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COMMENT L'AUTEUR FUT CONDUIT
À L'ÉTUDE DE LA NATURE

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Table des matières

À mon public ami, fidèle, qui m'écouta si longtemps, et qui ne m'a point délaissé, je dois la confidence des circonstances intimes qui, sans m'écarter de l'histoire, m'ont conduit à l'histoire naturelle.

Ce que je publie aujourd'hui est sorti entièrement de la famille et du foyer. C'est de nos heures de repos, des conversations de l'après-midi, des lectures d'hiver, des causeries d'été, que ce livre peu à peu est éclos, si c'est un livre.

Deux personnes laborieuses, naturellement réunies après la journée de travail, mettaient ensemble (Page )leur récolte, et se refaisaient le cœur par ce dernier repas du soir.

Est-ce à dire que nous n'ayons pas eu quelque autre collaborateur? Il serait injuste, ingrat, de n'en pas parler. Les hirondelles familières qui logeaient sous notre toit se mêlaient à la causerie. Le rouge-gorge domestique qui voltige autour de moi y jetait des notes tendres, et parfois le rossignol la suspendit par son concert solennel.

Le temps pèse, la vie, le travail, les violentes péripéties de notre âge, la dispersion d'un monde d'intelligence où nous vécûmes, et auquel rien n'a succédé. Les rudes labeurs de l'histoire avaient pour délassement l'enseignement qui fut l'amitié. Leurs haltes ne sont plus que silence. À qui demander le repos, le rafraîchissement moral, si ce n'est à la nature?

Le puissant dix-huitième siècle qui contient mille ans de combats, à son coucher, s'est reposé sur le livre aimable et consolateur (quoique faible scientifiquement) (Page )de Bernardin de Saint-Pierre. Il a fini sur ce mot touchant de Ramond: «tant de pertes irréparables pleurées au sein de la nature!...»

Nous, quoi que nous ayons perdu, nous demandions autre chose que des larmes à la solitude, autre chose que le dictame qui adoucit les cœurs blessés. Nous y cherchions un cordial pour marcher toujours en avant, une goutte des sources intarissables, une force nouvelle, et des ailes!

Cette œuvre quelconque a du moins le caractère d'être venue comme vient toute vraie création vivante. Elle s'est faite à la chaleur d'une douce incubation. Et elle s'est rencontrée une et harmonique, justement parce qu'elle venait de deux principes différents.

Des deux âmes qui la couvèrent, l'une se trouvait d'autant plus près des études de la nature qu'elle y était née en quelque sorte, et en avait toujours gardé le parfum et la saveur. L'autre s'y porta d'autant plus qu'elle en avait toujours été sevrée (Page )par les circonstances, retenue dans les âpres voies de l'histoire humaine.

L'histoire ne lâche point son homme. Qui a bu une seule fois à ce vin fort et amer, y boira jusqu'à la mort. Jamais je ne m'en détournai, même en de pénibles jours; quand la tristesse du passé et la tristesse du présent se mêlèrent, et que, sur nos propres ruines, j'écrivais 93, ma santé put défaillir, non mon âme, ni ma volonté. Tout le jour, je m'attachais à ce souverain devoir, et je marchais dans les ronces. Le soir, j'écoutais (non d'abord sans effort) quelque récit pacifique des naturalistes ou des voyageurs. J'écoutais et j'admirais, n'y pouvant m'adoucir encore, ni sortir de mes pensées, mais les contenant du moins et me gardant bien de mêler à cette paix innocente mes soucis et mon orage.

(Page )Ce n'était pas que je fusse insensible aux grandes légendes de ces hommes héroïques dont les travaux, les voyages, ont tant servi le genre humain. Les grands citoyens de la patrie, dont je racontais l'histoire, étaient les proches parents de ces citoyens du monde.

De moi-même, depuis longtemps, j'avais salué de cœur la grande révolution française dans les sciences naturelles; l'ère de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire, si féconds par la méthode, puissants vivificateurs de toute science. Avec quel bonheur je les retrouvai dans leurs fils légitimes, leurs ingénieux enfants qui ont continué leur esprit!

Nommons en tête l'aimable et original auteur du Monde des oiseaux, qu'on aurait dès longtemps proclamé l'un des plus solides naturalistes s'il n'était le plus amusant. J'y reviendrai plus d'une fois; mais j'ai hâte, dès l'entrée de ce livre, de payer ce premier hommage à un très-grand observateur qui, pour ce qu'il a vu lui-même, est aussi grave, aussi spécial que Wilson ou Audubon.

(Page )Il s'est calomnié lui-même en disant que, dans ce beau livre, «il n'a cherché qu'un prétexte pour parler de l'homme.» Nombre de pages, au contraire, prouvent suffisamment qu'à part toute analogie, il a aimé, observé l'oiseau en lui-même. Et c'est pour cela qu'il en a fixé de si puissantes légendes, de fortes et profondes personnifications. Tel oiseau, par Toussenel, est maintenant et restera à jamais une personne.

Toutefois, le livre qu'on va lire part d'un point de vue différent de celui de l'illustre maître.

Point de vue nullement contraire, mais symétriquement opposé.

Celui-ci, autant que possible, ne cherchant que l'oiseau dans l'oiseau, évite l'analogie humaine. Sauf deux chapitres, il est écrit comme si l'oiseau était seul, comme si l'homme n'eût existé jamais.

L'homme! Nous le rencontrions déjà suffisamment ailleurs. Ici, au contraire, nous voulions un alibi au monde humain, la profonde solitude et le désert des anciens jours.

(Page )L'homme n'eût pas vécu sans l'oiseau, qui seul a pu le sauver de l'insecte et du reptile; mais l'oiseau eût vécu sans l'homme.

L'homme de plus, l'homme de moins, l'aigle régnerait également sur son trône des Alpes. L'hirondelle ne ferait pas moins sa migration annuelle. La frégate, non observée, planerait du même vol sur l'Océan solitaire. Sans attendre d'auditeur humain, le rossignol dans la forêt, avec plus de sécurité, chanterait son hymne sublime. Pour qui? Pour celle qu'il aime, pour sa couvée, pour la forêt, pour lui-même enfin, qui est son plus délicat auditeur.

Une autre différence entre ce livre et celui de Toussenel, c'est que tout harmonien qu'il est et disciple du pacifique Fourier, il n'en est pas moins un chasseur. La vocation militaire du lorrain éclate partout.

Ce livre-ci, au contraire, est un livre de paix, écrit précisément en haine de la chasse.

(Page )La chasse à l'aigle et au lion, d'accord; mais point de chasse aux faibles.

La foi religieuse que nous avons au cœur et que nous enseignons ici, c'est que l'homme pacifiquement ralliera toute la terre, qu'il s'apercevra peu à peu que tout animal adopté, amené à l'état domestique, ou du moins au degré d'amitié ou de voisinage dont sa nature est susceptible, lui sera cent fois plus utile qu'il ne pourrait l'être égorgé.

L'homme ne sera vraiment homme (nous y reviendrons à la fin du livre) que lorsqu'il travaillera sérieusement à la chose que la terre attend de lui:

La pacification et le ralliement harmonique de la nature vivante.

«Rêves de femme,» dira-t-on.—Qu'importe?

Qu'un cœur de femme soit mêlé à ce livre, je ne vois aucune raison pour repousser ce reproche. Nous l'acceptons comme un éloge. La patience et la douceur, la tendresse et la pitié, la chaleur de l'incubation, ce sont choses qui font, conservent, développent une création vivante.

Que ceci ne soit pas un livre, mais soit un être! à la bonne heure. Il sera fécond dès lors, et d'autres en pourront venir.

(Page )On comprendra mieux, du reste, le caractère de l'ouvrage, si on prend la peine de lire les quelques pages qui suivent et que je copie mot à mot:

«Je suis née à la campagne; j'y ai passé les deux tiers des années que j'ai vécu. Je m'y sens rappelée toujours, et par le charme des premières habitudes, et par le goût de la nature, sans doute aussi par le cher souvenir de mon père qui m'y éleva et fut le culte de ma vie.

«Ma mère étant malade et fatiguée de plusieurs couches successives, on me laissa très-longtemps en nourrice chez d'excellents paysans qui m'aimèrent comme leur enfant. Je restai vraiment leur fille; frappés de mes façons rustiques, mes frères m'appelaient la bergère.

