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LA FAMILLE JUJUBE

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Table des matières

Il est huit heures du soir: le dîner était prêt pour sept heures suivant l'ordre rigoureusement donné, une fois pour toutes, par le maître de la maison, petit tyran qui avait signifié à la bonne sa volonté d'être servi—au doigt et à l'œil;—à quoi cette fille avait répondu, entre ses dents:—Oh! à l'œil, non....

Athalie est à son piano, sa mère prête l'oreille:—Il me semble, dit-elle, entendre la voix de ton père, dans l'escalier.... Non, je me trompais.... Voyons si je l'aperçois?

Elle alla ouvrir la fenêtre, se pencha pour regarder au loin, puis se retira vivement, chassée par la pluie qui lui fouettait le visage.

Madame Jujube est une petite femme de quarante-deux ans, blanche et boulotte, aux yeux ardents, qui protestait contre cette théorie de son époux, qu'à partir de quarante ans, une femme ne doit plus attendre de son mari que les manifestations calmes d'un sentiment platonique, et, cette théorie, il l'avait strictement mise en pratique. La résignation contenue de l'épouse mise à la retraite d'âge, bien qu'en excellent état pour l'activité de service, cette résignation se trahit par les baisers qu'elle donne aux amis de la maison (particulièrement aux plus beaux mâles): à ceux-ci, elle saute au cou dès leur arrivée, et ils ne voient, dans cet accueil, que la démonstration bruyante d'une amitié expansive et chaude.

Que dire de la fille? Pas grand'chose; l'insignifiance, assez gentille, puérilement vaniteuse, à l'exemple de ses parents, mais au fond bonne fille et capable, à l'occasion, d'un grand dévouement, comme nous le verrons plus tard.

Athalie n'avait jamais eu d'enfance, c'est-à-dire qu'elle n'en avait jamais connu les jeux; à sept ans, son père l'avait assise devant un piano, pour lui donner les premiers éléments de cet instrument funeste; car, ainsi que nous l'avons déjà dit, il avait la prétention, outre sa peinture, d'être musicien, poète et chanteur. Aux gammes succédaient les leçons d'écriture, de grammaire, d'histoire, de géographie que l'homme universel lui donnait lui-même par économie... heureusement, car c'eût été de l'argent perdu: la fille, au rebours du père qui croyait tout savoir, n'ayant jamais pu rien apprendre. Quant aux travaux d'aiguille, il n'en fut même jamais question, Jujube ayant déclaré qu'il n'élevait pas sa fille pour qu'elle eût à raccommoder les chemises de son mari ou à mettre des boutons à ses culottes.

Par contre, Athalie causait de tout, répétait des bribes de conversations, auxquelles elle se mêlait à l'âge où l'on joue à la poupée; aussi disait-on qu'elle causait comme une petite femme; seulement, elle s'arrêta là: à vingt ans, elle cause encore comme une petite femme et tout porte à croire que lorsqu'elle sera grand'mère, ses raisonnements seront toujours ceux de la femme de douze ans.

—Madame, vint dire la bonne, voilà huit heures; si mon rôti est brûlé ou calciné, ça ne sera pas de ma faute.

—Servez! répondit madame; puis, à sa fille:—Nous n'attendrons pas ton père; c'est incroyable, sortir par une pluie battante, aussitôt son déjeuner, et n'être pas rentré pour l'heure du dîner, et il sait que, ce soir, il doit nous venir quelques amis; voyons, tu n'en finiras pas de ton piano?

—Papa veut que je joue ce morceau-là chez madame de la Rousse-Tamponne; c'est après demain et je ne le sais pas très bien, et puis je veux l'essayer ce soir.

—Comment s'appelle-t-il, ton morceau?

—Ça s'appelle: «Comme un éclair»; je ne peux pas venir à bout de faire l'éclair.

Et elle essaya: brrrrr!...

—Il n'est pas brillant, ton éclair, dit madame Jujube.

—Ce jeune homme qui est venu pour son portrait m'a fait perdre deux heures.

—Il espérait toujours que ton père allait rentrer, et puis nous nous sommes trouvés en connaissance; sans cela.... Je me disais aussi, quand il est entré: Mais j'ai vu ce jeune homme-là quelque part.

—Oh! moi, je l'ai reconnu tout de suite; tu sais? je t'ai dit: C'est monsieur qui était à table à côté de moi, à la noce d'Adrienne.

—Je me le suis bien rappelé, il a dansé avec toi, plusieurs fois, et il m'a invitée aussi; il est très aimable.

—Oui, dit Athalie, et très spirituel.

—Oh! spirituel! Je ne m'en suis pas aperçue.

—Mais si, maman; il m'a fait rire tout le temps; il paraît qu'il va acheter une pharmacie; il m'a demandé de lui donner notre pratique, quand nous aurons besoin, soit d'Unyadi-Janos ou de n'importe quoi; qu'il nous vendrait au-dessous du tarif; c'est très gentil de sa part.

—Certainement; est-ce que tu crois qu'il reviendra ce soir?

—Oh! j'en suis sûre, pour trouver papa; il m'avait dit, d'abord, qu'il dînait avec un de ses amis, un jeune homme qui est très farceur, à ce qu'il paraît; je l'ai engagé à l'amener, ajoutant que ça arrangerait tout; alors il m'a promis de venir avec lui.

