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II
ÉTAT SOCIAL PRIMITIF.—LES ENLÈVEMENTS ET LE MARIAGE.

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Table des matières

A l'origine, comme je l'ai fait remarquer, l'humanité se présente sous des éparpillements nombreux, appelés tribus, n'offrant pas du tout un état de civilisation produite par de grandes agglomérations. Les plus civilisées parmi les nations les plus anciennes furent celles de la Chine, de l'Égypte et de l'Assyrie qui ont été peuplées rapidement, et qui ont exercé une grande influence sur les autres petits États. De ces grands foyers partirent des courants civilisateurs. La Grèce est de civilisation relativement récente, car, au moment où commence l'histoire des peuples helléniques, l'Assyrie et l'Égypte étaient déjà à leur déclin.

Les tribus maritimes, à l'instar de celles du continent, se disputaient les produits de leurs travaux et de leurs entreprises; de là, l'origine et la coexistence du brigandage, de la piraterie et enfin de la guerre. Des luttes incessantes amenèrent l'organisation des Confédérations. Les tribus se cherchèrent des auxiliaires parmi les peuplades ayant un même intérêt et, quelquefois même, une commune origine. Ces coalitions se sont produites dans la plus haute antiquité; on les trouve encore aujourd'hui chez les tribus sauvages de l'Amérique et de l'Australie qui sont dans l'enfance de la civilisation. Ces tribus se composaient de groupes de familles ayant à leur tête un chef, à la fois justicier et prêtre. Les liens de la religion les unissaient dans un culte commun. Le droit fédératif a pris naissance à cette époque. Les tribus vivaient et priaient en confédération jusqu'au moment où elles finissaient par se fondre en un seul peuple par l'effet du mouvement social. Parmi ces tribus confédérées, il y en avait toujours une en possession d'une certaine suprématie sur les autres, c'était à elle qu'appartenait la direction des affaires d'intérêt commun, «l'hégémonie», selon l'expression grecque. L'esprit d'exclusivisme était très répandu chez ces petits peuples. Chacun jugeait son voisin d'une manière étroite; en dehors de l'hégémonie, il n'y avait que le barbare. Le sentiment de la patrie y était poussé à l'excès: où fut-il plus grand qu'à Rome? Le cosmopolitisme était absolument inconnu dans l'antiquité, où nulle différence n'était faite entre l'étranger et l'ennemi. La tribu se concentrait en elle-même et restait fermée hermétiquement à ceux qui n'étaient pas nés dans son sein. Elle ne leur reconnaissait aucun droit; elle pillait et tuait l'étranger; la morale avait ses limites à la tribu, en dehors l'homme était une proie. Il en est ainsi chez presque tous les sauvages. Le droit des gens international existait, mais bien imparfait, entre les tribus confédérées seules; les droits de l'homme, comme être humain, étaient inconnus, ils ne datent que des temps modernes. Il n'est donc pas étonnant de trouver dans un état social pareil des brigands, des corsaires et des marchands d'hommes.

Si nous ouvrons Hérodote, nous voyons que ce père de l'histoire commence son premier livre et son premier chapitre par le récit d'enlèvements, ou pour nous exprimer plus exactement, par le récit d'exploits de piraterie commis contre des femmes par les Phéniciens. Ce peuple s'était adonné de bonne heure à la navigation. Les vaisseaux phéniciens, chargés de marchandises de l'Assyrie et de l'Égypte, abordaient sur les divers points de la Grèce, et de préférence à Argos qui tenait, à cette époque, le premier rang entre toutes les villes de la contrée hellénique. Un jour que les Phéniciens avaient étalé leur riche cargaison, ils virent arriver sur le rivage un nombre de femmes parmi lesquelles se trouvait Io, fille du roi Inachus. Ces femmes s'approchèrent des navires pour faire leurs emplettes, et alors, les Phéniciens, s'étant donné le mot, se jetèrent sur elles. Quelques-unes s'échappèrent, mais Io et les autres furent enlevées. Les Phéniciens montèrent aussitôt sur leurs vaisseaux et mirent à la voile pour l'Égypte.

