Читать книгу La fiancée du rebelle: Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775 - Joseph Marmette - Страница 8

COUPS D'ARCHET, DE LANGUE ET D'ÉPÉE.

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Il y avait, ce soir-là, grande veillée dans cette maison de la rue Sainte-Anne. Le maître, M. Nicolas Cognard, royaliste renforcé, avait voulu témoigner son zèle à la bonne cause en réunissant ses connaissances chez lui pour montrer toute la joie que l'arrivée du gouverneur lui faisait éprouver. Il ne faudrait cependant pas confondre le sentiment qui lui avait dicté cette démonstration avec ce dévouement désintéressé qui lie un homme à un parti en vertu d'une conviction pure. Bien qu'il y eut à cette époque, pour le moins autant qu'aujourd'hui, de ces honnêtes gens qui sacrifient leurs intérêts les plus chers à certains principes sacrés, nous devons avouer que la loyauté de M. Cognard ne découlait point d'une source aussi limpide. Il était du bien petit nombre de ces Canadiens qui se rallièrent immédiatement aux vainqueurs après la conquête, afin de captiver leurs bonnes grâces et d'en obtenir des faveurs.

Possesseur d'une charge lucrative sous le gouvernement français, maître Cognard, compromis dans les malversations de Bigot et Cie.[2], n'avait pas osé émigrer, et avait su conserver sa place sous la domination anglaise, grâce à une parfaite servilité. Aussi fut-il un des rares Canadiens qui participèrent aux emplois de l'administration de Murray et des gouverneurs qui lui succédèrent. Pour quiconque connaît la jalouse méfiance des conquérants de cette époque, il est facile de se faire une idée de la flexibilité de l'échine de M. Cognard.

[Note 2: Voir l'Intendant Bigot.]

Il est vrai qu'on se le montrait du doigt parmi ses compatriotes qu'un juste sentiment de dignité tenait éloignés des vainqueurs; mais lui n'en riait pas moins de ce qu'il appelait leur sot patriotisme. A ceux qui lui témoignaient ouvertement leur mépris, il disait en riant que l'argent anglais avait bien meilleur cours que les assignats dont le gouvernement avait inondé le pays sur les derniers temps de la domination française. Naturellement il était rare que pareille objection lui attira une réplique. Avec les hommes de cette trempe, les honnêtes gens évitent toute discussion. Nicolas Cognard était un homme de cinquante ans, de taille moyenne et carré d'épaules. Sa figure musculeuse, sanguine et dure avait dans l'ensemble quelque chose de vulgaire et qui déplaisait à première vue. Venait-il à parler, l'impression désagréable qu'il causait s'augmentait encore. Les grincements de sa voix aiguë et rauque écorchaient le tympan comme les notes criardes d'une mauvaise clarinette. Cette comparaison s'offrait tellement à la pensée de ceux qui le connaissaient, que les malins disaient que c'était un instrument parfaitement faux.

M. Cognard avait eu de son premier mariage une fille unique qui ne ressemblait guère à son père et dont nous esquisserons, dans un instant, la sympathique figure.

Madame Gertrude, la seconde femme de Cognard, était la plus longue, la plus sèche, la plus anguleuse et la plus revêche des créatures. Avec un langage mielleux et une figure doucereuse, sous les dehors les plus cauteleux, sous les démonstrations de la, politesse la plus affectée, elle cachait l'âme la plus envieuse, le coeur le mieux gonflé de venin qui ait jamais battu sous les côtes d'une vieille bégueule. Mariée par intérêt à quarante-cinq ans, elle avait eu le temps, pendant la durée de ce célibat prolongé, d'accumuler en elle tout le fiel des vieilles filles dédaignées contre ce qui est beau, jeune et recherché. Aussi haïssait-elle cordialement sa belle-fille Alice.