«Mon père habitait, non loin de la ville, une maison fort agréable qu'il avait achetée, bâtie, entourée de plantations, voulant, par le charme du lieu, consoler sa jeune femme de la grandiose nature américaine qu'elle venait de quitter. L'habitation, bien exposée, au levant et au midi, voyait chaque matin le soleil se lever sur un coteau de (Page )vignes, et tourner, avant la chaleur, vers les cimes lointaines des Pyrénées, qu'on aperçoit dans les beaux temps. Les ormeaux de notre France, mariés aux acacias d'Amérique, aux lauriers-roses et aux jeunes cyprès, brisaient les rayons de la lumière et nous l'envoyaient en reflets adoucis.

«À notre droite un bosquet de chênes, fermé d'une épaisse charmille, nous abritait du nord et de l'aigre vent du Cantal. À gauche, dans un vaste horizon, s'étendaient les prairies et les champs de blé. Un ruisseau courait sous les genêts à l'abri de quelques grands arbres; léger filet d'eau, mais limpide, marqué le soir à l'horizon par un petit ruban de brume qui traînait sur ses bords.

«Le climat est intermédiaire; la vallée, qui est celle du Tarn, participant des douceurs de la Garonne et des sévérités de l'Auvergne, n'a pas encore les productions méridionales qu'on trouve pourtant à Bordeaux. Mais le mûrier et la soie, la pêche fondante et parfumée, les raisins succulents, les figues sucrées et les melons en plein vent annoncent qu'on est dans le midi. Les fruits surabondaient chez nous; une partie de l'habitation était un immense verger.

«Je sens mieux au souvenir tout le charme de (Page )ce lieu, son caractère varié. Il ne laissait pas que d'être sérieux et mélancolique en lui-même et par les personnes. Mon père, quoique agréable et vif, était un homme déjà âgé et d'une santé chancelante. Ma mère, belle, jeune et austère, avait la digne tenue de l'Amérique du Nord, et de plus la prévoyance et l'économie active que n'ont pas toujours les créoles. Le bien que nous occupions, ancien bien de protestants qui avait passé par plusieurs mains avant de venir aux nôtres, gardait encore les tombes de ses anciens propriétaires, simples tertres de gazon, où les proscrits cachaient leurs morts, sous un épais bouquet de chênes. Je n'ai pas besoin de dire que ces arbres et ces sépultures, conservés par l'oubli même, furent dans les mains de mon père religieusement respectés. Des rosiers, plantés de sa main, marquaient chaque tombe. Ces parfums, ces fraîches fleurs, cachaient le sombre de la mort, en lui laissant toutefois quelque chose de sa mélancolie. Nous y étions comme attirés, malgré nous, quand venait le soir; émus, nous priions souvent pour les âmes envolées, et s'il filait une étoile, nous disions: «c'est l'âme qui passe.»

«J'ai vécu dix ans, de quatre à quatorze, dans ce lieu animé, parmi les joies et les peines. Je n'avais (Page )guère de camarades. Ma sœur, plus âgée de cinq ans, était déjà la compagne de ma mère que je n'étais encore qu'une petite fille. Mes frères, assez nombreux pour jouer entre eux sans moi, me laissaient souvent isolée aux heures de récréation. S'ils couraient les champs, je ne les suivais que du regard. J'avais donc des heures solitaires où j'errais près de la maison dans les longues allées du jardin. J'y pris, malgré ma vivacité, des habitudes contemplatives. Je commençais à sentir l'infini au fond de mes rêves, j'entrevis Dieu, mais le Dieu maternel de la nature, qui regarde tendrement un brin d'herbe autant qu'une étoile. Là, je trouvai la première source des consolations, je dis plus, du bonheur.

«Notre maison aurait offert à un esprit observateur un très-aimable champ d'étude. Tous les êtres semblaient s'y donner rendez-vous sous une protection bienveillante. Nous avions une belle pièce d'eau poissonneuse, près de l'habitation, mais point de volière, mes parents ne supportant pas l'idée de mettre en esclavage des animaux qui vivent de mouvement et de liberté. Chiens, chats, lapins, cochons d'Inde vivaient paisiblement ensemble. Les poules apprivoisées, les colombes entouraient sans cesse ma mère, et venaient manger (Page )dans sa main. Les moineaux nichaient chez nous; les hirondelles y bâtissaient jusque sous nos granges, elles voletaient dans les chambres même, et chaque printemps revenaient fidèlement sous notre toit.

«Que de fois aussi j'ai retrouvé, dans des nids de chardonnerets arrachés de nos cyprès par les vents d'automne, les petits morceaux de mes robes d'été perdus dans le sable! Chers oiseaux que j'abritais alors sans le savoir dans un pli de mon vêtement, vous avez aujourd'hui un abri plus sûr dans mon cœur, et vous ne le sentez pas!...

«Nos rossignols, plus sauvages, nichaient dans les charmilles solitaires; mais, sûrs d'une hospitalité généreuse, ils arrivaient cent fois le jour sur le seuil de la porte, demandant à ma mère, pour eux et leur famille, les vers à soie qui avaient péri.

«Au fond du bois, aux troncs des vieux arbres, le pivert travaillait obstinément; on l'entendait encore fort tard quand tous les bruits avaient cessé. Nous écoutions dans un silence craintif les coups mystérieux du travailleur infatigable mêlés à la voix traînante et lamentable du hibou.

«Ma plus haute ambition eût été d'avoir à moi un oiseau, une tourterelle. Celles de ma mère, si (Page )familières, si plaintives, si tendrement résignées au temps de la couvée, m'attiraient vivement vers elles. Si la petite fille se sent mère par la poupée qu'elle habille, combien plus par une créature vivante qui répond à ses caresses! J'eusse tout donné pour ce trésor. Mais il en fut autrement; la colombe ne fut pas mon premier amour.

«Le premier fut une fleur dont je ne sais pas le nom.

«J'avais un petit jardin, sous un très-grand figuier dont l'ombre humide rendait toutes mes cultures inutiles. Fort triste et fort découragée, j'aperçois un matin, sur une tige d'un vert pâle, une belle petite fleur d'or!... bien petite, frissonnante au moindre souffle, sa faible tige sortait d'un petit bassin creusé par les pluies d'orage. La voyant toujours frémir, je supposai qu'elle avait froid, et je lui fis une ombrelle de feuilles... comment dire les transports que me donnait ma découverte? Seule j'avais la connaissance de son existence, et seule sa possession. Le jour, nous n'avions l'une pour l'autre que des regards. Le soir, je me glissais près d'elle, le cœur plein d'émotion. Nous parlions peu de peur de nous trahir. Mais que de tendres baisers avant le dernier adieu!... Ces joies, hélas! ne durèrent que trois jours. Une après-midi ma fleur se replia (Page )lentement pour ne plus se rouvrir... elle avait fini d'aimer.

«Je gardai pour moi mes regrets amers, comme j'avais gardé ma joie. Nulle autre fleur ne m'aurait consolée: il fallait une vie plus vivante pour rendre l'essor à mon cœur.

«Tous les ans, ma bonne nourrice venait me voir et m'apportait quelque chose. Une fois, d'un air mystérieux elle me dit: «Mets la main dans mon panier.» je croyais y trouver des fruits, mais je sens un poil soyeux et quelque chose qui frémit. C'est un lapin? Je l'enlève, et me voilà courant de tous côtés pour annoncer la bonne nouvelle. Je serrais ce pauvre animal avec une joie convulsive qui faillit lui être fatale. Le vertige me troublait la tête. Je ne mangeais plus; mon sommeil était plein de rêves pénibles; je voyais mourir mon lapin sans pouvoir faire un pas pour le secourir... C'est qu'il était si beau, mon lapin, avec son nez rose et sa fourrure lustrée comme un miroir! Ses grandes oreilles nacrées et mobiles qu'il époussetait sans cesse, ses cabrioles pleines de fantaisies avaient, je dois l'avouer, une part de mon admiration. Dès le point du jour, je m'échappais du lit de ma mère pour revoir mon favori et le porter dans quelque plant de choux. Là, il mangeait gravement ses (Page )feuilles vertes, jetant sur moi de longs regards que je trouvais pleins de tendresse; puis, se dressant sur ses pattes de derrière, il présentait au soleil son petit ventre blanc comme la neige, et lissait ses belles moustaches avec une dextérité merveilleuse.

