Читать книгу Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13) - Жорж Санд - Страница 5

TOME DIXIÈME CHAPITRE VINGT-SIXIEME

Оглавление

Manière de préface à une nouvelle phase de mon récit. — Pourquoi je ne parle pas de toutes les personnes qui ont eu de l'influence sur ma vie, soit par la persuasion, soit par la persécution. — Quelques lignes de J. — J. Rousseau sur le même sujet. — Mon sentiment est tout l'opposé du sien. — Je ne sais pas attenter à la vie des autres, et, pour cause de christianisme invétéré, je n'ai pu me jeter dans la politique de personnalités. — Je reprends mon histoire. — La mansarde du quai Saint-Michel et la vie excentrique que j'ai menée pendant quelques mois avant de m'installer. — Déguisement qui réussit extraordinairement. — Méprises singulières. — M. Pinson. — Le bouquet de Mlle Leverd. — M. Rollinat père. — Sa famille. — François Rollinat. — Digression assez longue. — Mon chapitre de l'amitié, moins beau, mais aussi senti que celui de Montaigne.

Établissons un fait avant d'aller plus loin.

Comme je ne prétends pas donner le change sur quoi que ce soit en racontant ce qui me concerne, je dois commencer par dire nettement que je veux taire et non arranger ni déguiser plusieurs circonstances de ma vie. Je n'ai jamais cru avoir de secrets à garder pour mon compte vis-à-vis de mes amis. J'ai agi, sous ce rapport, avec une sincérité à laquelle j'ai dû la franchise de mes relations et le respect dont j'ai toujours été entourée dans mon milieu d'intimité. Mais vis-à-vis du public, je ne m'attribue pas le droit de disposer du passé de toutes les personnes dont l'existence a côtoyé la mienne.

Mon silence sera indulgence ou respect, oubli ou déférence, je n'ai pas à m'expliquer sur ces causes. Elles seront de diverses natures probablement, et je déclare qu'on ne doit rien préjuger pour ou contre les personnes dont je parlerai peu ou point.

Toutes mes affections ont été sérieuses, et pourtant j'en ai brisé plusieurs sciemment et volontairement. Aux yeux de mon entourage, j'ai agi trop tôt ou trop tard, j'ai eu tort ou raison, selon qu'on a plus ou moins bien connu les causes de mes résolutions. Outre que ces débats d'intérieur auraient peu d'intérêt pour le lecteur, le seul fait de les présenter à son appréciation serait contraire à toute délicatesse, car je serais forcée de sacrifier parfois la personnalité d'autrui à la mienne propre.

Puis-je, cependant, pousser cette délicatesse jusqu'à dire que j'ai été injuste en de certaines occasions pour le plaisir de l'être? Là commencerait le mensonge. Et qui donc en serait dupe? Tout le monde sait, du reste, que, dans toute querelle, qu'elle soit de famille ou d'opinion, d'intérêt ou de cœur, de sentiment ou de principes, d'amour ou d'amitié, il y a des torts réciproques, et qu'on ne peut expliquer et motiver les uns que par les autres. Il est des personnes que j'ai vues à travers un prisme d'enthousiasme, et vis-à-vis desquelles j'ai eu le grand tort de recouvrer la lucidité de mon jugement. Tout ce qu'elles avaient à me demander, c'était de bons procédés, et je défie qui que ce soit de dire que j'aie manqué à ce fait. Pourtant leur irritation a été vive, et je le comprends très bien. On est disposé, dans le premier moment d'une rupture, à prendre le désenchantement pour un outrage. Le calme se fait, on devient plus juste. Quoi qu'il en soit de ces personnes, je ne veux pas avoir à les peindre; je n'ai pas le droit de livrer leurs traits à la curiosité ou à l'indifférence des passans. Si elles vivent dans l'obscurité, laissons-les jouir de ce doux privilége. Si elles sont célèbres, laissons-les se peindre elles-mêmes, si elles le jugent à propos, et ne faisons pas le triste métier de biographe des vivans.

Les vivans! on leur doit bien, je pense, de les laisser vivre, et il y a longtemps qu'on a dit que le ridicule était une arme mortelle. S'il en est ainsi, combien plus le blâme de telle ou telle action, ou seulement la révélation de quelque faiblesse! Dans des situations plus graves que celles auxquelles je fais allusion ici, j'ai vu la perversité naître et grandir d'heure en heure; je la connais, je l'ai observée, et je ne l'ai même pas prise pour type en général, dans mes romans. On a critiqué en moi cette bénignité d'imagination. Si c'est une infirmité du cerveau, on peut bien croire qu'elle est dans mon cœur aussi et que je ne sais pas vouloir constater le laid dans la vie réelle. Voilà pourquoi je ne le montrerai pas dans une histoire véritable. Me fût-il prouvé que cela est utile à montrer, il n'en resterait pas moins certain pour moi que le pilori est un mauvais mode de prédication, et que celui qui a perdu l'espoir de se réhabiliter devant les hommes n'essaiera pas de se réconcilier avec lui-même.

D'ailleurs, moi, je pardonne, et si des âmes très coupables devant moi se réhabilitent sous d'autres influences, je suis prête à bénir. Le public n'agit pas ainsi; il condamne et lapide. Je ne veux donc pas livrer mes ennemis (si je peux me servir d'un mot qui n'a pas beaucoup de sens pour moi) à des juges sans entrailles ou sans lumières, et aux arrêts d'une opinion que ne dirige pas la moindre pensée religieuse, que n'éclaire pas le moindre principe de charité.

