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SES DÉBUTS.—SON SÉJOUR À UZÈS.—LES DEUX TRADITIONS.

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En octobre 1658, Racine, âgé de dix-huit ans et neuf mois, est mis au collège d'Harcourt, à Paris, pour y faire une année de philosophie. Le proviseur du collège, Pierre Baudet, et le principal, Fortin, étaient amis des «solitaires.» Toutefois, dès cette année-là, le jeune homme commence d'échapper à Port-Royal, et s'émancipe assez vivement.

Nous savons, par une de ses lettres, que, dans les premiers mois de 1660, il habite «à l'Image Saint-Louis, près de Sainte-Geneviève» (sans doute quelque hôtel meublé) et qu'il est déjà lié avec le futile abbé Le Vasseur, et avec son compatriote et un peu son parent (au 17e degré), le doux bohème Jean de La Fontaine.

Puis, une lettre de septembre 1660 nous le montre établi à l'hôtel de

Luynes, quai des Grands-Augustins, chez son oncle à la mode de Bretagne,

Nicolas Vitart, intendant du duc de Luynes.

Ce Vitart, de quinze ans plus âgé que Racine, était, lui aussi, un ancien élève de Port-Royal et, en particulier, du bon Lancelot. Mais il ne semble pas avoir grandement profité d'une si sainte éducation. C'était un galant homme, et assez mondain, un «honnête homme», au sens de ce temps-là, nullement un chrétien austère. Il était sur un bon pied et traité avec distinction chez les Luynes. D'ailleurs assez riche. Cet intendant d'un grand seigneur était lui-même un petit seigneur, ayant acheté de ses deniers divers fiefs et seigneuries.

Vitart s'occupait de littérature, surtout de vers galants et de théâtre. Il fut, pour Racine, un tuteur fort peu gênant. Il lui ouvrait sa bourse au besoin. Racine lui écrira d'Uzès en 1662: Je vous puis protester que je ne suis pas ardent pour les bénéfices. (Il en attendait un de son oncle le chanoine.) Je n'en souhaite que pour payer au moins quelque méchante partie de tout ce que je vous dois.

Et la femme de Vitart aussi était charmante pour son jeune cousin. Elle semble avoir été enjouée et fort peu prude. De quelques années plus âgée que Jean Racine, elle le traitait avec une familiarité gentille, une familiarité de jeune «marraine». Racine lui écrira d'Uzès, en 1661 et 1662, des lettres d'une galanterie respectueuse et tendre, semées de petits vers. Il se plaint sans cesse qu'elle ne lui écrive pas assez:

J'irai, parmi les oliviers,

Les chênes verts et les figuiers,

Chercher quelque remède à mon inquiétude.

Je chercherai la solitude

Et, ne pouvant être avec vous,

Les lieux les plus affreux me seront les plus doux.

Une fois il lui écrit (26 décembre 1661):

Et quand mes lettres seraient assez heureuses pour vous plaire, que me sert cela? J'aimerais mieux recevoir un soufflet ou un coup de poing de vous, comme cela m'était assez ordinaire, qu'un grand merci de si loin.

Un coup de poing, un soufflet… Elle le traitait tout à fait en petit cousin. Une autre fois (31 janvier 1662), il lui écrit, à propos de l'abbé Le Vasseur, trop possédé de l'idée d'une certaine mademoiselle Lucrèce: «… J'ai même de la peine à croire que vous ayez assez de puissance pour rompre ce charme, vous qui aviez accoutumé de le charmer lui-même autrefois, aussi bien que beaucoup d'autres.» Je vous donne mademoiselle Vitart pour une femme qui dut être délicieuse, et qui inspira à Jean Racine son premier amour,—oh! un amour timide et irréprochable, mais encore assez vif et tendre.

