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II

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Table des matières

—Faites remettre ma carte; si M. Norton est chez lui, il me recevra!

Le valet à qui s'adressait cet ordre, donné d'un ton ferme où, sous une politesse douce, se faisait sentir l'habitude du commandement, regarda l'homme qui lui parlait. Un jeune homme, ou plutôt un homme jeune, brun, mince, la barbe entière, taillée en pointe, la redingote serrée à la taille: quelque officier en tenue bourgeoise et sans décoration à la boutonnière.

Les valets, dans la villa normande de M. Richard Norton, habitués à une marée de solliciteurs arrivant là, même à Trouville, au seuil de la maison de l'Américain avec une vitesse et un fracas de mascaret, ne voyaient que rarement dans l'antichambre des figures françaises, et dans la réponse que fit au jeune homme le domestique après avoir déposé sur un plateau d'argent la carte donnée, il y avait une nuance toute particulière de respect.

—Si monsieur le marquis veut se donner la peine d'attendre!

Et le valet, qui venait de jeter un leste coup d'œil sur la carte et d'y lire un nom: Marquis de Solis, ouvrait cérémonieusement la porte d'un petit salon du rez-de-chaussée donnant sur le vestibule et y introduisait le marquis.

M. de Solis s'assit, et très étonné de trouver un tel cérémonial dans cette façon de chalet luxueux, regarda autour de lui les tableaux accrochés dans ce petit salon meublé comme un Trianon, blanc et or. Les maîtres illustres y étaient représentés par quelque toile, une aquarelle ou un morceau de choix. Mais ce n'était évidemment là que de petits échantillons de la collection de Richard Norton, dont la galerie, à New-York comme à Paris, était célèbre.

Le marquis entendait en même temps le valet appeler quelqu'un, dans un cornet acoustique, du bas de l'escalier, pour savoir si M. Norton, dont le cabinet de travail se trouvait évidemment au premier ou au second étage, sur la mer, était visible.

M. de Solis avait, un moment, hésité à se présenter chez Norton, à remuer tout à coup un passé qui lui était cher. Il l'aimait, ce Norton, pour l'avoir connu là-bas, au Nouveau Monde, où M. de Solis était allé étudier les vignes américaines, voulant essayer de défendre ce qui pouvait être sauvé encore de la fortune de la marquise, sa mère. Libre, célibataire, voyageur par goût et, depuis quelques années, par une sorte de besoin physique et moral, comme s'il avait eu à secouer dans la fièvre des déplacements, quelque obsession lassante, M. de Solis avait trouvé peu d'hommes qui lui fussent plus sympathiques et qui, pour tout dire, fussent, comme l'Américain, des hommes.

Et, par une ironique destinée, dans cet homme respecté, dans cet ami dont le marquis emportait le souvenir à travers la vie, le hasard avait voulu que Solis dût rencontrer l'être insolemment heureux, né précisément pour lui prendre, sans le savoir, pour lui arracher la femme aimée. Tout un roman inachevé, volontairement inachevé, dans le déchirement du sacrifice, dans un monde de rêves finis, chassés, se dressait là, tout à coup, pour Solis, lorsque le docteur lui avait annoncé la présence, à Trouville, de Richard Norton et de celle qui s'appelait mistress Norton.

Mme Norton! Elle portait un autre nom, lorsqu'il l'avait rencontrée, il y a quatre années déjà, à New-York, chez M. Harley, son père, et lorsque, dans les causeries de jeune homme à jeune fille, dans les confidences irréfléchies, plus intimes chaque jour, il s'était laissé aller à avouer presque à cette Sylvia—Sylvia! l'écho de ce nom était ce qui lui restait de ce passé!—tout un amour grandissant, le seul amour vrai qu'il eût éprouvé de sa vie. Et elle-même, cette Sylvia, ne semblait-elle pas l'aimer? Ne le lui disait-elle point, dans la douceur du regard, dans la pression plus lente du shake-hands, dans les paroles mêmes tombées de cette bouche d'enfant rieuse et pourtant grave aussi? Comme il l'avait aimée, dans sa fierté, dans ce calme un peu hautain qu'elle avait, dans ces yeux, clairs comme une vague traversée du soleil, qu'elle fixait sur lui comme pour lire en lui et qui, sous les sourcils, d'un blond chaud, les cheveux fauves, le front pensif, luisaient avec une acuité étrange! Il était résolu à en faire sa femme, si elle consentait et si M. Harley, le banquier, voulait donner sa fille à un Français! De Sylvia, Georges de Solis était sûr. Il n'avait qu'à parler, il allait parler, et voilà qu'une dépêche alarmée, pressante, de Mme de Solis, rappelait tout à coup le marquis en France. Il fallait que le fils revînt pour disputer à l'acharnement féroce des créanciers la fortune des Solis.

