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GEORGE SAND
1877
III
LE PAYS DES ANÉMONES
II

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Nohant, 20 avril.

Ma chère, si la science est triste, c'est parce qu'elle est toujours persécutée. Elle lutte, elle a l'austérité et la dignité de sa tâche écrite sur le front en caractères sacrés. Depuis ma dernière lettre, j'ai été mis au courant des faits nouveaux. La foi veut attribuer à l'État le droit d'imposer silence à l'examen. Je vous disais que ces discussions ne m'intéressaient pas. Elles ne me troublent pas pour mon compte, cela est certain. Je n'ai pas mission de défendre une école, je ne saurais pas le faire, et, bénissant ici ma propre ignorance qui me permet de me tromper autant qu'un autre, je me borne à défendre mon for intérieur contre des notions qui ne me paraissent pas convaincantes.

Mais ne pas m'intéresser à la marche des idées et aux luttes qu'elles suscitent, ce me serait tout aussi impossible qu'à vous. Nous ne sortirons pas trop de la physiologie botanique en causant de la marche générale des études sur l'histoire naturelle; toutes ses branches partent de l'arbre de la vie.

Voilà donc que la religion nous défend de conclure? Moi qui, par exemple, trouvais dans l'étude une sorte d'exaltation religieuse, je dois m'abstenir de l'étude. C'est une occupation criminelle qui peut conduire au doute, cela entraîne à discuter, et, comme on peut être vaincu dans la discussion, le mieux est de faire taire tout le monde. Quand on voit de quelle façon les influences finies ou près de finir se précipitent d'elles-mêmes, on est tenté de croire que les idées fausses ont besoin de se suicider avec éclat, et qu'elles convoquent le genre humain au spectacle de leur abdication. Comment! le Dieu des Juifs n'était pas assez humilié dans l'histoire le jour où en son nom le prêtre prononça la condamnation de Galilée! il fallait donner encore plus de solennité à la chose et venir, au XIXe siècle, invoquer les pouvoirs de l'État pour que défense fût faite à la science de s'enquérir de la vérité, et pour que cette sentence fût portée:

«La vérité est le domaine exclusif de l'Église; quand elle décrète que le soleil tourne autour de la terre, elle ne peut pas se tromper! N'a-t-elle pas l'Esprit-Saint pour lumière? Donc toutes les découvertes, tous les calculs, toutes les observations de la science sont rayées et annulées: qu'on se le dise, la terre ne tourne pas!»

Si la science penche vers le matérialisme exclusif, à qui la faute? Il fallait bien une réaction énergique contre ce prétendu esprit saint qui veut se passer des lumières de la raison et de l'expérience.

Dans un excellent article sur ce sujet, que je lisais hier, on rappelait fort à propos et avec beaucoup de poésie ce grand cri mystérieux que les derniers païens entendirent sur les rivages de la Grèce et qui les fit pâlir d'épouvante: Le grand Pan est mort!

L'auteur parlait des idées qui meurent. Moi, je songeais à celles qui ne meurent pas, et je voyais dans ce cri douloureux et solennel tout un monde qui s'écroulait, le culte et l'amour de la nature égorgés par le spiritualisme farouche et ignorant des nouveaux chrétiens sans lumière. Le divorce entre le corps et l'âme était prononcé, et le grand Pan, le dieu de la vie, léguait à ses derniers adeptes la tâche de réhabiliter la matière.

Depuis ce jour fatal, la science travaille à ressusciter le grand principe, et, comme il est immortel, elle réussira. Elle révolutionnera la face de la terre, c'est-à-dire que ses décisions auront un jour la force des vérités acquises, qu'elles auront pénétré dans tous les esprits, et qu'elles auront détruit insensiblement tous les vestiges de la superstition et de l'idolâtrie.

On fait grand bruit de ses tendances actuelles. On fait bien. C'est le moment de défendre le droit qu'elle a de tout voir, de tout juger et de tout dire, puisque ce droit lui est encore contesté par les juges de Galilée; mais, quand cette rumeur sera passée, quand la science aura triomphé des vains obstacles, – un peu plus tôt, un peu plus tard, ce triomphe est assuré, certain, fatal comme une loi de la vie; – quand, mise sous l'égide de la liberté sacrée invoquée par nos pères, elle poursuivra paisiblement ses travaux, la grande question, aujourd'hui mal posée, qui s'agite dans son sein sera élucidée. Il le faudra bien. Si le grand Pan représentait la force vitale inhérente à la matière, si en lui se personnifiaient la plante, les bois sacrés et les suaves parfums de la montagne, l'habitant ailé de l'arbre et de la prairie, la source fécondante et le torrent rapide, les hôtes du rocher, du chêne et de la bruyère, depuis le ciron jusqu'à l'homme, si tout enfin était Dieu ou divin, la vie était divinité: divinité accessible et intelligible, il est vrai, divinité amie de l'homme et partageant avec lui l'empire de la terre, mais essence divine incarnée; activité indestructible, revêtant toutes les formes, nécessairement pourvue d'organes quelconques, mais émanant d'un foyer d'amour universel, incommensurable.

