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CHAPITRE II. LE VIEUX QUÉBEC.--LES AMIS.

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Table des matières

Perché, comme un nid d'aigle, sur son roc escarpé, Québec a vu passer bien des tourmentes depuis sa fondation jusqu'à nos jours; et, comme l'aire du roi des montagnes, d'autant plus secoué par la tempête qu'il est suspendu plus haut, de même aussi notre vieille cité a dû lutter plus fort contre l'ouragan que Montréal et Trois-Rivières, assises modestement toutes deux dans la plaine.

Comme Hercule dans son berceau, Québec naissant sortit vainqueur de la lutte qu'il dut soutenir contre l'iroquois reptile. Mais à peine ses quelques maisons remplaçaient-elles les ouigouams disparus de la mystérieuse bourgade de Stadacona, qu'un nouvel ennemi fondit sur la petite ville de Champlain. Affaibli par de tristes rivalités, épuisé par la disette, Québec tomba sous cette première attaque des Anglais; c'était en 1629. Mais, là-haut, Dieu veillait sur la France-Nouvelle: il la voulait catholique, cette colonie destinée à contre-balancer un jour la puissance de ses voisines, et l'Angleterre ne l'était plus.

Rendu à la France en 1632, Québec se remit rapidement de cet échec, et sembla dès cet instant prendre un plus puissant essor, comme ce géant de la fable qui recouvrait de nouvelles forces quand son ennemi lui faisait mesurer la terre.

Depuis lors donc, malgré les conspirations des tribus indiennes, dont les cris de guerre retentirent souvent jusqu'à ses portes, la capitale de la Nouvelle-France s'accrut si bien, qu'elle était devenue ville avant 1690. Comme cette époque seule doit m'occuper dans ce récit, je ne fais que mentionner les rudes secousses que firent ensuite éprouver à notre ville les sièges de 1759 et de 1760 et celui de 1775.

Maintenant encore, Québec est le seul vrai rempart qui défende efficacement le pays. Viennent de nouvelles luttes, et l'on verra ses nombreux canons allonger de nouveau leur cou de bronze par-dessus les murs, et tenir en échec un ennemi vainqueur, peut-être, sur tous les autres points de la contrée. Sera-ce alors que, selon les prédictions, un immense ouragan de feu dévorera notre ville? Est-ce criblée par les boulets, calcinée par les obus incendiaires, qu'elle doit s'envelopper et se coucher dans un glorieux suaire de cendres fumantes? Si c'est la suprême destinée qui t'attend, ô Québec, ta fin sera digne de ton passé; et tes pierres noircies diront un jour à l'étranger qui viendra, pensif, s'asseoir sur un débris de tes murailles, que tes habitants ne pouvaient être que des héros.

Mais toi, fastueuse et superbe Montréal, est-il donc vrai que tu doives, au dire de certaine prédiction, périr dans un immense débordement des eaux? Oh! alors, comme tu auras froid dans le linceul de limon dont les flots du grand fleuve couvriront tes restes, en s'enfuyant rapides vers l'Océan et l'oubli!

Bien que le petit établissement de Champlain, commencé en 1608, fût une ville en 1690, le lecteur n'en doit cependant point conclure qu'il peut juger du Québec de la fin du dix-septième siècle par celui d'aujourd'hui. Exposés aux soudaines attaques des Iroquois, et instruits par l'expérience, ses habitants avaient groupé leurs demeures autour des fortifications, et à la portée immédiate d'un refuge ou de prompts secours. Ainsi un grand nombre des habitations se trouvaient à la basse ville, sous les canons du fort Saint-Louis. Bien que détruite par l'incendie de 1682, la ville basse était tout à fait rebâtie à l'époque du siège de la place par Phipps. Mais elle n'était pas comme aujourd'hui l'entrepôt presque exclusif du commerce; la plupart des principaux citoyens et les plus riches marchands y demeuraient avec leur famille.7

Note 7: (retour) On se souvient encore que notre aristocratie logeait à la basse ville, il n'y a pas plus de soixante ans. A cette époque, le quartier, si fashionable aujourd'hui, du Cap, était habité par des charrons, des forgerons et des laitiers.

L'espace de terre qu'occupent aujourd'hui les faubourgs, ne consistait alors qu'en de vastes champs, qui s'étendaient à partir des portes jusqu'à perte de vue.