«Cependant la médisance se fit jour sur son compte: on lui trouva peu de physionomie et beaucoup de gourmandise. Aujourd'hui je pourrais convenir de la chose; mais, à sept ans, je me serais battue pour l'honneur de mon lapin. Hélas! il n'était guère besoin de disputer avec lui, il devait vivre si peu! Un dimanche, ma mère étant partie pour la ville avec ma sœur et mon frère aîné, nous errions, nous, les petits, dans l'enclos, quand une détonation se fit entendre. Un cri étrange, semblable au premier vagissement d'un enfant, la suivit de près. Mon lapin venait d'être blessé d'un coup de feu. La malheureuse bête avait franchi la haie du verger, et le fermier voisin n'ayant rien à faire s'était amusé à la tirer.

«J'arrivai pour le voir relever sanglant... ma douleur fut telle que, ne pouvant proférer une parole, j'étouffais... Sans mon père, qui me reçut dans ses bras et sut par de douces paroles faire éclater mon cœur, j'aurais perdu le sentiment. Mes (Page )jambes ne me soutenaient plus... Pardonnez les larmes que me fait encore verser ce souvenir.

«Pour la première fois, et bien jeune, j'eus la révélation de la mort, de l'abandon, du vide. La maison, le jardin me parurent plus grands, dépouillés. Ne riez pas: mon chagrin fut amer, tout renfermé en moi, et d'autant plus profond.

«Dès lors, instruite et sachant qu'on mourait, je commençai à regarder mon père. Je vis, non sans effroi, son visage fort pâle et ses cheveux blanchis. Il pouvait nous quitter, il pouvait s'en aller «où l'appelait la cloche du village,» comme il le répétait souvent. Je n'avais pas la force de cacher mes pensées. Parfois je lui jetais les bras au cou, je m'écriais: «Papa, ne mourez pas... Oh! ne mourez jamais!» Il me serrait sans rien répondre, mais ses beaux grands yeux noirs se troublaient en me regardant.

«Je lui tenais par mille liens, par mille rapports profonds. J'étais la fille de son âge mûr et de sa santé ébranlée, de ses épreuves. Je n'avais pas l'heureux équilibre que les autres enfants tenaient de ma mère. Mon père était passé en moi. Il le disait lui-même: «Que je te sens ma fille.»

«L'âge, les agitations de la vie ne lui avaient (Page )rien ôté. Il gardait jusqu'au dernier jour le souffle et les aspirations de la jeunesse, l'attrait aussi. Tous le sentaient sans s'en rendre compte, et d'eux-mêmes venaient à lui, les femmes, les enfants, comme les hommes. Je le vois encore dans son cabinet, devant sa petite table noire, contant son odyssée, ses longs voyages d'Amérique, sa vie des colonies; on ne se lassait jamais de ses récits. Une demoiselle de vingt ans, au dernier terme d'une maladie de poitrine, l'entendit peu avant sa mort: elle voulait toujours l'entendre, le faisait prier de venir; tant qu'il parlait, elle oubliait tout, souffrance et défaillance, et l'approche même de la mort.

«Ce charme n'était pas seulement celui d'un causeur spirituel; il tenait à la grande bonté qui était visible en lui. Les épreuves, la vie de malheurs, d'aventures, qui endurcissent tant de cœurs, avaient au contraire attendri le sien. Pas d'hommes, dans cette génération si agitée, battue de tant de flots, n'avait traversé des circonstances si pénibles. Son père, originaire d'Auvergne, principal d'un collége, puis juge consulaire dans notre ville plus méridionale, enfin appelé aux notables en 88, avait la dure austérité de son pays et de ses fonctions, de l'école et des tribunaux. L'éducation de ce temps (Page )était sauvage, un perpétuel châtiment; plus un esprit, un caractère avait de ressort, plus elle tendait à le briser. Mon père, de nature fine et tendre, n'y eût pas résisté. Il n'échappa qu'en s'enfuyant en Amérique, où se trouvait déjà un de ses frères. Une chemise de rechange était toute sa fortune; plus, la jeunesse, la confiance, les rêves d'or de la liberté. Il a gardé de ce moment une tendresse particulière pour ce libre pays; il y est souvent retourné, et il a voulu y mourir.

«Conduit par des affaires à Saint-Domingue, il se trouva dans la grande crise du règne de Toussaint Louverture. Cet homme extraordinaire, qui avait été esclave jusqu'à cinquante ans, qui sentait et devinait tout, ne savait point écrire, formuler sa pensée. Il était bien plus propre aux grands actes qu'aux grandes paroles. Il lui fallait une main, une plume, et davantage: un cœur jeune et hardi qui donnât au héros le langage héroïque, les mots de la situation. Toussaint, à l'âge qu'il avait, trouva-t-il seul ce noble appel: Le premier des noirs au premier des blancs? Je voudrais en douter. S'il le trouva, du moins, ce fut mon père qui l'écrivit.

«Il l'aimait fort, il sentait sa candeur, et s'y fiait, lui si profondément défiant, muet de son long esclavage (Page )et secret comme le tombeau! Mais qui pourrait mourir sans avoir un jour desserré son cœur? Mon père eut le malheur qu'en certains moments Toussaint s'épancha, lui confia de dangereux mystères. Dès lors, tout fut fini; il eut peur du jeune homme et crut dépendre de lui; c'était un nouvel esclavage qui ne pouvait finir que par la mort de mon père. Toussaint l'emprisonna, puis, sa crainte augmentant, il l'aurait sacrifié... Le prisonnier, heureusement, était gardé par la reconnaissance; il avait été bon pour beaucoup de noirs; une négresse qu'il avait protégée l'avertit du péril, et l'aida à y échapper. Toute sa vie il a cherché cette femme pour lui témoigner sa gratitude; il ne l'a retrouvée que quarante ans après, à son dernier voyage; elle vivait aux États-Unis.

«Pour revenir, échappé de prison, il n'était pas sauvé. Errant la nuit dans les forêts, sans guide, il avait à craindre les nègres marrons, ennemis implacables des blancs, qui l'eussent tué sans savoir qu'ils tuaient le meilleur ami de leur race. La fortune est pour la jeunesse; il échappa à tout. Ayant trouvé un bon cheval, chaque fois que les noirs sortaient des taillis, il lui suffisait de donner un coup d'éperon, de brandir son chapeau en criant: «Avant-garde du général Toussaint!» À ce nom (Page )redouté, tout fuyait, disparaissait comme par enchantement.

Mon père, telle fut sa douceur d'âme, n'en resta pas moins attaché à ce grand homme qui l'avait méconnu. Lorsqu'il le sut en France, abandonné de tous, misérable prisonnier dans un fort du Jura où il mourut de froid et de misère, seul il lui fut fidèle, alla le voir, lui écrivit, le consola. À travers les fautes, les violences inséparables du grand et terrible rôle que cet homme avait joué, il révérait en lui le hardi initiateur d'une race, le créateur d'un monde. Il a correspondu avec lui jusqu'à sa mort, et, depuis, avec sa famille.

«Un hasard singulier voulut que mon père se trouvât employé à l'île d'Elbe, quand le premier des blancs, détrôné à son tour, vint y prendre possession de sa petite royauté. Mon père eut le cœur pris et l'imagination de ce prodigieux roman. Lui, Américain et imbu d'idées républicaines, le voici cette fois encore le courtisan du malheur. Il se donna au plus intime des serviteurs de l'Empereur, à ses enfants, à cette dame accomplie et adorée qui devait être le charme de l'exil. Il se chargea de la ramener en France dans le périlleux retour de mars 1815. Cette attraction, s'il n'y eût eu obstacle, le menait jusqu'à Sainte-Hélène. Du moins, il ne (Page )supporta pas le retour des Bourbons, et retourna à sa chère Amérique.

«Elle ne fut pas ingrate, et lui donna le bonheur de sa vie. Il avait quitté toute fonction pour la carrière plus libre de l'enseignement. Il enseignait à la Louisiane. Cette France coloniale, isolée, détachée par les événements de sa mère, et mêlée de tant d'éléments, aspire toujours le souffle de la France. Mon père, entre autres élèves, avait une orpheline, d'origine anglaise et allemande. Il la prit toute petite, aux premiers éléments; elle grandit entre ses mains, l'aima de plus en plus; elle se retrouvait une famille, un père; elle sentit le cœur paternel, avec un charme de jeune vivacité que gardent dans l'âge mûr nos français du midi. Elle n'avait que trois défauts: riche et jolie, très-jeune, trente ans de moins que mon père; mais ni l'un ni l'autre ne s'en aperçut. Et ils ne s'en sont souvenus jamais. Ma mère a été inconsolable de la mort de mon père, et elle en a toujours porté le deuil.