Celle-ci, à vingt ans qu'elle avait alors, était le portrait frappant de sa pauvre mère morte à la fleur de l'âge abreuvée de chagrins et de dégoût. Alice était petite, mignonne et délicate, sans toutefois être frêle. Ses cheveux noirs, relevés sur les tempes, étagés sur le sommet de la tête, et couronnés d'un panache de plumes, comme le voulait la mode du temps, avaient de ces reflets bleuâtres que l'on volt sur l'aile des geais. Son front était peu élevé, comme celui des belles statues grecques, et il avait toute la blancheur et le poli du marbre. Ses grands yeux bruns, et doux au regard comme le velours au toucher, brillaient d'une douce flamme sous de longs cils noirs. Le nez était droit, mince; la bouche petite et fraîche comme une rose sauvage qui s'entr'ouvre et sourit, humide de rosée, au premier baiser du matin; seulement la lèvre inférieure, un peu plus ronde que l'autre; était comme une cerise, traversée au milieu par la plus charmante petite raie du monde. Il y avait dans le sourire de cette bouche virginale comme un parfum de fleur joint à une saveur de fruit. Le contour de sa figure était d'un pur ovale, et sur le velouté des joues apparaissaient les teintes les plus délicieusement carminées qui se soient jamais rencontrées sous le délicat pinceau d'Isabée. Enfin, par la ténuité de la taille, et la petitesse de la main et du pied, elle aurait pu être Andalouse et comtesse comme la belle Juana d'Orvado, rêve de poëte entrevu par Musset dans la plus fraîche inspiration de ses vingt ans. Quand l'oeil, charmé des exquises perfections de cette enfant, se portait ensuite sur la figure si peu séduisante du père, on se demandait comment, d'un aussi disgracieux personnage pouvait être issu un être aussi ravissant.

Il y avait donc nombreuse réunion chez M. Cognard qui, pour le moment, était absent de chez lui et occupé à faire sa cour au général Carleton. Il avait pensé, non sans raison, que cela le poserait bien aux yeux du gouverneur d'aller lui offrir ses hommages aussitôt après son arrivée.

Au moment où le capitaine James Evil entra dans la grand'chambre, on y dansait joyeusement au son du violon. L'arrivée de l'officier causa la sensation qu'un habit galonné d'or ne manque jamais de produire dans un cercle où figurent des femmes. Toutes les dames, même la sèche compagne de M. Cognard, lui lancèrent leurs plus provoquante oeillades, excepté pourtant Alice qui causait dans un coin avec le jeune homme que nous avons remarqué à l'évêché, et parut retenir avec peine un mouvement d'impatience à la vue du capitaine anglais.

Celui-ci s'en alla présenter ses saluts, assez froids, à la maîtresse de la maison, salua les assistants d'un signe de tête, et se rapprocha d'Alice sans regarder celui qui était avec elle.

Ce dernier, dont il est temps de dire le nom, s'appelait Marc Evrard. Il dirigeait dans la rue Sous-le-Fort, une maison de commerce dont les fonds appartenaient en partie à un riche marchand canadien de Montréal, M. François Cazeau, qui joua un rôle lors de l'invasion de 1775 et se compromit beaucoup pour aider les insurgent:

Marc Evrard—vous expliquerons bientôt la nature de ses relations avec

François Cazeau, paraissait depuis plusieurs mois faire la cour à

Mademoiselle Alice Cognard et passait dans le monde pour lui être

fiancé.

On disait aussi que le capitaine Evil recherchait Alice, mais ne paraissait pas lui plaire outre mesure. Toutes ces conjectures étaient fondées. Car il y a toujours eu, de par le monde, de ces vieilles femmes; mariées ou non; dont l'occupation unique est d'épier les jeunes gens et de surprendre, dans leurs regards ou leur attitude, le secret de leur amour. Quelle ardeur inquiète pousse donc ces pions femelles, bêtes noires des amoureux, à scruter ainsi ces jeunes coeurs, à deviner en eux les élans comprimés d'une passion généreuse? Est-ce, pour les dames sur l'âge du retour, par suite d'un regret de leurs amours éteintes et de leurs illusions fanées comme leurs charmes, et, chez les filles trop majeures, par cause d'un désir d'affection toujours déplorablement déçu? Je laisse aux moralistes ou aux intéressés à préciser le fait.

James Evil avait donc brusquement interrompu le tête-à-tête d'Alice et de Marc Evrard.

—Mademoiselle, dit-il dans un assez bon français qu'il avait appris en France même où il avait voyagé après la guerre de Sept ans, Mademoiselle me fera-t-elle l'honneur de sa compagnie à la prochaine danse?

—J'en suis bien fâchée, répondit Alice, mais monsieur Evrard que voici et que vous n'avez pas semblé apercevoir, m'en a prié avant vous.

