qu'il avait vu en rêve, sous le chêne du carrefour Bourdon, qu'il pensa que ce fut le même. Il ne put s'empêcher de lui dire…

– Hé bonjour, monsieur le Bourdon, comment vous portez-vous, depuis hier matin?

– Gribouille, répondit le riche seigneur avec la même voix ronflante et le même grasseyement que Gribouille avait entendus dans son rêve, je suis bien aise de vous voir; mais je suis étonné de ce que vous me demandez, car c'est la première fois que nous nous rencontrons. Je sais que vous êtes arrivé cette nuit, mais j'étais couché, et je ne vous ai point vu.

Gribouille, pensant qu'il avait dit une sottise en parlant de son rêve comme d'une chose que M. Bourdon devait se rappeler, chercha à réparer ses paroles imprudentes en lui demandant s'il n'était point malade.

– Moi, point du tout, je me porte au mieux, répondit M. Bourdon; pourquoi me demandez-vous cela?

– C'est à cause, reprit Gribouille de plus en plus interdit, que vous donniez un grand bal et que je pensais que vous y seriez.

– Non, cela m'aurait beaucoup ennuyé, répondit M. Bourdon. J'ai donné une fête pour montrer que je suis riche, mais je me dispense d'en faire les honneurs. Ça, parlons de vous, mon cher Gribouille; vous avez bien fait de venir me voir, car je vous veux du bien.

– C'est donc à cause que je m'appelle Gribouille? demanda Gribouille qui n'osait faire de questions raisonnables dans la crainte de faire encore quelque bévue.

– C'est à cause que vous vous appelez Gribouille, répondit M. Bourdon; cela vous étonne, mais apprenez, mon enfant, que, dans ce monde, il ne s'agit pas de comprendre ce qui nous arrive, mais d'en profiter.

– Eh bien, monsieur, dit Gribouille, quel bien est-ce que vous voulez me faire?

– C'est à vous de parler, répondit le seigneur.

Gribouille fut bien embarrassé, car, de tout ce qu'il avait vu, rien ne lui faisait envie, et d'ailleurs tout lui semblait trop beau et trop riche pour qu'il fût honnête de le désirer. Quand il eut un peu réfléchi, il dit:

– Si vous pouviez me faire un don qui me fît aimer de mes parents, je vous serais fort obligé.

– Dites-moi d'abord, fit M. Bourdon, pourquoi vos parents ne vous aiment point, car vous me semblez un fort gentil garçon.

– Hélas! monsieur, reprit Gribouille, ils disent comme ça que je suis trop bête.

– En ce cas, dit M. Bourdon, il faut vous donner de l'esprit.

Gribouille, qui, dans son rêve, avait déjà refusé l'esprit, n'osa pas cette fois montrer de la défiance.

– Et que faut-il faire, dit-il, pour avoir de l'esprit?

– Il faut apprendre les sciences, mon petit ami. Sachez que je suis un habile homme et que je puis vous enseigner la magie et la nécromancie.

– Mais comment, dit Gribouille, apprendrai-je ces choses-là, dont je ne connais même pas le nom, si je suis trop simple pour apprendre quoi que ce soit?

– Ces choses-là ne sont point difficiles, répondit M. Bourdon, je me charge de vous les montrer; mais, pour cela, il faut que vous veniez demeurer avec moi et que vous soyez mon fils.

– Vous êtes bien honnête, monsieur, dit Gribouille, mais j'ai des parents, je les aime et ne les veux point quitter. Quoiqu'ils aient d'autres enfants qu'ils aiment mieux que moi, je puis leur être nécessaire, et il me semble que ce serait mal de ne plus vouloir être leur fils.

– C'est comme vous voudrez, dit M. Bourdon, je ne force personne. Bonjour, mon cher Gribouille, je n'ai pas le temps de causer davantage avec vous, puisque vous ne voulez pas rester avec moi. Si vous changez d'avis, ou si vous souhaitez quelque autre chose, venez me trouver. Vous serez toujours bien reçu.

Et là-dessus M. Bourdon entra dans une charmille, et Gribouille se trouva tout seul.

Quand Gribouille revint à la maison de son père et qu'il se vit près d'arriver, il se sentit tout joyeux, car il se dit en lui-même: Sans le savoir, M. Bourdon m'a donné le moyen de me faire aimer de mes parents; car, lorsqu'ils sauront qu'on m'a proposé de les quitter pour devenir le fils d'un homme si riche, et que j'ai refusé d'avoir d'autres parents que ceux que le bon Dieu m'a donnés, on verra bien que je ne suis pas un mauvais cœur. Mon père et ma mère m'embrasseront, et ils commanderont à mes frères et sœurs de m'embrasser aussi.

Du plus loin qu'il aperçut la mère Brigoule, qui l'attendait avec impatience au bout de son verger, il se mit à courir et voulut, d'un air riant, se jeter dans ses bras, mais elle, sans lui en donner le temps:

Histoire du véritable Gribouille

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