Je ne suis pas une sainte: j'ai dû avoir, je le répète, et j'ai eu certainement ma part de torts, sérieux aussi, dans la lutte qui s'est engagée entre moi et plusieurs individualités. J'ai dû être injuste, violente de résolutions, comme le sont les organisations lentes à se décider, et subir des préventions cruelles, comme l'imagination en crée aux sensibilités surexcitées. L'esprit de mansuétude que j'apporte ici n'a pas toujours dominé mes émotions au moment où elles se sont produites. J'ai pu murmurer contre mes souffrances et me plaindre des faits, dans le secret de l'amitié; mais jamais de sang-froid, avec préméditation et sous l'empire d'un lâche sentiment de rancune ou de haine, je n'ai traduit personne à la barre de l'opinion. Je n'ai pas voulu le faire là où les gens les plus purs et les plus sérieux s'en attribuent le droit: en politique. Je ne suis pas née pour ce métier d'exécuteur, et si j'ai refusé obstinément d'entrer dans ce fait de guerre générale, par scrupule de conscience, par générosité ou débonnaireté de caractère, à plus forte raison ne me démentirai-je pas quand il s'agira de ma cause isolée.

Et qu'on ne dise pas qu'il est facile d'écrire sa vie quand on en retranche l'exposé de certaines applications essentielles de la volonté. Non, cela n'est pas facile, car il faut prendre franchement le parti de laisser courir des récits absurdes et de folles calomnies, et j'ai pris ce parti-là, en commençant cet ouvrage. Je ne l'ai pas intitulé mes Mémoires, et c'est à dessein que je me suis servi de ces expressions: Histoire de ma vie, pour bien dire que je n'entendais pas raconter sans restriction celle des autres. Or, dans toutes les circonstances où la vie de quelqu'un de mes semblables a pu faire dévier la mienne propre de la ligne tracée par sa logique naturelle, je n'ai rien à dire, ne voulant pas faire un procès public à des influences que j'ai subies ou repoussées, à des caractères qui, par persuasion ou par persécution, m'ont déterminée à agir dans un sens ou dans l'autre. Si j'ai flotté ou erré, j'ai, du moins, la grande consolation d'être aujourd'hui certaine de n'avoir jamais agi, après réflexion, qu'avec la conviction d'accomplir un devoir ou d'user d'un droit légitime, ce qui est au fond la même chose.

J'ai reçu dernièrement un petit volume récemment publié5, de fragmens inédits de Jean-Jacques Rousseau, et j'ai été vivement frappée de ce passage qui faisait partie d'un projet de préface ou introduction aux Confessions: «Les liaisons que j'ai eues avec plusieurs personnes me forcent d'en parler aussi librement que de moi. Je ne puis me bien faire connaître que je ne les fasse connaître aussi; et l'on ne doit pas s'attendre que, dissimulant dans cette occasion ce qui ne peut être tu sans nuire aux vérités que je dois dire, j'aurai pour d'autres des ménagemens que je n'ai pas pour moi-même.»

Je ne sais pas si, lors même qu'on est Jean-Jacques Rousseau, on a le droit de traduire ainsi ses contemporains devant ses contemporains pour une cause toute personnelle. Il y a là quelque chose qui révolte la conscience publique. On aimerait que Rousseau se fût laissé accuser de légèreté et d'ingratitude envers Mme de Warens, plutôt que d'apprendre par lui des détails qui souillent l'image de sa bienfaitrice. On eût pu pressentir qu'il y eût des motifs à son inconstance, des excuses à son oubli, et le juger avec d'autant plus de générosité qu'il en eût paru digne par sa générosité même.

J'écrivais, il y a sept ans, aux premières pages de ce récit: «Comme nous sommes tous solidaires, il n'y a point de faute isolée. Il n'y a point d'erreur dont quelqu'un ne soit la cause ou le complice, et il est impossible de s'accuser sans accuser le prochain, non pas seulement l'ennemi qui nous dénonce, mais encore parfois l'ami qui nous défend. C'est ce qui est arrivé à Rousseau, et cela est mal.»

Oui, cela est mal. Après sept ans d'un travail cent fois interrompu par des préoccupations générales et particulières qui ont donné à mon esprit tout le loisir de nouvelles réflexions et tout le profit d'un nouvel examen, je me retrouve vis-à-vis de moi-même et de mon ouvrage dans la même conviction, dans la même certitude. Certaines confidences personnelles, qu'elles soient confession ou justification, deviennent, dans des conditions de publicité littéraire, un attentat à la conscience, à la réputation d'autrui, ou bien elles ne sont pas complètes et par là elles ne sont pas vraies.

Tout ceci établi, je continue. Je retire à mes souvenirs une portion de leur intérêt, mais il leur restera encore assez d'utilité, sous plus d'un rapport, pour que je prenne la peine de les écrire.

Ici ma vie devient plus active, plus remplie de détails et d'incidens. Il me serait impossible de les retrouver dans un ordre de dates certaines. J'aime mieux les classer par ordre de progression dans leur importance.

Je cherchai un logement et m'établis bientôt quai Saint-Michel, dans une des mansardes de la grande maison qui fait le coin de la place, au bout du pont, en face de la Morgue. J'avais là trois petites pièces très propres donnant sur un balcon d'où je dominais une grande étendue du cours de la Seine, et d'où je contemplais face à face les monumens gigantesques de Notre-Dame, Saint-Jacques-la-Boucherie, la Sainte-Chapelle, etc. J'avais du ciel, de l'eau, de l'air, des hirondelles, de la verdure sur les toits; je ne me sentais pas trop dans le Paris de la civilisation, qui n'eût convenu ni à mes goûts ni à mes ressources, mais plutôt dans le Paris pittoresque et poétique de Victor Hugo, dans la ville du passé.

J'avais, je crois, trois cents francs de loyer par an. Les cinq étages de l'escalier me chagrinaient fort, je n'ai jamais su monter, mais il le fallait bien, et souvent avec ma grosse fille dans les bras; je n'avais pas de servante. Ma portière, très fidèle, très propre et très bonne, m'aida à faire mon ménage pour 15 fr. par mois. Je me fis apporter mon repas de chez un gargotier très propre et très honnête aussi, moyennant deux francs par jour. Je savonnais et repassais moi-même le fin. J'arrivai alors à trouver mon existence possible dans la limite de ma pension.