Vous me dites souvent que vous êtes païenne. C'est une manière poétique de dire que vous aimez l'univers, et que les aperçus de la science vous ont ouvert le grand temple où tout est sacré, où toute forme est sainte, où toute fonction est bénie. En son temps, le paganisme n'était pas mieux compris des masses que ne l'était le théisme qui le côtoyait, et l'absorbait même dans la pensée des adorateurs exclusifs du grand Jupiter. Pour les esprits élevés, Pan était l'idée panthéiste, la même qui s'est ranimée sous la puissante étreinte de Spinoza. Depuis cette vaste conception, l'esprit humain s'est rouvert à une notion de plus en plus large du rôle de la matière, et la science démontre chaque jour la sublimité de ce rôle dans son union intime avec le principe de la vie.

En résulte-t-il qu'elle soit le principe même? La matière pourrait-elle se passer de l'esprit, qui ne peut se passer d'elle? Est-ce encore une question de mots? Je le crains bien, ou plutôt je l'espère. La science a-t-elle la prétention de faire éclore la pensée humaine comme résultat d'une combinaison chimique? Non, certes; mais elle peut espérer de surprendre un jour les combinaisons mystérieuses qui rendent la matière inorganisée propre à recevoir le baptême de la vie et à devenir son sanctuaire. Ce sera une magnifique découverte; mais quoi! après? L'homme saura, je suppose, par quelle opération naturelle le fluide vital pénètre un corps placé dans les conditions nécessaires à son apparition. Le Dieu qui, roulant dans ses doigts une boulette de terre, souffla dessus et en fit un être pensant, ne sera plus qu'un mythe. Fort bien, mais un mythe est l'expression symbolique d'une idée, et il restera à savoir si cette idée est un poëme ou une vérité.

Allons aussi loin qu'il est permis de supposer. Entrons dans le rêve, imaginons un nouveau Faust découvrant le moyen de renouveler sa propre existence, un Albertus Magnus faisant penser et parler une tête de bois, Capparion! un Berthelot futur voyant surgir de son creuset une forme organisée, vivante, – que saura-t-il de la source de cette vie mystérieuse? La philosophie a beaucoup à répondre, mais je vois surtout là une question d'histoire naturelle à résoudre, rentrant dans les célèbres discussions sur la génération spontanée. Pour mon compte, je crois presque à la génération spontanée, et je n'y vois aucun principe de matérialisme à enregistrer dans le sens absolu que l'on veut aujourd'hui attribuer à ce mot. La matière, dit-on, renferme le principe vivant. Ceci est encore l'histoire de la plante, qui tire ses organes de sa propre substance. Mais le principe vivant, d'où tire-t-il son activité, sa volition, son expansion, ses résultats sans limites connues? D'un milieu qui ne les a pas? C'est difficile à comprendre. La matière possède le principe viable; mais point de vie sans fécondation. La doctrine de la génération spontanée proclame que la fécondation n'est pas due nécessairement à l'espèce; elle admet donc qu'il y a des principes de fécondation dans toute combinaison vitale, et même que tout est combinaison vitale, vie latente, impatiente de s'organiser par son mariage avec la matière. Quoi qu'on fasse, il faut bien parler la langue humaine, se servir de mots qui expriment des idées. On aura beau nous dire que la vie est une pure opération et une simple action de la matière, on ne nous fera pas comprendre que les opérations de notre pensée et l'action de notre volonté ne soient pas le résultat de l'association de deux principes en nous. Que faites-vous de la mort, si la matière seule est le principe vivant? Vous dites que l'âme s'éteint quand le corps ne fonctionne plus. On peut vous demander pourquoi le corps ne fonctionne plus quand l'âme le quitte. Et tout cela, c'est un cercle vicieux, où les vrais savants sont moins affirmatifs que leurs impatients et enthousiastes adeptes. Il y a quelque chose de généreux et de hardi, j'en conviens, à braver les foudres de l'intolérance et à vouloir attribuer à la science la liberté de tout nier. Inclinons-nous devant le droit qu'elle a de se tromper. Ses adversaires en usent si largement! Mais attendons, pour nier l'action divine qui préside au grand hyménée universel, que l'homme soit arrivé par la science à s'en passer ou à la remplacer.

– Vous ne pensez, nous disent les médecins positivistes, que parce que vous avez un cerveau.

