Читать книгу Contes Fantastiques et Contes Littéraires - Jules Gabriel Janin - Страница 7
HONESTUS.
ОглавлениеVers la fin du dernier siècle, au moment où toute la morale se refaisait en France, il y avait tant de choses à refaire, il advint que Paris remit en question le bien et le mal, la vertu et le vice. Il se demanda si le luxe était une nécessité? Bref, des questions à n'en pas finir. En même temps, dans les écoles, dans les salons, dans les champs, à la ville, à la cour, en province, accouraient des rhéteurs préparés à tout soutenir; c'était une rage de perfection qui a perdu le peuple français. On perfectionnait la charrue et la soupe économique; on perfectionnait la matière et l'âme; on enseignait aux petits garçons l'art de penser, et aux petites filles l'art de faire des enfants d'esprit. On bouleversait cette pauvre nature, on l'agitait de fond en comble, on la perçait jusqu'à la craie; on s'élevait dans l'air, on vivait dans l'eau, on ajoutait un sixième sens aux cinq sens que nous avions déjà. Il y avait des faiseurs de paix perpétuelle, des faiseurs d'anguilles vivantes avec de la farine, des faiseurs de canards mangeant et digérant, des faiseurs de bonheur universel. Dans ce temps-là on vendait au coin des rues des bouteilles d'encre inépuisables, et des projets de coffres-forts toujours pleins; c'était le règne le plus absolu des ergoteurs, des enthousiastes, des dupes, des imbéciles, des gens d'esprit, des fanatiques et des charlatans.
Ce fut au plus fort de ces étranges disputes, qu'un jeune homme d'un esprit faux, d'un cœur honnête, s'en vint en France du fond de la Suède, pour se faire initier aux profonds mystères du génie et de l'esprit français. Le monde entier s'occupait de la France et prenait au sérieux ses rêveries les plus folles. Le jeune étranger, à peine il eut touché ce sol mouvant de rêveries fantastiques, de projets insensés, dernières occupations d'un peuple qui se meurt, fut pris d'un vertige moral. Dans cet immense ramas de sophismes et de paradoxes, il comprit que s'il n'appelait pas l'analyse à son aide, il se perdrait sans secours dans cet océan de systèmes. Et de même que l'on choisit un cheval dans l'écurie d'une poste aux chevaux, il eut bientôt fait choix d'un système à tous crins, bien hennissant, la tête droite, les naseaux enflammés, un système hongre; il n'y en n'a pas d'autre, sans excepter les disciples de Saint-Simon; puis son système étant sellé et bridé, il l'enfourche, et voilà notre homme qui pique des deux et s'en va, bride abattue, à travers le champ nébuleux des vérités et des certitudes de son temps.
Il avait une étrange et charmante manie, il en voulait aux vices, comme l'abbé de Saint-Pierre en voulait à la guerre; son système à lui, c'était la vertu perpétuelle et sempiternelle, la vertu pure et sans mélange, austère, brutale et brusque; la vertu stoïque. Or, par vertu, il recherchait le vice, il se plaisait à le voir, à le sentir, à le toucher, à vivre, à boire, à dormir avec les vicieux. Il donnait, par vertu, dans tous les désordres. Au milieu d'une orgie, il déclamait contre les emportements de l'orgie, il faisait rougir ses jeunes compagnons de leur raison perdue au fond d'une coupe. A cette boutade éloquente, les convives effrayés ôtaient de leur tête la couronne des buveurs, et chacun se retirait chez soi, vaincu par l'éloquence du jeune comte suédois.
Un autre jour, le philosophe se trouvait attablé à une table de jeu; l'or éclatant sur le tapis vert ruisselait à travers le râteau; il s'abandonnait à l'enivrement, à la couleur, au léger cliquetis de l'or. Le hasard tournait aveuglément au milieu de tous ces joueurs, distribuant à son gré ses faveurs funestes ou ses leçons sévères. Tout à coup, au plus fort de l'enivrement, à l'instant même où la roue, en tournant, vous sauve ou vous tue, notre sage déclamait contre le jeu... Soudain le jeu s'arrêtait, les râteaux restaient suspendus, la roulette était immobile, et les joueurs attendaient que le déclamateur fût parti pour exposer de nouveau sur un chiffre leur fortune et mieux encore... Et notre homme allait dans la rue en se félicitant de sa victoire.