Le plus difficile fut d'acheter des meubles. Je n'y mis pas de luxe, comme on peut croire. On me fit crédit, et je parvins à payer; mais cet établissement, si modeste qu'il fût, ne put s'organiser tout de suite: quelques mois se passèrent, tant à Paris qu'à Nohant, avant que je pusse transplanter Solange de son palais de Nohant (relativement parlant), dans cette pauvreté, sans qu'elle en souffrît, sans qu'elle s'en aperçût. Tout s'arrangea peu à peu, et dès que je l'eus auprès de moi, avec le vivre et le service assurés, je pus devenir sédentaire, ne sortir le jour que pour la mener promener au Luxembourg, et passer à écrire toutes mes soirées auprès d'elle.

Jusque-là, c'est-à-dire jusqu'à ce que ma fille fût avec moi à Paris, j'avais vécu d'une manière moins facile et même d'une manière très inusitée, mais qui allait pourtant très directement à mon but.

Je ne voulais pas dépasser mon budget, je ne voulais rien emprunter; ma dette de 500 francs, la seule de ma vie, m'avait tant tourmentée! Et si M. Dudevant eût refusé de la payer! Il la paya de bonne grâce: mais je n'avais osé la lui déclarer qu'étant très malade et craignant de mourir insolvable. J'allais cherchant de l'ouvrage et n'en trouvant pas. Je dirai tout à l'heure où j'en étais de mes chances littéraires. J'avais en montre un petit portrait dans le café du quai Saint-Michel, dans la maison même, mais la pratique n'arrivait pas. J'avais raté la ressemblance de ma portière: cela risquait de me faire bien du tort dans le quartier.

J'aurais voulu lire, je n'avais pas de livres de fonds. Et puis c'était l'hiver, il n'est pas économique de garder la chambre quand on doit compter les bûches. J'essayai de m'installer à la bibliothèque Mazarine; mais il eût mieux valu, je crois, aller travailler sur les tours de Notre-Dame, tant il y faisait froid. Je ne pus y tenir, moi qui suis l'être le plus frileux que j'aie jamais connu. Il y avait là de vieux piocheurs qui s'installaient à une table, immobiles, satisfaits, momifiés, et ne paraissant pas s'apercevoir que leurs nez bleus se cristallisaient. J'enviais cet état de pétrification: je les regardais s'asseoir et se lever comme poussés par un ressort, pour bien m'assurer qu'ils étaient en bois.

Et puis encore j'étais avide de me déprovincialiser et de me mettre au courant des choses, au niveau des idées et des formes de mon temps. J'en sentais la nécessité, j'en avais la curiosité; excepté les œuvres les plus saillantes, je ne connaissais rien des arts modernes; j'avais surtout soif du théâtre.

Je savais bien qu'il était impossible à une femme pauvre de se passer ces fantaisies. Balzac disait: «On ne peut pas être femme à Paris à moins d'avoir 25 mille francs de rente.» Et ce paradoxe d'élégance devenait une vérité pour la femme qui voulait être artiste.

Pourtant je voyais mes jeunes amis berrichons, mes compagnons d'enfance, vivre à Paris avec aussi peu que moi et se tenir au courant de tout ce qui intéresse la jeunesse intelligente. Les événemens littéraires et politiques, les émotions des théâtres et des musées, des clubs et de la rue, ils voyaient tout, ils étaient partout. J'avais d'aussi bonnes jambes qu'eux et de ces bons petits pieds du Berry qui ont appris à marcher dans les mauvais chemins, en équilibre sur de gros sabots. Mais sur le pavé de Paris, j'étais comme un bateau sur la glace. Les fines chaussures craquaient en deux jours, les socques me faisaient tomber, je ne savais pas relever ma robe. J'étais crottée, fatiguée, enrhumée, et je voyais chaussures et vêtemens, sans compter les petits chapeaux de velours arrosés par les gouttières, s'en aller en ruine avec une rapidité effrayante.

J'avais fait déjà ces remarques et ces expériences avant de songer à m'établir à Paris, et j'avais posé ce problème à ma mère, qui y vivait très élégante et très aisée avec 3,500 francs de rente: comment suffire à la plus modeste toilette dans cet affreux climat, à moins de vivre enfermée dans sa chambre sept jours sur huit? Elle m'avait répondu: «C'est très possible à mon âge et avec mes habitudes; mais quand j'étais jeune et que ton père manquait d'argent, il avait imaginé de m'habiller en garçon. Ma sœur en fit autant, et nous allions partout à pied avec nos maris, au théâtre, à toutes les places. Ce fut une économie de moitié dans nos ménages.»

Cette idée me parut d'abord divertissante et puis très ingénieuse. Ayant été habillée en garçon durant mon enfance, ayant ensuite chassé en blouse et en guêtres avec Deschartres, je ne me trouvai pas étonnée du tout de reprendre un costume qui n'était pas nouveau pour moi. A cette époque, la mode aidait singulièrement au déguisement. Les hommes portaient de longues redingotes carrées, dites à la propriétaire, qui tombaient jusqu'aux talons et qui dessinaient si peu la taille que mon frère, en endossant la sienne à Nohant, m'avait dit en riant: «C'est très joli, cela, n'est-ce pas? C'est la mode, et ça ne gêne pas. Le tailleur prend mesure sur une guérite, et ça irait à ravir à tout un régiment.»

Je me fis donc faire une redingote-guérite en gros drap gris, pantalon et gilet pareils. Avec un chapeau gris et une grosse cravate de laine, j'étais absolument un petit étudiant de première année. Je ne peux pas dire quel plaisir me firent mes bottes: j'aurais volontiers dormi avec, comme fit mon frère dans son jeune âge, quand il chaussa la première paire. Avec ces petits talons ferrés, j'étais solide sur le trottoir. Je voltigeais d'un bout de Paris à l'autre. Il me semblait que j'aurais fait le tour du monde. Et puis, mes vêtemens ne craignaient rien. Je courais par tous les temps, je revenais à toutes les heures, j'allais au parterre de tous les théâtres. Personne ne faisait attention à moi et ne se doutait de mon déguisement. Outre que je le portais avec aisance, l'absence de coquetterie du costume et de la physionomie écartait tout soupçon. J'étais trop mal vêtue, et j'avais l'air trop simple (mon air habituel, distrait et volontiers hébété) pour attirer ou fixer les regards. Les femmes savent peu se déguiser, même sur le théâtre. Elles ne veulent pas sacrifier la finesse de leur taille, la petitesse de leurs pieds, la gentillesse de leurs mouvemens, l'éclat de leurs yeux, et c'est par tout cela pourtant, c'est par le regard surtout qu'elles peuvent arriver à n'être pas facilement devinées. Il y a une manière de se glisser partout sans que personne détourne la tête, et de parler sur un diapason bas et sourd qui ne résonne pas en flûte aux oreilles qui peuvent vous entendre. Au reste, pour n'être pas remarquée en homme, il faut avoir déjà l'habitude de ne pas se faire remarquer en femme.