Un coup de sonnette se fit entendre:

—Ah! enfin, voilà ton père, dit madame Jujube.

En effet, c'était le maître de la maison; il n'y avait pas à s'y méprendre, à la façon dont il dit:—Essuyez bien mon parapluie, avant de l'étendre.

Jujube entra:—Ma robe de chambre, vite! ordonna-t-il, en quittant sa redingote; ma manche droite est inondée, mon parapluie a goutté dessus.... Ah! mes pantoufles! j'ai les pieds dans l'eau.

Madame Jujube lui passa sa robe de chambre, ornée du ruban de la Légion d'honneur, et lui chaussa ses pantoufles en tapisserie, faites par elle-même, sur le dessus desquelles elle avait brodé une croix du même ordre.

—Je suis allé au musée Grévin pour m'abriter, dit notre légionnaire; c'était comble; eh bien, croirais-tu que, pendant deux heures que j'y suis resté, je n'ai vu que moi de décoré? Aussi, tout le monde me regardait! Ah! à propos, comme je sortais, j'ai trouvé sous la porte Marocain qui n'avait pas de parapluie et s'était abrité.

—Lui as-tu parlé de Georgette, papa? demanda vivement Athalie; est-ce qu'elle est malade? est-ce qu'elle est fâchée?

—Aucunement, elle a beaucoup d'ouvrage, voilà tout.

—Ah! tant mieux; tu lui as dit que je l'aimais beaucoup et que ça me faisait de la peine de ne pas la voir?

—Je lui ai dit que tu l'adorais. Voyons, on ne dîne donc pas?

Justement, la bonne vint annoncer que le dîner était servi; la famille passa dans la salle à manger et l'on dîna à la hâte, les dames n'ayant que bien juste le temps de s'habiller pour recevoir leur monde. Athalie se retira de table la première.

—Il est venu un jeune homme, pour un portrait, dit madame Jujube; un jeune homme qui était à la noce de mademoiselle Boulabert, qui m'a fait danser deux fois; il a bien promis de revenir ce soir, il doit même amener un de ses amis.... Espérons qu'il ne fera pas comme d'autres personnes qui, elles aussi, étaient venues pour leur portrait et qui, ne te trouvant pas, ne sont jamais revenues.... C'est très contrariant, de manquer comme cela à gagner; nous avons pourtant besoin de....

—Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? interrompit l'artiste, avec le ton de mauvaise humeur des gens qui se savent dans leur tort; est-ce que je peux deviner qu'on viendra tel jour, à telle heure?

—Les personnes qui ont affaire à des peintres, dit timidement madame Jujube, pensent qu'on les trouve toujours à leur atelier.

Jujube frappa violemment du poing sur la table:—Assez! cria-t-il; est-ce que je ne suis pas maître de sortir quand bon me semble?

—Mais, mon ami, je ne t'ai pas dit....

—Formellement, non; mais je comprends à demi-mot et l'allusion était assez claire.

—Je t'assure, mon ami, que....

—Assez! répéta notre tyran domestique; puis après un long silence, il parla de la soirée de madame de Larousse-Tamponne, du succès qu'y aurait Athalie avec son morceau «Comme un éclair», que, d'ailleurs, il le lui ferait essayer ce soir devant quelques personnes; puis il ajouta: «Prie donc madame de Larousse-Tamponne d'amener le plus de jeunes gens possible à notre prochaine soirée.»

A ce propos, on causa d'Athalie et des dépenses faites pour la produire dans le monde.

—Ce sont des dépenses nécessaires, dit le père.

—Je sais bien, mon ami, répondit la mère; du moment que nous acceptons les invitations de nos amis, nous sommes obligés nous-mêmes....

—Naturellement! Et puis nous avons une fille à marier.

—Oui; malheureusement, nous avons beau aller dans les soirées, en donner nous-mêmes, nous ne trouverons pas de mari; on sait qu'Athalie n'a pas de dot....

—Pas de dot! s'écria Jujube avec colère; n'est-ce donc rien que d'être musicienne, instruite, fille de Jujubès le peintre d'histoire, chevalier de la Légion d'honneur, dont les soirées artistiques et littéraires sont si recherchées?

Et frappant de nouveau sur la table, il cria: «N'est-ce donc rien, que tout cela?»

Madame Jujube, qui partageait les vaniteuses illusions de son mari, surenchérit encore sur les avantages qu'il faisait ressortir avec tant d'ardeur; elle cita leurs relations avec des gens du meilleur monde, ayant trente, quarante, cinquante mille francs de rente, et affirma qu'on n'avait que l'embarras du choix parmi les candidats à la main d'Athalie.

En effet, il s'en était déjà présenté huit, qui, eux, n'avaient éprouvé aucun embarras dans leur choix: ne trouvant pas une compensation à la dot absente dans l'honneur d'avoir un beau-père décoré depuis la robe de chambre jusqu'aux pantoufles, ils avaient demandé à réfléchir et choisi, sans hésiter, une épouse dans les riches connaissances de la famille Jujube, à qui l'un d'eux avait envoyé la lettre de faire-part.

Le lendemain, il reçut la réponse suivante:

Le monsieur au parapluie

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