Un autre jour, il était attendu dans une petite maison du faubourg: la maison était sombre et noire au dehors; elle était éclairée et joyeuse au dedans. Au dedans, le mystère attentif, le luxe élégant, la table en beau linge et bien dressée, le vin clair et vieux, le boudoir, et dans ce boudoir une jeune femme attendait Gustave; car c'était un philosophe au frais sourire, à la voix douce, au noble cœur; c'était un philosophe riant et peu sévère en apparence. Il entra; aux pieds de cette jeune femme il se posa, la voyant lui sourire; il la regarda comme un jeune homme de dix-huit ans regarde une femme de vingt-deux; il lui prit la main, et cette main fut abandonnée; il lui parla tout bas, et plus bas il parlait, plus sa parole était comprise. Tout à coup, quand sa bouche allait toucher cette joue en fleur, quand son bras allait enlacer cette taille élégante, et la dernière bougie étant prête à s'éteindre, il se souvient, l'idiot! qu'il était philosophe! Un sermon! Il fit un sermon à Célimène, et, la voyant souriante, étonnée, interdite, il s'enfuit, se croyant un héros de vertu... Elle leva les épaules et, rassérénée, elle oublia de retenir par son manteau cet autre Joseph.
On conçoit que cette guerre absurde faite aux passions humaines, à tout propos, en tout lieu, dut fatiguer étrangement notre jeune homme. Il était haletant dans cette lutte impuissante où ses désirs n'étaient réfrénés que pour l'amusement des autres. Malgré ses efforts, le vice allait son train librement, s'inquiétant peu de ses clameurs.
Un soir que, fatigué de morale, il s'était établi à la porte de l'Opéra, par une grande affluence de monde qui attendait l'ouverture des bureaux, une aventure lui arriva, qui le corrigea de sa manie, et lui fit estimer les plaisirs d'ici-bas à leur juste valeur. Déjà, pour payer sa place à l'orchestre, il avait tiré de sa poche un louis d'or; ce louis d'or échappa de sa main par un mouvement de la foule, et vainement il l'eût cherché, quand un mendiant qui se tenait sur une borne, tendant son chapeau aux passants, ayant vu rouler cette pièce d'or, la ramassa et la rendit au sage, après l'avoir essuyée avec soin sur les manches de son habit. La figure de cet homme était douce, humble était son attitude; il y avait tant de résignation dans sa personne, que Gustave en fut touché. «Gardez ceci, brave homme, lui dit-il.—Mais, monsieur, c'est beaucoup trop pour un si petit service.» Il parlait encore, que déjà notre philosophe avait disparu, échappant à la fois à la reconnaissance du mendiant et à la nécessité de prendre un billet à la porte de l'Opéra. Ce jeune homme était loin d'être riche, et cet argent était le seul dont il pouvait disposer pour ses plaisirs de la soirée.
Il allait dans la ville, à grands pas, heureux de sa bonne action, regrettant peu l'Opéra et sa musique bruyante, jetant un regard de profonde pitié sur les demoiselles errantes, plus ennemi du vice, et plus près du vice que jamais.
Arrivé à sa maison, dans un quartier fort éloigné,—une de ces vieilles rues en pierre de taille qui sont tout muraille,—il frappe; le portier dormait; à plusieurs reprises il frappe, il appelle: rien n'y fit; la porte était muette, inexorable. Il s'assit sur un banc de pierre, et, les jambes croisées, il attendit. Il était là depuis dix minutes, obsédé de mille pensées, quand, à l'extrémité de la rue, il vit arriver au grand galop une voiture à deux chevaux. La voiture s'arrêta net à ses pieds. Un grand laquais poudré, l'épée au côté, l'air insolent, s'élançait à la portière du carrosse; il ouvrit la portière, et Gustave ne fut pas peu étonné en voyant descendre le même mendiant auquel il avait donné son louis d'or. Cet homme était en guenilles, ses reins étaient ceints d'une corde, il portait sur son dos une besace, il avait des sabots pour chaussure, un vieux feutre de forme espagnole couvrait à grand'peine sa tête chargée de vigoureux et épais cheveux gris. Il s'appuya en descendant sur l'épaule de son laquais, avec la morgue d'un grand seigneur; il fit signe à sa voiture de s'éloigner de quelques pas, puis s'asseyant sans façon à côté du jeune homme: «Vous voilà bien isolé et bien triste; la soirée vous paraît longue et fade, j'en suis sûr; et sur ce banc de pierre, sous ce ciel pommelé, contre les murs suintants de cette maison qu'on prendrait pour une tombe, vous devez regretter le louis tout neuf que vous m'avez donné, les banquettes de l'Opéra et la danse lascive de la Guimard.»