—Oh! pardonnez moi, mais vous êtes-vous engagée pour l'autre danse aussi?

—Oui, monsieur.

—Toujours avec M. Evrard?

—Oui, monsieur, répondit Alice en rougissant un peu, mais enchantée au fond de faire cette malice à l'officier qu'elle détestait.

—Oh! oh c'est bien! répondit Evil qui lança un regard haineux à Marc et pirouetta sur ses talons en se dirigeant vers un groupe de femmes auxquelles il demanda de vouloir bien organiser une contredanse. Ce genre de danse n'était encore que peu ou point connu au Canada où elle fut apportée par les conquérants. La contredanse (country-danse) étant une innovation anglaise, James Evil avait un secret plaisir à l'imposer à une société canadienne, sachant bien que les invités de M. Cognard étaient presque tous gens à se plier aux caprices d'un officier de l'armée britannique.

Marc et Alice furent forcés de figurer dans la contredanse que James

Evil dut diriger du commencement à la fin.

Quand la danse fut terminée, Marc dit à Alice qu'il ramenait sa place:

—Je crois que vous avez un peu durement reçu ce pauvre capitaine.

Marc, en parlant ainsi, n'était point sincère; au contraire il était enchanté, d'avoir vu humilier devant lui cet arrogant officier.

—Vous pensez, dit Alice en glissant un malin regard entre ses longs cils. Bah! tant pis pour lui! S'il vous avait salué encore, je ne dis pas. Pour lui prouver que j'aime autant danser avec vous que je le déteste lui-même, et pour faire pièce, à sa vilaine danse anglaise, venez exécuter un pas de gavotte avec moi.

En passant devant les deux joueurs de violon, Alice leur demanda l'air qu'elle désirait.

Les violons attaquèrent aussitôt une gavotte. C'était un air lent à deux temps, se coupant en deux reprises dont chacune commençait avec le second temps et finissait sur le premier. Les phrases et le repos en étaient marqués de deux mesures. C'était une danse toute française que la gavotte. Vers le temps qui nous occupe, la reine Marie-Antoinette la dansait à Paris avec toute la perfection désirable. La gavotte disparut en France après la Révolution et n'y fut jamais bien populaire.

Comme elle ne s'exécutait qu'à deux personnes et concentrait sur elle l'attention de toute la salle, malheur à celles que leurs vilains pieds ou leur tournure commune n'auraient pas tout d'abord empêchées d'y figurer. Il fallait déployer dans la gavotte une telle souplesse, une si grande aisance et tant de grâce dans les mouvements, que la tâche était difficile pour toutes autres que de très-élégantes personnes.

Alice, la mignonne jeune fille, n'avait pas à redouter cette épreuve. Et peut-être aussi, par une coquetterie bien innocente, la recherchait-elle à dessein pour mieux faire valoir son élégance et ses grâces incontestables. Ses petits pieds de fée trottaient si gentiment au bas de sa polonaise de soie rose; les hauts talons rouges de ses bottines de maroquin battaient si bien la mesure et d'un air si mutin; sa taille souple et fine se pliait si gracieusement sur les larges paniers qui gonflaient la jupe de sa robe dans ses tournoiements de sylphide.

Et certes son partenaire lui faisait honneur. En ces temps où la danse ne consistait pas encore dans un marcher absurde, Marc Evrard passait pour un beau danseur d'assez petite taille, il y avait dans toute sa personae une harmonie parfaite. Son bas de soie bien serré au-dessus du genou et ses souliers talons hauts dessinaient avec avantage le relief d'un mollet des mieux tournés, ainsi qu'un pied tout aussi bien cambré que celui, d'aucun homme de race; et puis il tendait si galamment sa main nerveuse et fine à la petite main de sa danseuse, que les plus jolies femmes se seraient senties ravies de danser avec lui.

La gavotte finie, et comme deux autres personnes commençaient un menuet, vieille danse française à peu près semblable à la gavotte, M. Cognard entra dans la salle.

Dès qu'il aperçut le capitaine Evil, il courut plutôt qu'il ne marcha à sa rencontre et lui serra avec effusion la main dans les deux siennes.

