Читать книгу Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines - Joseph De Maistre - Страница 3
PREFACE.
ОглавлениеLa Politique, qui est peut-être la plus épineuse des sciences à raison de la difficulté toujours renaissante de discerner ce qu’il y a de stable ou de mobile dans ses élémens, présente un phénomène bien étrange et bien propre à faire trembler tout homme sage appelé à l’administration des Etats: c’est que tout ce que le bon sens aperçoit d’abord dans cette science comme une vérité évidente, se trouve presque toujours, lorsque l’expérience a parlé, non-seulement faux mais funeste.
A commencer par les bases; si jamais on n’avoit oui parler de gouvernemens et que les hommes fussent appelés à délibérer, par exemple, sur la monarchie héréditaire ou élective, on regarderoit justement comme un insensé celui qui se détermineroit pour la première. Les argumens contre elle se présentent si naturellement à la raison qu’il est inutile de les rappeler.
L’histoire cependant, qui est la politique expérimentale, démontre que la monarchie héréditaire est le gouvernement le plus stable, le plus heureux, le plus naturel à l’homme; et la monarchie élective, au contraire, la pire, espèce des gouvernemens connus.
En fait de population, de commerce, de lois prohibitives, et de mille autres sujets importans, on trouve presque toujours la théorie la plus plausible, contredite et annullée par l’expérience. Citons quelques exemples.
Comment faut-il s’y prendre pour rendre un Etat puissant? «Il faut avant tout favoriser la population par tous les moyens possibles.»–Au contraire: toute loi tendant directement à favoriser la population, sans égard à d’autres considérations, est mauvaise. Il faut même tâcher d’établir dans l’Etat une certaine force morale qui tende à diminuer le nombre des mariages, et à les rendre moins hâtifs. L’avantage des naissances sur les morts établi par les tables ne prouve ordinairement que le nombre des misérables, etc. etc. Les économistes français avoient ébauché la démonstration de ces vérités: le beau travail de M. Malthus est venu l’achever.
Comment faut-il prévenir les disettes et les famines?–«Rien de plus simple. Il faut défendre l’exportation des grains.»–Au contraire: il faut accorder une prime, à ceux qui les exportent. Il exemple et l’autorité de l’Angleterre nous ont forcés d’engloutir ce paradoxe.
Comment faut-il soutenir le change en faveur d’un pays?–«Il faut sans doute empêcher le numéraire de sortir; et, par conséquent, veiller par de fortes lois prohibitives à ce que l’Etat n’achète pas plus qu’il ne vend.»–Au contraire: jamais on n’a employé ces moyens sans faire baisser le change, ou, ce qui revient au même, sans augmenter la dette de la nation; et jamais on ne prendra une route opposée sans le faire hausser; c’est-à-dire, sans prouver aux yeux que la créance de la Nation sur ses voisins s’est accrue, etc. etc.
Mais c’est dans ce que la Politique a de plus substantiel et de plus fondamental; je veux dire dans la Constitution même des Empires que l’observation dont il s’agit revient le plus souvent. J’entends dire que les Philosophes allemands ont inventé le mot de Métapolitique pour être à celui de Politique ce que le mot Métaphysique est à celui de Physique. Il semble que cette nouvelle expression est fort bien inventée pour exprimer la Métaphysique de la Politique; car il y en a une, et cette science mérite toute l’attention des observateurs.
Un Ecrivain anonyme qui s’occupoit beaucoup de ces sortes de spéculations, et qui cherchoit à sonder les fondemens cachés de l’édifice social, se croyoit en droit, il y a près de vingt ans, d’avancer comme autant d’axiomes incontestables, les propositions suivantes diamétralement opposées aux théories du temps.
1 Aucune Constitution ne résulte d’une délibération: Les droits des peuples ne sont jamais écrits; ou ils ne le sont que comme de simples déclarations de droits antérieurs non-écrits.
2 L’action humaine est circonscrite dans ces sortes de cas, au point que les hommes qui agissent ne sont que des circonstances.
3 Les droits des peuples, proprement dits, partent presque toujours de la concession des Souverains, et alors il peut en conster historiquement; mais les droits du Souverain et de l’aristocratie n’ont ni date ni auteurs connus.
4 Ces concessions même ont toujours été précédées par un état de choses qui les a nécessitées et qui ne dépendoit pas du Souverain.
5 Quoique les lois écrites ne soient jamais que des déclarations de droits antérieurs, il s’en faut de beaucoup cependant que tous ces droits puissent être écrits.
6 Plus on écrit et plus l’institution est foible.
7 Nulle Nation ne peut se donner la liberté si elle ne l’a pas; () l’influence humaine ne s’étendant pas au-delà du développement des droits existans.
8 Les Législateurs proprement dits sont des hommes extraordinaires qui n’appartiennent peut-être qu’au monde antique et à la jeunesse des Nations.
9 Ces Législateurs même avec leur puissance merveilleuse n’ont jamais fait que rassembler des élémens préexistans, et toujours ils ont agi au nom de la Divinité.
