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LA COUPE
LIVRE DEUXIÈME

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I

Pourtant, lorsque Zilla rentra dans la vallée, il lui sembla que tout était changé. L'air lui semblait moins pur, les fleurs moins belles, les nuages moins brillants. Elle s'étonna de ne pas trouver l'oubli et fit beaucoup d'incantations pour l'évoquer. L'oubli ne vint pas, et la fée fit des réflexions qu'elle n'avait jamais faites. Elle cacha à ses sœurs et à la reine le déplaisir qu'elle avait; mais elle eut beau chanter aux étoiles et danser dans la rosée, elle ne retrouva pas la joie de vivre.

II

Des semaines et des mois se passèrent sans que son ennui fût diminué. D'abord elle avait cru qu'Hermann reviendrait; mais il ne revint pas, et elle en conçut de l'inquiétude. La reine lui dit: «Que t'importe ce qu'il est devenu? Il est peut-être mort, et tu dois désirer qu'il le soit. La mort efface le souvenir.» Zilla sentit que le mot de mort tombait sur elle comme une souffrance. Elle s'en étonna et dit à la reine: «Pourquoi ne savons-nous pas où vont les âmes après la mort?

III

– Zilla, répondit la reine, ne songe point à cela, nous ne le saurons jamais; les hommes ne nous l'apprendront pas. Ils ne le savent que quand ils ont quitté la vie, et nous, qui ne la quittons pas, nous ne pouvons ni deviner où ils vont, ni espérer jamais les rejoindre. – Ce monde-ci, reprit Zilla, doit-il donc durer toujours, et sommes-nous condamnées à ne jamais voir ni posséder autre chose? – Telle est la loi que nous avons acceptée, ma sœur. Nous durerons ce que durera la terre, et si elle doit périr, nous périrons avec elle.

IV

– O reine! les hommes doivent-ils donc lui survivre? – Leurs âmes ne périront jamais. – Alors c'est eux les vrais immortels, et nous sommes des éphémères dans l'abîme de l'éternité. – Tu l'as dit, Zilla. Nous savions cela quand nous avons bu la coupe, l'as-tu donc oublié? – J'étais jeune alors, et la gloire de vaincre la mort m'a enivrée. Depuis j'ai fait comme les autres. Le mot d'avenir ne m'a plus offert aucun sens; le présent m'a semblé être l'éternité.

V

– D'où te vient donc aujourd'hui, dit la reine, l'inquiétude que tu me confies et la curiosité qui te trouble? – Je ne le sais pas, répondit Zilla. Si je pouvais connaître la douleur, je te dirais qu'elle est entrée en moi.» Zilla n'eut pas plutôt prononcé cette parole que des larmes mouillèrent ses yeux purs, et la reine la regarda avec une profonde surprise; puis elle lui dit: «J'avais prévu que tu te repentirais d'avoir abandonné l'enfant; mais ton chagrin dépasse mon attente. Il faut qu'il soit arrivé malheur à Hermann, et ce malheur retombe sur toi.

VI

– Reine, dit la jeune fée, je veux savoir ce qu'Hermann est devenu.» Elles firent un charme. Zilla, enivrée par les parfums du trépied magique, pencha sa belle tête comme un lis qui va mourir et la vision se déploya devant elle. Elle vit Hermann au fond d'une prison. Il avait été vite dépouillé, par les menteurs et les traîtres, de l'argent qu'il possédait. Ayant faim, il avait volé quelques fruits, et il comparaissait devant un juge qui ne pouvait lui faire comprendre que, quand on n'a pas de quoi manger, il faut travailler ou mourir.

VII

A cette vision une autre succéda. Hermann, n'ayant pas compris la justice humaine, comparaissait de nouveau devant le juge, qui le condamnait à être battu de verges et à sortir de la résidence ducale. Le jeune homme indigné déclarait alors qu'il était le fils du feu duc, l'aîné du prince régnant, le légitime héritier de la couronne échue à son frère. Zilla le crut sauvé. – Justice lui sera rendue, pensa-t-elle. Il va être prince, et, comme nous l'avons rendu savant et juste, son peuple le respectera et le chérira.