«Ma mère désirait voir la France, et mon père, si fier d'elle, était ravi de montrer au vieux monde cette brillante fleur conquise sur le nouveau. Mais quelque désireux qu'il fût de maintenir à la jeune dame créole la position et l'état de fortune qu'elle (Page )avait toujours eus, il ne s'embarqua pas sans accomplir, de son consentement, un acte religieux et sacré. Ce fut d'affranchir ses esclaves, ceux du moins qui étaient majeurs; pour les enfants, que la loi américaine interdit d'affranchir, ils reçurent de lui leur liberté future, et purent, à leur majorité, rejoindre leurs parents; jamais il ne les perdit de vue. Il les avait présents, savait leur nom, leur âge et l'heure de leur libération. Dans son séjour en France, il notait ces moments, disait aux siens avec bonheur: «Aujourd'hui, un tel devient libre.»

«Voilà mon père dans sa patrie, heureux à la campagne tout près de sa ville natale, bâtissant et plantant, élevant sa famille, centre d'un jeune monde où tout venait de lui: la maison, le jardin étaient sa création; sa femme aussi, par lui formée et élevée, et qu'on eût crue sa fille; ma mère était si jeune que sa fille aînée semblait sa sœur. Cinq autres enfants survinrent, presque d'année en année, entourant promptement mon père d'une vivante couronne qui faisait son orgueil. Peu de familles plus variées de tendance et de caractères; les deux mondes y étaient distinctement représentés, ceux-ci nés français du Midi avec la vivacité brillante du Languedoc, ceux-là colons plus graves de (Page )la Louisiane ou marqués en naissant des apparences flegmatiques du caractère américain.

«Il fut réglé cependant qu'à l'exception de l'aînée, déjà compagne de ma mère et associée au gouvernement de la maison, les cinq plus jeunes recevraient une éducation commune. Un seul maître, mon père. Il se fit, à son âge, précepteur et maître d'école. Sa journée tout entière nous appartenait, de six heures à six heures du soir. Il ne se réservait pour ses correspondances, ses lectures favorites, que les premières heures du matin, ou pour mieux dire les dernières de la nuit. Couché de très-bonne heure, il se levait à trois heures tous les jours, sans égard à sa délicate poitrine. Avant tout, il ouvrait sa porte, et devant les étoiles, ou l'aurore, selon la saison, il bénissait Dieu, et Dieu aussi devait bénir cette tête blanchie par les épreuves, non par les passions humaines. En été, il faisait après sa prière une petite promenade au jardin et voyait s'éveiller les insectes et les plantes. Il les connaissait à merveille, et bien souvent après le déjeuner, me prenant par la main, il me disait le tempérament de chaque fleur, m'indiquait le refuge des petits animaux qu'il avait surpris au réveil. Un de ces animaux était une couleuvre que la vue de mon père n'effrayait pas du tout; chaque fois qu'il allait (Page )s'asseoir près de son domicile, elle ne manquait guère de sortir la tête curieusement et de le regarder. Lui seul savait qu'elle fût là, et il me le dit à moi seule: ce secret resta entre nous.

«À ces heures matinales, tout ce qu'il rencontrait devenait un texte fécond de ses effusions religieuses. Sans phrases, et d'un sentiment vrai, il me parlait de la bonté de Dieu pour qui il n'y a ni grands ni petits, mais tous frères et égaux.

«Associée aux travaux de mes frères, je ne l'étais pas moins à ceux de ma mère et de ma sœur. Si je quittais la grammaire, le calcul, c'était pour prendre l'aiguille.

«Heureusement pour moi, notre vie, naturellement mêlée à celle des champs, était, bon gré mal gré, fréquemment variée des incidents charmants qui rompent toute habitude. L'étude est commencée, on s'applique sans distraction; mais quoi? voici venir l'orage, les foins seront gâtés; vite, il faut les rentrer; tout le monde s'y met, les enfants même y courent, l'étude est ajournée; vaillamment on travaille, et la journée se passe. C'est dommage, la pluie n'est pas venue; l'orage est suspendu du côté de Bordeaux; ce sera pour demain.

«Aux moissons, on nous passait bien aussi quelque glanage. Dans ces grands moments de récolte, (Page )qui sont des travaux et des fêtes, toute application sédentaire est impossible; la pensée est aux champs. Nous échappions sans cesse, avec la vélocité de l'alouette; nous disparaissions aux sillons, petits sous les grands blés, dans la forêt des épis mûrs.

«Il est bien entendu qu'aux vendanges il n'y avait point à songer à l'étude: ouvriers nécessaires, nous vivions aux vignes; c'était notre droit. Mais, avant le raisin, nous avions bien d'autres vendanges, celles des arbres à fruits, cerises, abricots, pêches. Même après, les pommes et les poires nous imposaient de grands travaux auxquels nous nous serions fait conscience de ne pas employer nos mains. Et, ainsi, jusque dans l'hiver, revenaient ces nécessités d'agir, de rire et ne rien faire. Les dernières, déjà en plein novembre, peut-être étaient les plus charmantes; une brume légère parait alors toute chose; je n'ai rien vu de tel ailleurs; c'était un rêve, un enchantement. Tout se transfigurait sous les plis ondoyants du grand voile gris de perle qui, au souffle du tiède automne, se posait amoureusement ici et là, comme un baiser d'adieu.

«La digne hospitalité de ma mère, le charme de mon père et sa piquante conversation, nous attiraient aussi les distractions imprévues des visites (Page )de la ville, suspensions obligées de l'étude, dont nous ne pleurions pas. Mais la grande et continuelle visite, c'étaient les pauvres qui connaissaient cette maison, cette main inépuisablement ouverte par la charité. Tous y participaient, les animaux eux-mêmes, et c'était une chose curieuse et divertissante de voir les chiens du voisinage, patiemment, silencieusement assis sur leur derrière, attendre que mon père levât les yeux de son livre; ils savaient bien qu'il ne résistait pas à leur prière muette. Ma mère, plus raisonnable, aurait été d'avis d'éloigner ces convives indiscrets qui se priaient eux-mêmes. Mon père sentait qu'il avait tort, et pourtant il ne manquait guère de leur jeter à la dérobée quelque reste qui les renvoyait satisfaits.

«Ils le connaissaient bien. Un jour, un nouvel hôte, maigre, hérissé, peu rassurant, nous arrive, tenant du chien, du loup; c'était en effet un métis des deux espèces, né aux forêts de la Grésigne. Il était très-féroce, fort irascible, et beaucoup trop semblable à la louve, sa mère. Du reste, intelligent, et d'un instinct très-sûr, il se donna tout d'abord à mon père, et, quoi qu'on fît, il ne le quitta plus. Il ne nous aimait guère; nous le lui rendions bien, saisissant toute occasion de lui jouer cent tours. Il (Page )grondait et grinçait les dents, toutefois, par égard pour mon père, s'abstenant de nous dévorer. Pour les pauvres, il était furieux, implacable, très-dangereux; ce qui décida à permettre qu'on le perdît. Mais il n'y avait pas moyen. Il revenait toujours. Ses nouveaux maîtres l'enchaînèrent au piquet; piquet, chaînes, il arracha tout, rapporta tout à la maison. C'était trop pour mon père; il ne put jamais le quitter.