Je crois qu'on ne s'ennuyait pas chez monsieur l'intendant. Il y venait des jeunes femmes et des jeunes filles: mademoiselle de la Croix, Lucrèce, Madelon, Tiennon (l'énumération est de Racine lui-même, 27 mai 1661), à qui l'on faisait la cour, et pour qui l'on rimait des madrigaux. Là, fréquentaient La Fontaine (que nous retrouverons bientôt), M. d'Houy, un peu ivrogne, Antoine Poignant, qui passait la plus grande partie de son temps au cabaret, et l'abbé Le Vasseur, gentil garçon, bel esprit très futile, qui semble avoir connu toutes les actrices et qui, notamment, mit Racine en rapport avec mademoiselle Roste, comédienne du théâtre du Marais, et mademoiselle de Beauchâteau, comédienne de l'hôtel de Bourgogne; l'abbé Le Vasseur, toujours amoureux, tantôt de mademoiselle Lucrèce, tantôt d'«une toute jeune mignonne» dont le nom ne nous est pas parvenu, tantôt de quelque chambrière que nos compères appelaient Cypassis en souvenir d'une belle esclave chantée par Ovide au deuxième livre des Amours.

Tels furent, en attendant Boileau et Molière, les amis de jeunesse de Jean Racine. Non, il ne s'ennuyait pas à Paris. Quand il était obligé d'aller au château de Chevreuse surveiller, pour son cousin Vitart, des menuisiers et des maçons, il datait ses lettres de «Babylone», pour marquer qu'il se considérait comme exilé, et il se vantait d'aller trois fois par jour au cabaret. Évidemment, après ses années de Port-Royal, il était un peu grisé de sa liberté nouvelle.

Ne croyez pas, du reste, à de grands désordres, ni même à aucune sérieuse débauche. Sans doute, en novembre 1661, il écrira d'Uzès, à La Fontaine: «… Il faut être régulier avec les réguliers, comme j'ai été loup avec vous et avec les autres loups, vos compères.» Mais, dans une lettre de lui, de février ou mars 1661, je trouve un passage à mon avis bien curieux en ce qu'il nous montre un Racine de vingt et un ans, éveillé et excité, mais, je crois bien, innocent encore malgré ses airs gaillards.

Dans cette lettre, il dit à son ami Le Vasseur qu'il vient de lire toute la Callipédie, et qu'il l'a admirée tout entière. La Callipédie? qu'est cela? C'est un poème latin—fort élégant—du médecin Claude Quillet, publié en 1655, sur les moyens d'avoir de beaux enfants: Callipedia, sive de pulchræ prolis habendæ ratione. Cette lecture était convenable à l'âge de Racine, et le devait intéresser par tout le scabreux d'un docte badinage et par l'ingéniosité des périphrases exprimant les détails physiologiques les plus osés. Les adolescents lisent volontiers les traités médicaux sur des sujets délicats.

Et donc, après avoir loué le latin de Quillet, Racine continue ainsi:

Vous vous fâcherez peut-être de voir tant de ratures (dans sa lettre), mais vous les devez pardonner â un homme qui sort de table. Vous savez que ce n'est pas le temps le plus propre pour concevoir les choses bien nettement, et je puis dire, avec autant de raison que M. Quillet, qu'il ne se faut pas mettre à travailler sitôt après le repas:

Nimirum crudam si ad lœta cubilia portas

Perdicem, incoctaque agitas genitalia cœna,

Heu! tenue effundes semen…

Je ne puis vous traduire exactement ces vers. Ils reviennent à dire qu'on n'est bon à rien tant que la digestion n'est pas faite. Là-dessus, Racine fait ce commentaire:

… Mais il ne m'importe de quelle façon je vous écrive, pourvu que j'aie le plaisir de vous entretenir; de même qu'il me serait bien difficile d'attendre après la digestion de mon souper si je me trouvais à la première nuit de mes noces. Je ne suis pas assez patient pour observer tant de formalités.