VIII

Mais une autre vision lui montra Hermann accusé d'imposture et de projets séditieux, et condamné à mort. Alors la fée s'éveilla en entendant retentir au loin cette parole: C'est pour demain! Quelque bonne magicienne qu'elle fût, elle n'avait pas le don de transporter son corps aussi vite que son esprit. Si les fées peuvent franchir de grandes distances, c'est parce qu'elles ne connaissent pas la fatigue; mais à toutes choses il faut le temps, et Zilla comprit pour la première fois le prix du temps.

IX

«Donne-moi des ailes!» dit-elle à la reine; mais la reine n'avait point inventé cela. «Fais-moi conduire par un nuage rapide»; mais ni les hommes ni les fées n'avaient découvert cela. «Fais-moi porter par le vent à travers l'espace. – Tu me demandes l'impossible, dit la reine. Pars vite et ne compte que sur toi-même.» Zilla partit, elle se lança dans le torrent, elle fut portée comme par la foudre; mais, arrivée à la plaine, elle se trouva dans une eau endormie, et préféra courir.

X

Elle était légère autant que fée peut l'être, mais elle n'avait jamais eu besoin de se presser, et, l'énergie humaine n'agissant point en elle pour lui donner la fièvre, elle vit que les piétons qui se rendaient à la ville pour voir pendre l'imposteur Hermann allaient plus vite qu'elle. Humiliée de se voir devancer par de lourds paysans, elle avisa un cavalier bien monté et sauta en croupe derrière lui. Il la trouva belle et sourit; mais tout aussitôt il ne la vit plus et crut qu'il avait rêvé.

XI

Cependant le cheval la sentait, car elle l'excitait à courir, et l'animal effrayé se cabra si follement qu'il renversa son maître. Elle lui enfonça son talon brûlant dans la croupe, et il fournit une course désespérée au bout de laquelle, ayant dépassé ses forces, il tomba mort aux portes de la ville. Zilla prit le manteau du cavalier, qui était resté accroché à la selle, et elle se glissa dans la foule qui se ruait vers l'échafaud.

XII

Le peuple était furieux et hurlait des imprécations parce qu'on venait de lui apprendre que l'imposteur Hermann avait réussi à s'évader. Il voulait qu'on pendît à sa place le geôlier, le gouverneur de la prison et le bourreau lui-même, qui ne lui donnait pas le spectacle attendu. Le grand chef de la police parut sur un balcon et apaisa cette foule en lui disant: «On n'a pu encore rattraper l'imposteur Hermann, mais on va vous donner le spectacle quand même.»

XIII

Et des hérauts crièrent aux quatre coins de la place: «Vous allez voir pendre sans jugement le scélérat qui a fait fuir le condamné.» La foule battit des mains, et le bourreau apprêta sa corde. On amena la victime, et la fée vit quelque chose d'extraordinaire: Celui qui avait sauvé Hermann n'était autre que maître Bonus, qui s'avançait résigné en remettant son âme à Dieu. «C'en est fait, dit-il à la fée, qui s'approcha de lui; j'ai mal veillé jadis sur le prince, et on m'a condamné au feu. Je le sauve aujourd'hui, et voici la corde. J'accomplis ma destinée.»

XIV

Maître Bonus, après le départ de son élève, s'était ennuyé dans le royaume des fées. Il avait eu honte de sa couardise; il s'était dit aussi que le prince Hermann, étant le légitime héritier de la couronne, le sauverait du bûcher. Profitant de ce que les fées l'avaient oublié dans son désert, il était parti depuis huit jours déjà, et il avait pu pénétrer dans la ville sans être reconnu sous ses habits de femme. Là, apprenant que le prince était en prison, il avait été trouver le prince régnant.