«Plus que les chiens encore, les chats étaient dans sa faveur. Cela tenait à son éducation, aux cruelles années du collége; son frère et lui, battus et rebutés, entre les duretés de la famille et les cruautés de l'école, avaient eu deux chats pour consolateurs. Cette prédilection passa dans la famille; chacun de nous, enfant, avait son chat. La réunion était belle au foyer; tous, en grande fourrure, siégeant dignement sous les chaises de leurs jeunes maîtres. Un seul manquait au cercle: c'était un malheureux, trop laid pour figurer avec les autres; il en avait conscience, et se tenait à part, dans une timidité sauvage que rien ne pouvait vaincre. Comme en toute réunion (triste malignité de notre nature!) il faut un plastron, un souffre-douleur sur qui tombent les coups, il remplissait ce rôle. Si ce n'étaient des coups, du moins, c'étaient des moqueries: (Page )on l'appelait Moquo. Infirme et mal fourni de poil, plus que les autres il eût eu besoin du foyer; mais les enfants lui faisaient peur; ses camarades même, mieux fourrés dans leur chaude hermine, semblaient n'en faire grand cas et le regarder de travers. Il fallait que mon père allât à lui, le prît; le reconnaissant animal se couchait sous cette main aimée et prenait confiance. Enveloppé de son habit et réchauffé de sa chaleur, lui aussi il venait, invisible, au foyer. Nous le distinguions bien; et, s'il passait un poil, un bout d'oreille, les rires et les regards le menaçaient, malgré mon père. Je vois encore cette ombre se ramasser, se fondre, pour ainsi dire, dans le sein de son protecteur, fermant les yeux et s'anéantissant, préférant ne rien voir.

«Tout ce que j'ai lu des indiens, de leur tendresse pour la nature, me rappelle mon père. C'était un brame. Plus que les brames même, il aimait toute chose vivante. Il avait vécu dans un temps de sang et de guerre; il avait été témoin des plus grandes destructions d'hommes qui se soient faites jamais, et il semblait que cette prodigalité terrible du bien irréparable qui est la vie, lui avait donné le respect de toute vie, une aversion insurmontable pour toute destruction.

(Page )«Cela, en lui, était au point qu'il eût voulu pouvoir se nourrir uniquement de végétaux. Jamais de viande sanglante; elle lui faisait horreur. À peine un morceau de poulet, ou bien un œuf ou deux pour son dîner. Et souvent il dînait debout.

«Ce régime était loin de le fortifier. Il ne se ménageait pas davantage, dépensant largement en leçons, en conversations, et dans l'épanchement habituel d'un cœur trop bienveillant qui vivait en tous, s'intéressait à tous. L'âge venait, et quelques chagrins: de la famille? Non; mais des voisins jaloux, ou des débiteurs peu fidèles. La crise des banques américaines lui porta coup dans sa fortune. Il prit la résolution extrême, malgré sa santé et son âge, d'aller encore une fois en Amérique, comptant que son activité personnelle et ses soins rétabliraient les choses et assureraient le sort de sa femme et de ses enfants.

«Ce départ fut terrible. Un autre coup le précédait pour moi. J'avais quitté la maison, la campagne; j'étais entrée dans une pension de la ville. Cruel servage qui m'ôtait à la fois tout ce qui avait fait ma vie, l'air même et la respiration. Partout des murs. J'en serais morte, sans les visites fréquentes de ma mère et celles plus rares de mon (Page )père que j'attendais dans une impatience délirante, que peut-être n'eut jamais l'amour. Mais voici que mon père s'en va lui-même. Terre et ciel, tout s'abîme. De quelque espoir de réunion qu'on me berçât, une voix intérieure, nette et terrible comme on l'a dans les grandes circonstances, me disait qu'il ne reviendrait plus.

«La maison fut vendue, et nos plantations, faites par nous, nos arbres, qui étaient de la famille, abandonnés. Nos animaux, visiblement, restaient inconsolables du départ de mon père. Le chien, je ne sais combien de jours, s'en allait s'asseoir sur la route qu'il avait suivie en partant, hurlait et revenait. Le plus déshérité de tous, le chat Moquo, ne se fia plus à personne; il vint encore furtivement regarder la place vide. Puis il prit son parti, s'enfuit aux bois sans que nous pussions jamais le rappeler; il reprit la vie de son enfance, misérable et sauvage.

«Et moi aussi, je quittai le toit paternel, le foyer de mes jeunes ans, blessée pour toujours. Ma mère, ma sœur, mes frères, les douces amitiés de l'enfance disparurent derrière moi. J'entrai dans une vie d'épreuve et d'isolement. À Bayonne pourtant, où je vécus d'abord, la mer de Biarritz me parlait de mon père; la vague qui s'y (Page )brise, d'Amérique en Europe, me répétait sa mort; les blancs oiseaux de mer semblaient me dire: «Nous l'avons vu.»

«Que me restait-il? Mon climat et ma terre natale, ma langue. Je perdis tout cela. Il me fallut aller au Nord, dans une langue inconnue et sous un ciel hostile, où la terre est six mois en deuil. Pendant ces longues neiges, ma santé défaillante éteignant l'imagination, j'avais peine à me recréer mon Midi idéal. Un chien m'eût un peu consolée; au défaut, je me fis deux petites amies, ressemblantes, à s'y tromper, aux tourterelles de ma mère. Elles me connaissaient, m'aimaient, jouaient à mon foyer; je leur donnais l'été que n'avait pas mon cœur.

«Profondément atteinte, je devins très-malade et crus toucher l'autre rivage. Quelque attentive et bonne que pût être pour moi l'hospitalité étrangère, il me fallut rentrer en France. Les soins affectueux, un mariage où je retrouvai le cœur et les bras paternels, furent longs à me remettre. J'avais vu la mort de si près, disons mieux, j'y étais entrée si loin, que la nature elle-même, la nature vivante, ce premier amour et ce ravissement de mes jeunes années, eut longtemps peu de prise, et elle seule en eût eu. Rien n'y (Page )eût suppléé. L'histoire et les récits du mouvant drame humain effleuraient mon esprit; rien n'y influait fortement que l'immuable, Dieu et la nature.

«Elle est immuable et mobile; c'est son charme éternel. Son activité infatigable, sa fantasmagorie de tout instant ne trouble point, n'agite point; ce mouvement harmonique porte en soi un repos profond.

«J'y revins par les fleurs, par les soins qu'elles demandent et l'espèce de maternité qu'elles sollicitent. Mon imperceptible jardin de douze arbres et trois plates-bandes n'était pas sans me rappeler le grand verger fécond où je suis née; et je trouvais aussi quelque douceur, près d'un esprit ardent, hâlé aux longues routes, aux déserts de l'histoire humaine, à lui ménager ces eaux vives et le charme de quelques fleurs.»

Je reprends.

Me voilà arraché de la ville par cette chère inquiétude, par mes craintes pour une malade qu'il s'agissait de replacer dans les conditions de son (Page )premier âge et dans l'air libre de la campagne. Je quittai Paris, ma ville, que je n'avais jamais quittée, cette ville qui contient les trois mondes, ce foyer d'art et de pensée.

J'y retournais tous les jours pour les devoirs et les affaires; mais je me hâtais de rentrer. Ses bruits, son roulement lointain, le coup et le contre-coup des révolutions avortées m'engageaient à aller plus loin. Ce fut très-volontiers qu'au printemps de 1852, je me détachai, je rompis avec toutes mes habitudes; j'enfermai ma bibliothèque avec une joie amère, je mis sous la clef mes livres, les compagnons de ma vie, qui avaient cru certainement me tenir pour toujours. J'allai tant que terre me porta, et ne m'arrêtai qu'à Nantes, non loin de la mer, sur une colline qui voit les eaux jaunes de Bretagne aller joindre, dans la Loire, les eaux grises de Vendée.

Nous nous établîmes dans une assez grande maison de campagne, parfaitement isolée, au milieu des pluies constantes dont nos plages de l'ouest sont noyées en cette saison. À cette distance de la mer, on n'en a pas l'influence saline; les pluies sont des tempêtes d'eau douce. La maison, du style Louis XV, inhabitée et fermée depuis longtemps, semblait d'abord un peu triste. Assise dans (Page )un lieu élevé, elle n'en était pas moins assombrie, d'un côté par d'épaisses charmilles, de l'autre par de grands arbres, et par un nombre infini de cerisiers non taillés. Le tout, sur un vert gazon, que les eaux sans écoulement maintenaient, même en été, dans un bel état de fraîcheur.

J'adore les jardins négligés, et celui-ci me rappelait les grandes vignes abandonnées des villas italiennes; mais ce que n'ont pas ces villas, c'était un charmant pêle-mêle de légumes et de plantes de mille espèces; toutes les herbes de la Saint-Jean, et chaque herbe, haute et forte. Cette forêt de cerisiers, qui rompaient sous leurs fruits rouges, donnaient aussi l'idée d'une abondance inépuisable.

