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III

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Venise, juillet 1834

Depuis quelques jours, nous errons sur l'archipel vénitien, cherchant un peu d'air vital hors de cette ville de marbre qui est devenue un miroir ardent; ce mois-ci surtout, les nuits sont étouffantes. Ceux qui habitent l'intérieur de la cité dorment tout le jour, les uns sur leurs grands sofas, si bien adaptés à la mollesse du climat, les autres sur le plancher des barques. Le soir, ils cherchent le frais sur les balcons, ou prolongent la veillée sous les tentes des cafés, lesquels heureusement ne se ferment jamais. Mais on n'entend plus les rires et les chansons accoutumés. Les rossignols et les gondoliers ont perdu la voix. Des milliers de petits coquillages phosphorescents brillent au pied des murs, et des algues chargées d'étincelles passent dans l'eau noire autour des gondoles endormies. Rien n'interrompt plus le silence des nuits que le cri aigu des mulots qui folâtrent sur les marches des perrons. De longs nuages noirs arrivent des Alpes et passent sur Venise en la couvrant de grands éclairs silencieux; mais ils vont se briser au delà de l'Adriatique, et l'air s'embrase de l'électricité qu'ils ont apportée.

Les enfants du peuple et les chiens caniches sont, avec les poissons, les seuls êtres qui ne souffrent pas de cette sécheresse. Ils ne sortent de l'eau que pour manger ou dormir, et le reste du temps ils nagent pêle-mêle. Pour nous, qui avons le malheur d'avoir des chemises, et qui ne pouvons passer la vie à les ôter et à les remettre, nous cherchons l'air de la mer, que la Providence a fait si bon en tout pays, et qui court généreusement en plein midi sur les lagunes. Les seuls voyageurs que nous rencontrions là sont de pauvres petits papillons affamés qui se hasardent à passer d'un îlot à l'autre pour y trouver quelque fleur que le soleil n'ait pas dévorée, mais qui succombent souvent à la fatigue et tombent dans une vague avant d'avoir pu achever leur longue et périlleuse traversée.

Hier nous passâmes devant l'île de San-Servilio, qui est occupée par les fous et les infirmes. A travers une des grilles qui donnent sur les flots, nous vîmes un vieillard pâle et maigre assis à sa fenêtre, les coudes appuyés sur le bord. Il tenait son front dans une de ses mains; ses yeux caves étaient fixés sur l'horizon. Un instant il ôta sa main, essuya son front étroit et chauve, et retomba aussitôt dans son immobilité. Il y avait, dans cette immobilité même, quelque chose de si terrible que mes yeux s'y attachèrent involontairement. Quand nous eûmes tourné l'angle de la façade, je vis que les regards de Beppa avaient suivi cette direction et se reportaient sur moi. – Était-ce un fou? me dit-elle. – Un fou furieux, lui répondis-je.

Un homme jeune encore, un peu gros, vermeil, d'une figure agréable, qu'ombrageaient de beaux cheveux noirs bouclés et humides de sueur, sortit des buissons qui bordent le jardin et s'avança sur la grève. Il tenait un râteau, et son air n'avait rien d'extravagant; mais il nous adressa d'un ton amical des paroles sans suite qui trahirent le dérangement de son cerveau. L'abbé était assis à la proue, et, avec cette vive et saisissante physionomie que personne ne contemple indifféremment, il regardait ce fou d'un air bienveillant. Addio, caro! lui cria l'amateur de jardinage en voyant que nous n'abordions pas à l'hospice. Il dit cette parole d'un ton de regret affectueux et doux: et, nous envoyant encore un adieu de la main, il reprit son travail avec un empressement enfantin. – Il doit y avoir un bon sentiment dans cette pauvre tête, dit l'abbé; car il y a de la sérénité sur ce visage et de l'harmonie dans cette voix. Qui sait de quoi l'on peut devenir fou? Il ne faut qu'être né meilleur ou pire que le commun des hommes, pour perdre ou la raison ou le bonheur. – Bon fou, dit-il en envoyant gaiement une bénédiction vers l'horticulteur, Dieu te préserve de guérir! —

Nous arrivâmes à l'île de Saint-Lazare, où nous avions une visite à faire aux moines arméniens. Le frère Hiéronyme, avec sa longue barbe blanche surmontée d'une moustache noire et sa figure si belle et si douce au premier coup d'œil, vint nous recevoir. Avec une infatigable complaisance de vanité monacale, il nous promena de l'imprimerie à la bibliothèque et du cabinet de physique au jardin. Il nous montra ses momies, ses manuscrits arabes, le livre imprimé en vingt-quatre langues sous sa direction, ses papyrus égyptiens et ses peintures chinoises. Il parla espagnol avec Beppa, italien avec le docteur, allemand et anglais avec l'abbé, français avec moi; et chaque fois que nous lui faisions compliment sur son immense savoir, son regard, plein de ce mélange d'hypocrisie et d'ingénuité qui est particulier aux physionomies orientales, semblait nous dire: S'il ne m'était pas commandé d'être humble, je vous ferais voir que j'en sais bien davantage.