Le capitaine qui, depuis quelques instants, regardait fréquemment du côté de la porte et semblait attendre quelqu'un avec impatience, parut enfin satisfait. Il passa familièrement son bras sous celui du maître de la maison et l'entraîna à l'écart.

Profitons du moment où il pose à son insu pour croquer en deux coups de plume le portrait de l'officier.

Par certaines femmes, James Evil pouvait être considéré comme un bel homme. Il était grand et bien fait. Mais ses cheveux étaient roux et rouge son teint, tandis que les chairs flasques de ses joues commençaient à tomber un peu sur le menton où elles s'étageaient sur les plis bouffis de la gorge. Sa main était blanche et potelée, mais molle; et son pourpoint militaire de drap écarlate ne pouvait, malgré tous les efforts d'un ceinture cachée, parvenir à dissimuler un embonpoint précoce. Sa physionomie, qui ne déplaisait pas à première vue, révélait cependant à l'oeil de l'observateur un fond de duplicité sous le masque placide de sa figure. Ainsi, à de certains moments, les coins de sa bouche avaient de ces plissements, d'où sortent les menaces du coeur, et ses yeux d'un gris pâle brillaient quelquefois d'un éclair sinistre, reflet involontaire d'un feu, qui couvait à l'intérieur.

Le capitaine Evil, assez flegmatique à l'ordinaire, paraissait si animé en parlant à M. Cognard, qu'il ne manqua pas d'attirer l'attention de quelques-uns des invités, entre autres de Marc Evrard qui, dans un autre coin de la chambre, continuait de causer, mais d'un air distrait, avec Alice. En jetant un coup d'oeil à la dérobée sur Evil, Marc présentait au regard un admirable profil. Son front haut et large s'harmonisait parfaitement avec les lignes, sévères du nez et nobles de la bouche. Son oeil, grand et d'un bleu profond, rayonnait d'un feu calme sous l'arcade sourcilière. Enfin, servant de cadre antithétique à sa figure dont le teint était d'un blanc mat, ses cheveux noirs qu'il ne poudrait point, à dessein, se relevaient finement sur les tempes, et après avoir flotté quelque peu sur la nuque, s'y tordaient dans la bourse de soie noire alors en usage.

A certain regard, jeté de son côté par Evil et son interlocuteur, Marc

Evrard s'aperçut qu'il faisait le sujet de leur conversation. Le père

Cognard fronçant le sourcil lui sembla le nuage sombre qui annonce de

loin la tempête.

Marc se pencha vers Alice et lui dit a voix basse:

—J'ai peur que le capitaine, pour se venger de vos dédains, ne me joue quelque tour de sa façon. Je le crois en train de me desservir auprès de votre père qui semble me regarder, depuis quelques instants, d'un air tout à fait mécontent.

—Qu'avez-vous à craindre de M. Evil? demanda Alice avec une assurance feinte. Car elle savait bien que son père était prévenu contre le jeune Evrard et qu'il ne désirait rien tant que l'union d'Alice avec le brillant officier anglais qui fréquentait la maison depuis quelques semaines.

—Ce que j'ai à craindre, repartit Marc avec émotion, une seule chose, il est vrai, mais qui est pour moi tout au monde, vous perdre sans retour, Alice!

La jeune fille baigna ses regards dans les yeux humides de son amoureux.

—Ne vous ai-je pas dit, bien souvent déjà, reprit-elle, que je n'aime et n'aimerai jamais que vous seul au monde? Que vous importe alors qu'un autre me recherche? et pourquoi vous inquiéter des moyens qu'il peut vouloir prendre pour me plaire, à moi qui ne puis seulement supporter sa présence?

D'un long regard, Marc Evrard remerciait Alice de ses bonnes paroles, lorsque M. Cognard, profitant du brouhaha cause par ses invités qui étaient en train d'organiser un quadrille, s'approcha de Marc et lui dit en lui touchant l'épaule du doigt.

—Monsieur Evrard, je veux vous parler.

Marc s'inclina et le suivit dans le coin de la chambre que James Evil venait de quitter pour se mêler aux danseurs.

Est-il vrai, Monsieur, demanda Cognard, que vous étiez présent ce soir à l'assemblée qui s'est tenue dans la Chapelle de l'évêché?

—Oui, Monsieur, répondit Marc avec un serrement de coeur entrevoyant sous cette question le piège perfide que venait de lui tendre Evil.