Je n'allais jamais seule au parterre, non pas que j'y aie vu les gens plus ou moins mal appris qu'ailleurs, mais à cause de la claque payée et non payée, qui, à cette époque, était fort querelleuse. On se bousculait beaucoup aux premières représentations, et je n'étais pas de force à lutter contre la foule. Je me plaçais toujours au centre du petit bataillon de mes amis berrichons, qui me protégeaient de leur mieux. Un jour pourtant, que nous étions près du lustre, et qu'il m'arriva de bâiller sans affectation, mais naïvement et sincèrement, les romains voulurent me faire un mauvais parti. Ils me traitèrent de garçon perruquier. Je m'aperçus alors que j'étais très colère et très mauvaise tête quand on me cherchait noise, et si mes amis n'eussent été en nombre pour imposer à la claque, je crois bien que je me serais fait assommer.

Je raconte là un temps très passager et très accidentel dans ma vie, bien qu'on ait dit que j'avais passé plusieurs années ainsi, et que, dix ans plus tard, mon fils encore imberbe ait été souvent pris pour moi. Il s'est amusé de ces quiproquos, et puisque je suis sur ce chapitre, je m'en rappelle plusieurs qui me sont propres et qui datent de 1831.

Je dînais alors chez Pinson, restaurateur, rue de l'Ancienne-Comédie. Un de mes amis m'ayant appelée madame devant lui, il crut devoir en faire autant. «Eh non, lui dis-je, vous êtes du secret, appelez-moi monsieur.» Le lendemain, je n'étais pas déguisée, il m'appela monsieur. Je lui en fis reproche, mais ce fréquent changement de costume ne put jamais s'arranger avec les habitudes de son langage. Il ne s'était pas plus tôt accoutumé à dire monsieur que je reparaissais en femme, et il n'arrivait à dire madame que le jour où je redevenais monsieur. Ce brave et honnête père Pinson! Il était l'ami de ses cliens, et quand ils n'avaient pas de quoi payer, non seulement il attendait, mais encore il leur ouvrait sa bourse. Pour moi, bien que j'aie fort peu mis son obligeance à contribution, j'ai toujours été reconnaissante de sa confiance comme d'un service rendu.

Mais c'est à la première représentation de la Reine d'Espagne, de Delatouche, que j'eus la comédie pour mon propre compte.

J'avais des billets d'auteur, et cette fois je me prélassais au balcon, dans ma redingote grise, au-dessous d'une loge où Mlle Leverd, une actrice de grand talent qui avait été jolie, mais que la petite-vérole avait défigurée, étalait un superbe bouquet qu'elle laissa tomber sur mon épaule. Je n'étais pas dans mon rôle au point de le ramasser. «Jeune homme, me dit-elle d'un ton majestueux, mon bouquet! Allons donc!» Je fis la sourde oreille. «Vous n'êtes guère galant, me dit un vieux monsieur qui était à côté de moi, et qui s'élança pour ramasser le bouquet. A votre âge, je n'aurais pas été si distrait.» Il présenta le bouquet à Mlle Leverd, qui s'écria en grasseyant: «Ah! vraiment, c'est vous, monsieur Rollinat?» Et ils causèrent ensemble de la pièce nouvelle. — Bon, pensai-je; me voilà auprès d'un compatriote qui me reconnaît peut-être, bien que je ne me souvienne pas de l'avoir jamais vu. M. Rollinat le père était le premier avocat de notre département.

Pendant qu'il causait avec Mlle Leverd, M. Duris-Dufresne, qui était à l'orchestre, monta au balcon pour me dire bonjour. Il m'avait déjà vue déguisée, et s'asseyant un instant à la place vide de M. Rollinat, il me parla, je m'en souviens, de la Fayette, avec qui il voulait me faire faire connaissance. M. Rollinat revint à sa place et ils se parlèrent à voix basse; puis le député se retira en me saluant avec un peu trop de déférence pour le costume que je portais. Heureusement l'avocat n'y fit pas attention et me dit en se rasseyant: «Ah çà, il paraît que nous sommes compatriotes? Notre député vient de me dire que vous étiez un jeune homme très distingué. Pardon, moi, j'aurais dit un enfant. Quel âge avez-vous donc? Quinze ans, seize ans? — Et vous, monsieur, lui dis-je, vous qui êtes un avocat très distingué, quel âge avez-vous donc? — Oh! moi! reprit-il en riant, j'ai passé la septantaine. — Eh bien, vous êtes comme moi, vous ne paraissez pas avoir votre âge.»

La réponse lui fut agréable, et la conversation s'engagea. Quoique j'aie toujours eu fort peu d'esprit, si peu qu'en ait une femme, elle en a toujours plus qu'un collégien. Le bon père Rollinat fut si frappé de ma haute intelligence qu'à plusieurs reprises il s'écria: «Singulier, singulier!» La pièce tomba violemment, malgré un feu roulant d'esprit, des situations charmantes et un dialogue tout inspiré de la verve de Molière; mais il est certain que le sujet de l'intrigue et la crudité des détails étaient un anachronisme. Et puis, la jeunesse était romantique. Delatouche avait mortellement blessé ce qu'on appelait alors la pléiade, en publiant un article intitulé la Camaraderie; moi seule peut-être dans la salle, j'aimais à la fois Delatouche et les romantiques.