– Vous êtes Français, me dit-il, vous connaissez l'abbé de Lamennais? Je voudrais bien rencontrer quelqu'un qui le connût. – Certainement, je le connais beaucoup, répondis-je effrontément, curieux de savoir ce que l'on pensait de l'abbé de Lamennais en Arménie. – Eh bien! quand vous le verrez, dit le moine, dites-lui que son livre… Il s'arrêta en jetant un regard méfiant sur l'abbé, et acheva ainsi sa phrase, commencée peut-être dans un autre but: Dites-lui que son dernier livre nous a fait beaucoup de peine. – Ah! dit l'abbé, qui, pour n'être que Vénitien, n'en a pas moins la pénétration d'un Grec, savez-vous, mon frère, que M. de Lamennais est un homme d'un immense orgueil, et qui s'imagine devoir compte de ses opinions à l'Europe entière? Savez-vous qu'il est bien capable de considérer votre couvent comme une imperceptible fraction de son auditoire?

– Carliste! c'est un carliste! dit le père Hiéronyme en secouant la tête. – Parbleu! il me paraît étrange d'entendre parler de ces choses-là dans le lieu et dans le pays où nous sommes, dis-je à voix basse à l'abbé, tandis que l'Arménien était distrait par Beppa qui touchait à sa grande Bible manuscrite, et qui passait insolemment ses petits doigts sur les vives couleurs des peintures grecques semées sur les marges. – Vous allez voir qu'il dira du mal de Lamennais, s'il se méfie de nous, dit l'abbé; excitez-le un peu. – Est-ce que vous ne trouvez pas, mon père, dis-je au moine, que M. de Lamennais est un grand poëte sacré? – Poëte! poëte! répéta-t-il d'un air effrayé; vous ne savez donc pas le jugement de Sa Sainteté? – Non, répondis-je. – Eh bien! mon fils, sachez-le; ce nouvel écrit est abominable, et il est défendu à tout chrétien de le lire. – Malheureusement je ne savais point cela, répondis-je, et je l'ai lu sans penser à mal. – Ce malheur-là a pu arriver à bien d'autres, dit l'abbé en souriant. C'est un génie si dangereux que celui de M. de Lamennais! On peut bien le lire jusqu'au bout sans s'apercevoir du danger. – Sans doute, reprit le moine, ce n'est qu'après l'avoir lu, quand on y réfléchit, qu'on aperçoit le serpent caché sous les fleurs de la séduction. – C'est ce qui vous est arrivé après l'avoir lu, n'est-ce pas, mon frère? dit l'abbé. – Je ne dis point que je l'aie lu, repartit le moine. Cela aurait bien pu m'arriver sans que je fusse fort coupable; jugez-en: l'abbé de Lamennais vint ici après son entrevue avec le pape; il parla avec moi. Tenez, il était assis à la place où vous êtes. Je vivrais cent ans que je n'oublierais ni sa figure, ni sa voix, ni ses paroles. Il me fit une grande impression, j'en conviens, et je vis tout de suite que c'était un de ces hommes qui peuvent, lorsqu'ils le veulent, servir la religion vigoureusement. Je m'imaginai qu'il était rentré de bonne foi dans le sein de l'Église, et que désormais il serait son plus orthodoxe défenseur. Que voulez-vous, il parlait si bien! il parlait comme il écrit… A ce qu'on dit, il écrit bien, ajouta l'Arménien, qui se méfiait toujours du sourire ironique de l'abbé. Ce fut au point, continua-t-il, que je le priai sincèrement de m'envoyer le premier ouvrage qu'il publierait. – Et il vous l'a envoyé? demanda l'abbé. – Je ne dis point qu'il me l'ait envoyé, reprit aussitôt le moine. S'il me l'eût envoyé, ce ne serait pas ma faute. Qui pouvait prévoir que cet homme si pieux et si bon ferait un livre abominable? – Mais êtes-vous bien sûr, lui dis-je, qu'il soit abominable? – Comment, si j'en suis sûr! – Si vous ne l'avez pas lu? – Mais la circulaire du pape? – Ah! j'oubliais, repris-je. – Lorsque cette circulaire nous est arrivée, dit le moine, j'étais, comme vous, dans l'erreur sur le compte de M. de Lamennais. Je disais à mes frères: Voyez un peu quelles grâces ineffables Dieu a répandues sur ce saint homme! voyez comme un instant de doute et de souffrance a fait place en lui à une foi vive et ardente! c'est