Alors, le marquis rentrait au pays, luttait, arrachait aux griffes d'âpres coquins ce que son père, affolé de spéculations malheureuses, pouvait encore avoir laissé. Mais, devant les débris de cette fortune, suffisante pour sa mère et pour lui, insuffisante pour la fille du banquier Harley, le marquis n'osait plus laisser échapper la demande et l'aveu qui lui brûlaient les lèvres. Il attendait, il comptait sur quelque hasard heureux, et le temps passait, et, là-bas, Sylvia oubliait, sans doute, se croyant oubliée, et, le jour où Solis apprenait que miss Harley devenait la femme d'un autre, il partait, courant le monde, pour échapper à sa propre pensée, à sa souffrance, comme une bête blessée qui fuit, espérant secouer, en courant, la douleur de la blessure.

Mais on ne secoue que les gouttes de sang en ces fuites éperdues. Le marquis avait promené sa tristesse et harassé sa curiosité à travers ces voyages, missions de savant ou séjours qu'il s'imposait à lui-même dans l'Extrême-Orient, il avait usé son temps, sa vie, mais rien en lui, rien n'était cicatrisé! L'oubli n'était pas venu, et lorsque le docteur avait parlé de Norton, un serrement de cœur rendait le marquis tout pâle.

Car il avait fallu, pour que la perte de cette Sylvia fût plus complète, il avait fallu que l'homme qui avait fait d'elle sa femme fût précisément, par une ironie mauvaise, un être qu'il avait aimé profondément, un de ceux qui se donnent et à qui on se donne dès le premier regard, dans la première poignée de main.

Solis ne se rappelait pas que Norton lui eût jamais parlé de miss Harley. Et pourtant, liés intimement l'un à l'autre, ces deux hommes avaient échangé bien des confidences, autrefois. Solis, recommandé à Richard Norton par le représentant des Etats-Unis à Paris, ancien compagnon de Norton, avait été l'hôte de Richard dans des établissements miniers que le Français voulait étudier, et leurs relations, nées du hasard, s'étaient—comme le fer s'aciérise au feu—changée en amitié dévouée, complète, dans l'épreuve du péril.

Les sympathies vraies ne s'expliquent point, du reste. S'ils se fussent vus pour la première fois dans un salon, ils se fussent aimés en supposant qu'ils eussent pu causer, en toute liberté de cœur, comme, là-bas, dans le tête à tête des journées longues où Norton expliquait et Solis écoutait. Et le marquis s'en souvenait fort bien! Jamais Norton n'avait laissé deviner qu'il connaissait miss Harley. Il ne la connaissait peut-être pas alors! Il l'avait rencontrée depuis, il s'en était épris, il avait demandé sa main....

Georges saurait les détails de tout cela, dès sa première causerie avec Norton. Il avait comme une hâte fiévreuse à le revoir.

Le revoir?... Ou la revoir!

Il n'osait même pas se poser la question à lui-même. Mais, avec cette faculté presque cruelle d'analyse intime qu'ont certaines âmes, il sentait qu'il entrait plus de joie dans son envie de retrouver Norton et plus de terreur dans son esprit de revoir Sylvia....