Dans les entr'actes, je causai jusqu'à la fin avec le vieux avocat, qui jugeait bien et sainement le fort et le faible de la pièce. Il aimait à parler et s'écoutait lui-même plus volontiers que les autres. Content d'être compris, il me prit en amitié, me demanda mon nom et m'engagea à l'aller voir. Je lui dis un nom en l'air qu'il s'étonna de ne pas connaître, et lui promis de le voir en Berry. Il conclut en me disant: «M. Dufresne ne m'avait pas trompé: vous êtes un enfant remarquable. Mais je vous trouve faible sur vos études classiques. Vous me dites que vos parens vous ont élevé à la maison, et que vous n'avez fait ni ne comptez faire vos classes. Je vois bien que cette éducation a son bon côté: vous êtes artiste, et, sur tout ce qui est idée ou sentiment, vous en savez plus long que votre âge ne le comporte. Vous avez une convenance et des habitudes de langage qui me font croire que vous pourrez un jour écrire avec succès. Mais, croyez-moi, faites vos études classiques. Rien ne remplace ce fonds-là. J'ai douze enfans. J'ai mis tous mes enfans au collége. Il n'y en a pas un qui ait votre précocité de jugement, mais ils sont tous capables de se tirer d'affaire dans les diverses professions que la jeunesse peut choisir; tandis que vous, vous êtes forcé d'être artiste et rien autre chose. Or, si vous échouez dans l'art, vous regretterez beaucoup de n'avoir pas reçu l'éducation commune.»

J'étais persuadée que ce brave homme n'était pas la dupe de mon déguisement et qu'il s'amusait avec esprit à me pousser dans mon rôle. Cela me faisait l'effet d'une conversation de bal masqué, et je me donnais si peu de peine pour soutenir la fiction, que je fus fort étonnée d'apprendre plus tard qu'il y avait été de la meilleure foi du monde.

L'année suivante, M. Dudevant me présenta François Rollinat, qu'il avait invité à venir passer quelques jours à Nohant, et à qui je demandai d'interroger son père sur un petit bonhomme avec lequel il avait causé avec beaucoup de bonté à la première et dernière représentation de la Reine d'Espagne. «Eh! précisément, répondit Rollinat, mon père nous parlait l'autre jour de cette rencontre à propos de l'éducation en général. Il disait avoir été frappé de l'aisance d'esprit et des manières des jeunes gens d'aujourd'hui, d'un entre autres, qui lui avait parlé de toutes choses comme un petit docteur, tout en lui avouant qu'il ne savait ni latin ni grec, et qu'il n'étudiait ni droit ni médecine. — Et votre père ne s'est pas avisé de penser que ce petit docteur pouvait bien être une femme? — Vous peut-être? s'écria Rollinat. — Précisément! — Eh bien! de toutes les conjectures auxquelles mon père s'est livré, en s'enquérant en vain du fils de famille que vous pouviez être, voilà la seule qui ne se soit présentée ni à lui ni à nous. Il a été cependant frappé et intrigué, il cherche encore, et je veux bien me garder de le détromper. Je vous demande la permission de vous le présenter sans l'avertir de rien. — Soit! mais il ne me reconnaîtra pas, car il est probable qu'il ne m'a pas regardée.»

Je me trompais; M. Rollinat avait si bien fait attention à ma figure qu'en me voyant il fit un saut sur ses jambes grêles et encore lestes, en s'écriant! «Oh! ai-je été assez bête!»

Nous fûmes dès lors comme des amis de vingt ans, et puisque je tiens ce personnage, je parlerai ici de lui et de sa famille, bien que tout cela pousse mon récit un peu en avant de la période où je le laisse un moment pour le reprendre tout à l'heure.

M. Rollinat le père, malgré sa théorie sur l'éducation classique, était artiste de la tête aux pieds, comme le sont, au reste, tous les avocats un peu éminens. C'était un homme de sentiment et d'imagination, fou de poésie, très poète et pas mal fou lui-même, bon comme un ange, enthousiaste, prodigue, gagnant avec ardeur une fortune pour ses douze enfans, mais la mangeant à mesure sans s'en apercevoir; les idolâtrant, les gâtant et les oubliant devant la table de jeu, où, gagnant et perdant tour à tour, il laissa son reste avec sa vie.

Il était impossible de voir un vieillard plus jeune et plus vif, buvant sec et ne se grisant jamais, chantant et folâtrant avec la jeunesse sans jamais se rendre ridicule, parce qu'il avait l'esprit chaste et le cœur naïf; enthousiaste de toutes les choses d'art, doué d'une prodigieuse mémoire et d'un goût exquis, c'était à coup sûr une des plus heureuses organisations que le Berry ait produites.

Il n'épargna rien pour l'éducation de sa nombreuse famille. L'aîné fut avocat, un autre missionnaire, un troisième savant, un autre militaire, les autres artistes et professeurs, les filles comme les garçons. Ceux que j'ai connus plus particulièrement sont François, Charles et Marie-Louise. Cette dernière a été gouvernante de ma fille pendant un an. Charles, qui avait un admirable talent, une voix magnifique, un esprit charmant comme son caractère, mais dont l'âme fière et contemplative ne voulut jamais se livrer à la foule, a été se fixer en Russie, où il a fait successivement plusieurs éducations chez de grands personnages.

François avait terminé ses études de bonne heure. A vingt-deux ans, reçu avocat, il vint exercer à Châteauroux. Son père lui céda son cabinet, estimant lui donner une fortune, et ne doutant pas qu'il ne pût facilement faire face à tous les besoins de la famille avec un beau talent et une belle clientèle. En conséquence, il ne se tourmenta plus de rien, et mourut en jouant et en riant, laissant plus de dettes que de biens, et toute la famille à élever ou à établir.