Ce n'était pas le soave austero de l'Italie, c'était une efflorescence molle et débordante, sous un ciel humide, tiède et doux.

De vue, aucune, quoiqu'une grande ville fût tout près, et qu'une petite rivière, l'Erdre, passât sous la colline, d'où elle se traîne à la Loire. Mais ce luxe végétal, cette forêt vierge d'arbres fruitiers ôtait toute perspective. Pour voir, il fallait monter dans une sorte de tourelle, d'où le paysage commence à se révéler dans une certaine grandeur, avec ses bois et ses prairies, ses monuments (Page )lointains, ses tours. De cet observatoire même, la vue était encore limitée, la cité n'apparaissant que de profil, sans laisser apercevoir son fleuve immense, ses îles, son mouvement de navigation et de commerce. À deux pas de ce grand port que rien ne fait soupçonner, on se croirait dans un désert, dans les landes de la Bretagne ou les clairières de la Vendée.

Deux choses étaient grandioses et se détachaient de ce verger sombre. En perçant les vieilles charmilles et des allées de châtaigniers, on arrivait dans un coin de terrain argileux, stérile, d'où, parmi des lauriers-thyms et autres arbres fort rudes, s'élançait un cèdre énorme, vraie cathédrale végétale, telle, qu'un cyprès déjà très-haut y était étouffé, perdu. Ce cèdre, au-dessous dépouillé et chauve, était vivant, vigoureux du côté de la lumière; ses bras immenses, à trente pieds, commençaient à se vêtir de rares et piquantes feuilles; puis s'épaississait la voûte; la flèche devait atteindre environ à quatre-vingts pieds. On la voyait de trois lieues, des campagnes opposées des bords de la Sèvre nantaise et des bois de la Vendée. Notre asile, bas et tapi à côté de ce géant, n'en était pas moins signalé par lui dans un rayonnement immense, et peut-être lui devait son nom: la Haute-Forêt.

(Page )À l'autre bout de l'enclos, sur une profonde pièce d'eau, s'élevait un monticule, couronné d'un bouquet de pins. Ces beaux arbres, incessamment balancés au vent de mer, battus des vents opposés qui suivent les courants du grand fleuve et de ses deux rivières, gémissaient de ce combat, et jour et nuit animaient le profond silence du lieu d'une mélancolique harmonie. Parfois, on se fût cru en mer; ils imitaient le bruit des lames, celui du flux et du reflux.

À mesure que la saison devint un peu humide, ce séjour m'apparut dans son caractère réel, sérieux, mais plus varié qu'on n'eût cru au premier coup d'œil, beau, d'une beauté touchante, qui peu à peu va à l'âme. Austère comme devait l'être la porte de la Bretagne, il avait la luxuriante verdure du côté vendéen.

J'aurais pu croire, en voyant les grenadiers en pleine terre, vigoureux et chargés de fleurs, que j'étais dans le Midi. Le magnolia, non chétif comme on le voit ailleurs, mais splendide, magnifique et à l'état de grand arbre, parfumait tout mon jardin de ses énormes fleurs blanches, qui dans leur épais calice contiennent en abondance je ne sais quelle huile suave, pénétrante, dont l'odeur vous suit partout; vous en êtes enveloppé.

(Page )Nous nous trouvions cette fois avoir un vrai jardin, un grand ménage, mille occupations domestiques dont jusque-là nous étions dispensés. Une sauvage fille bretonne n'aidait qu'aux choses grossières. Sauf une course par semaine que je faisais à la ville, nous étions fort solitaires, mais dans une solitude extrêmement occupée. Levés de très-grand matin, au premier réveil des oiseaux, et même avant le jour. Il est vrai que nous nous couchions de bonne heure et presque avec eux.

Cette abondance de fruits, de légumes, de plantes de toute sorte, nous permettait d'avoir beaucoup d'animaux domestiques: seulement, la difficulté était que les nourrissant, les connaissant un à un, et parfaitement connus d'eux, nous ne pouvions guère les manger. Nous plantions, et là nous trouvions un inconvénient tout contraire; presque toujours nos plantations étaient dévorées d'avance. Cette terre, féconde en végétaux, l'était autant ou davantage en animaux destructeurs: limaces énormes et gloutonnes, dévorants insectes. Le matin, on recueillait un grand baquet de limaçons. Le lendemain, il n'y paraissait pas. Ils semblaient au grand complet.

Nos poules travaillaient de leur mieux. Mais combien (Page )plus efficace eût été l'habile et prudente cigogne, l'expurgateur admirable de la Hollande et de tous les lieux humides, que nos contrées de l'Ouest devraient à tout prix adopter! On sait l'affectueux respect des Hollandais pour cet excellent oiseau. Dans leurs marchés, on le voit paisible, debout sur une patte, rêvant au milieu de la foule, se sentant aussi en sûreté qu'au sein des plus profonds déserts. Chose bizarre, mais très-certaine, le paysan hollandais qui parfois a eu le malheur de blesser sa cigogne et de lui casser la patte, lui en met une de bois.

Pour revenir, ce séjour de Nantes eût été d'un charme infini pour un esprit moins absorbé. Ce beau lieu, cette grande liberté de travail, cette solitude si douce dans une telle société, c'était une harmonie rare, comme on ne la rencontre presque jamais dans la vie. Cette douceur contrastait fortement avec les pensées du présent, avec le sombre passé qui alors occupait ma plume. J'écrivais 93. L'héroïque et funèbre histoire m'enveloppait, me possédait, le dirai-je? me consumait. Tous les éléments de bonheur que j'avais autour de moi, que je sacrifiais au travail, les ajournant pour un temps qui, selon toute apparence, devait m'être refusé, je les regrettais jour (Page )par jour, et j'y reportais sans cesse un triste regard. C'était un combat journalier de l'affection et de la nature contre les sombres pensées du monde de l'homme.

Ce combat même sera toujours pour moi un attachant souvenir. Le lieu m'est resté sacré en pensée. Il n'existe plus autrement. La maison est détruite, une autre bâtie à la place. Et c'est pour cela que je m'y suis arrêté un peu. Mon cèdre pourtant a survécu; chose rare, car les architectes ont la haine des arbres, en ce temps.

Quand j'approchai cependant de la fin de mon travail, quelques ombres s'éclaircirent de cette nuit sauvage. Mes tristesses étaient moins amères, sûr que j'étais désormais de laisser ce monument de cruelle, mais féconde expérience. Je recommençai à entendre les voix de la solitude, et mieux, je crois, qu'à tout autre âge, mais lentement, et d'une oreille inaccoutumée, comme celui qui serait mort quelque temps et reviendrait de là-bas.

Jeune, avant d'être saisi par cette implacable histoire, j'avais senti la nature, mais d'une chaleur aveugle, d'un cœur moins tendre qu'ardent. Plus récemment, établi dans la banlieue de Paris, ce sentiment m'avait repris. J'avais vu, non sans (Page )intérêt, mes fleurs maladives dans ce sol aride, si sensibles tous les soirs au bonheur de l'arrosement, visiblement reconnaissantes. Combien davantage à Nantes, entouré d'une nature si puissante et si féconde, voyant l'herbe pousser d'heure en heure et toute vie animale multiplier autour de moi, ne devais-je pas, moi aussi, germer et revivre de ce sentiment nouveau!

Si quelque chose eût pu y rappeler mon esprit et rompre le sombre enchantement, c'eût été une lecture que parfois nous faisions le soir, les Oiseaux de France de Toussenel, heureuse et charmante transition de la pensée nationale à celle de la nature.

Tant qu'il y aura une France, son alouette et son rouge-gorge, son bouvreuil, son hirondelle, seront insatiablement lus, relus, redits. Et s'il n'y avait plus de France, dans ces pages attendrissantes autant qu'ingénieuses, nous retrouverions encore ce que nous eûmes de meilleur, la vraie senteur de cette terre, le sens gaulois, l'esprit français, l'âme même de notre patrie.

Les formules d'un système qu'il porte, au reste, légèrement, des rapprochements cherchés (qui parfois feraient penser aux trop spirituels animaux de Granville), n'empêchent pas que l'âme française, (Page )gaie, bonne, sereine et courageuse, jeune comme un soleil d'avril, n'illumine partout ce livre. Il y a des traits enlevés avec le bonheur, l'élan, le coup de gosier de l'alouette au premier jour de printemps.