Il y a là, si je ne me trompe, quelque chose de brutal à la fois et de candide. «À la première nuit de mes noces…» Sentez-vous, au milieu même d'un badinage assez libre, la réserve d'un bon jeune homme encore intact, et proche encore des pieux enseignements de ses maîtres? Il est clair qu'un jeune libertin du même temps aurait écrit qu'il lui serait difficile d'attendre après la digestion de son souper «s'il avait Amarante ou Chloris dans ses bras», ou quelque chose d'approchant; mais cette intervention si inattendue de la «nuit de noces», de l'idée de mariage et d'amour permis me ferait assez croire que Racine, à vingt et un ans, était encore, dans le fond, le digne petit-fils, petit-cousin et neveu de tant de saintes religieuses. Nous n'avons pas ici affaire à un étudiant d'aujourd'hui, qu'aucune règle ni aucun souvenir d'une règle ne retient, mais à un jeune homme d'une éducation particulièrement pieuse, chez qui la chaste empreinte est profonde et le scrupule tenace. Il y a encore de l'innocence dans les lettres écrites d'Uzès en 1662 et 1663. Je crois que ce fut seulement vers le temps où il fit jouer sa première pièce et connut familièrement des comédiennes, que l'élève de Lancelot et de Hamon et le neveu de la mère Agnès acheva de s'émanciper quant à la règle des mœurs. Au reste, je ne prétends pas à la précision sur ce point. Tout ce que j'ai voulu établir, c'est qu'il ne se jeta pas soudainement dans la vie la plus opposée aux leçons de Port-Royal. Il y mit de la lenteur, observa des étapes,—parce qu'il avait du goût.

En attendant, il badine, il galantise, il «fait le loup», comme il dit, mais sans être un fort grand loup. C'est beaucoup moins de plaisirs qu'il est curieux et avide que de littérature, de poésie,—et de gloire. Il veut être célèbre, il veut «arriver». Racine, à vingt ans, est un jeune «arriviste»; mon Dieu, oui. Louis Racine, dans ses Mémoires, dira de son père: «Il avait eu, dans sa jeunesse, une passion démesurée de la gloire

En ce temps-là, il était beaucoup plus facile qu'aujourd'hui, à un jeune homme de talent, de se faire rapidement connaître. C'est qu'aujourd'hui, vraiment, «ils sont trop». Au temps de Racine, la proportion entre le nombre des gens occupés d'écrire et le nombre des hommes voués à d'autres travaux était encore raisonnable et normale. Cette proportion a été rompue, effroyablement. Mais alors on pouvait encore compter les écrivains. La concurrence n'était point terrible. Et, chose remarquable, on peut bien citer, au XVIIe siècle, des talents surfaits, mais, je crois, pas un talent méconnu.

Aujourd'hui un jeune poète, même très bien doué, met des années, s'il a de la chance, à parvenir à un commencement de notoriété. Même un volume imprimé chez Lemerre, même un prix de l'Académie (à qui l'on a présenté l'an dernier plus de deux cents volumes de vers) n'avancent pas beaucoup les affaires du malheureux débutant. Mais Jean Racine, à vingt ans, écrit, à propos du mariage du roi, une ode intitulée: la Nymphe de la Seine à la reine. Il la fait porter par son cousin Vitart à Chapelain et à Perrault, qui étaient assez amis de Port-Royal. Chapelain était une vieille bête très estimée et d'une grande autorité; d'ailleurs bon humaniste, et assez judicieux dans le détail. Chapelain, après examen, rendit cet arrêt: «L'ode est fort belle, fort poétique, et il y a beaucoup de stances qui ne se peuvent mieux. Si l'on repasse ce peu d'endroits marqués, on en fera une belle pièce.» La plus considérable de ces remarques portait sur des Tritons que Racine avait logés dans la Seine, et qui, paraît-il, n'ont le droit d'habiter que dans la mer. Racine corrigea; Chapelain parla à Colbert; et «ce ministre envoya au jeune poète cent louis de la part du roi, et peu après le fit mettre sur l'état pour une pension de six cents livres en qualité d'homme de lettres». Voilà évidemment des débuts faciles.

Ce n'est pas que cette ode soit un chef-d'œuvre. Elle est encore un peu dans le goût du temps; elle en garde le vocabulaire; trop d'astres, de soleils, de beautés non pareilles, d'or du Tage et de trésors de l'Inde. Mais l'idée est assez gracieuse de faire souhaiter la bienvenue à la nouvelle reine de France par la Nymphe de la Seine. (Si Hérédia avait trouvé cela pour la tsarine, on l'eût jugé fort bien.) Et puis, s'il y a encore des images banales, il n'y a plus de mauvaises pointes. Le goût de Racine s'est fort épuré en quatre ans, depuis les sept Odes enfantines. Et surtout l'harmonie des vers, et la pureté, la fluidité de la diction, sont déjà bien remarquables. Cette Nymphe de la Seine, svelte, longue et souple, fait vraiment un peu penser aux nymphes de Jean Goujon.

