Читать книгу Arago et sa vie scientifique - Joseph Bertrand, Joseph Bertrand - Страница 2

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Les cimes élevées de la science sont inaccessibles au grand nombre, mais elles ne sont pas toujours entourées de nuages, et les savants les plus illustres, parvenus au terme de leur gloire, peuvent sans s'abaisser se montrer à la foule et s'en faire entendre.

Tous ne l'ont pas tenté. Soit dédain, soit impuissance, on a vu de grands génies, satisfaits d'un petit nombre de disciples, laisser au temps le soin de faire fructifier leur œuvre et de la répandre. D'autres, au contraire, non moins grands et en même temps plus humains, n'oublient jamais que la vérité est un bien commun, et dégageant pour chacun ce qu'il en peut recevoir avec profit, ils acquièrent, en exposant leurs propres travaux, l'autorité nécessaire pour répandre ceux des autres et pour les juger. Leur grande voix, religieusement écoutée, émeut alors par son éloquence et par le prestige d'un nom aimé tout ensemble, et d'une gloire acceptée de tous.

Tel était François Arago.

Né à Estagel, le 26 février 1786, il apprit à lire à l'école primaire de son village. Cette première éducation, complétée par quelques leçons de musique, ne révéla ni la force ni la précocité de son esprit. Arago n'était pas cependant un enfant ordinaire. En 1793, la haine de l'étranger le rendait déjà patriote; l'invasion de sa province par les Espagnols avait fait naître en lui une vive irritation. Un jour, après une bataille perdue à Peirestortes, cinq fuyards espagnols traversaient son village. Le jeune François, qui les vit arriver, courut bien vite s'armer d'une lance oubliée chez lui par un soldat, et, s'embusquant au coin d'une rue, frappa de la pointe le conducteur du peloton: c'est la seule fois que la colère d'Arago se soit archarnée sur un ennemi vaincu; il était alors âgé de sept ans.

Le père d'Arago, nommé trésorier de la monnaie, alla résider à Perpignan, et le jeune François devint élève externe du collége de cette ville. Il était fort assidu aux jeux des enfants de son âge, et ses études en souffraient un peu. La lecture des classiques français, qui eut toujours pour lui un irrésistible attrait, ne lui causait pas de moindres distractions. Peu capable d'ailleurs de discipline, il négligeait décidément les thèmes et les versions, lorsqu'il apprit par hasard qu'un jeune homme studieux pouvait, sans aucune recommandation, entrer à l'École polytechnique et y gagner rapidement l'épaulette. Se procurant aussitôt le programme de l'examen, il commença à se préparer seul. Excité bien plus qu'effrayé par la difficulté d'une telle tâche, son esprit actif et désireux de savoir se plongea dans les études scientifiques avec autant de plaisir que d'application et de succès. Dès qu'il eut atteint l'âge réglementaire de seize ans, Arago partit sans crainte pour concourir à Montpellier; mais l'examinateur, tombé malade à Toulouse, retourna à Paris sans achever sa tournée. Le jeune candidat dut attendre l'année suivante, et fut reçu le premier.

La science lui fit bien vite oublier le désir de devenir officier. Conseillé par Poisson, et affectueusement accueilli par Laplace, il quitta l'École avant la fin de la seconde année pour devenir secrétaire du bureau des longitudes. Biot en était membre. Reconnaissant la portée d'esprit et la puissance d'invention de son jeune collègue, il s'empressa de s'adjoindre, dans les recherches sur la puissance réfractive des gaz, un collaborateur de si grande espérance. Bientôt après, et suivant le conseil de Laplace, il lui proposa de continuer en commun les travaux géodésiques de Méchain en Espagne, et de reprendre l'entreprise interrompue de la détermination exacte du mètre en complétant le réseau de triangles qui devait servir à la mesure du degré terrestre.