Après cela, des Grecs, ayant abordé à Tyr, en Phénicie, enlevèrent Europe, fille du roi. Ainsi, dit l'historien grec, l'outrage avait été payé par l'outrage. Les Grecs se rendirent coupables d'une seconde offense: ils enlevèrent Médée pendant le voyage de Jason en Colchide. Le roi Aétès envoya un héraut en Grèce pour demander justice de ce rapt et réclamer sa fille. Les Grecs répondirent qu'ils n'avaient reçu aucune satisfaction pour le rapt de l'argienne Io, et que de même ils n'en accorderaient aucune. Deux générations après, Pâris, fils de Priam, ayant ouï ces aventures, résolut d'enlever une femme grecque, bien convaincu qu'il n'aurait à faire aucune réparation, puisque les Grecs n'avaient rien accordé. Mais, lorsqu'il eut enlevé Hélène, les Grecs prirent parti d'envoyer d'abord des messagers pour la réclamer. Les Troyens alléguèrent l'enlèvement de Médée et répliquèrent par la réponse des Grecs à Aétès. Les Grecs portèrent alors la guerre en Asie.

Tel est le récit d'Hérodote. Ce fut donc, en réalité, la piraterie qui fut cause de la guerre de Troie[1].

Le même historien nous apprend que les Pélasges tyrrhéniens, chassés de l'Attique par les Athéniens, s'établirent dans les îles de Lemnos, Imbros et Scyros, et cherchèrent bientôt à se venger. Connaissant très bien les jours des fêtes des Athéniens, ils équipèrent des vaisseaux à cinquante rames, se mirent en embuscade et enlevèrent un grand nombre d'Athéniennes qui célébraient la fête de Diane, dans le bourg de Brauron. Ils les menèrent à Lemnos où ils les prirent pour concubines. Ces femmes eurent de nombreux enfants, elles leur enseignèrent la langue et les usages d'Athènes, ne les laissant pas se mêler aux enfants des femmes pélasgiennes. Si l'un de ceux-ci venait frapper un des enfants des femmes athéniennes, tous les autres accouraient pour le défendre et le venger. Le courage et l'union de ces enfants firent réfléchir les Pélasges; ils massacrèrent les enfants et leurs mères. Cet acte atroce rendit proverbiale la cruauté des Lemniens[2].

[1] Hérodote, I, 1, 2, 3, 4.

[2] Hérodote, VI, 138.

On est frappé en lisant les auteurs anciens du nombre considérable d'enlèvements que contiennent leurs écrits, et encore n'ont-ils cité que les plus célèbres. C'est que, en effet, dans la société primitive, la force préside à tout. La femme étant la plus faible tombe aux mains de l'homme et devient sa propriété. Les traces de cette violence de l'homme à l'égard de la femme existent de nos jours chez les Tcherkesses du Caucase; le futur doit enlever par la force sa fiancée, et celle-ci et ses parents ne se bornent pas toujours à n'opposer qu'une molle résistance. Le prix que paie l'époux à la famille de sa femme, après le rapt, est considéré comme une indemnité. Chez les diverses tribus des bords de l'Amazone, placées à l'un des derniers degrés de la civilisation, l'homme prend de force sa future épouse, et s'il ne le fait pas réellement, il feint d'en agir ainsi. En Australie, de véritables combats ont lieu à cette occasion, entre les tribus[1]. La légende de l'enlèvement des Sabines, si célèbre dans l'histoire de Rome, est un souvenir de ces rapts de femmes de tribus différentes.

Telles sont les considérations générales que je crois devoir présenter avant d'entrer dans l'histoire de la piraterie. J'ai jugé nécessaire de remonter aux premiers âges de l'humanité et de rechercher dans la civilisation à son berceau les causes et les origines de la piraterie pour en saisir le véritable caractère. J'établirai dans le cours de cet ouvrage, à l'aide de documents rigoureusement exacts, que la piraterie n'apparut pas comme une violation de la loi, ni comme un crime, mais bien comme une condition déplorable sans doute, mais inhérente à la nature même et à la constitution de la société primitive.

[1] Maury, La Terre et l'Homme.

La piraterie dans l'antiquité

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