Il avait d'ailleurs fait, sans presque réfléchir—machinalement, comme d'instinct—le chemin qui conduisait à la villa Norton, et il se trouvait devant la porte, prêt à sonner—bien mieux, ayant sonné—et se demandant encore s'il ne ferait pas mieux de prendre le train de Paris et de quitter Trouville sans avoir revu cet homme qu'il aimait et cette femme qu'il avait timidement, silencieusement adorée....

Il hésitait encore presque, dans ce salon d'attente où on l'avait introduit, il regrettait d'être venu, il se disait qu'il eût mieux valu, pour lui-même et pour elle, n'avoir jamais retrouvé ce passé.

Un coup de sifflet traversa l'antichambre comme quelque commandement à bord d'un navire, et le valet rentra, priant «monsieur le marquis» de le suivre.

Solis, précédé par le domestique, monta un escalier à rampe de bois sculpté où des faïences de prix étaient accrochées, les couleurs des vieux Rouen répondant aux vieux reflets mordorés des plats mezzo-arabes;—et au second étage de la villa, aussi luxueuse qu'un hôtel des Champs-Elysées, Georges de Solis se trouva devant un laquais qui, cérémonieusement, lui ouvrit la porte d'un vaste cabinet de travail, donnant par un large window sur la mer:—une porte au seuil de laquelle le jeune homme se trouva en face d'un grand gaillard barbu et souriant, la voix forte et la large main tendue, et qui, joyeusement, lui cria avec un accent yankee assez prononcé:

—Ah! la bonne aubaine!

Et la voix de Norton sonnait claire comme une fanfare.

—Embrassez-moi donc, et asseyez-vous, cher! Et quel bon vent vous amène?

Les deux hommes s'entre-regardèrent un moment avec cette curiosité instinctive de gens qui, en s'interrogeant ainsi des yeux, sautent par-dessus les années passées, et Georges de Solis retrouvait, avec un plaisir vrai, tout autre pensée disparue pour une minute, son ami Norton tel qu'il l'avait quitté, bâti à chaux et à sable, la carrure large avec des épaules de cariatide et des poignets de lutteur. Le front volontaire, où l'ossature sous la peau semblait de pierre, s'encadrait d'une chevelure rousse un peu grisonnante aux tempes et les lèvres rasées énergiques, franches, la longue barbe au menton, les oreilles écartées du visage, la tenue même un peu puritaine—une redingote longue, boutonnée sur ce grand torse solide—rien, chez l'Américain, n'avait changé, subi d'atteintes; et, à son tour, Norton, de ses yeux gris enfoncés dans des sourcils hérissés en broussailles, interrogeait le visage du marquis et disait gaiement:

—Vous êtes toujours le même!

—Oh! oh!... j'ai plus de bistre à la peau et moins de cheveux sur la tête! Les voyages....

—Et d'où venez-vous?

—D'un peu partout. Du diable!

—J'étais allé chez vous dès mon arrivée à Paris! Personne. Votre mère en province. Vous....

—En Indo-Chine. Mais aujourd'hui, ma mère que j'avais retrouvée à Solis à mon retour, et moi, nous avons quitté les Landes et je viens essayer de donner un peu de santé et un bain d'air à ma chère bien-aimée. J'aurais pu aller à Biarritz, qui est plus près de Dax, mais à Paris, où il y a toujours plus d'occasions de vente ou d'achat, j'essaierai de vendre, après cette saison d'eaux, une de nos propriétés, qui ne rapporte plus ce qu'elle coûte. Et mon projet est ensuite d'aller m'enterrer à Solis, avec ma mère.

—Vous me ferez l'honneur de me présenter à elle, dit Norton.

—Avec joie! Elle vous adore, vous savez!... Oh! elle m'a fait cent fois raconter comment vous m'avez si joliment empêché d'être rôti tout vif, le jour de cet incendie, dans votre mine de pétrole. Ce que j'ai pensé souvent à notre aventure!... Nous sommes sortis de là, je vous vois encore quand j'ai repris à peu près connaissance, moi à demi asphyxié, vous la barbe grillée et les cheveux rasés par le feu!