L'influence de Laplace écarta toutes les difficultés. Les deux jeunes savants partirent munis d'un sauf-conduit anglais pour leurs opérations nautiques, et accompagnés d'un savant espagnol, M. Rodriguès, que le gouvernement de Charles IV associait à leur entreprise. Les difficultés étaient grandes; leur prédécesseur, Méchain, était mort à la peine en désespérant du succès. Ils ne se proposaient rien moins, en effet, que de prolonger la méridienne jusqu'à l'île d'Iviça, qu'il fallait rattacher au continent par un triangle dont les côtés dépasseraient quarante lieues: rien de pareil n'avait encore été tenté. Arago, Biot et Rodriguès se partagèrent le travail. L'astronome espagnol, installé sur un pic désert et aride, fut chargé d'entretenir toutes les nuits plusieurs lampes toujours allumées, pendant qu'à quarante lieues de là, Biot et Arago, vivant rudement sous une tente dressée au desertio de las Palmas, épiaient le brillant fanal pour en déterminer la direction.

La courbure de la terre, dont ils avaient calculé l'influence, ne devait pas être un obstacle; mais la vue pouvait-elle s'étendre à une telle distance? La science et l'habileté n'y pouvaient rien, et c'était par conséquent le point le plus incertain de leur tâche. Leur patience persévérante renouvela soixante nuits de suite des essais sans résultats; l'entreprise semblait impossible; avant d'y renoncer cependant, après deux mois de veilles et d'inquiétudes, ils firent une dernière et heureuse tentative. Par une belle soirée de décembre, l'absence de la lune promettant une nuit profondément obscure, ils promenèrent lentement leur lunette le long de l'horizon de la mer, jusqu'à ce qu'elle rencontrât les montagnes d'Iviça, et choisissant la plus haute, la plus découverte, celle dont l'aspect et la forme rappelaient davantage la station adoptée par Rodriguès, ils dirigèrent vers elle la lunette en la maintenant immobile jusqu'au moment où la nuit fut devenue tout à fait sombre; ils regardèrent alors et aperçurent un point lumineux que son immobilité seule distinguait des étoiles de sixième grandeur. La voie était désormais assurée; et quoiqu'il restât encore bien des obstacles à éviter, la certitude du succès leur donna courage et patience.

Biot retourna bientôt à Paris rapporter les premiers résultats et les calculer, tandis que l'infatigable et ardent Arago restait à Formentera, lieu de leur dernière station, pour recueillir les derniers chiffres et recommencer les mesures incertaines; mais, au milieu de ces pénibles travaux, il dirigeait plus haut ses pensées et méditait déjà des œuvres plus originales, sinon plus importantes et plus grandes.

Ne pouvant observer que la nuit, c'est par l'étude des théories les plus difficiles qu'il se délassait pendant les longues heures du jour. L'Optique de Newton composait toute sa bibliothèque; il la relisait sans cesse et, nourrissant son esprit par la méditation longue et continue de cette belle série d'expériences, se préparait excellemment à les prendre pour modèles; mais il détachait assez complétement les faits de toute interprétation préconçue pour pouvoir, peu de temps après, adopter la doctrine contraire à celle de Newton sans avoir rien à désapprendre.