Il n'y avait au Palais, sur les bords de la rivière Saint-Charles, que le palais de M. l'intendant et ses dépendances, lesquels, au dire de La Potherie, étaient composés "de quatre-vingts toises de bâtiments qui semblaient former une petite ville."8 C'était le lieu de réunion du conseil, l'intendant y demeurait, et on y avait placé les magasins du Roi, depuis l'incendie de 1682; car, avant ce désastre, ils étaient à la basse ville, près d'un quai défendu par des pièces d'artillerie, et qu'on appelait alors la plate-forme.9

Note 8: (retour) On peut voir encore les ruines de cette résidence en arrière de la brasserie de M. Boswell et dans le Parc. Ce nom vient de ce que ce terrain, alors couvert en grande partie de bois de haute futaie, était la propriété des intendants, qui en avaient fait leur parc.

Note 9: (retour) C'est maintenant le quai de la Reine.

Quant à la haute ville, elle était presque toute occupée par les communautés religieuses; à l'exception toutefois du Château et de quelques rares maisons disséminées le long des rues Saint-Louis, Buade, de la Fabrique, du Palais et Saint-Jean.

On venait de rebâtir le monastère des Ursulines, détruit par un incendie en 1686. En 1689, M. de Frontenac avait fait élever, dans le jardin de cette communauté, une palissade fortifiée, avec un corps de garde, pour défendre la ville du côté des plaines ou des champs, comme on les appelait alors.

Venait, à côté, le couvent des Jésuites. Converti en caserne depuis la conquête, cet édifice offre maintenant à peu près le même aspect qu'alors; à l'exception cependant du "grand jardin," d'un "petit bois" et de l'église qui ont disparu.10 L'espace de terre compris entre l'Hôtel-Dieu--qui ne consistait alors qu'en un bâtiment de pierre de taille avec deux pavillons--et le Séminaire, et qui comprend aujourd'hui les rues Couillard, Saint-Joseph, Sainte-Famille, Saint-George, etc., était désert et inhabité.

Note 10: (retour) Le couvent des Jésuites, qui depuis longtemps menaçait ruine, fut démoli en 1877.

Quant aux édifices du Séminaire, ils se composaient d'un corps principal, qui regardait le fleuve, de deux pavillons, et d'une aile à gauche, où était la chapelle. Cette dernière, malheureusement détruite depuis, devait être belle; car La Potherie, qui venait d'Europe, en fait beaucoup d'éloges.11 Le jardin de la communauté s'étendait librement jusqu'au rempart de palissades plantées sur la cime du cap qui domine la rue Sault-au-Matelot de plus de cent pieds. La petite batterie de canons qui défendait la ville en cet endroit, se trouvait dans le jardin, où les artilleurs avaient la permission de se tenir pour le service des pièces. Sur les plans et les cartes de cette époque, on remarque une grande croix plantée près de la palissade, dans le jardin, à peu près là où l'on voit maintenant sur la grande batterie une demi-lune défendue par un canon de trente-deux.

Note 11: (retour) Cette chapelle devait se trouver à la jonction de l'aile avec la vieille façade, à peu près au lieu où se trouvent maintenant les deux salles d'étude. Elle avait quarante pieds de long. La Potherie vante beaucoup le maître autel, qui était d'architecture corinthienne, les lambris, les sculptures qui ornaient les murailles et la voûte, et qui, faites par des séminaristes, étaient estimées dix mille écus. Cette chapelle a été depuis longtemps détruite par le feu.

Après la cathédrale et la rue Buade, en remontant, se trouvait la place d'armes, qui devait voir s'élever, trois ans plus tard (en 1693), le couvent et l'église des Récollets.

En face de la place d'armes, assis sur le bord du cap, et arrêté par les fondations qui servent encore à soutenir l'ancienne partie de la terrasse, était le château du Fort ou château Saint-Louis. Pour ne point allonger la partie purement descriptive de ce chapitre, nous donnerons plus loin une esquisse assez détaillée de cette résidence de nos anciens gouverneurs.

Maintenant descendons vers l'évêché, pour nous rapprocher du lieu qui verra se développer la partie la plus émouvante de ce roman.