François a porté cette charge effroyable avec la patience du bœuf berrichon. Homme d'imagination et de sentiment, lui aussi, artiste comme son père, mais philosophe plus sérieux, il a, dès l'âge de vingt-deux ans, absorbé sa vie, sa volonté, ses forces, dans l'aride travail de la procédure pour faire honneur à tous ses engagemens et mener à bien l'existence de sa mère et de onze frères et sœurs. Ce qu'il a souffert de cette abnégation, de ce dégoût d'une profession qu'il n'a jamais aimée, et où le succès de son talent n'a jamais pu réussir à le griser, de cette vie étroite, refoulée, assujettie des tracasseries du présent, des inquiétudes de l'avenir, du ver rongeur de la dette sacrée, nul ne s'en est douté, quoique le souci et la fatigue l'aient écrit sur sa figure assombrie et préoccupée. Lourd et distrait à l'habitude, Rollinat ne se révèle que par éclairs; mais alors c'est l'esprit le plus net, le tact le plus sûr, la pénétration la plus subtile; et quand il est retiré et bien caché dans l'intimité, quand son cœur satisfait ou soulagé permet à son esprit de s'égayer, c'est le fantaisiste le plus inouï, et je ne connais rien de désopilant comme ce passage subit d'une gravité presque lugubre à une verve presque délirante.

Mais tout ce que je raconte là ne dit pas et ne saurait dire les trésors d'exquise bonté, de candeur généreuse et de haute sagesse que renferme, à l'insu d'elle-même, cette âme d'élite. Je sus l'apprécier à première vue, et c'est par là que j'ai été digne d'une amitié que je place au nombre des plus précieuses bénédictions de ma destinée. Outre les motifs d'estime et de respect que j'avais pour ce caractère éprouvé par tant d'abnégation et de simplicité dans l'héroïsme domestique, une sympathie particulière, une douce entente d'idées, une conformité, ou, pour mieux dire, une similitude extraordinaire d'appréciation de toutes choses, nous révélèrent l'un à l'autre ce que nous avions rêvé de l'amitié parfaite, un sentiment à part de tous les autres sentimens humains par sa sainteté et sa sérénité.

Il est bien rare qu'entre un homme et une femme, quelque pensée plus vive que ne le comporte de lien fraternel ne vienne jeter quelque trouble, et souvent l'amitié fidèle d'un homme mûr n'est pour nous que la générosité d'une passion vaincue dans le passé. Une femme chaste et sincère échappe vite à ce danger, et l'homme qui ne lui pardonne pas de n'avoir pas partagé ses agitations secrètes n'est pas digne du bienfait de l'amitié. Je dois dire qu'en général j'ai été heureuse sous ce rapport, et que, malgré la confiance romanesque dont on m'a souvent raillée, j'ai eu, en somme, l'instinct de découvrir les belles âmes et d'en conserver l'affection. Je dois dire aussi que, n'étant pas du tout coquette, ayant même une sorte d'horreur pour cette étrange habitude de provocation dont ne se défendent pas toutes les femmes honnêtes, j'ai rarement eu à lutter contre l'amour dans l'amitié. Aussi, quand il a fallu l'y découvrir, je ne l'ai jamais trouvé offensant, parce qu'il était sérieux et respectueux.

Quant à Rollinat, il n'est pas le seul de mes amis qui m'ait fait, du premier jour jusqu'à celui-ci, l'honneur de ne voir en moi qu'un frère. Je leur ai toujours avoué à tous que j'avais pour lui une sorte de préférence inexplicable. D'autres m'ont, autant que lui, respectée dans leur esprit et servie de leur dévouement, d'autres que le lien des souvenirs d'enfance devrait pourtant me rendre plus précieux: ils ne me le sont pas moins; mais c'est parce que je n'ai pas ce lien avec Rollinat, c'est parce que notre amitié n'a que vingt-cinq ans de date, que je dois la considérer comme plus fondée sur le choix que sur l'habitude. C'est d'elle que je me suis souvent plu à dire avec Montaigne:

«Si on me presse de dire pourquoy je l'aime, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en respondant: Parce que c'est luy, parce que c'est moy. Il y a au delà de tout mon discours et de ce que j'en puis dire particulièrement, je ne sçay quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être veus et par des rapports que nous oyïons l'un de l'autre qui faisoient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports. Et à notre première rencontre, nous nous trouvâmes si pris, si cognus, si obligez entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Ayant si tard commencé, nostre intelligence n'avoit point à perdre tems et n'avoit à se reigler au patron des amitiés régulières auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation.»

Dès ma jeunesse, dès mon enfance, j'avais eu le rêve de l'amitié idéale, et je m'enthousiasmais pour ces grands exemples de l'antiquité, où je n'entendais pas malice. Il me fallut, dans la suite, apprendre qu'elle était accompagnée de cette déviation insensée ou maladive dont Cicéron disait: Quis est enim iste amor amicitiæ? Cela me causa une sorte de frayeur, comme tout ce qui porte le caractère de l'égarement et de la dépravation. J'avais vu des héros si purs, et il me fallait les concevoir si dépravés ou si sauvages! Aussi fus-je saisie de dégoût jusqu'à la tristesse quand, à l'âge où l'on peut tout lire, je compris toute l'histoire d'Achille et de Patrocle, d'Harmodius et d'Aristogiton. Ce fut justement le chapitre de Montaigne sur l'amitié qui m'apporta cette désillusion, et dès lors ce même chapitre si chaste et si ardent, cette expression mâle et sainte d'un sentiment élevé jusqu'à la vertu, devint une sorte de loi sacrée applicable à une aspiration de mon âme.

J'étais pourtant blessée au cœur du mépris que mon cher Montaigne faisait de mon sexe quand il disait: «A dire vray, la suffisance ordinaire des femmes n'est pas pour respondre à cette conférence et communication nourrisse de cette sainte cousture: ny leur âme ne semble assez ferme pour soustenir restreinte d'un nœud si pressé et si durable.»