—Je ne regrette qu'une chose, dit le jeune homme, c'est d'avoir fait l'aumône à plus riche que moi, et d'être venu à pied, moi gentilhomme, pendant que mon effronté mendiant m'éclabousse avec son carrosse. Il faut que vous soyez un habile homme, à ce que je vois.
—Mais, mon gentilhomme, dit le mendiant, il est vrai que je mendie en habile. C'est une science aussi difficile que celle du gouvernement; jugez de la difficulté de recevoir, par la difficulté de donner! Il faut tout un cours d'études pour savoir tenir son chapeau de façon à n'avoir pas l'air de demander la bourse ou la vie; il faut une âme forte à qui tend la main à des misérables sans pitié, à l'argent d'un débauché ou d'un joueur, à l'aumône de la fille vénale qui jette dans votre escarcelle le prix d'un regard ou d'une moitié de baiser. La tâche est rude! Flatter l'orgueil et la bassesse, saluer l'adultère, aller tête nue, et plisser son front chaque soir, en mettant son bonnet de nuit, pour donner même à ses rides une grâce; et puis, mâcher des herbes vénéneuses pour s'en faire un cancer factice, être vil par spéculation, tout recevoir, tout prendre et tout manger, caresser jusqu'au chien qui vous mord! Trouves-tu donc à présent mon carrosse à trop haut prix, jeune homme, et le gentilhomme à pied ose-t-il être jaloux du mendiant qui a des chevaux?
Gustave dit au mendiant:
—Tu parles bien, vieillard, tu es sage; je te pardonne ta voiture, et je ne regrette plus mon bienfait. Reprenez donc votre carrosse, monsieur; l'Opéra va bientôt finir, mendiant; vous ne serez pas arrivé à temps, messire, et tu perdras peut-être vingt-quatre sous à cela, gueux que tu es!
Le vieillard se levant, dit à Gustave:
—Faisons mieux, oublions ce louis d'or qui nous sépare, vous et moi, comme un abîme; tenez, je ne vous le rends pas, et je ne le garde pas. En même temps, d'un bras vigoureux, il lançait la pièce de monnaie dans une mansarde au sixième étage. La pièce alla droit au but; elle tomba sur le grabat d'un poëte qu'elle réveilla, et qui rêvait qu'il avait faim. Quand la pièce eut fait son dernier bruit:
—A présent! nous sommes égaux, dit le mendiant: vous avez des habits, je porte des haillons; mais vous êtes à pied et je vais en carrosse, tout se compense entre nous. Passons donc la nuit ensemble comme deux amis dont la porte est fermée, et qui veulent oublier les heures en attendant le jour; aussi bien, je vous le dis en confidence, vous frapperiez à votre porte jusqu'à demain, et vous appelleriez à votre secours Francœur et tous les violons de l'Opéra, que ce serait peine perdue, votre porte ne s'ouvrirait pas.
Gustave reprit:
—Mon cher ami, je veux bien te suivre; mais où diable veux-tu me conduire?
—Oh! dit l'autre, on vous mènera là-bas, dans la ville, loin de ta maison maussade et de ton fastidieux quartier. Nous allons dans le séjour du plaisir et du luxe, du vin et des dames, des boudoirs et des grasses tavernes. Viens avec moi, mon enfant.
—Mon père, dit Gustave, je veux bien être votre ami pour une heure encore, mais, par la lune blafarde qui vous éclaire, et par la lame du roi Christine, je ne consentirai jamais à mettre mon blason sous ta besace; ainsi donc, ne m'appelle pas ton fils, mon noble père, et même, si tu le veux bien, nous abaisserons les stores de ton carrosse, crainte d'accident.
Le vieillard ne répondit rien; ils montèrent en voiture, le jeune homme à la place d'honneur; la voiture, qui était arrivée au galop, repartit au petit pas.