Voilà Racine lancé. Nous voyons que, dès septembre 1660, n'ayant pas encore vingt et un ans, il avait écrit une tragédie d'Amasis, dont nous ignorons le sujet; qu'il l'avait lue à mademoiselle Roste, du Marais; que mademoiselle Roste l'avait aimée, et aussi le comédien La Roque; mais qu'ensuite La Roque s'était ravisé:

Je ne sais pas, écrit Racine, à quel dessein La Roque montre ce changement… J'ai bien peur que les comédiens n'aiment à présent que le galimatias, pourvu qu'il vienne d'un grand auteur.

Racine avait d'abord écrit: «du grand auteur». Il voulait évidemment désigner Corneille. Nous sommes en 1660; la dernière pièce de Corneille est Œdipe, où, en effet, le galimatias ne manque point. Il est intéressant de voir Racine se détacher et se différencier si tôt et si complètement du très illustre vieux poète.

Huit ou neuf mois après (juin 1661; il a vingt et un ans et demi), nous trouvons Racine occupé d'une tragédie sur les amours d'Ovide:

J'ai fait, refait, et mis enfin dans sa dernière perfection tout mon dessein (mon plan). J'y ai fait entrer tout ce que m'avait marqué mademoiselle de Beauchâteau, que j'appelle la seconde Julie d'Ovide… Avec cela, j'ai lu et marqué tous les ouvrages de mon héros, et j'ai commencé même quelques vers.

Dans cette même lettre, il parle avec une légèreté fâcheuse des tribulations de Port-Royal et de la déposition de M. Singlin, confesseur des religieuses. C'est que Port-Royal l'accablait alors secrètement de remontrances et de vitupérations. Mais c'est aussi dans cette même lettre que Jean Racine écrit:

M. l'avocat (un de leurs amis communs) me le disait encore ce matin en me remettant votre lettre: «Il faut du solide, et un honnête homme ne doit faire le métier de poète que quand il a fait un bon fondement pour sa vie, et qu'il peut se dire honnête homme à juste titre.»

Si fou qu'il soit de poésie et de théâtre, le garçon, dans le fond, est fort sensé.

Et c'est pourquoi, lorsque ses amis de Port-Royal, sa tante, ses parents de la Ferté-Milon s'entendent pour l'envoyer à Uzès, où l'appelle son oncle le chanoine Sconin, qui lui fait espérer un «bon bénéfice», Jean Racine, se voyant sans fortune, se laisse faire. Car, au surplus, on peut écrire des tragédies partout. Et nous verrons qu'à Uzès même, chez le bon chanoine, tout en étudiant saint Thomas et saint Augustin, il continue d'écrire des vers galants, retouche une pièce assez longue intitulée les Bains de Vénus, qui ne nous a pas été conservée, et commence la Thébaïde.

Il écrit, dis-je, cette tragédie et achève les Bains de Vénus dans le moment où son oncle lui cherche une abbaye. Les mœurs de l'ancien régime conciliaient bien des choses. Nous voyons, par une de ses lettres, que si la nature du «bénéfice» obtenu l'eût exigé, Racine se fût résigné à entrer dans les ordres. Il y fût entré avec la foi, certes, mais sans nulle vocation. Cela ne nous paraît pas bien joli. Mais Racine se conformait à un usage. Il ne fut jamais un révolté. Il ne le fut point contre ce qui pouvait l'incommoder dans les institutions et les mœurs de son temps. Comment l'aurait-il été contre ce qui l'y accommodait?

Heureusement (car tout de même la prêtrise, même légèrement portée, l'eût un peu gêné plus tard pour écrire Andromaque ou Bajazet); heureusement il n'y eut pas moyen de lui trouver le moindre bénéfice, pas même «la plus petite chapelle». Et Racine rentra à Paris en 1663, sans doute soulagé au fond.

Mais nous devons à ce séjour d'une année environ qu'il fit à Uzès une série de lettres charmantes qu'il adressait à son cousin Vitart et à mademoiselle Vitart, à sa sœur Marie Racine, à son ami La Fontaine, à son ami l'abbé Le Vasseur.