En méditant Montaigne dans le jardin d'Ormesson, je m'étais souvent sentie humiliée d'être femme, et j'avoue que, dans toute lecture d'enseignement philosophique, même dans les livres saints, cette infériorité morale attribuée à la femme a révolté mon jeune orgueil. «Mais cela est faux! m'écriai-je; cette ineptie et cette frivolité que vous nous jetez à la figure, c'est le résultat de la mauvaise éducation à laquelle vous nous avez condamnées, et vous aggravez le mal en le constatant. Placez-nous dans de meilleures conditions, placez-y les hommes aussi: faites qu'ils soient purs, sérieux et forts de volonté, et vous verrez bien que nos âmes sont sorties semblables des mains du Créateur.»

Puis, m'interrogeant moi-même et me rendant bien compte des alternatives de langueur et d'énergie, c'est-à-dire de l'irrégularité de mon organisation essentiellement féminine, je voyais bien qu'une éducation rendue un peu différente de celle des autres femmes par des circonstances fortuites avait modifié mon être; que mes petits os s'étaient endurcis à la fatigue, ou bien que ma volonté développée par les théories stoïciennes de Deschartres d'une part, et les mortifications chrétiennes de l'autre, s'était habituée à dominer souvent les défaillances de la nature. Je sentais bien aussi que la stupide vanité des parures, pas plus que l'impur désir de plaire à tous les hommes, n'avaient de prise sur mon esprit formé au mépris de ces choses par les leçons et les exemples de ma grand'mère. Je n'étais donc pas tout à fait une femme comme celles que censurent et raillent les moralistes; j'avais dans l'âme l'enthousiasme du beau, la soif du vrai, et pourtant j'étais bien une femme comme toutes les autres, souffreteuse, nerveuse, dominée par l'imagination, puérilement accessible aux attendrissemens et aux inquiétudes de la maternité. Cela devait-il me reléguer à un rang secondaire dans la création et dans la famille? Cela étant réglé par la société, j'avais encore la force de m'y soumettre patiemment ou gaîment. Quel homme m'eût donné l'exemple de ce secret héroïsme qui n'avait que Dieu pour confident des protestations de la dignité méconnue?

Que la femme soit différente de l'homme, que le cœur et l'esprit aient un sexe, je n'en doute pas. Le contraire fera toujours exception même en supposant que notre éducation fasse les progrès nécessaires (je ne la voudrais pas semblable à celle des hommes), la femme sera toujours plus artiste et plus poète dans sa vie, l'homme le sera toujours plus dans son œuvre. Mais cette différence, essentielle pour l'harmonie des choses et pour les charmes les plus élevés de l'amour, doit-elle constituer une infériorité morale? Je ne parle pas ici socialisme: au temps où cette question fondamentale commença à me préoccuper, je ne savais ce que c'était que le socialisme. Je dirai plus tard en quoi et pourquoi mon esprit s'est refusé à le suivre sur la voie de prétendu affranchissement où certaines opinions ont fait dévier, selon moi, la théorie des véritables instincts et des nobles destinées de la femme: mais je philosophais dans le secret de ma pensée, et je ne voyais pas que la vraie philosophie fût trop grande dame pour nous admettre à l'égalité dans son estime, comme le vrai Dieu nous y admet dans les promesses du ciel.

J'allais donc nourrissant le rêve des mâles vertus auxquelles les femmes peuvent s'élever, et à toute heure j'interrogeais mon âme avec une naïve curiosité pour savoir si elle avait la puissance de son aspiration, et si la droiture, le désintéressement, la discrétion, la persévérance dans le travail, toutes les forces enfin que l'homme s'attribue exclusivement étaient interdites en pratique à un cœur qui en acceptait ardemment et passionnément le précepte. Je ne me sentais ni perfide, ni vaine, ni bavarde, ni paresseuse, et je me demandais pourquoi Montaigne ne m'eût pas aimée et respectée à l'égal d'un frère, à l'égal de son cher de la Béotie.

En méditant aussi ce passage sur l'absorption rêvée par lui, mais par lui déclarée impossible, de l'être tout entier dans l'amor amicitiæ, entre l'homme et la femme, je crus avec lui longtemps que les transports et les jalousies de l'amour étaient inconciliables avec la divine sérénité de l'amitié, et, à l'époque où j'ai connu Rollinat, je cherchais l'amitié sans l'amour comme un refuge et un sanctuaire où je pusse oublier l'existence de toute affection orageuse et navrante. De douces et fraternelles amitiés m'entouraient déjà de sollicitudes et de dévouemens dont je ne méconnaissais pas le prix: mais, par une combinaison sans doute fortuite de circonstances, aucun de mes anciens amis, homme ou femme, n'était précisément d'âge à me bien connaître et à me bien comprendre, les uns pour être trop jeunes, les autres pour être trop vieux. Rollinat, plus jeune que moi de quelques années, ne se trouva pas différent de moi pour cela. Une fatigue extrême de la vie l'avait déjà placé à un point de vue de désespérance, tandis qu'un enthousiasme invincible pour l'idéal le conservait vivant et agité sous le poids de la résignation absolue aux choses extérieures. Le contraste de cette vie intense, brûlant sous la glace, ou plutôt sous sa propre cendre, répondait à ma propre situation, et nous fûmes étonnés de n'avoir qu'à regarder chacun en soi-même pour nous connaître à l'état philosophique. Les habitudes de la vie étaient autres à la surface; mais il y avait une ressemblance d'organisation qui rendit notre mutuel commerce aussi facile dès l'abord que s'il eût été fondé sur l'habitude: même manie d'analyse, même scrupule de jugement allant jusqu'à l'indécision, même besoin de la notion du souverain bien, même absence de la plupart des passions et des appétits qui gouvernent ou accidentent la vie de la plupart des hommes; par conséquent, même rêverie incessante, mêmes accablemens profonds, mêmes gaîtés soudaines, même innocence de cœur, même incapacité d'ambition, mêmes paresses princières de la fantaisie aux momens dont les autres profitent pour mener à bien leur gloire et leur fortune, même satisfaction triomphante à l'idée de se croiser les bras devant toute chose réputée sérieuse qui nous paraissait frivole et en dehors des devoirs admis par nous comme sérieux; enfin mêmes qualités ou mêmes défauts, mêmes sommeils et mêmes réveils de la volonté.

