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MON ENNEMI

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Lorsque je «prospectais» dans le Colorado, dit le Canadien Durville, j’avais un ennemi, un grand bougre, aux yeux d’outremer et à la barbe havane, avec qui, trois fois déjà, je m’étais battu dans les bois. Je portais, en souvenir de sa haine, sept cicatrices, dues aux balles logées par lui dans ma carcasse et aux bistouris des chirurgiens. De son côté, il pouvait montrer la trace de huit blessures dont j’étais l’agent responsable. L’une, la dernière, faillit être mortelle et le coucha six semaines dans la tente-hôpital du docteur Matthews.

L’origine du conflit était une femme, une sang-brûlé, que nous nous disputâmes farouchement et qui fut mon lot pendant une année. Après quoi, elle fila, sans que je m’y opposasse, car j’en avais par-dessus la tête; elle fila, dis-je, avec un Irlandais, vers le Texas ou la Californie. Mais son exode n’éteignit pas notre querelle. Même le troisième duel, le plus acharné, eut lieu un mois plus tard. Ce fut, comme les autres, un combat loyal. Jim Charcoal m’avait averti, quarante-huit heures d’avance, qu’il m’attendrait dans le bois du Sitting-Bear, et nous échangeâmes plus de vingt balles avant qu’il ne s’abattît.

Après chaque duel, il y avait une trêve de six mois, au minimum. Dans l’intervalle, nous ne nous connaissions pas. Si le hasard nous mettait en présence, chacun détournait la tête. Jamais un mot ni une attitude injurieuse. Nous savions trop qu’un des deux finirait par avoir la peau de l’autre pour gaspiller nos gestes ou nos paroles.

*

* *

Vers ce temps, une troupe de bandits fit son apparition dans la contrée. Elle rôdait dans les bois, sur les savanes ou la montagne, assassinait les mineurs isolés, pillait les fermes et même mit à sac la ville de Big-Stanton. Elle la mit à sac et fit violence aux femmes. Il est vrai que cette ville ne comptait encore que trente-sept habitants et que le jour où les bandits y pénétrèrent, toute la population était absente, sauf deux vieilles, vingt-neuf cochons et six vaches.

La présence de ces rascals nous agaçait. Nous fîmes plusieurs battues, décidés à un lynchage énergique. Par le fait, nos jeunes hommes se proposaient de les enduire de pétrole et de térébenthine, puis de les mettre rissoler sur un bon feu de sapin. Mais les battues demeurèrent infructueuses.

Un mardi du mois de mai, je me mis en route avec neuf compagnons déterminés. Nous menions deux mules chargées de pépites et de poussière d’or à la banque de Newfountain. Nos carabines et nos revolvers étaient confortablement chargés et nous possédions aussi de solides coutelas, dont nous savions nous servir. Tout alla bien jusqu’à la passe de Cinderella. C’est un lieu fauve et charmant. Il y a de grands rocs pourpres, d’où découlent des eaux argentées, et de très vieux pins qui sifflent un air de danse dans la brise. Nous avions fait «l’éclairage» nécessaire; puis il n’y avait pas d’exemple qu’on eût attaqué un peloton aussi redoutable. Déjà, nous n’étions plus qu’à un demi-mille de la sortie, lorsqu’une détonation retentit et nous vîmes Bill Shark rouler sur le sol. Ce fut un sacré moment. Nous avions beau scruter le site, et nos yeux valaient presque des yeux d’Indiens, nous n’apercevions que les pierres, les plantes, les sources et quelques oiseaux.

Damn it! cria Sam Rogers en entre-choquant ses poings de colosse.

Une deuxième détonation, le sifflement d’une balle qui me frôla presque l’oreille.

—Par terre et à l’abri! criai-je.