XV

Il lui avait juré qu'Hermann était son frère, et le prince régnant lui avait permis d'essayer de le faire évader, à la condition qu'ils retourneraient tous deux chez les fées et ne troubleraient plus la paix de ses États. Maître Bonus avait sauvé Hermann en lui donnant sa robe et son chaperon. Il était resté en prison à sa place, comptant qu'il serait respecté en montrant le sauf-conduit du prince régnant; mais, dans sa précipitation à changer d'habit, il avait laissé le sauf-conduit dans la poche de sa robe.

XVI

Et, sans le savoir, Hermann s'en allait avec ce papier, tandis qu'on allait pendre maître Bonus. Zilla résolut de sauver le vieillard, et, faisant claquer ses doigts, elle foudroya le bourreau, qui tomba comme ivre et ne put être réveillé par les cris de la multitude. Des gardes qui voulurent s'emparer de la fée et du patient furent frappés d'immobilité, et tous ceux qui se présentèrent pour les remplacer ne purent secouer l'engourdissement que leur jeta la magicienne.

XVII

Elle conduisit le vieillard dans une forêt où il lui apprit en se reposant la route qu'Hermann avait dû prendre sans risque, grâce au sauf-conduit. «Allons le chercher», dit Zilla, et bien vite ils repartirent. Plusieurs jours après, ils le rejoignirent sur les terres d'un prince voisin, et ils le trouvèrent travaillant à couper et à débiter des arbres pour gagner sa vie. En voyant apparaître ses amis, il jeta sa cognée et voulut les suivre.

XVIII

Mais une jeune fille qui s'approchait en ce moment l'arrêta d'un regard plus puissant que celui de toutes les fées. C'était pourtant une pauvre fille qui marchait pieds nus, la servante du maître bûcheron qui avait enrôlé le prince parmi ses manœuvres. Tous les jours elle apportait sur sa tête l'eau et le pain qu'Hermann mangeait et buvait à midi. Elle allait ainsi servir les autres ouvriers épars dans la forêt, et elle ne s'arrêtait point à causer avec eux.

XIX

Elle avait à peine échangé quelques paroles avec Hermann, mais leurs yeux s'étaient parlé. Elle était belle et modeste. Hermann avait vingt ans, et il n'avait pas encore aimé. Depuis trois jours, il aimait la pauvre Bertha, et quand la fée lui dit: «Partons», il lui répondit: «Jamais, à moins que tu ne me permettes d'emmener cette compagne. – Tu seras toujours un fou, reprit Zilla. Tu as à peine passé une saison parmi les hommes; ils ont voulu te faire mourir, et tu prétends aimer parmi eux.

XX

– Je ne prétends rien, dit Hermann. Hier, j'étais prêt à mourir sur l'échafaud, et je maudissais ma race: aujourd'hui j'aime cette enfant et je sens que l'humanité est ma famille. – Ne vois-tu pas, reprit la fée, que tu vivras ici dans la servitude, le travail et la misère? – J'accepte tous les maux, si j'ai le bonheur d'être aimé.» Zilla prit à part la jeune fille et lui demanda si elle voulait être la compagne d'Hermann. Elle rougit et ne répondit pas. «Songe, lui dit la fée, que son royaume est la solitude.»

XXI

Bertha demanda s'il était exilé. «Pour toujours, dit la fée. – Mais n'êtes-vous pas sa fiancée?» La fée sourit avec dédain. «Pardonnez-moi, dit Bertha, je veux savoir s'il n'aime que moi.» La fée vit que sa beauté rendait Bertha jalouse, et son orgueil s'en réjouit; mais la jeune fille pleura, et Hermann, accourant, dit à la fée: «Pourquoi fais-tu pleurer celle que j'aime? Et si tu ne veux pas qu'elle me suive, comment espères-tu que je te suivrai?