Le devoir nous a jetés cependant tout entiers dans le travail, pieds et poings liés, et nous y sommes restés avec une persistance invincible, cloués par ces devoirs acceptés sans discussion. D'autres caractères, plus brillans et plus actifs en apparence, m'ont souvent prêché le courage. Rollinat ne m'a jamais prêché que d'exemple, sans se douter même de la valeur et de l'effet de cet exemple. Avec lui et pour lui, je fis le code de la véritable et saine amitié, d'une amitié à la Montaigne, toute de choix, d'élection et de perfection. Cela ressembla d'abord à une convention romanesque, et cela a duré vingt-cinq ans, sans que la sainte cousture des âmes se soit relâchée un seul instant, sans qu'un doute ait effleuré la foi absolue que nous avons l'un dans l'autre, sans qu'une exigence, une préoccupation personnelle ait rappelé à l'un ou à l'autre qu'il était un être à part, une existence différente de l'âme unique en deux personnes.

D'autres attachemens ont pris cependant la vie tout entière de chacun de nous, des affections plus complètes, en égard aux lois de la vie réelle, mais qui n'ont rien ôté à l'union tout immatérielle de nos cœurs. Rien dans cette union paisible et pour ainsi dire paradisiaque ne pouvait rendre jalouses ou inquiètes les âmes associées à notre existence plus intime. L'être que l'un de nous préférait à tous les autres devenait aussitôt cher et sacré à l'autre, et sa plus douce société. Enfin, cette amitié est restée digne des plus beaux romans de la chevalerie. Bien qu'elle n'ait jamais rien posé; elle en a, elle en aura toujours la grandeur en nous-mêmes, et ce pacte de deux cerveaux enthousiastes a pris toute la consistance d'une certitude religieuse. Fondée sur l'estime, dans le principe, elle a passé dans les entrailles à ce point de n'avoir plus besoin d'estime mutuelle, et s'il était possible que l'un de nous deux arrivât à l'aberration de quelque vice ou de quelque crime, il pourrait se dire encore qu'il existe sur la terre une âme pure et saine qui ne se détacherait pas de lui.

Je me souviens en ce moment d'une circonstance où un autre de mes amis l'accusa vivement auprès de moi d'un tort sérieux. Cela n'avait rien de fondé, et je ne sus que hausser les épaules; mais quand je vis que la prévention s'obstinait contre lui, je ne pus m'empêcher de dire avec impatience: «Eh bien! quand cela serait? Du moment que c'est lui, c'est bien. Ça m'est égal.»

Plus souvent accusée que lui, parce que j'ai eu une existence plus en vue, je suis certaine qu'il a dû plus d'une fois répondre à propos de moi comme j'ai fait à propos de lui. Il n'est pas un seul autre de mes amis qui n'ait discuté avec moi sur quelque opinion ou quelque fait personnel, et qui, par conséquent, ne m'ait parfois discutée vis-à-vis de lui-même. C'est un droit qu'il faut reconnaître à l'amitié dans les conditions ordinaires de la vie et qu'elle regarde souvent comme un devoir; mais là où ce droit n'a pas été réservé, pas même prévu par une confiance sans limites, là où ce devoir disparaît dans la plénitude d'une foi ardente, là seulement est la grande, l'idéale amitié. Or, j'ai besoin d'idéal. Que ceux qui n'en ont que faire s'en passent.

Mais vous qui flottez encore entre la mesure de poésie et de réalité que la sagesse peut admettre, vous pour qui j'écris et à qui j'ai promis de dire des choses utiles, à l'occasion, vous me pardonnerez cette longue digression en faveur de la conclusion qu'elle amène et que voici.

Oui, il faut poétiser les beaux sentimens dans son âme et ne pas craindre de les placer trop haut dans sa propre estime. Il ne faut pas confondre tous les besoins de l'âme dans un seul et même appétit de bonheur qui nous rendrait volontiers égoïstes. L'amour idéal... je n'en ai pas encore parlé, il n'est pas temps encore, — l'amour idéal résumerait tous les plus divins sentimens que nous pouvons concevoir, et pourtant il n'ôterait rien à l'amitié idéale. L'amour sera toujours de l'égoïsme à deux, parce qu'il porte avec lui des satisfactions infinies. L'amitié est plus désintéressée, elle partage toutes les peines et non tous les plaisirs. Elle a moins de racines dans la réalité, dans les intérêts, dans les enivremens de la vie. Aussi est-elle plus rare, même à un état très imparfait, que l'amour à quelque état qu'on le prenne. Elle paraît cependant bien répandue, et le nom d'ami est devenu si commun qu'on peut dire mes amis en parlant de deux cents personnes. Ce n'est pas une profanation, en ce sens qu'on peut et doit aimer, même particulièrement, tous ceux que l'on connaît bons et estimables. Oui croyez-moi, le cœur est assez large pour loger beaucoup d'affections, et plus vous en donnerez de sincères et de dévouées, plus vous le sentirez grandir en force et en chaleur. Sa nature est divine, et plus vous le sentez parfois affaissé et comme mort sous le poids des déceptions, plus l'accablement de sa souffrance atteste sa vie immortelle. N'ayez donc pas peur de ressentir pleinement les élans de la bienveillance et de la sympathie, et de subir les émotions douces ou pénibles des nombreuses sollicitudes qui réclament les esprits généreux; mais n'en vouez pas moins un culte à l'amitié particulière, et ne vous croyez pas dispensé d'avoir un ami, un ami parfait, c'est à dire une personne que vous aimiez assez pour vouloir être parfait vous-même envers elle, une personne qui vous soit sacrée et pour qui vous soyez également sacré. Le grand but que nous devons tous poursuivre, c'est de tuer en nous le grand mal qui nous ronge, la personnalité. Vous verrez bientôt que quand on a réussi à devenir excellent pour quelqu'un, on ne tarde pas à devenir meilleur pour tout le monde, et si vous cherchez l'amour idéal, vous sentirez que l'amitié idéale prépare admirablement le cœur à en recevoir le bienfait.

5

Par M. Alfred de Bougy.

Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)

Подняться наверх