—Vous voyez qu'ils ont repoussé, fit Norton en riant. Et ne parlez pas de cela surtout, mon cher Georges. S'il y a quelqu'un qui, ce jour-là, ait, comme on dit dans les romans, sauvé l'autre, c'est vous! Parfaitement, c'est vous! Je vous ai tiré du brasier où un faux pas vous avait fait tomber, mais vous n'y étiez, mon cher, venu que pour m'en arracher, moi, et sans votre intervention j'étais parfaitement assommé par les poutres.... Oh! tout net! Et réduit à l'état de charbon par-dessus le marché! Si vous racontez de cette façon-là vos voyages à Mme de Solis, elle n'en doit savoir que la moitié. C'est trop de modestie et il est temps que j'arrive pour faire connaître la vérité!

—Eh bien! soit! fit le marquis en souriant. Nous nous sommes rendu mutuellement le service de nous conserver la vie, si c'est un service! Ex æquo! D'ailleurs, c'est déjà vieux tout cela! Cinq ans! Et, vous savez, Norton, je vous dirai avec plus de vérité ce que vous me disiez tout à l'heure: Vous n'avez pas changé.... Si!... Vous avez rajeuni!

—Quand on a dépassé la quarantaine, c'est ce qu'on a de plus spirituel à faire! Et puis, il faut bien rajeunir!... Oh! je ne suis plus l'espèce de trappeur que vous avez connu, vivant presque d'une vie de manœuvre, au milieu de ses ouvriers, là-bas.... Je me suis—comment diriez-vous?—adouci, féminisé, pour plaire à la chère femme que j'ai épousée....

Richard Norton avait mis dans ce peu de mots un instinctif attendrissement, et Solis, très ému, maître de lui-même pourtant et essayant de paraître, non pas indifférent—intéressé au contraire, mais comme un ami au bonheur d'un ami—Solis devinait que cet homme éprouvait une sorte de besoin violent:—parler de l'adorée....

—C'est vrai, vous êtes marié! dit le marquis.

—Et à la meilleure des créatures! Ah! que je regrette que mistress Norton soit sortie!... Elle sera si heureuse de vous revoir!

—Ah! fit le jeune homme. Vraiment?... Mme Norton me fait l'honneur de se souvenir de moi?

—De vous, cher? Mais nous parlons souvent de vous. Très souvent!

Solis cherchait un compliment, un remerciement. Il ne trouvait pas. Chose étrange, ce que lui disait là Norton, au lieu de lui être agréable, lui amenait une souffrance. Elle parlait de lui! Lui, au contraire, gardait son nom en sa mémoire, précieusement, comme en un sanctuaire. Il pensait, repensait à elle et n'en parlait à personne! Elle parlait de lui, indifférente, consolée, heureuse! Et ce souvenir que lui gardait Sylvia le torturait plus que le silence même et que l'oubli!

—C'est la plus charmante des femmes, reprit Norton. Un peu souffrante.

—Ah? dit M. de Solis.

—Oui, c'est pour sa santé que je me suis décidé à me fixer à Paris.... Le docteur Fargeas fait des miracles lorsqu'il s'agit des maladies de nerfs.... Et c'est de cela que souffre Sylvia! Oui, elle a hérité de sa mère, fille d'un Virginien, grand chasseur et surtout grand mangeur et grand buveur, que la goutte avait tué, un fond de tempérament arthritique. Et, si l'hérédité maternelle se fût bornée là, tout eût été pour le mieux; mais elle lui a communiqué cette impressionnabilité extrême, maladive. Le climat de New-York, avec ses alternatives de chaleur torride et de froid glacial, ne lui valait rien. Un ou deux étés dans la Floride ne suffisaient pas à la remettre en bon état. Et puis, encore une fois, je ne crois qu'à Fargeas, j'ai pour Sylvia la superstition de Fargeas!

Instinctivement, Georges de Solis ferma les yeux rapidement; ce nom de Sylvia entendu là, prononcé tout haut, pour la première fois depuis des années, lui causait une impression singulière. Il le saluait de la paupière comme un soldat salue de la tête la première balle.