Ajoutez une chose très-belle qui n'est pas de la jeunesse. L'auteur, enfant de la Meuse, et d'un pays de chasseurs, lui-même dans son premier âge chasseur ardent, passionné, paraît modifié par son livre même. Il oscille visiblement entre ses premières habitudes de jeunesse meurtrière, et son sentiment nouveau, sa tendresse pour ces vies touchantes qu'il découvre, pour ces âmes, ces personnes reconnues par lui. J'ose dire que désormais il ne chassera pas sans remords. Père et second créateur de ce monde d'amour et d'innocence, il trouvera entre eux et lui une barrière de compassion. Et quelle? Son œuvre elle-même, le livre où il les vivifie.

Je commençais son livre à peine, lorsqu'il me fallut quitter Nantes. Moi aussi, j'étais malade. L'humidité du climat, le travail âpre et soutenu, et, bien plus encore, sans doute, le combat de mes pensées, semblaient avoir atteint en moi ce nerf de vitalité sur lequel rien n'eut jamais prise. Le chemin que nos hirondelles nous traçaient, nous le (Page )suivîmes, nous nous en allâmes au midi. Nous posâmes notre nid mobile dans un pli des Apennins, à deux lieues de Gênes.

Admirable situation, abri défendu, réservé, qui, sur cette côte d'un climat variable, garde l'étonnant privilége d'une température identique. Quoiqu'on ne pût se passer entièrement de feu, le soleil d'hiver, chaud en janvier, encourageait le lézard et le malade, et les faisait croire au printemps. Le dirai-je, cependant? Ces orangers, ces citronniers, harmoniques dans leur immuable feuillage à l'immuable bleu de ciel, n'étaient pas sans monotonie. La vie animée y était infiniment rare. Peu ou point de petits oiseaux; nul oiseau de mer. Le poisson, fort rare, n'anime pas ces eaux transparentes. Je les perçais du regard à une grande profondeur, sans rien voir que la solitude, et les rochers blancs et noirs qui sont le fond de ce golfe de marbre.

Cette côte, extrêmement étroite, n'est qu'une petite corniche, un extrême petit bord, un simple sourcil de la montagne, comme auraient dit les latins. En gravir l'échelle pour dominer le golfe, c'est même pour les bien portants une violente gymnastique. J'avais pour toute promenade un petit quai, ou plutôt un scabreux chemin de ronde qui serpente toujours serré, et le plus souvent de trois (Page )pieds de large, entre les vieux murs de jardin, les écueils et les précipices.

Profond était le silence, la mer brillante, mais seule, monotone, sauf le passage de quelques barques lointaines. Le travail m'était interdit; pour la première fois depuis trente ans, j'étais séparé de ma plume, sorti de la vie d'encre et de papier dont j'avais toujours vécu. Cette halte, que je croyais stérile, me fut très-féconde en réalité. Je regardai, j'observai. Des voix inconnues s'éveillèrent en moi.

Assez éloignés de Gênes et des excellents amis que nous y avions, notre société unique était avec le petit peuple des lézards qui courent sur les rocs, se jouent ou dorment au soleil. Charmants, innocents animaux qui tous les jours à midi, lorsqu'on dîne et que le quai est absolument désert, m'amusaient de leurs vives et gracieuses évolutions. Ma présence, au commencement, leur paraissait inquiétante; mais huit jours n'étaient pas passés que tous, même les plus jeunes, me connaissaient et savaient qu'ils n'avaient rien à redouter de ce paisible rêveur.

Tel l'animal et tel l'homme. La sobre vie de mes lézards, pour qui une mouche était un ample banquet, ne différait en rien de celle de la povera (Page )gente de la côte. Plusieurs faisaient cuire de l'herbe. Mais l'herbe n'était pas commune, dans la montagne aride et décharnée. Le dénûment de la contrée était au delà de ce qu'on peut croire. Je ne me fâchai nullement d'y participer, de me trouver harmonisé aux misères de l'Italie, ma glorieuse nourrice qui a élevé la France et moi-même plus qu'aucun Français.

Nourrice? Elle l'était toujours, autant qu'elle pouvait l'être dans sa pauvreté de ressources, dans la pauvreté de nature où ma santé me réduisait. Incapable d'aliments, je recevais d'elle encore la seule nourriture que je supportasse, l'air vivifiant et la lumière, ce soleil qui permettait, dans un des grands hivers du siècle, d'avoir souvent la fenêtre ouverte en janvier.

Toute ma préoccupation, dans l'oisive vie de lézard que je menais sur ce rivage, fut celle de la contrée, de cette vieillesse apparente de l'Apennin et des montagnes qui entourent la Méditerranée. Serait-elle donc sans remède? ou bien, dans leurs flancs déboisés, retrouverait-on les sources qui peuvent recommencer la vie? Telle fut l'idée qui m'absorba. Je ne pensai plus à mon mal; je ne songeai plus à guérir. Grand progrès pour un malade. Je m'oubliai. Mon affaire était désormais (Page )de ressusciter ce grand malade, l'Apennin. À mesure qu'on me démontra qu'il n'était pas désespéré, que ses eaux étaient cachées, non perdues, qu'en les retrouvant, on pourrait y renouveler les végétaux, et par suite la vie animale, je m'en sentis mieux moi-même, rafraîchi et renouvelé. À chaque source qu'on lui retrouvait, je fus aussi moins altéré; je crus les sentir sourdre en moi.

Féconde est toujours l'Italie. Elle le fut pour moi par son dénûment et sa pauvreté. L'âpreté du chauve Apennin, cette famélique côte Ligurienne, éveillèrent par le contraste, la pensée de la nature plus que n'avait fait la richesse luxuriante de notre France occidentale. Les animaux me manquèrent; j'en sentis l'absence. Au silencieux feuillage des sombres jardins d'orangers, je demandais l'oiseau des bois. Je sentis pour la première fois que la vie humaine devient sérieuse, dès que l'homme n'est plus entouré de la grande société des êtres innocents dont le mouvement, les voix et les jeux sont comme le sourire de la création.

Une révolution se fit en moi, que je raconterai peut-être un jour. Je revins, de toutes les forces de mon existence malade, aux pensées que j'avais émises, en 1846, dans mon livre du Peuple, à cette Cité (Page )de Dieu, où tous les humbles, les simples, paysans et ouvriers, ignorants et illettrés, barbares et sauvages, enfants, même encore ces autres enfants que nous appelons animaux, sont tous citoyens à différents titres, ont tous leur droit et leur loi, leur place au grand banquet civique. «Je proteste, pour ma part, que s'il reste quelqu'un derrière que la Cité repousse encore et n'abrite point de son droit, moi, je n'y entrerai point et m'arrêterai au seuil.»

Ainsi, toute l'Histoire naturelle m'avait apparu alors comme une branche de la politique. Toutes les espèces vivantes arrivaient, dans leur humble droit, frappant à la porte pour se faire admettre au sein de la Démocratie. Pourquoi les frères supérieurs repousseraient-ils hors des lois ceux que le Père universel harmonise dans la loi du monde?

Telle fut donc ma rénovation, cette tardive vita nuova qui m'amena peu à peu aux sciences naturelles. L'Italie, qui a été toujours pour beaucoup dans ma destinée, en fut le lieu, l'occasion, de même que, trente ans plus tôt, elle m'avait donné (par Vico) la première étincelle historique.

Chère et bienfaisante nourrice! Pour avoir un moment partagé ses misères, souffert, rêvé, avec (Page )elle, elle me donna la chose sans prix, qui vaut plus que tous les diamants. Quelle? Un profond accord d'esprit, une communication féconde des plus intimes pensées, une parfaite harmonie du foyer dans la pensée de la Nature.

Nous y entrions par deux routes: moi, par l'amour de la Cité, par l'effort de la compléter en m'y associant tous les êtres; elle, par l'idée religieuse et par l'amour filial pour la maternité de Dieu.

Dès ce temps nous pûmes, chaque soir, mettre en commun notre banquet.

J'ai déjà dit comment cette œuvre s'enrichissait à notre insu, fécondée chemin faisant par nos modestes auxiliaires. Ils l'ont presque toujours dictée.

Ce que nos fleurs de Paris avaient préparé, nos oiseaux de Nantes le firent. Certain rossignol dont je parle à la fin du livre en fut le couronnement.