—Fort bien, Monsieur, reprit Cognard de sa voix glapissante. Fort bien! Il vous est parfaitement loisible de vous joindre aux insurgés et de vous faire pendre ensuite comme rebelle si bon vous semble. Mais vous voudrez bien ne pas trouver mauvais, non plus, que je me mette, ainsi que toute ma famille, à l'abri des soupçons que la continuation de mes rapports avec vous ne manquerait pas d'attirer sur nous.

—Mais, Monsieur! se hâta d'interrompre Marc, savez-vous à quel titre je me suis trouvé à cette assemblée, et le rôle que j'y ai joué?

—A quel titre, Monsieur! Et que m'importe que ce soit comme chef on comme simple adhérent! Que me peut faire a moi le rôle que vous y avez rempli, sinon me compromettre davantage pour peu qu'il ait été marquant!

—Mais, Monsieur……… tâchait d'insinuer Marc, vous vous méprenez Ne connaissez-vous point mes opinions?…

—Vos opinions! vos opinions! Elles vous posent bien dans l'esprit des honnêtes gens, vos opinions Vous pouvez vous vanter d'être déjà bien noté auprès des autorités.

—Quand je vous dis, Monsieur Cognard, répliqua Marc en gardant, mais avec peine, le plus grand calme, quand je vous dis que je n'étais là que comme simple curieux!

—Et vous croyez, Monsieur, que ce n'est pas assez pour vous perdre dans l'estime des fidèles sujets de Sa Majesté! Ah Monsieur, si vous aviez entendu ce soir comment M. le gouverneur à taxé de félonie tous ceux qui ont pris part à cette assemblée, vous trembleriez rien qu'à la seule idée que l'on pût soupçonner que vous y assistiez! Non, Monsieur, vous avez eu beau mainte fois pour me mieux tromper sans doute, m'assurer de votre loyauté envers notre bien-aimé souverain, Georges III, voici un acte qui dément vos belles paroles. Ainsi, Monsieur Evrard, pour me bien disculper de nos relations antérieures, et pour ne point jeter de louche sur ma fidélité à notre bonne mère l'Angleterre, je vous signifie que nos rapports devront cesser à partir de ce soir. C'est assez vous dire que je défends à tous les membres de ma famille de garder souvenir de vous, et que ma maison ne vous serait plus ouverte si vous aviez le courage de vous y représenter. Cependant comme ce soir vous êtes mon hôte, et que je suis tenu par cela même à de certains égards, je ne m'oppose pas à ce que vous acheviez de passer ici la veillée. Seulement je vous prie de ne plus obséder ma fille Alice de vos importunités.

Marc, si grièvement blessé dans sa fierté, voulut pourtant n'écouter que la voix de son amour qui criait encore plus haut que son légitime orgueil.

—Je vous en prie, Monsieur Cognard, dit-il d'un air suppliant, veuillez m'écouter…

—Il suffit, Monsieur, répondit le royaliste du ton le plus nasillard qu'il put tirer de l'anche de son gosier.

Et d'un air magistral, il passa les deux pouces dans les boutonnières de son habit, et s'éloigna de Marc ahuri.

Les éclats de voix de Cognard, l'air humilié de Marc avaient attiré l'attention de l'assistance qui, tout en feignant de danser ou de causer, n'avait cependant pas perdu un seul geste de cette pantomime significative. Aussi cette scène désagréable et déplacée jeta-t-elle du froid sur les invités qui, ne pouvant plus ramener la gaîté dans le bal, commencèrent bientôt à se retirer. Peut-être aussi avait-on grand'hâte de causer tout à l'aise de cet évènement imprévu et encore plein de mystère.

Marc avait d'abord éprouvé un fou désir de bondir le premier hors de cette maison inhospitalière. Il contint pourtant, mais par des efforts surhumains, les flots de colère qui bouillonnaient en lui. Il voulait presser une dernière fois la main d'Alice que sa belle-mère et deux ou trois autres femmes entouraient déjà de leurs consolations indiscrètes, bien qu'elles ne sussent encore trop la cause du différend qui venait d'avoir lieu entre M. Cognard et le jeune homme.