Le palais épiscopal était alors bâti à l'endroit où s'élève, modestement, l'édifice de notre parlement provincial. C'était un grand bâtiment de pierre de taille, dont le principal corps de logis avec la chapelle, placée au milieu, regardait la côte de la Montagne. Une aile de soixante-douze pieds de long, avec un pavillon formant au bout un avant-corps du côté de l'est, allait rejoindre à angle droit la côte. La pointe de terre qui faisait face à cette aile et descend vers la côte de la Montagne qu'elle domine, avait servi de cimetière dès les premiers temps de la colonie.

Voici maintenant quel était le circuit décrit par le mur de clôture qui entourait l'évêché. Partant d'abord de l'extrémité du cimetière, il suivait la côte de la basse ville qu'il remontait en coupant la rue qui mène aux remparts aujourd'hui (cette voie n'existait pas alors), et venait s'arrêter au bout de la rue Port-Dauphin, à l'extrémité de notre palais épiscopal actuel. Si l'on revenait au même point de départ, on voyait le mur remonter vers le jardin du Séminaire en suivant la cime du cap qui s'élève au-dessus de la rue Sault-au-Matelot,12 puis s'arrêter à l'endroit du rempart où l'on a construit, il y a quelques années, une petite plate-forme entre la clôture de l'édifice du parlement et les premiers canons de la grande batterie. Là il rejoignait le mur qui borne encore les jardins du Séminaire et venait, confondu avec cette muraille, rejoindre l'autre extrémité au coin de la rue Port-Dauphin. Quant au carré de maisons qu'il y a maintenant entre le bureau de poste et le parlement, il n'existait pas à la fin du dix-septième siècle, et l'on circulait librement alors à l'endroit où ces constructions sont assises aujourd'hui.

Note 12: (retour) La tradition veut que cette rue ait été nommée ainsi par suite de la chute qu'un matelot y aurait faite du haut en bas du cap. A vrai dire, nous préférons cette version à celle de Hawkins (Picture of Quebec), qui substitue au matelot un chien nommé Matelot, qui aurait fait la même chute.

Cette topographie, peut-être minutieuse et sans intérêt pour beaucoup de lecteurs, est nécessaire à l'intelligence des événements qui vont suivre.

Il y avait au commencement de la rue Buade, en 1690, une modeste maison de pierre à un étage, qui faisait presque face à la jonction des murs d'enceinte de la cour de l'évêché. Elle était sise à l'endroit où est maintenant située la librairie de MM. Brousseau, et appartenait à M. Louis d'Orsy, jeune officier d'une compagnie de la marine. Celui-ci l'avait fait bâtir dès son arrivée au Canada, durant l'année 1687, et l'habitait avec sa sœur.

Le père des deux jeunes gens, le baron Raoul d'Orsy, ayant hérité d'un patrimoine considérablement amoindri par les fastueuses dépenses de ses pères, n'avait pu éviter la ruine imminente qu'ils lui avaient ainsi préparée de longue main. Aussi, se voyant hors d'état de subvenir aux exigences de fortune que demandaient son rang et son nom, s'était-il vu contraint de se défaire d'un petit manoir, en Normandie, qui lui restait pour tout bien, afin de réaliser quelque argent pour passer au Canada.

En quittant ainsi la France, il s'épargnait la honte de se voir dédaigné par le moindre gentilhomme, et pensait pouvoir refaire assez facilement sa fortune en Amérique, dès lors le pays des illusions par excellence.

Sa femme était morte plusieurs années auparavant, lui laissant les deux enfants que nous allons bientôt connaître; et comme il n'avait d'autres parents qu'une vieille tante, presque aussi pauvre que lui, il lui était donc moins pénible de laisser la France qu'on ne le pourrait croire de prime abord.

Ce fut en 168... qu'il s'embarqua, avec son fils et sa fille, sur un vaisseau marchand, la Fortune, qui faisait voile de Saint-Malo pour Québec.

A peine étaient-ils en vue des côtes d'Amérique qu'un corsaire de Boston leur donna la chasse. Comme ce dernier était plus fin voilier que le vaisseau français, celui-ci se vit contraint d'accepter le combat.

La Fortune n'avait pour tout canon qu'une méchante couleuvrine, plutôt propre à tuer les artilleurs qui la servaient qu'à faire tort à l'ennemi; tandis que le corsaire, avec ses douze bouches à feu, criblait la Fortune d'une grêle de boulets. Aussi, quand le capitaine du vaisseau marchand voulut tenter l'abordage, comme moyen extrême d'un salut presque inespéré, son équipage était-il à moitié décimé par les projectiles ennemis. Néanmoins, aimant mieux mourir glorieusement que de se rendre, il aborda le corsaire étonné d'une pareille audace et lui jeta ses grappins.