Ces impressions diverses vinrent se réunir et se fondre, dans notre sérieux retour en France, et surtout ici, devant l'Océan. Au promontoire de la Hève, sous les vieux ormes qui le dominent, (Page )cette révélation s'acheva. Les goëlands de la côte, les petits oiseaux du bois, ne dirent rien qui ne fût compris. Toutes ces choses résonnaient en nous, comme autant de voix intérieures.

Le phare, la grande falaise, de trois ou quatre cents pieds, qui regardent de si haut la vaste embouchure de la Seine, le Calvados et l'Océan, c'était le but ordinaire de nos promenades et notre point de repos. Nous y montions le plus souvent par un chemin profond, couvert, plein de fraîcheur et d'obscurité, qui aboutit tout à coup à cette lumière immense. Parfois aussi nous gravissions le colossal escalier qui, sans surprise, en plein soleil, toujours devant la grande mer, mène au sommet en trois gradins, dont chacun a plus de cent pieds. Cette ascension ne se faisait pas d'une haleine; au second gradin, on respirait, on s'asseyait quelques minutes au monument que la veuve d'un des grands soldats de la France a élevé à sa mémoire dans l'idée que la pyramide pourrait avertir les marins et leur sauver quelque naufrage.

Cette falaise, fort sablonneuse, perd un peu à chaque hiver; ce n'est pas la mer qui la ronge: mais les grandes pluies la délavent, en emportent des débris, qui, d'abord nus et informes, témoignent de l'éboulement. Mais la Nature compatissante (Page )et gracieuse, ne le souffre pas. Elle les habille bientôt, leur accorde quelque verdure, gazon, herbes, ronces, arbustes, qui peu à peu sont, à mi-côte, des oasis en miniature, paysages lilliputiens, pendus à la grande falaise, et qui de leur jeunesse consolent sa triste nudité.

Ainsi le joli, le sublime, chose rare, s'embrassent ici. La montagne, battue des orages, vous conte l'épopée de la terre, sa rude et dramatique histoire, et, pour témoins, montre ses os. Mais ces jeunes enfants de hasard, qui germent de son flanc aride, prouvent qu'elle est toujours féconde, que les débris sont l'élément d'une organisation nouvelle, et toute mort une vie commencée.

Aussi jamais ces ruines ne nous ont donné de tristesse. Nous y parlions volontiers de destinée, de providence, de mort, de vie à venir. Moi qui ai droit de mourir et par l'âge et par les travaux, elle, le front déjà incliné par les épreuves d'enfance et par la sagesse avant l'heure, nous n'en vivions pas moins d'un grand souffle d'âme, de la rajeunissante haleine de cette mère aimée, la Nature.

Issus d'elle si loin l'un de l'autre, si unis en elle aujourd'hui, nous aurions voulu fixer ce rare moment de l'existence, «jeter l'ancre sur l'île du (Page )temps.» Et comment l'aurions-nous mieux fait que par cette œuvre de tendresse, de fraternité universelle, d'adoption de toute vie?

Elle m'y rappelait sans cesse, agrandissant mes sentiments de tendresse individuelle par l'interprétation facile, gaie, émue, de l'âme de la contrée et des voix de la solitude.

C'est alors, entre autres choses, que je commençai à entendre les oiseaux qui chantent peu, mais parlent, comme les hirondelles, jasant du beau temps, de la chasse, de nourriture rare ou commune, ou de leur prochain départ, enfin de toutes leurs affaires. Je les avais écoutées à Nantes en octobre, à Turin en juin. Leurs causeries de septembre étaient plus claires à la Hève. Nous les traduisions couramment, dans leur douce vivacité, dans cette joie de jeunesse et de bonne humeur, sans éclat et sans saillie, conforme à l'heureux équilibre d'un oiseau si libre et si sage, qui semble, non sans gratitude, reconnaître qu'il reçut de Dieu une part si notable au bonheur.

Hélas! l'hirondelle elle-même n'est pourtant guère exceptée de cette guerre insensée que nous faisons à la Nature. Nous détruisons jusqu'aux oiseaux qui défendaient les moissons, nos gardiens, nos bons ouvriers, qui, suivant de près la charrue, (Page )saisissent le futur destructeur que l'insouciant paysan remue, mais remet dans la terre.

Des races entières périssent, importantes, intéressantes. Les premiers de l'Océan, les êtres doux et sensibles à qui la nature donna le sang et le lait (je parle des cétacés), à quel nombre sont-ils réduits? Beaucoup de grands quadrupèdes ont disparu de ce globe. Beaucoup d'animaux de tout genre, sans disparaître entièrement, ont reculé devant l'homme; ils fuient ensauvagés, perdent leurs arts naturels et retombent à l'état barbare. Le héron, noté par Aristote pour son adresse et sa prudence, est maintenant (du moins en Europe) un animal misanthrope, borné, de peu de sens. Le castor, qui, en Amérique dans sa paisible solitude, était devenu architecte, ingénieur, s'est découragé; il fait à peine aujourd'hui des trous dans la terre. Le lièvre, si bon, si beau, original par sa fourrure, sa célérité, la finesse extraordinaire de l'ouïe, aura bientôt disparu; le peu qui reste est abruti. Et pourtant le pauvre animal est encore docile, éducable; avec de bons traitements, on peut lui apprendre les choses les plus contraires à sa nature, celles qui demandent du courage.

Ces pensées que d'autres ont écrites et bien mieux, nous, nous les eûmes au cœur. Elles ont (Page )été notre aliment, notre rêve habituel, couvé pendant ces deux années, en Bretagne, en Italie; c'est ici qu'elles sont devenues, dirai-je un livre? un fruit vivant? À la Hève, il nous apparut dans son idée chaleureuse, celle de la primitive alliance que Dieu a faite entre les êtres, du pacte d'amour qu'a mis la Mère universelle entre ses enfants.

La classe ailée, la plus haute, la plus tendre, la plus sympathique à l'homme, est celle que l'homme aujourd'hui poursuit le plus cruellement.

Que faut-il pour la protéger? révéler l'oiseau comme âme, montrer qu'il est une personne.

L'oiseau donc, un seul oiseau, c'est tout le livre, mais à travers les variétés de la destinée, se faisant, s'accommodant aux mille conditions de la terre, aux mille vocations de la vie ailée. Sans connaître les systèmes plus ou moins ingénieux de transformations, le cœur unifie son objet; il ne se laisse arrêter ni par la diversité extérieure des espèces, ni par la crise de la mort qui semble rompre le fil. La mort survient, rude et cruelle, dans ce livre, en plein cours de vie, mais comme accident passager: la vie n'en continue pas moins.

Les agents de la mort, les espèces meurtrières, tellement glorifiées par l'homme, qui y reconnaît (Page )son image, se trouvent ici replacées fort bas dans la hiérarchie, remises au rang que leur doit la raison. Elles sont les plus grossières dans les deux arts de l'oiseau, pour le nid et pour le chant. Tristes instruments du fatal passage; elles apparaissent au milieu de ce livre comme les ministres aveugles de la Nature en sa plus dure nécessité.

Mais la haute lumière de vie, l'art dans sa première étincelle n'apparaît qu'en les plus petits. Aux petits oiseaux sans éclat, d'une robe modeste et sombre, l'art commence, et, sur certains points, monte plus haut que la sphère de l'homme. Loin d'égaler le rossignol, on n'a pu encore le noter, ni se rendre compte de sa chanson sublime.

Donc, l'aigle est détrôné ici, le rossignol intronisé. Dans le crescendo moral où va l'oiseau se formant peu à peu, la cime et le point suprême se trouvent naturellement, non dans une force brutale, si aisément dépassée par l'homme, mais dans une puissance d'art, de cœur et d'aspiration, où l'homme n'a pas atteint, et qui, par delà ce monde, le transporte par moment dans les mondes ultérieurs.

Haute justice, et vraiment juste, parce qu'elle est clairvoyante et tendre! Faible sur bien des points (Page )sans doute, ce livre est fort de tendresse et de foi. Il est un, constant et fidèle. Rien ne le fait dévier. Par-dessus la mort et son faux divorce, à travers la vie et ses masques qui déguisent l'unité, il vole, il aime à tire-d'aile, du nid au nid, de l'œuf à l'œuf, de l'amour à l'amour de Dieu.

À la Hève, près le Havre, 21 septembre 1855.

L'oiseau

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