Très-bien; mais, sans ma pensée, mon cerveau serait une boîte vide. – Nous pouvons mettre le doigt sur la portion du cerveau qui pense et oblitérer sa fonction par une blessure, notre main peut écraser la raison et la pensée! – Vous pouvez produire la folie et la mort; mais empêcher l'une et guérir l'autre, voilà où vous cherchez en vain des remèdes infaillibles. Cette pensée qui s'éteint ou qui s'égare dans le cerveau épuisé et meurtri est bien forcée de quitter le milieu où elle ne peut plus fonctionner.

– Où va-t-elle? – Demandez-moi aussi d'où elle vient. Qui peut vous répondre? Me direz-vous d'où vient la matière? Vous voilà étudiant les météorites, étude admirable qui nous renseignera sans doute sur la formation des planètes. Mais, quand nous saurons que nous sommes nés du soleil, qui nous dira l'origine de celui-ci? Pouvez-vous vous emparer des causes premières? Vous n'en savez pas plus long sur l'avènement de la matière que sur celui de la vie, et, si vous vous fondez sur la priorité de l'apparition de la matière sur notre globe, vous ne résolvez rien. La vie était organisée ailleurs avant que notre terre fut prête à la recevoir; latente chez nous, elle fonctionnait dans d'autres régions de l'univers.

Mais il n'y a pas de matière proprement inerte; je le veux bien! Chaque élément de vitalité a sa vie propre, et j'admets sans surprise celle de la terre et du rocher. La vie chimique est encore intense sous nos pieds et se manifeste par les tressaillements et les suintements volcaniques; mais, encore une fois, la vie la plus élémentaire est toujours une vie; la vie inorganique – il paraît qu'on parle ainsi aujourd'hui – est toujours une force qui vient animer une inertie. D'où vient cette force? D'une loi. D'où vient la loi?

Pour répondre scientifiquement à une telle question, il faut trouver une formule nouvelle à coup sûr. Puisque tous les mots qui ont servi jusqu'ici à l'idée spiritualiste paraissent entachés de superstition, et que tous ceux qui servent à l'idée positiviste semblent entachés d'athéisme, vitalité, dis-nous ton nom!

Sublime inconnue, tu frémis sous ma main quand je touche un objet quelconque. Tu es là dans ce roc nu qui, l'an prochain ou dans un million d'années, aura servi, par sa décomposition ou toute autre influence peut-être occulte, à produire un fruit savoureux. Tu es palpable et visible et déjà merveilleusement savante dans la petite graine qui porte dans sa glume les prairies de six cents lieues de l'Amérique. Tu souris et rayonnes dans la fleur qui se pare pour l'hyménée. Tu bondis ou planes dans l'insecte vêtu des couleurs de la plante qui l'a nourri à l'état de larve. Tu dors sous les sables dorés du rivage des mers, tu es dans l'air que je respire comme dans le regard ami qui me console, dans le nuage qui passe comme dans le rayon qui le traverse. – Je te vois et je te sens dans tout; mais rayez le mot divin amour du livre de la nature, et je ne vois plus rien, je ne comprends plus, je ne vis plus.

La matière qui n'a pas la vie, et la vie qui ne se manifeste pas dans la matière ont-elles conscience du besoin qu'elles éprouvent de se réunir? Ce n'est pas très-probable sans la supposition d'un agent souverain qui les pousse irrésistiblement l'une vers l'autre. Quel est-il? son nom? Le nom que vous voudrez parmi ceux qui sont à l'usage de l'homme; moi, je n'en peux trouver que dans le vocabulaire classique des idées actuelles: âme du monde, amour, divinité. Je vois dans la moindre étude des choses naturelles, dans la moindre manifestation de la vie, une puissance dont nulle autre ne peut anéantir le principe. La matière a beau se ruer sur la matière et se dévorer elle-même, la vie a beau se greffer sur la vie et s'embrancher en d'inextricables réseaux où se confondent toutes les limites de la classification, tout se maintient dans l'équilibre qui permet à la vie de remplacer la mort à mesure que celle-ci opère une transformation devenue nécessaire. Je sens le souffle divin vibrer dans toutes ces harmonies qui se succèdent pour arriver toujours et par tous les modes au grand accord relativement parfait, âme universelle, amour inextinguible, puissance sans limites.

Laissons les savants chercher de nouvelles définitions. Si leurs tendances actuelles nous ramènent à d'Holbach et compagnie, comme il y avait là en somme très-bonne compagnie, il en sortira quelque chose de bon; la vie ne s'arrête pas parce que l'esprit fait fausse route. Une notion qui tend à comprimer son essor, à détruire son énergie, à refroidir son élan vers l'infini, n'est pas une notion durable; mais la science seule peut redresser et éclairer la science. S'il était possible de la réduire au silence, ce qu'il y a de vrai dans le spiritualisme aurait chance de succomber longtemps. Les esprits vulgaires s'empareraient d'un athéisme grossier comme d'un drapeau, et la recherche de la vérité serait soumise aux agitations de la politique. Tel n'est point le rôle de la science, tel n'est point le chemin du vrai. Telle n'est heureusement pas la loi du progrès, qui est la loi même de la vie.