En chemin, ils eurent une conversation philosophique sur le vice et sur la vertu; Gustave ne parlait jamais que de cela. Le vieillard laissa parler Gustave et hochait la tête de temps à autre:
—Hum! hum! disait-il, le vice n'est pas toujours une mauvaise chose... Hum! hum! le vice a son bon côté... Hum! hum! les plus honnêtes gens y sont tombés, jeune homme; et vous-même, un sage, dont l'aumône est si facile, vous-même... Eh! que diriez-vous si vous deveniez, là, tout à coup, ivrogne et meurtrier, parricide et voleur? Je ne parle que de cela!
Gustave, entendant parler ainsi le vieillard, se mit à chanter d'un air goguenard l'air nouveau: Triste raison, j'abjure ton empire!
Ainsi parlant et chantant, la voiture entra dans une cour sablée et silencieuse. Un escalier de pierre se présenta, les deux amis montèrent; ils traversèrent un vestibule, une grande chambre en noyer, un petit cabinet en mosaïque déjà plus élégant, ils s'arrêtèrent dans un petit salon de bonne apparence. La flamme dansait en pétillant dans le foyer, les meubles reluisaient avec un air de bonhomie; onze heures sonnaient quand ils entrèrent dans cet aimable lieu.
—Mon ami, dit le vieillard, je vous assure que votre bonne volonté pour moi me rend très-heureux; cette heure de la nuit que vous voulez bien m'accorder m'est précieuse et chère; je veux que vous la passiez d'une façon décente, en homme de haute vertu: il est vrai qu'un peu de vice assaisonne agréablement la vie; mais vous avez ôté le vice de la vôtre, et nous serons bien forcés de nous en passer pour ce soir, puisque ainsi vous l'avez résolu.
Le jeune homme laissa dire au vieillard: il accepta toutes ses prévenances d'un air passablement dédaigneux; il s'étendit fort à l'aise en un large fauteuil, s'approcha du feu, et s'établit en maître à la meilleure place; en même temps il regardait de côté et d'autre les magots de la cheminée, les peintures du plafond, la dorure des corniches, et, sur des toiles peintes, des galanteries à la façon de Vanloo et de Boucher.
Le XVIIIe siècle est un siècle bizarre; il affecte les petites moulures, les petites facettes, les contorsions de toutes sortes; il procède par zigzags, il est doré, il est faux, il est mesquin, il est riche et rococo. C'est joli, bête et lascif. Cette chambre était à la date élégante de 1745; un écho répétait le battement de l'horloge et l'horloge chantait les heures. Le jeune homme trouvait tout cela charmant; mais, décidé à ne pas s'amuser, il jouissait en secret de l'embarras de son hôte et de ses efforts pour le divertir.
Son hôte, vieillard empressé, avait changé de costume, il s'était revêtu d'une belle robe aux longs plis; il avait remplacé son feutre usé par un bonnet de soie; il avait préparé la table en silence; sur cette table il plaça des fleurs, à côté des fleurs, une assiette en argent brun avec son couvercle; un verre à facettes complétait le service; il fit signe au jeune homme de s'approcher de la table.
—Oh! oh! dit celui-ci, mon maître, il me semble que voilà bien de la vertu: je n'aime pas le vice, il est vrai, mais, pardieu! j'aime encore moins, pour mon repas, les tulipes et les roses. N'aurez-vous donc pas autre chose à me donner ce soir?
Le vieillard, sans répondre, sortit de l'appartement; il rentra, tenant dans ses deux mains et sous ses deux bras quatre longues et vieilles bouteilles cachetées avec soin dans leur vieille robe d'araignée séculaire, comme il convient à un vin généreux conservé depuis longtemps.—Bon cela! dit Gustave, et soyez le bienvenu, ma tête grise; avec cela nous arroserons vos tulipes, et trinquons! Mais que voulez-vous que nous fassions de ces quatre petites bouteilles?—Mon hôte, dit le mendiant d'une voix douce, si ces bouteilles ne suffisent pas, j'en ai d'autres; ceci est un vin généreux, et dont la barbe est aussi blanche que la vôtre est noire. Donc, faites-lui fête, et pardonnez-moi ce repas modeste, j'ai été pris à l'improviste, et je n'ai que cela. Disant ces mots, il montrait le bouquet de fleurs et le plat mystérieux.