Après avoir erré pendant dix minutes, la mort dans l'âme, parmi les hommes qui étaient groupés dans une partie de la chambre, et répondu tranquillement aux questions insignifiantes qu'on lui posait pour ne point paraître avoir remarqué sa mésaventure, profita de la sortie de trois ou quatre couples afin de se retirer.

Mais avant de quitter la place, il traversa la chambre et rompant le cercle des femmes qui entouraient Alice de leurs attentions hypocrites, il lui tendit la main en lui disant d'une voix dans laquelle tremblait un sanglot:

—Au revoir, Mademoiselle.

—Adieu! Monsieur, s'empressa de répondre la grincheuse madame Cognard que son mari venait de mettre au courant de la situation, et qui planait dans une atmosphère de bonheur. Pour la digne marâtre, voir sa belle-fille humiliée, malheureuse, était une jouissance paradisiaque.

Marc ne daigna seulement pas regarder cette vipère qui sifflait en essayant de le mordre, mais il jeta un coup d'oeil plein de mépris sur le capitaine Evil qui lui jetait un regard vainqueur.

Après avoir fait quelques pas en revenant dans la rue Sainte-Anne, Marc s'arrêta, s'adossa contre la muraille d'une maison voisine et, fiévreux, tremblant de rage, attendit.

Au bout de quelques minutes, la porte de la demeure de M. Cognard s'ouvrit de nouveau pour laisser couler le dernier flot des invités.

Marc put voir sortir et reconnut, grâce à la gerbe de lumière qui s'épandait du vestibule au dehors, celui-là même qu'il attendait. Il laissa se reformer la porte et marcha à l'encontre des personnes qui venaient vers lui, et qui, surprises de voir arriver au milieu d'elles un homme que l'obscurité subite où elles se trouvaient plongées les empêchait de reconnaître immédiatement, s'écartèrent un peu de leur chemin pour laisser passer l'intrus.

Marc Evrard alla droit à Evil qui ne l'avait pas d'abord plus reconnu que les autres, et d'une voix vibrante:

—Je vous prends tous à témoins, s'écria-t-il, que le capitaine James

Evil que voici, est un calomniateur et un lâche! En foi de quoi, moi,

Marc Evrard, je lui donne le soufflet que voici.

Un bruit sec, suivi d'un sonore juron anglais, prouvèrent aussitôt que le jeune homme avait ainsi fait qu'il venait de le dire.

L'officier, un instant frappé de stupeur, dégaina et bondit en avant. Mais les témoins de cette scène se jetèrent entre les deux adversaires afin de les séparer.

Marc n'avait qu'une canne légère. Il attendait résolument l'officier qui, l'épée au poing, voulait, criait-il, ouvrir le ventre l'insolent.

—Pour l'amour de Dieu, Evrard, allez-vous-en! dit l'un de ceux qui ne contenaient Evil qu'avec effort. Et vous, capitaine, n'allez pas égorger un homme désarmé et aveuglé par la colère.

—Je ne tiens plus à rester ici, puisque j'y ai fait ce que j'avais décidé, repartit Marc Evrard. Avant de m'éloigner je dirai cependant au capitaine Evil que je serai toujours à ses ordres pour appuyer mon dire et mon soufflet d'un bon coup d'épée.

Evrard tourna le dos et s'éloigna tranquillement tandis que les autres s'évertuaient à faire entendre raison à Evil éperdu de rage.

Quand les pas d'Evrard se furent un peu perdus dans l'éloignement, le capitaine, laissé plus libre, put avancer avec ceux qui l'accompagnaient en le retenant encore.

On arrivait au coin de la rue du Trésor. James Evil parut se calmer. Les assistants, qui demeuraient tous à la haute ville, s'engagèrent dans la ruelle en souhaitant le bonsoir à l'officier qui poursuivit son chemin dans la direction du château, après avoir grommelé un adieu plus ou moins courtois.

A peine les autres l'avaient-ils quitté que le capitaine hâta le pas. Il

avait aperçu trois ombres qui remontaient de la rue du Fort au château

Saint-Louis. Il fit quelques pas en courant et jeta un cri de joie.

C'étaient trois officiers de son régiment.

—Êtes-vous de service? leur demanda-t-il.

—Nous venons de terminer notre ronde, répondirent les autres.