Ce n'est certes pas moi, ma chère amie, qui vous dirai par où le monde passera pour sortir de cette crise. Je ne sais rien qu'une chose, c'est qu'il faut que l'homme devienne un être complet, et que je le vois en train d'être comme l'enfant dont on voulait donner une moitié à chacune des mères qui se le disputaient. L'enfant ne se laissera pas faire, soyons tranquilles.

Au reste, je me suis probablement aussi mal exprimé que possible sur le fond de la question en parlant de la vie comme d'une opération. C'est plus que cela sans doute, ce doit être le résultat d'une opération non surnaturelle, mais divine, où les éléments abstraits se marient aux éléments concrets de l'existence; mais il y a un langage technique que je ne veux point parler ici, parce qu'il me déplaît et n'éclaircit rien. Les sciences et les arts ont leur technologie très-nécessaire, et vous voyez que j'évite d'employer cette technologie à propos de botanique. Elle est si facile à apprendre que l'exhiber serait faire un mauvais calcul de pédantisme. La technologie métaphysique n'est pas beaucoup plus sorcière, comme on dit chez nous; mais elle n'a pas la justesse et la précision de la botanique. Chaque auteur est forcé de créer des termes à son usage pour caractériser les opérations de la pensée telle qu'il les conçoit. Ces opérations sont beaucoup plus profondes que les mystères microscopiques du monde tangible. Après tant de sublimes travaux et de grandioses explorations dans le domaine de l'âme, la science des idées n'a pas encore trouvé la parole qui peut se vulgariser: c'est un grand malheur et un grand tort. Le matérialisme radical menace d'une suppression complète la recherche des opérations de l'entendement humain. Allons donc! alors vienne l'homme de génie qui nous expliquera notre âme et notre corps dans l'ensemble de leurs fonctions, par des vérités sans réplique et dans une langue qui nous permettra d'enseigner à nos petits-enfants qu'ils ne sont ni anges ni bêtes!

Me voilà bien un peu loin de ce que je voulais vous dire aujourd'hui sur les herbiers. Je tiens cependant à ne pas finir sans cela.

L'herbier inspire des préventions aux artistes.

– C'est, disent-ils, une jolie collection de squelettes.

Avant tout, je dois vous dire que faire un herbier est une chose si grave, que j'ai écrit sur la première feuille du mien: Fagot. Je n'oserais donner un titre plus sérieux à une chose si capricieuse et si incomplète. Je parlerai donc de l'herbier au point de vue général, et je vous accorde que c'est un cimetière. Dès lors, ce n'est pas un coin aride pour la pensée. Le sentiment l'habite, car ce qui parle le plus éloquemment de la vie, c'est la mort.

Maintenant, écoutez une anecdote véridique.

J'ai vu Eugène Delacroix essayer pour la première fois de peindre des fleurs. Il avait étudié la botanique dans son enfance, et, comme il avait une admirable mémoire, il la savait encore, mais elle ne l'avait pas frappé en tant qu'artiste, et le sens ne lui en fut révélé que lorsqu'il reproduisit attentivement la couleur et la forme de la plante. Je le surpris dans une extase de ravissement devant un lis jaune dont il venait de comprendre la belle architecture; c'est le mot heureux dont il se servit. Il se hâtait de peindre, voyant qu'à chaque instant son modèle, accomplissant dans l'eau l'ensemble de sa floraison, changeait de ton et d'attitude. Il pensait avoir fini, et le résultat était merveilleux; mais, le lendemain, lorsqu'il compara l'art à la nature, il fut mécontent et retoucha. Le lis avait complètement changé. Les lobes du périanthe s'étaient recourbés en dehors, le ton des étamines avait pâli, celui de la fleur s'était accusé, le jaune d'or était devenu orangé, la hampe était plus ferme et plus droite, les feuilles, plus serrées contre la tige, semblaient plus étroites. C'était encore une harmonie, ce n'était plus la même. Le jour suivant, la plante était belle tout autrement. Elle devenait de plus en plus architecturale. La fleur se séchait et montrait ses organes plus développés; ses formes devenaient géométriques; c'est encore lui qui parle. Il voyait le squelette se dessiner, et la beauté du squelette le charmait. Il fallut le lui arracher pour qu'il ne fit pas, d'une étude de plante à l'état splendide de l'anthèse, une étude de plante en herbier.

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