Norton, lui, continuait ses confidences, parlant de Sylvia avec l'effusion débordante de l'homme qui aime—puis il s'interrompit, disant avec une émotion profonde:

—Voyez ce que c'est que l'amitié! Il n'y a pas cinq minutes que vous êtes là, mon cher Solis, et je vous dis, à vous, tout naturellement, ce que je ne dirais à personne, ce que je ne m'avoue que vaguement à moi-même.... Ne parlons plus de cela! Parlons de vous!...

Ils étaient assis en face l'un de l'autre, devant le window, à deux pas d'une table où, sous des presse-papiers, des dépêches, des lettres, des brochures s'entassaient, méthodiquement classées, annotées, réunies par des épingles.

—Un cigare?... dit Norton.

—Merci, vous savez bien que je ne fume pas!

—C'est juste. Eh bien, depuis si longtemps, qu'êtes-vous devenu, cher ami?

Solis hocha la tête:

—Ce que je suis devenu! Rien! J'ai voyagé pour me désennuyer, allant en Annam comme j'étais allé aux Etats-Unis, comme j'aurais flâné sur le boulevard.

—Avec plus de profit pour la science pourtant! J'ai lu dans la Revue un travail, sur la colonisation de l'Extrême-Orient, qui me paraît assez pratique!

—Et, pour l'écrire, il était inutile d'aller si loin. C'est peut-être à Paris qu'on apprend le plus de choses, même sur les pays lointains!... J'ai trouvé au Club des amis qui, sur ce que j'avais vu au Tonkin, en savaient, je vous jure, autant que moi. Le télégraphe leur apprenait en dix lignes et en deux minutes ce que je mettais deux mois à découvrir.... Et puis, le voyage, le voyage! C'est très joli quand on n'emporte pas un peu d'ennui... des souvenirs... avec ses bagages!

—Des souvenirs.... Votre mère?

—Ah! la chère sainte! fit M. de Solis. Son souvenir à elle m'eût rendu le courage! Mais il y en avait d'autres!... Oubliés, ceux-là, d'ailleurs, j'espère; oui, perdus en route, laissés en chemin, avec ma poudre brûlée et mes cartouches vides! Je suis venu avec la résolution formelle d'en finir avec les aventures et de vieillir, auprès de ma cheminée, heureux, comme vous... marié, comme vous!

—Heureux! fit Richard en hochant la tête.

—Voyons!—Et le marquis essayait de sourire après s'être contraint à chasser les souvenirs qui lui montaient au cœur.—Voyons, Norton, connaîtriez-vous une jeune fille qui voulût d'un brave garçon un peu attristé, mais point maussade, désillusionné sur bien des points, mais pas à la mode, peu pessimiste—mon cousin Bernière se charge de cette spécialité-là—et gardant encore assez de foi, de passion, pour commettre, au besoin, quelque folie et même pour se résigner à la sagesse? Ma mère tient à ne pas me voir devenir vieux garçon! Marions-nous donc! Et, après tout, le voyage au coin du feu est le seul que je n'aie jamais fait! Aussi bien, c'est résolu! J'ai un peu peur du mariage, comme on a peur que l'eau ne soit pas trop froide au premier bain.... Mais je suis décidé à me jeter à la nage! Avez-vous quelqu'un pour m'apprendre à nager, Norton?

L'Américain n'avait pas quitté des yeux le marquis, tandis que M. de Solis parlait, laissant sous cette gaieté factice deviner quelque ironie douloureuse, une souffrance, le parti-pris d'un homme qui a soif de nouveau parce qu'il a soif d'oubli.

—Alors, se marier, c'est, pour vous, se jeter à l'eau? Eh bien! mais c'est galant pour votre professeur de natation! dit Norton. Je ne connais personne digne de vous... sérieusement.... Si je voyais une jeune fille remarquable parmi nos Américaines....

—Non! oh! pas une Américaine! dit vivement Solis.

—Et pourquoi?

—Je n'épouserai jamais une Américaine!

—Pourquoi...?