10 La liberté, dans un sens, est un don des Rois; car presque toutes les Nations libres furent constituées par des Rois. ()
11 Jamais il n’exista de Nation libre qui n’eut dans sa Constitution naturelle des germes de liberté aussi anciens qu’elle; et jamais Nation ne tenta efficacement de développer par ses lois fondamentales écrites d’autres droits que ceux qui existoient dans sa Constitution naturelle.
12 Une assemblée quelconque d’hommes ne peut constituer une Nation. Une entreprise de ce genre doit même obtenir une place parmi les actes de folie les plus mémorables. ()
Il ne paroît pas que, depuis l’année 1796, date de la première édition du livre que nous citons () il se soit passé dans le monde rien qui ai pû amener l’auteur à se repentir de sa théorie. Nous croyons au contraire que, dans ce moment, il peut être utile de la développer pleinement et de la suivre dans toutes ses conséquences, dont l’une des plus importantes sans doute est celle qui se trouve énoncée en ces termes au chapitre X du même ouvrage.
«L’homme ne peut faire de Souverain. Tout au plus il peut servir d’instrument pour déposséder un Souverain et livrer ses Etats à un autre Souverain déjà Prince.... du reste il n’a jamais existé de famille souveraine dont on puisse assigner l’origine plébéienne. Si ce phénomène paraissait ce serait une époque du monde.»()
On peut réfléchir sur cette thèse que la censure divine vient d approuver d’une manière assez solennelle. Mais qui sait si l’ignorante légèreté de notre âge ne dira pas sérieusement; s’il l’avoit voulu il serait encore à sa place? Comme elle répète encore après deux siècles: Si Richard Cromwel avoit eu le génie de son père, il aurait fixé le Protectorat dans sa famille; ce qui revient précisément à dire: Si cette famille n’avait pas cessé de régner, elle régnerait encore.
Il est écrit: C’EST MOI QUI FAIS LES SOUVERAINS. () Ceci n’est point une phrase d’Eglise, une métaphore de prédicateur: C’est la vérité littérale, simple et palpable. C’est une loi du monde politique. Dieu fait les Rois, au pied de la lettre. Il prépare les races royales; il les murit au milieu d’un nuage qui cache leur origine. Elles paroissent ensuite couronnées de gloire et d’honneur; elles se placent; et voici le plus grand signe de leur légitimité.
C’est qu’elles s’avancent comme d’elles-mêmes, sans violence d’une part et sans délibération marquée de l’autre: c’est une espèce de tranquillité magnifique qu’il n’est pas aisé d’exprimer. Usurpation légitime me sembleroit l’expression propre (si elle n’étoit point trop hardie) pour caractériser ces sortes d’origines que le temps se hâte de consacrer.
Qu’on ne se laisse donc point éblouir par les plus belles apparences humaines. Qui jamais en rassembla davantage que le personnage extraordinaire dont la chûte retentit encore dans toute l’Europe? Vit-on jamais de souveraineté en apparence si affermie; une plus grande réunion de moyens; un homme plus puissant, plus actif, plus redoutable? Long-temps nous le vîmes fouler aux pieds vingt nations muettes et glacées d’effroi; et son pouvoir enfin avoit jeté certaines racines qui pouvoient desespérer l’espérance.–Cependant il est tombé, et si bas que la Pitié qui le contemple recule, de peur d’en être touchée. On peut au reste observer ici en passant, que par une raison un peu différente, il est devenu également difficile de parler de cet homme, et de l’auguste Rival qui en a débarrassé le monde. L’un échappe à l’insulte et l’autre à la louange.–Mais revenons.
Dans un ouvrage connu seulement d’un petit nombre de personnes à St.– Pétersbourg, l’auteur écrivoit en l’année1810:
«Lorsque deux partis se heurtent dans une révolution, si l’on voit tomber d’un côté des victimes précieuses, on peut gager que ce parti finira par l’emporter, malgré toutes les apparences contraires.»
C’est encore là une assertion dont la vérité vient d’être justifiée de la manière la plus éclatante et la moins prévue. L’ordre moral a ses lois comme le physique, et la recherche de ces lois est tout-à-fait digne d’occuper les méditations d’un véritable philosophe. Après un siècle entier de futilités criminelles, il est temps de nous rappeler ce que nous sommes et de faire remonter toute science à sa source. C’est ce qui a déterminé l’auteur de cet opuscule à lui permettre de s’évader du porte-feuille timide qui le retenoit depuis cinq ans. On en laisse subsister la date, et on le donne mot à mot tel qu’il fut écrit à cette époque. L’amitié a provoqué cette publication, et c’est peut-être tant pis pour l’auteur; car la bonne dame est, dans certaines occasions, tout aussi aveugle que son frère. Quoiqu’il en soit, l’esprit qui a dicté l’ouvrage jouit d’un privilége connu: Il peut sans doute se tromper quelquefois, sur des points indifférens: Il peut exagérer ou parler trop haut: Il peut enfin offenser la langue ou le goût, et dans ce cas, tant mieux pour les malins, si par hasard il s’en trouve; mais toujours il lui restera l’espoir le mieux fondé de ne choquer personne, puisqu’il aime tout le monde; et de plus, la certitude parfaite d’intéresser une classe d’hommes assez nombreuse et très-estimable, sans pouvoir jamais nuire à un seul: Cette foi est tout-à-fait tranquillisante.