—Bien! Dans ce cas venez avec moi. Un maraud de Canadian vient de m'insulter. Il faut lui en faire demander pardon à grands coups de plat d'épée. Allons vite! Il ne peut être loin et je sais où il demeure.

—Allons! dirent les autres enchantés d'une pareille affaire. Et tous prirent le chemin de la basse ville.

Marc Evrard laissait la côte de Lamontagne et s'engageait, dans la descente rapide où l'on a construit depuis l'escalier qui descend dans la rue Champlain. Il allait, ballotté entre la crainte de voir son amour à jamais compromis et le plaisir d'une vengeance plus qu'à moitié satisfaite, lorsqu'un bruit de pas précipités qui se rapprochaient de lui, le tira de sa rêverie.

Il n'en fit pas immédiatement grand cas et s'engagea dans la rue

Sous-le-Fort.

Ceux qui le poursuivaient l'avaient aperçu au tournant de la rue. Ils roulèrent plutôt qu'ils ne descendirent jusqu'à la rue Sous-le-Fort.

Au tapage que faisaient les quatre hommes, Marc se retourna; il était en face de sa maison.

Mais eût-il voulu s'y réfugier qu'il n'en aurait pas eu le temps; les quatre assaillants s'interposaient entre la porte et lui.

Marc vit que la retraite était interceptée. Il recula jusqu'à la maison d'en face contre laquelle il s'adossa pour n'être pas entouré tout à fait. D'un mouvement rapide, il avait en même temps dégrafé son manteau et l'avait enroulé autour de son bras gauche. Avec ce manchon et sa canne pour toutes armes défensives et offensives, il attendit l'attaque des assaillants, qui tombèrent sur Evrard avec furie en voyant qu'il songeait à se défendre.

Tout en parant les premiers coups avec l'habileté d'un homme a qui les ressources de l'escrime ne sont pas inconnues, Marc leva les yeux. Les fenêtres du premier étage de sa demeure, au-dessus du magasin, étaient éclairées.

—Célestin! cria Marc Evrard, de toute la force de ses poumons,

Célestin!

Au même instant une ombre gigantesque se dessina sur le plafond, et puis, au travers de la fenêtre que l'on ouvrit avec violence:

—Qu'y a-t-il donc, Monsieur Marc? demanda la voix formidable de

Célestin Tranquille.

—Décroche mon épée qui est au-dessus de la cheminée et jette-la moi que je serve un peu ces messieurs à la française.

—Ventre de chien! cria Tranquille qui disparut aussitôt de la fenêtre.

Son ombre courut encore une fois sur le plafond de l'appartement, mais en sens inverse. Et puis, on entendit un corps pesant qui dégringolait l'escalier et un bruit d'enfer dans la porte qui s'ouvrit avec fracas.

—Voici, Monsieur, cria le colosse qui traversa la rue d'une seule enjambée.

A son approche, deux des assaillants qui virent Tranquille arme pour son compte de l'énorme barre de chêne qui servait à fermer la porte du magasin, s'écartèrent un peu et se retournèrent pour lui faire face. Tranquille profita de l'éclaircie et jeta l'épée à Marc Evrard. Celui-ci la saisit au vol.

—A présent, grommela Tranquille qui se cracha clans les mains en empoignant sa massue improvisée, à nous autres, mes petits bedons!

Et son arme terrible levée sur eux, il chargea les assaillants.

Ceux-ci surpris, mais non pas effrayés, se préparaient à se défendre bravement. Ils se partagèrent leurs ennemis: deux contre Evrard et deux contre Tranquille.

Le premier coup du colosse tomba dans le vide avec un formidable grondement. L'officier auquel il était destiné avait fait un saut de côté en évitant ce coup d'assommoir.

Tandis que Tranquille relevait son arme, l'autre lui poussa un coup de pointe qui, sans pénétrer entre les côtes, lui fit une longue éraflure. Mais bien mal en prit au malheureux agresseur.

—Attends un peu, toi! hurla Célestin Tranquille.

Cette courte phrase n'était pas finie que la barre s'abattait sur le dos de l'Anglais qui lâcha son arme avec un beuglement de douleur et tomba comme une masse morte, les semelles en l'air et le nez dans la boue.

Le premier revint à la charge et allait se fendre à fond sur Tranquille pour le percer d'outre en outre. Celui-ci le prévint.