—Parce que j'estime qu'il y a assez de froissements possibles, dans le mariage, avec la différence des caractères sans y ajouter la différence des races!

Le marquis était presque grave et si sérieux que Richard Norton ne put s'empêcher de sourire:

—Si mes compatriotes vous entendaient, elles seraient capables de vous arracher les yeux! Elles sont jolies, pourtant, les Américaines, et exquises, et sérieuses, et dévouées sous leurs airs excentriques!

—Je le sais bien! fit Solis.

—D'ailleurs, puisque vous voulez vous marier, pour vous marier, presque au hasard, je ne comprends pas, je l'avoue, qu'on traite une affaire aussi grave comme une loterie!

—Du moment que c'est une affaire! dit le marquis, gardant toujours son pli de lèvres agressif.

Les yeux gris de Norton ne le quittaient point, comme si l'Américain eût voulu deviner le secret de cette tristesse qui n'existait pas autrefois dans l'esprit de Solis.

—Une affaire! Une affaire! Je suis bien certain, pourtant, mon cher Georges, que la dot vous est indifférente.

—Absolument.

—D'autant plus, qu'en Amérique, la dot n'existe pas, ce qui enlève au mariage je ne sais quelle odeur d'argent, qu'il garde un peu beaucoup dans votre France.... Vous avouerez que, pour un peuple de négociants, ce dédain des bank-notes ne manque pas d'une certaine tournure.

Solis était, un moment, demeuré sans répondre, regardant sur la cheminée une étrange pendule, dont le balancier était un pilon d'acier.

—Je ne songe pas du tout, fit-il, l'œil toujours fixé sur ce balancier, mais pas du tout, à critiquer vos mœurs ou vos jeunes filles, en vous disant que je n'épouserai point une Américaine... pas plus que je n'entends parler d'un marché, quand je prononce ce vilain mot: «Une affaire.» Je dis seulement que, lorsqu'on n'a pas épousé celle qu'on devait aimer, il faut peut-être laisser au hasard le soin de nous faire aimer celle qu'on épousera!

—Ah! par exemple! Voilà une jolie théorie! dit Norton, riant un peu.

—Ce n'est pas une théorie, c'est une des mille nécessités où nous réduit la vie actuelle, telle qu'elle est faite!... Vous avez—vous—et le marquis parlait lentement, risquait ses paroles une à une, comme un homme marcherait avec précaution, pas à pas, sur quelque étang gelé—vous avez la chance, sans nul doute, Norton, d'avoir fait un mariage d'amour....

Il affectait de regarder la mer, au loin, par le window entr'ouvert, mais ses yeux épiaient le visage de Norton.

—J'adorais la jeune fille à qui j'ai demandé sa main! répondit l'Américain, très gravement.

Solis riposta, la voix haute:

—Moi, j'ai adoré une femme exquise, à qui je n'ai pas osé dire que je l'aimais!

—Je vous répéterai encore: Pourquoi?

—Vous étiez riche, fort riche, et vous pouviez offrir, avec votre fortune, votre nom à qui vous vouliez.

—Sans doute....

—Moi, dit M. de Solis, j'étais assez pauvre, comparativement à cette jeune fille, et je ne pouvais pas, je n'osais pas lui dire de partager une existence qui lui eût semblé mesquine, comparée à celle qu'elle avait, jusque-là, menée chez son père. Et mon amour me criait de parler, et mon orgueil m'ordonnait de me taire.

—Il est dommage que cette jeune fille n'eût pas été une Yankee, comme vous dites. Vous auriez été plus à l'aise. Je sais une jeune fille dont le père a cinq cent mille dollars de rente et qui a épousé un pasteur de Tennessee, lequel a sa Bible pour toute fortune. Elle est très heureuse. Bah! mon cher Georges, une femme console d'une femme! Il y a un proverbe espagnol qui dit: «La tache de sang de la mûre, une autre mûre l'efface!» Vous en verrez chez moi, au parc Monceau, des Américaines, brunes, blondes, rousses, et de délicieuses, et de capiteuses, et de charmantes, et c'est peut-être—en dépit de vos restrictions sur la race—l'une d'elles qui effacera l'image de votre compatriote.