XXII

– Venez donc tous deux, dit la fée; mais si tu t'ennuies encore chez nous avec cette compagne, ne compte plus que je m'intéresserai à toi.» Ils partirent tous les quatre, car maître Bonus, plus que jamais, en avait assez du commerce des humains, et ils retournèrent dans le Val-des-Fées, où l'union d'Hermann et de Bertha fut consacrée par la reine, et puis les jeunes époux allèrent vivre avec maître Bonus dans une belle maison de bois qu'Hermann construisit pour sa compagne.

XXIII

Alors les fées virent quelle chose puissante était l'amour dans deux jeunes cœurs également purs, et quel bonheur ces deux enfants goûtaient dans leur solitude. Maître Bonus avait repris ses habits de femme avec empressement, et ses fonctions de ménagère avec orgueil. Bertha, simple et humble, avait du respect pour lui et admirait sincèrement sa pâtisserie. Hermann, depuis que son précepteur s'était dévoué pour lui, lui pardonnait sa gourmandise et lui témoignait de l'amitié.

XXIV

Il travaillait avec ardeur à cultiver la terre et à préparer les plus douces conditions d'existence à sa famille, car il eut bientôt un fils, puis deux, et puis une fille, et à chaque présent de Dieu il augmentait sa prévoyance et embellissait son domaine. Bertha était si douce qu'elle avait gagné la bienveillance de Zilla et de toutes les jeunes fées; et même Zilla aimait désormais Bertha plus qu'Hermann, et leurs enfants plus que l'un et l'autre.

XXV

Zilla ne se reconnaissait plus elle-même auprès de ces enfants. L'ambition d'être aimée lui était venue si forte que l'équité de son esprit en était troublée. Un jour, elle dit à Bertha: «Donne-moi ta fille. Je veux une âme qui soit à moi sans partage. Hermann ne m'a jamais aimée malgré ce que j'ai fait pour lui. – Vous vous trompez, Madame, répondit Bertha. Il eût voulu vous chérir comme sa mère, c'est vous qui ne l'aimiez pas comme votre fils.

XXVI

– Je ne pouvais l'aimer ainsi, reprit la fée. Je sentais qu'il regrettait quelque chose, ou qu'il aspirait à une tendresse que je ne pouvais lui inspirer; mais ta fille ne te connaît pas encore. Elle ne regrettera personne. Je l'emporterai dans nos sanctuaires, elle ne verra jamais que moi, et j'aurai tout son cœur et tout son esprit pour moi seule. – Et l'aimerez-vous comme je l'aime? dit Bertha, car vous parlez toujours d'être aimée, sans jamais rien promettre en retour.

XXVII

– Qu'importe que je l'aime, dit la fée, si je la rends heureuse? – Jurez de l'aimer passionnément, s'écria Bertha méfiante, ou je jure que vous ne l'aurez pas.» La fée, irritée, alla se plaindre à la reine. «Ces êtres sont insensés, lui dit-elle. Ils ne comprennent pas ce que nous sommes pour eux. Ils nous doivent tout, la sécurité, l'abondance, l'offre de tous les dons de la science et de l'esprit. Eh bien! ils ne nous en savent point de gré. Ils nous craignent peut-être, mais ils ne veulent point nous chérir sans conditions.

XXVIII

– Zilla, dit la reine, ces êtres ont raison. La plus belle et la plus précieuse chose qu'ils possèdent, c'est le don d'aimer, et ils sentent bien que nous ne l'avons pas. Nous qui les méprisons, nous sommes tourmentées du besoin d'inspirer l'affection, et le spectacle de leur bonheur éphémère détruit le repos de notre immortalité. De quoi nous plaindrions-nous? Nous avons voulu échapper aux lois rigides de la mort, nous échappons aux douces lois de la vie, et nous sentons un regret profond que nous ne pouvons pas définir.

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