Les correspondances étaient alors lentes et difficiles. Arago, tout entier à ses travaux, ne recevait que de bien rares nouvelles de sa famille et, ne sachant rien de la situation politique, connaissait à peine les entreprises dont l'Europe était déchirée. Cependant l'Espagne, envahie par nos troupes, se soulevait tout entière contre l'étranger, et le sentiment populaire s'exaltait chaque jour davantage contre tout ce qui portait le nom de Français. L'hostilité secrète qui, sous une apparente courtoisie, avait accueilli jusque-là ses paisibles travaux, se changeait en une haine profonde et de plus en plus menaçante. Tourmenté, mais non abattu par tous ces troubles, Arago continua son travail sans se détourner ni se ralentir; recommençant même avec une grande liberté d'esprit les observations qui lui semblaient douteuses, et prenant diligemment ses dernières mesures, il ne songea à gagner Barcelone, alors occupée par les Français, qu'après les avoir portées à leur dernière perfection. Mais ses démarches étaient surveillées. Pour se dérober aux insultes, peut-être même pour sauver sa vie, il dut demander un refuge dans la prison de l'île. Des appréhensions cruelles et des inquiétudes bien fondées le poursuivirent jusque dans cet asile. La rage capricieuse de la populace se ranimait à chaque instant et, semblable à un feu mal éteint, pouvait s'enflammer d'un moment à l'autre et se porter aux derniers excès. Les journaux de la province annonçaient avec une barbare indifférence la mort de trois cents Français, immolés sur la place publique de Valence et livrés comme par spectacle à la pique des toréadors. Peu de jours après, Arago pouvait lire la fausse nouvelle de son propre supplice, et les dernières paroles de l'astronome Arago, pendu comme espion de la France. Encore que le directeur de la prison fût incapable de livrer un innocent à la populace furieuse de l'île, il était désarmé et sans force pour la réprimer, et la vie du prisonnier volontaire était en grand péril. Une telle situation ne pouvait se prolonger. Arago, aimant mieux être noyé que pendu, se confia à quelques hommes dévoués qui, sur une barque à demi pontée, le conduisirent à Alger, d'où il put, quelques mois après, s'embarquer pour la France; mais, dans ces tristes temps, la mer n'était sûre pour personne: le navire fut rencontré par des corsaires espagnols et jugé de bonne prise. Arago, conduit sur la côte d'Espagne, se garda bien d'avouer sa qualité de Français. Après avoir bravé par son silence et mystifié par ses réponses dérisoires les ridicules représentants de l'autorité espagnole, il fut soumis aux plus mauvais traitements. Un jour, des soldats armés se présentèrent devant le moulin où il était enfermé avec ses compagnons d'infortune. Toute résistance était impossible. Les prisonniers demandèrent ce qu'on voulait faire d'eux.

– Vous ne le verrez que trop tôt, répliqua l'officier espagnol.

«En analysant les sensations éprouvées en présence d'une mort qui semblait si certaine et si proche, je suis arrivé, dit Arago, à me persuader qu'un homme qu'on conduit à la mort n'est pas aussi malheureux qu'on l'imagine». Ce qui l'émouvait le plus profondément était la vue des Pyrénées, dont il apercevait distinctement les pics, et qu'à ce moment suprême sa mère de l'autre côté de la chaîne, pouvait regarder paisiblement.

Le bâtiment capturé portait heureusement deux lions envoyés par le dey d'Alger à l'empereur des Français. L'un d'eux avait péri, et Arago trouva moyen d'en informer le dey qui, transporté de fureur, menaça l'Espagne de la guerre. L'Espagne avait alors trop d'embarras pour ne pas en éviter de nouveaux; ordre fut donné de relâcher le bâtiment et les passagers. Arago était libre enfin et ses malheurs semblaient terminés. On fit voile vers Marseille, mais les vents contraires le repoussèrent au moment où il apercevait la France pour le jeter le 5 décembre 1808, sur la côte de Bougie. Malgré de nombreuses difficultés et en bravant de grands dangers, il se rendit par terre à Alger, où il arriva le 25 décembre 1808; il ne put s'embarquer que six mois après, le 21 juin 1809, et débarqua enfin à Marseille le 1er juillet.

Le bureau des longitudes et l'Académie des sciences apprirent avec une grande joie son retour, que l'on n'espérait plus. Qui pourrait dire les transports de sa mère? Arago, dans un jour de dénûment et d'extrême besoin, s'était trouvé forcé de vendre sa montre; son père, peu de temps après, l'avait vue entre les mains d'un officier espagnol prisonnier qui, l'ayant achetée d'un marchand, ne put donner aucun renseignement; sa tendresse éperdue ne donna plus de bornes à ses craintes; et madame Arago, dans son inconsolable douleur, avait fait dire bien des messes pour celui qu'elle n'espérait plus revoir; elle en fit dire de nouvelles pour célébrer son retour. Arago, comme on le pense, se rendit tout d'abord à Perpignan, mais il avait hâte aussi de revoir Paris; et après quelques jours donnés à sa famille, il revint déposer au bureau des longitudes et à l'Académie des sciences les observations heureusement conservées au milieu des périls et des tribulations de sa longue campagne.