—Peut-être! répondit M. de Solis.

Puis, regardant toujours cette pendule où l'œuvre d'art se faisait machine, il ajouta:

—Je ne crois pas!

L'Américain haussa les épaules.

—Parbleu! On ne croit jamais ces choses-là jusqu'au jour où l'on s'aperçoit que ce qu'il y a de plus rapide après l'oubli des vivants disparus, c'est l'oubli des sentiments qu'on croyait éternels.... Et c'est bien naturel.... Mais, mon cher Georges, si l'on passait sa vie à ne se consoler de rien, on ne vivrait pas!... Et il faut vivre!... En avant, toujours en avant! C'est notre devise nationale.... Et c'est ma devise particulière.... Je ne passe point ma vie à m'attarder aux fantômes du sentiment.

M. de Solis regardait autour de lui pendant que Norton lui parlait, et il éprouvait, à se trouver là, à Trouville, dans le cabinet de l'Américain, presque pareil à un office de New-York, la sensation d'un voyage, une sorte d'impression d'exotisme. Jusqu'en cette maison du bord de la mer, Norton avait apporté sa marque particulière et l'estampille de ses goûts personnels. Ce cabinet de villa normande avait en effet un caractère spécial. Au milieu du luxe de cette construction fantaisiste, de ces bibelots qui rappelaient à Trouville l'hôtel de la rue Rembrandt, cette pièce d'aspect sévère—égayée seulement par la trouée de la mer, de la lumière, par le window—ce grand cabinet ressemblait à la vaste cellule d'un laborieux. Des tableaux, mais peu nombreux, et à côté d'un Cavalier, de Velazquez, argenté comme une vieille orfèvrerie, une aquarelle représentant, sur une mer déplorablement bleue, un yacht portant le nom de Mme Norton: Sylvia; le cadre de cette marine, signée d'un artiste américain, touchant presque un paysage où, à l'ombre de pins gigantesques—quelques-uns entamés, couchés à terre et déjà débités—une petite maison de pionniers laissait envoler sa fumée douce comme un soupir d'idylle. La maison, l'humble maison de Norton le père. Le logis où, tant de fois, le soir, sous la lampe à pétrole, le vieux Norton avait lu la Bible à ses cinq enfants, groupés autour de la table où brillait encore la cognée du défricheur de bois! Un tableau que Richard transportait partout où il allait, accrochait au-dessus de sa tête, comme un Russe l'icône sainte dans son isba.

Toute la vie de Norton tenait en ces deux images. La maisonnette de bois, c'était la famille, le vieux couché maintenant sous le marbre d'un monument de pierre portant ce nom, glorieux comme celui d'un fondateur de dynastie; Abraham Norton. C'était le père, la mère au bon sourire, les sœurs, mariées maintenant, et les deux frères, tous deux tués pendant la guerre de sécession, sous le drapeau étoilé. Le yacht, c'était la vie présente, l'amour profond d'une existence, l'unique amour, la récompense de toute une vie laborieuse, la femme adorée, la chère Sylvia!

Au-dessous de ces images, de petits corps de bibliothèque en ébène, laissant à portée de la main des livres en nombre restreint mais choisis, utiles, traités de physique, de chimie ou de morale, cette chimie de l'âme. Sur une étagère, des minerais, aux étiquettes à l'encre rouge, pépites d'or ou échantillons de charbons—un modèle de locomotive, bijou de mécanisme, à côté d'un téléphone—puis, sur la cheminée, comme le cachet même de l'américanisme du maître, la pendule caractéristique, celle dont le balancier était un pilon d'acier montant et descendant avec une régularité de chronomètre et dont chaque mouvement marquait une seconde, comme si, au tic tac léger de la pendule d'Europe, Norton préférait la constatation du temps faite par un horloger utilitaire.

Cette pendule que M. de Solis regardait, semblait aussi dire, en sa langue de fer: Go ahead! et de son pilon où la lumière du dehors accrochait des reflets d'acier, écraser ce que Richard Norton appelait les «fantômes du sentiment».