Ce sont des lettres un peu apprêtées, des lettres soignées, avec pas mal de ratures. Souvenez-vous qu'alors une lettre était quelque chose de bien plus important qu'aujourd'hui. Les courriers étaient dix fois, trente fois, cent fois plus rares. Ajoutez que c'était le destinataire qui payait le port, quelquefois assez élevé (20 sols, 30 sols). On voulait lui en donner pour son argent. On ne pouvait guère lui écrire des billets de trois lignes. Puis, comme il n'y avait guère de journaux,—si ce n'est, à Paris, la Gazette de France (le Mercure ne date que de 1672), et, dans les villes de province, des petites feuilles d'annonces hebdomadaires,—la correspondance privée remplaçait les journaux. À cause de cela, on faisait plus de cas des lettres, et de celles qu'on écrivait, et de celles qu'on recevait, et qu'on montrait volontiers à ses amis et connaissances.

Les lettres juvéniles de Racine sont élégantes, spirituelles, du tour le plus gracieux et (il faut le noter) d'une langue absolument pure. J'entends par là qu'elles excluent même certaines façons de s'exprimer[4] qui passaient dès lors pour vieillies mais que continuaient d'employer les vieillards et même les hommes mûrs. Comparez, pour voir, la prose de Racine et la prose de Corneille dans ces mêmes années 1661 et 1662. La France, alors, continuait de travailler à épurer sa langue. Même dix-sept ans plus tard (en 1679), un ami intime de Racine, Valincour, écrira plus de cent pages de remarques grammaticales, d'un goût un peu étroit, mais très fin, sur la langue de madame de La Fayette: Conversations sur la critique de la Princesse de Clèves (quatrième conversation).

Donc Racine, dans ce lointain Languedoc, craint d'oublier la bonne langue, le «bon usage». Il écrit à l'abbé Le Vasseur:

… Chacun veut voir vos lettres, et on ne les lit pas tant pour apprendre des nouvelles que pour voir la façon dont vous les savez débiter. Continuez donc, s'il vous plaît, ou plutôt commencez tout de bon à m'écrire, quand ce ne serait que par charité. Je suis en danger d'oublier bientôt le peu de français que je sais; je le désapprends tous les jours, et je ne parle tantôt plus que le langage de ce pays, qui est aussi peu français que le bas-breton.

Il n'est pas inutile de noter ce souci, dès l'âge de vingt ans, chez l'homme qui sera, je pense, l'écrivain le plus pur du XVIIe siècle.

J'ajoute que, s'il craint d'oublier sa langue, ailleurs il nous parle des bourgeois d'Uzès en des termes qui nous donnent assez bonne opinion de la vie provinciale dans ce coin de vieille France:

Ils causent des mieux… et pour moi, j'espère que l'air du pays va

me raffiner de moitié, pour peu que j'y demeure; car je vous assure

qu'on y est fin et délié plus qu'en aucun lieu du monde.

Ces lettres d'Uzès, très jolies dans leur léger apprêt, semées de citations de l'Arioste et du Tasse, et aussi de Virgile, de Térence et de Cicéron, que Racine transcrit tous par cœur, ces lettres du printemps d'un poète de génie nous montrent un jeune homme d'une sensibilité très vive et d'un esprit très net, inquiet des femmes et de l'amour, amoureux de la vie et de la gloire, et qui, parmi ses inquiétudes et ses frissons, poursuit son dessein et travaille prodigieusement.

Le paysage d'Uzès, et notamment celui que Racine voyait de sa fenêtre, est, paraît-il, admirable. Vous pressentez la description qu'en pourrait faire un jeune littérateur de nos jours, après tout ce que les grands descriptifs ont écrit chez nous depuis cent cinquante ans. Ce sentiment plus profond—ou plus voulu—de la nature et cette façon plus riche de la peindre sont assurément un gain, qui le nie? Mais que la manière exacte et sobre de nos classiques retrouve d'agrément, après tant d'orgies de couleurs et tant d'efforts trop visibles pour voir et pour peindre!