Le succès d'une œuvre si difficile, acheté avec une si longue patience par tant de fatigues et de dangers, donna au nom d'Arago une juste et précoce célébrité; la science avait contracté envers lui une dette qu'elle ne tarda pas à acquitter.

Peu de mois après son retour, à l'âge de vingt-trois ans, Arago fut nommé membre de l'Académie des sciences. Le célèbre géomètre Poisson, alors âgé de vingt-huit ans et déjà professeur à l'École polytechnique, n'obtint que quatre voix. Arago justifiait surtout, il faut l'avouer, cette flatteuse préférence et cet honneur si précoce par la haute opinion qu'il avait su inspirer de la force de son esprit; il fut nommé pour les travaux qu'on attendait de lui, plus encore que pour ceux qu'il avait accomplis. Laplace voulait faire ajourner l'élection en réservant la place vacante pour stimuler l'ardeur des jeunes gens. Une plaisanterie du médecin Hallé triompha de son opposition. «Vous me rappelez, lui dit-il, un cocher qui attachait une botte de foin à l'extrémité du timon de sa voiture; les pauvres chevaux s'épuisaient en vains efforts pour atteindre cette proie qui fuyait toujours, et c'était pour eux un très-mauvais régime.»

La comparaison parut juste et Laplace, se rendant enfin, vota pour Arago, qui, sur cinquante-deux votant obtint quarante-sept suffrages. Le jeune académicien ne tarda pas à justifier cette récompense inespérée par de nouveaux et excellents travaux. Quoique membre du bureau des longitudes et de la section d'astronomie, ses premières recherches semblent fort éloignées de l'étude des astres; elles sont relatives à l'optique, et la part qu'il a prise aux immenses progrès apportés par notre siècle à cette branche de la science est un des titres les plus éclatants et les moins contestés d'Arago.

Comment se forme un rayon de lumière? Quelle en est la nature et la composition? Par quel mécanisme met-il un point lumineux en communication avec notre œil? Ne sont-ce pas là des questions primordiales et irréductibles auxquelles on doit ramener les autres sans espérer de les éclaircir elles-mêmes, et qui, dépassant les bornes de l'esprit humain, semblent avoir le malheureux privilége d'être éternelles.

Deux théories bien différentes, recommandées par les grands noms de Newton et de Huyghens, partageaient cependant, au commencement de ce siècle, les physiciens et les géomètres.

Les corps lumineux, suivant Newton, envoient incessamment dans toutes les directions, et avec une vitesse immense, des particules qui, en pénétrant dans l'œil, produisent le phénomène de la vision. Suivant Huyghens, au contraire, aucun corps n'est lumineux par lui-même; il est fait tel par les vibrations de ses molécules, et ne perd en brillant aucune partie de sa substance; le mouvement des particules ébranlées se communique incessamment à un fluide élastique et subtil dont les agitations nous apportent la lumière, comme celles de l'air nous transmettent le son. Les phénomènes de la réflexion et de la réfraction s'expliquent également bien dans les deux théories, sans, par conséquent, donner prise à aucune conclusion précise, et les détails les plus minutieux sont, comme l'a souvent répété Arago, la seule et véritable pierre de touche pour dégager une théorie exacte et définitive des vagues et douteuses conjectures qui lui donnent naissance. Le raisonnement doit reproduire en quelque sorte la nature en montrant, dans la diversité infinie des effets, les conséquences d'un principe unique, et sans s'arrêter à une ressemblance ébauchée, égaler, surpasser même la précision des expériences les plus délicates. Aucune épreuve n'est inutile, aucune ne doit être négligée, et le moindre désaccord qui vient dissoudre l'harmonie peut, par une seule contradiction, ébranler et ruiner l'édifice. Le succès des expériences les plus variées, successivement et complétement prévues par la théorie, est la seule marque de la vérité et le fondement de la certitude.

Arago et sa vie scientifique

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