Mais la lutte était trop inégale; après vingt minutes de combat, le capitaine français était tué, et les quelques hommes de son équipage qui survivaient, étaient blessés ou faits prisonniers. M. d'Orsy et son fils, qui s'étaient vaillamment battus, furent aussi blessés et tombèrent entre les mains des vainqueurs.

Ceux-ci, exaspérés par cette vigoureuse résistance qui leur avait fait perdre plusieurs des leurs, firent main basse sur tout ce qu'ils trouvèrent à bord de la Fortune.

C'est à peine si le pauvre baron put sauver quelques louis d'or qu'il avait sur lui au moment où l'action s'était engagée.

Amenés à Boston, les trois captifs reçurent l'ordre d'y rester internés; c'est-à-dire qu'ils étaient libres de leurs mouvements, mais seulement dans les limites de la place, dont ils ne pouvaient sortir sans s'exposer aux peines les plus sévères.

Ce genre de captivité se trouvait aussi en usage au Canada, à la même époque.

Pour comble de malheur, les blessures de M. d'Orsy étaient des plus graves; et le peu d'argent qu'il avait dérobé à l'avidité des corsaires fut employé à louer un pauvre réduit, et à payer les soins d'un médecin. Celui-ci put guérir aisément le jeune d'Orsy, qui n'était pas grièvement blessé; mais il donna peu de soulagement au baron, chez qui l'excès de ses infortunes avait produit un grand affaissement corporel et moral.

Alors le fils donna des leçons de français et d'escrime, grâce auxquelles il put prolonger un peu la vie défaillante de son père et empêcher sa jeune sœur Marie-Louise de mourir de faim. Quant à lui, peu de chose lui suffisait.

Ils avaient bien écrit à leur tante de France en quel dénûment ils se trouvaient; mais la réponse tardait à venir. Les communications étaient alors des plus difficiles et des plus lentes entre les rives des deux continents.

Enfin, après avoir langui jusqu'à l'année 1687, par un soir d'été, comme le soleil se couchait et empourprait au loin la mer, que le mourant apercevait par la fenêtre, le baron s'éteignit doucement en donnant une dernière pensée à la France, le pauvre captif, avec la dernière larme de son cœur à ses enfants, le pauvre père!

Louis n'était pas encore de retour, et Marie-Louise restée seule préparait le très modeste repas du soir.

Entendant son père pousser un long soupir, elle s'approche de son lit et lui demande s'il n'a besoin de rien; sa question reste sans réponse. Inquiète, elle se penche sur lui, et s'aperçoit qu'il n'est plus....

Eperdue de douleur, elle jette des cris perçants et s'évanouit.

A ce moment, un officier anglais passait devant la maison. Lorsqu'il entend cette voix de femme, qui lui semble appeler au secours, il s'arrête et se précipite, par une porte entr'ouverte, dans l'escalier qui conduit à l'endroit d'où proviennent les cris. Au second étage, il aperçoit Mlle d'Orsy évanouie près de la porte qu'elle a pu seulement entre-bâiller. A la vue de la jeune fille évanouie, Harthing comprend tout, et, soulevant Marie-Louise, il la dépose sur un méchant grabat qui gît dans un coin de la chambrette.

Jeune encore, quand l'officier sentit entre ses bras cette belle jeune fille, une bouffée de chaleur lui monta au visage, et les battements de son cœur se firent un instant plus rapides.

Mais il a jeté un coup d'œil autour de la chambre pour trouver quelque cordial propre à ranimer Marie-Louise, et ses yeux ont rencontré, suspendues aux murailles nues et lézardées, une épée avec une croix de chevalier de l'ordre de Saint-Louis. Alors, malgré la pauvreté du lieu, il reconnaît à ces signes, ainsi qu'à la délicatesse des traits et des mains de la jeune femme, que les habitants de cette misérable demeure ont dû, sans même remonter bien loin, connaître de meilleurs jours.

Puis il reporte ses regards sur Marie-Louise, qu'il trouve plus belle encore.

Ne sachant enfin que faire pour la rappeler à elle, il sort et crie sur le palier pour demander du secours, quand il se trouve en face de Louis d'Orsy.

