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LA BOUCHERIE DES LIONS

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On m’avait signalé dans l’Atlas, raconta Jeanmaire, un réseau de cavernes qui ne pouvaient manquer de me mettre l’eau à la bouche. J’y fus, avec deux grands diables de Kabyles; nous explorâmes quelques trous et quelques grottes de belle envergure, de beaucoup inférieurs, toutefois, aux terres souterraines que j’avais visitées en France. Nous peinions depuis plusieurs semaines, lorsqu’il arriva une catastrophe: un écroulement de rocs enterra mes Kabyles, avec tout leur fourniment; je me trouvai seul, dans un endroit particulièrement sauvage. C’était une manière de petit plateau, qui surplombait, de toutes parts, une véritable île de l’air d’où je n’aurais pu m’évader qu’avec une provision de cordes. La veille, il était relié au reste du système, du côté de l’Orient: l’écroulement venait d’en faire un refuge inaccessible pour les aigles. Je n’avais pour toute ressource qu’un piolet, dix à douze mètres de cordes, un couteau-poignard, une carabine,—mais pas de cartouches: peu de minutes avant l’accident, j’avais gaspillé deux coups sur une panthère. Les Kabyles emportaient mes munitions en même temps que divers instruments scientifiques et tous les comestibles. Le soir approchait: j’avais faim et j’avais soif. Après le crépuscule, le froid se manifesta en même temps qu’une mauvaise brise dans un ciel terriblement constellé.

La nuit fut désagréable: je gelais. Le jour fut plus désagréable encore: je rôtissais... Plus de cent heures s’écoulèrent sans que j’eusse découvert un moyen quelconque d’évasion. Il existait bien une grosse crevasse, au centre de l’île, mais où conduisait-elle? A plusieurs reprises déjà je l’avais explorée, au péril de mes jours. Chaque fois, je m’étais arrêté devant un trou d’ombre, un trou d’enfer, qui, vraisemblablement, se terminait en cul-de-sac. Pourtant, j’essayai d’y descendre, à l’aide de ma corde et de mon piolet: il me fut impossible d’atteindre le fond. Je tentai aussi de faire des signaux, dans l’espérance d’attirer des Kabyles. Le soir, j’allumais un brasier d’herbes sèches. Personne ne vint. Et quand on serait venu? Il n’était pas plus facile d’accéder au petit plateau que d’en descendre! Il eût fallu un outillage spécial, que ne possédaient pas les pauvres bougres qui végètent dans les solitudes désertiques...

La faim, la soif, après quatre jours, je commençais à devenir fou. Le cinquième jour, j’entrepris une nouvelle exploration de la crevasse et j’eus un peu plus de chance: une corniche se rencontra sur une des murailles, qui me donnait un nouveau point de départ. J’accrus considérablement ma descente et découvris un corridor en pente rapide, mais praticable, où je m’engageai. Un nouveau trou se présenta: j’y dardai la lueur de ma petite lampe à incandescence. Il était abrupt et funèbre. Je m’y risquai pourtant et, après plusieurs échecs, j’atteignis le fond. La chance—si on peut appeler cela la chance—voulut qu’il se présentât un deuxième couloir. D’abord en pente assez douce, il finit par se déceler fort roide et par se hérisser de pointes... J’avançais tout de même. La fièvre me brûlait les os; je me moquais du danger. Une faible lueur apparut en bas; je hâtai les opérations et, à quelques mètres du but, je dégringolai. Quand j’essayai de me remettre debout, j’avais très mal à la cheville droite: pour avancer, il me fallait ou sauter à cloche-pied ou ramper à trois pattes.

Le fond où je me trouvais était plutôt large. Une lumière pénombrée y pénétrait par une fente où un homme aurait pu passer «en faisant la limande», d’autant plus qu’elle s’élargissait suffisamment, vers le haut, pour permettre l’insertion du crâne... Au moment où je clopinais vers cette fente, un grondement sourd, un rauquement plutôt, se fit entendre... Deux petits foyers phosphorescents apparurent... et je discernai une structure sur laquelle il n’y avait pas à se méprendre: une lionne!... Malgré la faim, la soif, la fièvre, j’eus un bon frémissement. Mais je me rassurai vite: d’évidence, la féline ne pouvait m’atteindre; la fente était trop étroite pour son large poitrail... Après un recul, je la regardai face à face et je ne tardai pas à apercevoir, tout près d’elle, deux jolis lionceaux...

*

* *

Cinq minutes plus tard, c’est à peine si je songeais au formidable voisinage. Quelque chose de plus fauve, de plus carnivore qu’une lionne, me rongeait les entrailles, et je rôdais dans mon trou à la recherche d’une autre issue. Je ne tardai pas à la découvrir. Elle était basse et assez large; elle me conduisit dans une deuxième salle, où, soudain, j’entendis le ruissellement de l’eau. Ce fut d’abord un tel choc de joie que je faillis choir. Puis, comme je ne voyais rien, un désespoir homicide m’envahit... Tout de même, je finis par découvrir un filet d’eau dans le creux d’une roche, et je goûtai une volupté comme je n’en goûterai évidemment jamais une seconde!

Ma soif étanchée, la faim ne tarda pas à jouer le grand premier rôle: il y avait plus de cent douze heures que je ne m’étais pas mis une bouchée de substance comestible entre les molaires!...

Je rentrai dans la première salle, attiré par la vie qui palpitait derrière la fente, si féroce que fût cette vie. D’abord, l’obscurité régna, car j’avais éteint ma lanterne pour ne pas gaspiller l’essence. Bientôt, une lumière rasa obliquement le repaire des fauves. Cette lumière s’accrut; je vis distinctement la lune, faiblement écornée, en face de la haute caverne. Presque en même temps, la lionne se dressa et gronda longuement. Une silhouette massive apparut, un colossal seigneur à la grosse tête, qui traînait une proie. Ainsi posée devant l’astre, magnifiquement sculptée par les rayons, la bête évoquait la force triomphante, la force implacable et superbe des anciens âges. Mais cette évocation me laissait insensible. Ce n’était pas le grand lion qui me faisait battre le cœur: c’était sa proie. Je la guettais avec frénésie... Quand le félin s’avança vers sa femelle, quand il déposa le bouquetin égorgé près des lionceaux, je fus saisi d’une telle émotion que, d’abord, il me fut impossible de faire un geste... Ma respiration était arrêtée, un brouillard flottait devant mes prunelles... Tout à coup, l’instinct m’envahit. Il m’envahit tout entier, il éteignit l’intelligence comme l’ouragan éteint une torche... J’avançai mon piolet dans la caverne des lions et je le rabattis avec une précision farouche. La pointe acérée s’enfonça dans la carcasse et, avant que le lion et la lionne fussent revenus de leur surprise, j’attirais la proie, je la faisais passer de leur caverne dans la mienne...

La bête était chaude encore; je suçai le sang qui coulait de ses plaies avec une férocité ardente et triomphale, tandis que les lions rugissaient épouvantablement.

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Pendant cinq jours encore, je demeurai dans les entrailles du sol. J’avais bien découvert une fissure, qui donnait sur une grotte, mais elle était trop étroite. Il me fallut travailler d’arrache-pied pour l’élargir. Heureusement, j’avais une provision de viande! Quoiqu’elle fût crue et, vers la fin, un peu faisandée, je vous prie de croire que je la consommais sans dégoût! Lorsque je parvins enfin à l’air libre, et surtout lorsque j’eus atteint un village kabyle, un grand attendrissement me saisit: je me jurai, hors le cas de légitime défense, de ne jamais tirer sur un seigneur à la grosse tête.

Contes II

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