—Ce que vous me dites ne m'étonne pas, fit le marquis. Il y a tout une façon d'envisager la vie dans votre pendule, mon cher Norton. Elle ne marque pas le temps, elle l'écrase!... Les Hollandais, qui étaient cependant des gens pratiques, donnaient à leurs horloges une poésie qui sentait le rêve.... Ils montraient les bateaux oscillant à chaque seconde, les moulins tournant, éperdus, de minute en minute, des pêcheurs tirant au bout d'une ligne en fer-blanc quelque poisson argenté, et la lune, la pâle lune se levant sur des paysages fantastiques et presque chinois, comme on en voit à Saardam.... Mais c'était, ces paysages, et ces maisonnettes, pour les pauvres gens enfermés dans leur maisonnette, auprès du Zuyderzée gelé, une fenêtre ouverte sur l'idéal; et, dans la fumée de leur pipe, ils revoyaient leur passé ou leurs voyages, tandis que doucement, régulièrement, le tic tac du balancier berçait leurs songeries, silencieuses comme un bon sommeil.... Vous, vous faites de vos pendules des mortiers pilons ou des roues mécaniques.... Et en regardant ce marteau qui tombe et remonte, et retombe et monte encore, pour retomber toujours, je pense instinctivement à tout ce qu'il y a de supprimé, d'aplati et de lourdement assommé dans la vie moderne. Je crois qu'il faut parer les pendules—ces marqueuses du temps qui fuit—comme il faut parer les tombeaux, pour nous mieux masquer la mort sous la poésie et sous les fleurs.

—Et moi, dit Norton, je crois et je vous le répète, qu'il faut montrer et célébrer la vie, telle qu'elle est, comme elle est, avec ses vérités, ses âpretés, ses pilons de toutes sortes, pour la brasser, la dompter et la faire aimer!

Le marquis, assis, regarda un moment cet homme taillé comme dans le cœur d'un chêne et qui, debout, ses larges mains posées sur la cheminée, le contemplait avec une expression à la fois joyeuse et pleine de défi—de défi contre le sort.

—Allons, dit M. de Solis, je vois que si vous méprisez si fort le rêve, c'est que vous avez probablement trouvé la réalité du bonheur.

—J'avoue que je serais ingrat de me plaindre. Et pourtant!...

—Pourtant? demanda le marquis.

Le front dur, osseux, de Norton, se plissa comme sous une pensée de mélancolie.

—Mon pauvre ami, dit l'Américain, tout le monde a ses peines... ses inquiétudes.... Je vous faisais allusion aux miennes, tout à l'heure.... J'ai trouvé, moi, qui n'avais et n'ai point l'air—n'est-ce pas?—d'un héros de roman, la créature idéale et à la fois la meilleure des femmes. J'ai épousé une jeune fille qui est vraiment—vous l'avez peu vue, mais vous la connaissez—une âme d'élite tout à fait supérieure.... Je l'aime du plus profond de mon cœur.... Je donnerais en bloc tout ce que je possède pour la voir seulement sourire, et je me mettrais ensuite vaillamment à la besogne pour lui regagner un luxe nouveau.... Eh bien, cher, tout ce bonheur, tout ce semblant de parfaite félicité qui, certainement, pour les gens qui ne me connaissent pas, pour les quémandeurs, les exploiteurs, les indifférents, les conseilleurs, les reporters qui parlent, à m'en agacer, du richissime Norton—Richard souriait—toutes les jouissances apparentes qui, pour les Parisiens, font de moi un être privilégié du sort, enviable à tous les points de vue—tout cela, Solis, cette chance même dont je remercie le sort, ne tient pas devant cette vérité brutale: je suis inquiet, je suis attristé... et, au fond, tout au fond de l'âme, voulez-vous que je vous le dise? malgré mon amour de la lutte et du travail, et de tout ce qui est la vie, la vraie vie, la vie utile, robuste, généreuse, eh bien! voilà, mon cher: je ne suis pas heureux!

L'américaine

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