--Vous ici, monsieur Harthing? lui dit Louis en reconnaissant l'officier pour lui avoir donné des leçons d'escrime.

L'Anglais lui montre de la main la scène de désolation que présente l'intérieur de la chambre.

La réalité s'offre poignante aux regards de Louis, qui se jette sur le corps de son père avec des sanglots navrants.

En ce moment accourent des voisines, qui s'empressent autour de Marie-Louise toujours évanouie. Harthing alors d'offrir ses consolations et ses services au jeune d'Orsy. Mais ce dernier le remercie d'un œil chargé de larmes, et qui dit à l'officier anglais combien sa présence est pénible en ce moment.

Il ne restait plus à Harthing qu'à s'éloigner au plus tôt; ainsi fit-il, mais non sans avoir auparavant jeté un long regard vers Marie-Louise qui commençait à s'agiter sur son lit...

Deux mois après cette perte douloureuse, les orphelins reçurent une lettre de France, leur annonçant la mort de leur tante, qui leur léguait le peu qu'elle avait. Cette lettre, écrite par l'ancien notaire de la famille, accompagnait le prix de vente du petit manoir, unique fortune de leur parente. Car, après avoir pris connaissance de la missive du feu baron, qui faisait connaître sa captivité et les nouveaux malheurs qui l'avaient assailli, le notaire avait pris sur lui d'aliéner le modeste domaine, pour en faire tenir la valeur aux infortunés prisonniers.

Grâce à ce secours, Louis et sa sœur purent payer leur rançon et obtenir de passer au Canada.

Cependant, le jour de leur départ pour la Nouvelle-France, l'officier anglais, Harthing, vint les voir. Ce n'était d'ailleurs pas la première fois depuis le funeste soir où le malheur l'avait inopinément appelé sous le toit des jeunes gens.

Que se passa-t-il durant cette dernière visite? C'est ce que nous dirons un jour au lecteur.

Nous ne cacherons pourtant point que les commères du voisinage s'aperçurent que l'officier avait l'air à la fois honteux et furieux au sortir de la demeure des orphelins. On avait même entendu comme une altercation et vu, disaient toujours les voisines, le jeune d'Orsy ouvrir brusquement la porte au visiteur et la refermer de même.

Pauvres enfants! ils ignoraient quelle passion dangereuse et quel souvenir haineux à la fois ils laissaient derrière eux en la personne du lieutenant Harthing. Ils étaient aussi bien loin de prévoir de quel poids l'amour et le ressentiment de cet homme devaient peser dans la balance de leur destinée.

Arrivé sans encombre au Canada, avec sa sœur, à la fin de l'année 1687, d'Orsy s'établit à Québec. Quelque temps après sa venue, une commission de lieutenant devint vacante dans une compagnie de la marine; Louis put l'obtenir, grâce à certaine action d'éclat qu'il accomplit lors d'une rencontre avec des sauvages, et qui l'avait de suite fait recommander à M. de Frontenac.13

Note 13: (retour) Les gouverneurs français étaient autorisés à disposer, chaque année, de quatre commissions d'officier dans la compagnie de la marine, en faveur des jeunes Canadiens.

Ce fut dans les conflits qui avaient si souvent lieu dans ces temps difficiles, que d'Orsy fit la connaissance de François de Bienville; et, comme ils combattirent souvent l'un à côté de l'autre, une sincère amitié les unit bientôt; sans compter que les yeux bleus de Mlle d'Orsy avaient fasciné François, qui, chose assez naturelle en pareille occurrence, avait fait à Louis l'aveu de ses sentiments. On peut penser que celui-ci avait fort approuvé d'abord la naissance et bientôt le développement rapide des amours de sa sœur et de son meilleur ami, déjà fiancés à l'époque où nous allons entrer dans leur intimité.

Maintenant, nos lecteurs ne seront pas surpris de voir le jeune Le Moyne se diriger si lestement vers la demeure qui abritait sa chère amie.

A la vue d'un tout petit rayon de lumière qui filtrait fugitif par la fissure de l'un des volets, le jeune homme constata que l'on veillait encore à l'intérieur. Aussi frappa-t-il aussitôt à la porte, après avoir respiré bruyamment pour se remettre en haleine; car sa marche rapide l'avait essoufflé quelque peu. Des bruits de pas se firent entendre au dedans, puis une voix mâle demanda:

--Qui va là?

--Bienville.

