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Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu'elles sont plus dans la physionomie que dans les traits; aussi la sienne était-elle encore dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne (Jean-Jacques avait la bouche petite), des cheveux cendrés d'une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très piquante.

Et les lignes qui suivent nous font comprendre qu'elle était boulotte.

Les pages où Jean-Jacques nous raconte que madame de Warens lui propose de se donner à lui pour le sauver des périls de son âge (il avait vingt-deux ans et elle trente-quatre) et qu'elle lui explique cela gravement et posément, et qu'elle lui laisse huit jours pour répondre, et qu'il accepte sans grand plaisir et surtout par reconnaissance, en continuant d'appeler sa maîtresse «maman», et qu'il découvre un jour qu'il a le jardinier Claude Anet pour collaborateur, et qu'il l'admet sans résistance, et que madame de Warens les bénit tous deux, et que Jean-Jacques reste plein de respect pour Claude Anet; ces pages où il ne cesse de parler de vertu, ces pages qui semblent une caricature anticipée et violente de l'histoire, beaucoup plus convenable, de Sand entre Musset et Pagello, nous paraissent aujourd'hui d'un énorme comique. Et sans doute, dans tout cela, Rousseau n'est qu'à demi responsable (nous remarquons souvent chez lui une étrange passivité), et sans doute le récit de la vie aux Charmettes, où s'est formé son esprit, est d'une neuve et franche saveur; et je sais bien que Rousseau essaye à diverses reprises de gagner son pain; que, lorsqu'il a touché son petit patrimoine, il en fait part à son amie, et que, à son troisième ou quatrième retour, quand il trouve sa place prise par le perruquier, madame de Warens lui proposant ingénument un nouveau ménage à trois («Elle me dit que je n'y perdrais rien») il n'accepte pas ce partage; et je n'oublie pas enfin, que, quelques années après, quand la pauvre femme est totalement déchue, il lui envoie de Paris un peu d'argent: il n'en reste pas moins que le garçon a vécu, à peu près dix ans, presque uniquement de madame de Warens, qu'il était trop son obligé pour pouvoir ni se refuser à elle, ni exiger au moins d'elle la fidélité; qu'ainsi son premier amour ne fut ni libre, ni fier, ni désintéressé, du moins dans les apparences;—et que cela eut, sur sa conception de l'amour, des conséquences que nous noterons dans ses ouvrages.

Enfin,—et pour achever l'énumération de tous les hommes qu'il porte en lui,—s'il y a chez Jean-Jacques un protestant né, il ne faut pas oublier qu'il y a aussi un catholique.

Il se convertit au catholicisme,—encore presque enfant, il est vrai,—pour obéir à la belle dame d'Annecy et pour sortir de la misère. Peut-être exagère-t-il après coup (mais je n'en sais rien) ses scrupules et ses hésitations au moment de quitter sa religion natale. Peut-être aussi, à propos de l'histoire de l'abominable Maure,—écrivant à trente-cinq ans de distance,—exagère-t-il, par un retour d'antipapisme, le cynisme de l'administrateur de l'hospice des Catéchumènes, et surtout l'étrange placidité de l'ecclésiastique qui se trouve là. Mais après tout je n'en sais rien. Ce qui m'étonne le plus, c'est que, une fois converti, on le mette dehors avec vingt francs dans la main et sans plus s'occuper de lui. Car quel intérêt avait le clergé à faire des convertis, si ce n'était pour se faire des créatures et, par conséquent, les suivre et les aider? Il est vrai que les plus pieuses institutions peuvent devenir purement mécaniques et dégénérer jusqu'à oublier leur objet.

Mais, quoi qu'il en soit de tout cela, une chose est sûre: c'est que Jean-Jacques a été catholique pendant vingt-six ans (de 1728 à 1754), et qu'il a vécu, les dix premières années, dans une atmosphère purement catholique. Il passe deux mois environ au grand séminaire d'Annecy pour être prêtre. A Annecy, à Chambéry, aux Charmettes, il pratique sa nouvelle religion. Il y connaît des prêtres ou des religieux, qu'il déclare avoir été excellents pour lui. Après l'accident de laboratoire qui faillit lui coûter les yeux, il écrit son testament avec tous les termes et formules de la piété catholique, et il fait de petits legs à des religieuses, à des capucins, à d'autres moines. Lorsque madame de Warens entreprend de faire béatifier M. de Bernex, l'ancien évêque d'Annecy, Jean-Jacques atteste par écrit un miracle de ce bon évêque (il s'agit d'un incendie éteint par les prières de l'évêque et de madame de Warens!)—«Alors sincèrement catholique, dit Jean-Jacques, j'étais de bonne foi.» Il commence ainsi le récit d'une promenade avec «maman»:

Nous partîmes ensemble et seuls de bon matin, après la messe qu'un carme était venu nous dire dans une chapelle attenante à la maison.

Il écrit dans le même livre VI:

Les écrits de Port-Royal et de l'Oratoire, étant ceux que je lisais le plus fréquemment, m'avaient rendu demi-janséniste.

Il avait la terreur de l'enfer:

Mais mon confesseur qui était aussi celui de maman, contribua à me maintenir dans une bonne assiette.

Et, parlant du Père Hémet et du Père Coppier:

Leurs visites me faisaient grand bien: que Dieu veuille le rendre à leurs âmes!

Enfin, nous verrons que Jean-Jacques, de son propre aveu, n'eut jamais à se plaindre du clergé catholique (le mandement contre l'Émile excepté), mais qu'il eut fort à se plaindre des ministres protestants.

Tout ce que je veux dire ici, c'est que, chez lui, l'empreinte catholique est superposée à l'empreinte protestante; que sa sensibilité même est plutôt catholique. Nous expliquerons cela en son lieu: mais pourquoi ne dirai-je pas dès maintenant qu'il y a, dans sa facilité à se confesser, et à se confesser d'une certaine manière, et à l'espèce de plaisir qu'il y prend, quelque chose au moins comme la dépravation d'une sensibilité catholique,—disposition qui n'est pas rare, dit-on, chez certaines pénitentes à qui la confession auriculaire permet de goûter une seconde fois leur péché, jusque dans la honte de l'aveu?

Tel est l'homme,—oh! avec de la candeur, de la bonté, et même déjà des velléités de réforme morale,—et aussi avec cette singulière atténuation que c'est par lui seul que nous savons ses hontes,—mais enfin tel est l'homme, enfant et adolescent vicieux, vagabond indiscipliné,—paresseux, faible et chimérique,—menteur et larron, la dernière fois voleur de vin à vingt-huit ans, chez M. de Mably,—protestant compliqué d'un catholique,—transfuge excusable, mais transfuge de sa patrie et de sa religion,—longtemps amant tolérant d'une femme excellente et déconsidérée dont il est l'obligé—d'ailleurs profondément malade, perdu de névrose, candidat à la folie,—tel est l'homme qui, à vingt-neuf ans, s'en va chercher fortune à Paris et qui, quelques années plus tard, entreprendra la réforme de la société et s'établira professeur de vertu.

Jean-Jacques Rousseau

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