Racine écrit à Vitart, le 13 juin 1662:

La moisson est déjà fort avancée, et elle se fait fort plaisamment au prix de la coutume de France; car on lie les gerbes à mesure qu'on les coupe; on ne laisse point sécher le blé sur la terre, car il n'est déjà que trop sec, et dès le même jour on le porte à l'aire, où on le bat aussitôt. Ainsi le blé est aussitôt coupé, lié et battu. Vous verriez un tas de moissonneurs, rôtis du soleil, qui travaillent comme des démons, et quand ils sont hors d'haleine, ils se jettent à terre au soleil même, dorment un miserere et se relèvent aussitôt. Pour moi, je ne vois cela que de ma fenêtre, car je ne pourrais pas être un moment dehors sans mourir: l'air est à peu près aussi chaud qu'un four allumé, et cette chaleur continue autant la nuit que le jour; enfin il faudrait se résoudre à fondre comme du beurre, n'était un petit vent frais qui a la charité de souffler de temps en temps; et, pour m'achever, je suis tout le jour étourdi d'une infinité de cigales qui ne font que chanter de tous côtés, mais d'un chant le plus perçant et le plus importun du monde. Si j'avais autant d'autorité sur elles qu'en avait le bon saint François, je ne leur dirais pas: «Chantez, ma sœur la cigale!…» etc.

Dame! ça n'est pas: «Midi roi des étés». C'est très simple, mais c'est très net, très précis, très vif. Et, tout de même, la vision de moisson et la sensation d'été y sont bien.

Dans une autre lettre à Vitart (17 janvier 1662), il parle de la douceur de l'hiver dans ce pays, et la décrit en des vers faciles, dont les premiers ne sont qu'agréables, mais dont les derniers sont charmants:

Enfin, lorsque la nuit a déployé ses voiles,

La lune au visage changeant

Paraît sur un trône d'argent,

Tenant cercle avec les étoiles:

Le ciel est toujours clair tant que dure son cours

Et nous avons des nuits plus belles que vos jours…

Sur Nîmes et sur les arènes, il écrit avec simplicité:

La ville est assurément aussi belle et aussi polide, comme on dit ici, qu'il y en ait dans le royaume. Il n'y a point de divertissements qui ne s'y trouvent.

Et plus loin:

J'y trouve d'autres choses qui me plaisent fort, surtout les

Arènes. Vous en avez ouï parler!

Et il les décrit avec précision, sans vain échauffement. Enfin, quoiqu'il s'ennuie, il jouit fort des roses, des pois verts et des rossignols.

Si je pouvais, écrit-il à sa cousine Vitart, vous envoyer des roses

nouvelles et des pois verts, je vous en enverrais en abondance, car

nous en avons beaucoup ici (mars 1662).

Et à l'abbé Le Vasseur, le 30 avril suivant:

Les roses sont tantôt passées, et les rossignols aussi.

J'ai dit qu'il était très préoccupé des femmes. Il écrit à La Fontaine, le 11 novembre 1661, très peu de temps après son arrivée à Uzès:

Je ne me saurais empêcher de vous dire un mot des beautés de cette

province… Il n'y a pas une villageoise, pas une savetière qui ne

disputât en beauté avec les Fouillous et les Menneville.

(C'étaient deux filles d'honneur de la reine et dont la beauté était célèbre. Elles n'étaient pas fort sages, comme vous le pouvez voir dans l'Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin.)

Si le pays de soi (par lui-même) avait un peu plus de délicatesse et que les rochers y fussent un peu moins fréquents, on le prendrait pour un vrai pays de Cythère. Toutes les femmes y sont éclatantes et s'y ajustent d'une façon qui leur est la plus naturelle, et pour ce qui est de leur personne:

Color verus, corpus solidum et succi plenum.

C'est un vers de Térence qui veut dire: «Un teint naturel, un corps ferme et plein de suc.»

À Le Vasseur, le 24 novembre 1661:

J'allai à Nîmes pour voir le feu de joie… Il en a coûté deux mille francs à la ville… Il y avait autour de moi des visages qu'on voyait à la lueur des fusées, et dont vous auriez bien eu autant de peine à vous défendre que j'en avais. Il n'y en avait pas une à qui vous n'eussiez bien voulu dire ce compliment d'un galant du temps de Néron…

Et l'ancien élève de Nicole et de Lancelot place ici et transcrit de mémoire une citation de Pétrone!

Jean Racine

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