Quand ce dernier eut ainsi répondu, un bruit de verrous succéda à deux joyeuses exclamations, poussées dans la maison sur deux tons différents, et la porte s'ouvrit toute grande pour se refermer ensuite sur le visiteur.

Si l'on me fait remarquer que notre gentilhomme commet une grave inconvenance en se permettant une visite à pareille heure, je répondrai qu'alors nos cérémonies froides et compassées d'aujourd'hui n'avaient pas encore été importées dans le pays. C'est qu'en ce bon vieux temps l'ami avait toujours une chaise qui l'attendait au coin du foyer de son hôte, tandis que la huche recélait toujours un morceau de pain que l'on offrait de bon cœur au voyageur, et cela, à toute heure qu'il arrivât. Je ne crains pas même d'avancer que le plus heureux de deux amis était invariablement celui qui recevait l'autre.

Avant de tracer le portrait de mon héroïne, laissez-moi vous dire qu'elle s'était d'abord levée avec empressement à l'arrivée de Bienville, et portée à sa rencontre. Mais ce premier élan de son cœur, qui s'était traduit par ce premier mouvement, fut aussitôt comprimé par sa timidité instinctive de jeune fille: elle s'arrêta rougissante et presque confuse.

--Mademoiselle, lui dit le nouveau venu en s'inclinant avec grâce, je viens un peu tard, n'est-ce pas?

--Nullement, monsieur de Bienville, lui répondit-elle avec un charmant sourire où son âme semblait s'être portée, tandis que l'incarnat progressif de ses joues en était arrivé au ton le plus chaud. Les amis sont toujours attendus et ne viennent jamais trop tard, ajouta-t-elle en lui tendant la main.

--Tu comprends, François, repartit Louis d'Orsy, qui serra la main de son hôte avec effusion; c'est bien dit, n'est-ce pas? et, ce qui est mieux, très sincère. Je m'en porte caution, acheva-t-il en regardant sa sœur qui, ne pouvant plus rougir, était devenue subitement pâle à force d'émotion.

--Mais allons, allons, trève de cérémonies! Assieds-toi, et tu nous conteras ensuite les nouvelles que tu as pu recueillir sur ta route, de Montréal à Québec. Il est impossible de n'avoir rien à se dire entre bon ami et fiancée, surtout s'il survient à propos un petit gobelet de ce vin que tu sais être bon, et dont il me reste encore quelques flacons en cave. Mais tu n'as pas soupé?

--Oh! oui, mon cher, et au château, avec M. de Frontenac encore. Mais tu ne sais pas ce qui m'attendait au dessert? Voyons, cherche un peu.

--Dame! fit Louis qui se dirigeait déjà vers la cave, quand les paroles de son hôte le firent se retourner; dame! quelque rasade d'un vieux Xérès oublié depuis plusieurs années dans un recoin des celliers; car on m'a dit qu'il y a grand nombre de bouteilles de vins des meilleurs crus qui y dorment dans la poussière, en attendant que le maître d'hôtel fasse luire pour chacune d'elles le grand jour de la résurrection.

--Ah! ah! épicurien bavard, que tu en es loin! Il est bien vrai que je me suis un peu senti enivré tout d'abord, mais je t'assure que le jus divin de la vigne n'était pour rien dans cette ivresse. Enfin, mon cher, ce n'est autre chose qu'un brevet d'enseigne dans la compagnie de marine dont tu es lieutenant et que commande mon frère Maricourt.

--Bravo! bravo! s'écria Louis, qui revint aussitôt sur ses pas broyer amicalement la main droite de son ami en guise de félicitations. Nous avons alors un double motif pour faire sauter un bouchon, dit-il ensuite en reprenant le chemin de la cave.

Tandis que Bienville et Mlle d'Orsy, restés seul, se livrent à ces premiers élans du cœur que les lèvres savent si bien traduire entre deux amoureux, le moment me semble des mieux choisis pour crayonner le portrait de mon héroïne. En effet, dans ces courts épanchements de deux amants seul à seul, nulle oreille profane n'est excusable d'intervenir. Leur ange seulement doit être du secret, lui qui voltige entre eux pour recueillir ces aveux pudiques et les reporter au ciel, d'où Dieu même en dispose en faveur de ceux dont l'âme est jeune et pure encore.

François de Bienville: Scènes de la Vie Canadienne au XVII siècle

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