l'effet de son entrevue avec le pape. – Vous disiez cela encore, après avoir lu le livre? dit l'abbé persévérant dans sa taquinerie. – Je ne dis point que je l'aie dit alors, répondit le moine. D'ailleurs, quand je l'aurais dit? je n'avais pas reçu la circulaire. – Cette circulaire me chagrine beaucoup, lui dis-je. Voyez donc! j'étais enthousiasmé du livre et de l'auteur; je sentais, en le lisant, éclore en moi une foi plus vive; l'amour de Dieu, l'espoir de voir son règne s'accomplir sur la terre, m'avaient transporté au pied du trône éternel. Jamais je n'avais prié avec autant de ferveur; j'éprouvais presque, chose inouïe en ces jours-ci, la soif du martyre. Cela ne vous a-t-il point produit le même effet, mon père? – Si je n'avais pas reçu la circulaire du pape… dit le moine d'un air ému et contrarié; mais que voulez-vous? Quand le pape déclare que le livre est contraire à la religion, à l'Église, aux mœurs, et au gouvernement de… de… Il se frappa le front sans pouvoir trouver le nom de Louis-Philippe 1er; ce fut le seul moment où il fut un peu Arménien et moine. Les Français, continua-t-il, ont beaucoup d'obstination dans leurs opinions politiques. M. de Lamennais est un carliste. – Savez-vous bien au juste, mon père, ce que c'est que d'être carliste? lui demandai-je. – Il paraît, répondit-il, que cela est très-contraire aux opinions du pape. – Ma foi! je n'y comprends plus rien, dis-je à voix basse à l'abbé; ou cet Arménien fait un étrange amphigouri dans sa tête, ou le pape craint le juste-milieu autant que les moines arméniens craignent le pape. – Je vous demande pardon, dit le frère Hiéronyme en se rapprochant de nous d'un air curieux, j'ai peut-être blessé vos opinions particulières en parlant ainsi. – Comme je ne songeais point à répondre, l'abbé me poussa le coude et me dit: – Vous n'entendez donc pas que le père Hiéronyme vous demande quelle est votre opinion particulière? – En vérité, repris-je, je n'en ai point d'autre que celle-ci: le Monde se meurt, et les religions s'en vont. – Hélas! oui, la religion s'en va si l'on n'y prend garde, dit l'Arménien; les doctrines nouvelles s'infiltrent peu à peu dans l'antique vérité, comme l'eau dans le marbre, et ceux qui pourraient être les flambeaux de la foi se servent de la lumière pour égarer le troupeau. Quant à moi, continua-t-il en prenant un air de confidence, j'ai un grand désir et presque un projet arrêté: c'est de demander la permission d'aller trouver l'abbé de Lamennais, en quelque lieu qu'il soit, et de le supplier au nom de la religion, au nom de sa gloire, au nom de l'amitié que j'ai ressentie pour lui en le voyant, de rentrer dans le giron de la sainte Église romaine et de redresser ses voies. J'ai tant de choses à lui dire! ajouta-t-il naïvement, je suis sûr que je viendrais à bout de le convertir. – L'abbé se détourna pour cacher un rire moqueur; puis il fit le tour du cabinet, tandis que le moine le suivait du regard, avec cet œil oriental, si beau et si brillant, qui semble tenir de l'aigle et du chat. Quand l'abbé eut fait semblant de regarder tous les objets d'histoire naturelle, il sortit, et Beppa pria l'Arménien de lui lire quelques lignes des diverses langues orientales dont les manuscrits étaient épars sur la table, afin d'écouter et de comparer les diverses musiques de ces langues inconnues à son oreille. Je laissai le docteur avec elle, au moment où ils se montraient fort satisfaits du syriaque et commençaient à goûter quelque peu le chaldéen; j'allai rejoindre l'abbé, qui se promenait, d'un air rêveur, dans le cloître, le long des arcades ouvertes sur un préau rempli de soleil et de fleurs éclatantes. – Voilà ce que c'est que de jouer au plus fin avec son pareil, lui dis-je en riant. Tu as voulu faire de l'esprit, et tu as été pris pour un espion, l'abbé; c'est bien fait.

Lettres d'un voyageur

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