—Tiens! tu en veux, toi aussi, dit le géant. Eh! bien! souffle-toi dans les doigts.

D'un revers de son arme Tranquille frappa si rudement l'avant bras droit de son second adversaire que celui-ci se mit à pousser des cris de chien écrasé en secouant son bras luxé qui se balançait inerte comme une manche vide.

—Hein! mon bonhomme, dit Célestin, c'est tout comme l'onglée, ça vous pique les menottes!

Et puis, avec un profond soupir de satisfaction:

—Ha!… aux deux autres.

—Arrête! cria Marc qui ferraillait avec Evil et le quatrième, ceux-ci m'appartiennent!

—C'est bon! puisque vous le voulez, grommela Tranquille qui s'appuya sur sa massue. Mais, ma foi du bon Dieu! Monsieur Marc, je vous avertis que s'ils ont le malheur de vous endommager la peau, pas un d'eux ne sortira vivant d'ici. Je les massacre en masse.

Marc avait déjà reçu un coup d'estoc dans la cuisse et plusieurs autres dans son manteau qui lui servait de bouclier. Pourtant à lui seul il était au moins aussi fort que ses deux adversaires, puisqu'il leur tenait tête depuis plusieurs minutes. A deux ou trois reprises, il avait senti que la pointe de son arme perçait des boutonnières dans les chairs de ses deux antagonistes.

Profitant d'une violente flanconade de seconde qu'il venait de fournir au compagnon d'Evil et qui forçait le premier à rompre la mesure, Marc, après une feinte d'estoc en prime, frappa la tête du capitaine d'un rude coup de taille. Celui-ci chancela et recula avec un hurlement de rage.

Le second d'Evil, en rompant, avait jeté un regard en arrière et s'était aperçu que leurs deux compagnons d'aventure, à moitié assommés par Tranquille, s'enfuyaient éclopés. A le voir chanceler il crut Evil grièvement blessé, tourna le dos à son tour et rejoignit les autres qui remontaient la côte de Lamontagne en boitant comme, des loups éreintés dans un piège.

Evil se vit abandonnée, et encore tout étourdi de sa blessure à la tête, il jugea prudent aussi de battre en retraite et détala en criant 133 Marc:

—A bientôt, Monsieur Evrard!

Après cette menace, le bruit de ses pas se perdit au tournant de la rue.

—Hé bien! c'est tout! ce n'est pas plus malin que ça! cria Tranquille en éclatant de rire. Oh! la belle farce! Bonne nuit, Messieurs de l'Angleterre! Savez-vous, Monsieur Marc, que je ne m'étais pas dégourdi les bras depuis 1760. Je combattais alors dans la compagnie que commandait Monsieur votre père. Oh! un fier homme, aussi, allez! et qui maniait joliment l'épée, tout comme vous, du reste. Eh bien, ventre de chien! je suis content, tout de même, de voir que j'ai encore les muscles assez fermes pour jouer du violon et faire danser les habits rouges comme au bon vieux temps du général Montcalm et de M. de Lévis. Mais permettez-moi donc de regarder de ce côté-ci. Il m'a semblé voir tomber quelques chose par terre lorsque vous avez administré ce petit coup de fil au grand.

Tranquille se baissa, ramassa un lambeau de chair, poussa une exclamation de surprise, et se dirigea suivi d'Evrard, vers la porte du magasin restée ouverte.

Sans s'occuper de refermer aussitôt la porte, Célestin monta l'escalier quatre à quatre, et, arrivé, sur le palier qu'éclairait la lumière qui venait de la chambre ouverte:

—Hé! mais, ventre de chien! s'écria-t-il, c'est pourtant vrai que c'en est une!

—Quoi donc? lui cria d'en bas Evrard qui refermait la porte.

—Une oreille! Monsieur Marc, une oreille? Ventre de chien! le joli petit coup de rasoir! Le barbier du coin ne fait pas mieux à ses meilleures pratiques! [3]

[Note 3: Les Mémoires de M. Pierre de Sales Laterrière, qui se reportent à cette époque, et dont sa famille a fait, imprimer, il y a deux ans, une édition intime, contiennent un épisode dans le genre de cette bagarre.]

La fiancée du rebelle: Épisode de la Guerre des Bostonnais, 1775

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