Un moment plus tard, nous étions tapis parmi les anfractuosités de la passe. Il y eut un long silence, suivi d’une fusillade nourrie. Cette fois, nous avions aperçu des têtes et nous pûmes riposter. Des hurlements de blessés s’élevèrent de part et d’autre... Et cela dura une demi-heure. Six de nos hommes étaient ou morts ou invalides; nous avions à coup sûr atteint un certain nombre de nos agresseurs.

Brusquement, ceux-ci chargèrent: ils pouvaient être huit. Nous tirâmes en hâte quelques cartouches, puis nous nous dressâmes pour le choc: nous étions en ce moment quatre contre six. Les revolvers bruirent, les longs bowies entrèrent dans les ventres. En fin de compte, je me trouvai acculé contre le roc, devant trois adversaires. J’étais blessé; mon sang coulait par des plaies nombreuses; je frappais au hasard. Et, ayant encore abattu un homme, je me sentis saisi, jeté contre le sol; une lame troua ma poitrine; au moment de m’évanouir, j’entendis une dernière détonation...

*

* *

Naturellement, je n’ai pas la moindre idée du temps qui s’écoula entre la seconde où je perdis le sens et la seconde où je rouvris les yeux. D’abord, je ne vis pour ainsi dire rien du tout. Un brouillard flottait sur ma rétine. Puis, je discernai le feuillage d’un pin, là-haut, puis des rocs rouges et enfin un homme, à ma droite, penché, qui me considérait.

All right! dit cet homme avec flegme.

Je reconnus les yeux d’outremer et la barbe havane de Jim Charcoal, mon ennemi. Cela me fut très désagréable. Dans mon état de faiblesse, je m’imaginai que le compagnon n’était là que pour me donner le coup de grâce.

—Faites vite! lui dis-je.

—Vite! s’exclama-t-il. Rêvez-vous, camarade?

Il avait une sorte de sourire, débonnaire et victorieux. Et me prenant la main:

How are you? fit-il. Damnément faible, je calcule?

C’est vrai que j’étais un peu faible, mais en somme je ne me sentais pas mal. Un immense étonnement bouleversait ma cervelle; je murmurai:

—Que faites-vous ici, Jim?

—Vous le voyez bien, répondit-il avec bonhomie. Je vous soigne, en même temps que ces fellows, là-bas. Vous en avez tous eu pour vos pépites... sans compter ceux qui ont rincé leur tasse!

—Bon! repris-je. Mais vous n’étiez pas avec eux?

—La preuve! ricana-t-il, en me montrant deux cadavres qui gisaient à quelques yards. Ce sont ceux qui allaient vous faire votre affaire et que ce bon rifle-là a envoyés régler leur note avec le Créateur!

—Jim! m’écriai-je. Ce n’est pas vrai! Vous ne m’avez pas sauvé?

Il hocha lentement la tête. Tout à coup, il y eut en moi une joie frénétique et une telle tendresse que ce serait folie d’y comparer n’importe quelle sorte d’amour. Je saisis la main de Jim dans les miennes et j’y collai mes lèvres. Lui s’était mis à rire. Il était aussi ému que moi; un bonheur extraordinaire luisait sur sa face tannée. Pour lui aussi c’était quelque chose comme le recommencement du monde. Et il était tout à fait inutile que nous nous disions que désormais nous serions beaucoup plus que des frères l’un pour l’autre.

*

* *

Voilà ce que c’est que d’avoir un bon ennemi! acheva Durville... Quant aux camarades, on réussit à en guérir cinq. Les quatre autres restèrent de l’autre côté du monde. Trois bandits étaient morts aussi. Sept demeuraient prisonniers, plus ou moins salement blessés: nos jeunes hommes firent comme ils avaient résolu. Les rascals furent enduits de pétrole et de térébenthine, puis déposés sur un bûcher de sapin. C’était vers la fin du crépuscule. Le feu prenait mal; des cris épouvantables se prolongeaient sur la face du désert, tandis que les étoiles ouvraient leurs petites corolles tremblotantes.

Contes I

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