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L'ONCLE SAMBUQ
PAR PAUL ARÈNE
ОглавлениеA FORCE de raconter l'histoire de l'oncle Sambuq et d'escompter son héritage, le bon Trophime Cogolin, plus connu aux alentours du fort Saint-Jean sous le nom de Patron Tréfume, avait fini par y croire.
La vérité est que ce Pierre Sambuq, un assez méchant drôle, le désespoir de sa famille, s'était embarqué mousse vers 1848 à bord d'un trois-mâts américain, et que, depuis, on manquait totalement de nouvelles. Mais une vérité aussi simple semblait un peu trop simple pour nos Marseillais compatriotes du capitaine Pamphile: leur imagination se chargea de l'embellir.
Certain jour, Patron Tréfume ayant renouvelé connaissance avec un matelot qui, précisément, revenait de naviguer aux États-Unis, eut l'idée de lui offrir un verre de mastic passé en contrebande. Il l'interrogea sur le cas de Pierre Sambuq; et le matelot, par politesse, dans le dessein de faire plaisir à Patron Tréfume et à sa femme, raconta avoir, en effet, rencontré plusieurs fois sur les quais de New-York un particulier, extraordinairement riche, et qui ressemblait au Sambuq disparu comme une goutte d'eau à une autre goutte d'eau.
Il n'en fallut pas davantage pour établir la légende.
D'abord ce particulier ne ressemblait pas seulement au Pierre Sambuq disparu, c'était bel et bien le Sambuq véritable. Reconnu par le matelot:
– Embrasse bien tout le monde là-bas, à la Tourette. Dis-leur de ne pas s'inquiéter et qu'ils patientent. Je n'ai pas oublié les miens, ils ne perdront rien pour attendre!..
Puis il avait confié au matelot une boîte de riches présents que celui-ci malheureusement venait de perdre dans un naufrage.
Au commencement l'oncle Sambuq était simplement très riche; après deux ou trois ans il posséda je ne sais combien de millions, des plantations, des esclaves, des mines d'or, des puits à pétrole, en un mot tout ce qu'un oncle d'Amérique doit posséder.
Les Tréfume étaient devenus un objet d'envie pour le quartier; et les voisins ne parlaient plus que de l'oncle Sambuq, le soir, sur le pas des portes, dans les quatre ou cinq rues étroites et raides où cascade un ruisseau pavé qui part de la place de Lenche et va roulant jusqu'au vieux port dont on aperçoit les bouts de mâts au bas de la pente, des tomates et des pelures d'oranges.
Les Tréfume, eux, patientaient:
– Il peut vivre, le pauvre! aussi longtemps que Dieu voudra; ce n'est pas nous qui le presserons…
Seulement, à Endoume, sur le mur de leur cabanon dont la porte, unique ouverture, regarde la mer et le soleil entre deux roches calcinées, ils avaient fait peindre par un cousin décorateur du Grand-Théâtre une sorte de palais féerique mêlant en un invraisemblable fouillis la vision de l'Alhambra et de Venise, avec des minarets, des coupoles, des jardins suspendus, des embarcadères à balustres, un pont des Soupirs, un pavillon sur l'eau, et qui était censée représenter le cabanon tel qu'on le reconstruirait, à la même place, après l'héritage.
Et ces braves gens vivaient heureux, se croyant riches, l'étant presque; tant le réel et la chimère se confondent aisément dans certains cerveaux ingénus.
Mais voilà qu'au moment où personne ne s'y attendait, une lettre arrive de New-York, portant le timbre de l'ambassade.
Patron Tréfume la promena tout le jour sur lui, pour la montrer aux amis, mais sans oser rompre le cachet. Le soir seulement de ses doigts qui tremblaient, il se décida à l'ouvrir solennellement, en famille.
Cette lettre que vous auriez pu croire, d'après le poids, bourrée de billets de banque, contenait seulement, papier laconique, l'acte de décès de Pierre Sambuq.
– Alors il est mort?.. dit la femme.
– Eh! oui qu'il est mort, pecaïre! puisque l'ambassadeur l'écrit. Il se fit un silence; et, quoiqu'on n'eût guère jamais connu cet oncle Sambuq, en se forçant un peu, on arriva à le pleurer.
La femme reprit:
– Quoique ça, ton ambassadeur, il ne parle pas de l'héritage.
– Tu voudrais peut-être qu'il nous en parle tout de suite, de but en blanc, comme s'il nous croyait affamés… Ce ne serait pas convenable. Nous n'avons qu'à attendre. Il va nous écrire une autre lettre au premier jour.
Malheureusement l'ambassadeur, sans doute par négligence, n'écrivit pas d'autre lettre; et remplaçant les tranquilles rêves dont ils se berçaient autrefois, une fièvre, la fièvre de l'or, s'empara des malheureux Tréfume. Ils rêvaient des millions de l'oncle Sambuq. L'existence en était troublée. Et même au cabanon, les dimanches, le soleil leur semblait sans flamme, l'aïoli sans saveur et la bouillabaisse sans parfum.
Si bien qu'un matin le patron déclara que décidément il voulait faire le voyage.
– Je peux bien m'absenter un mois ou deux. L'aîné, pendant ce temps, mènera la barque. Mille francs ne sont pas la mort d'un homme; et je sens que je tomberais malade si je n'allais pas voir un peu de quoi il retourne à ce New-York!
Tout le monde approuva. D'ailleurs qu'on approuvât ou non, la chose importait peu à Patron Tréfume. Quand Patron Tréfume avait une idée dans la tête, il ne l'avait pas ailleurs, comme on dit.
Il fallait s'embarquer au Havre; ce qui mit Patron Tréfume de méchante humeur, car il considéra comme volé l'argent du trajet en chemin de fer.
Mais la vue de la mer le rasséréna, bien qu'il trouvât la Manche un peu verte et qu'il ne s'expliquât pas très exactement à quoi pouvait servir cette invention des marées.
Par exemple, le transatlantique énorme et luisant de partout, avec son peuple peu bruyant de marins et de passagers, l'or de ses salons, l'acier de sa machine, le plongea dès le premier moment dans une admiration presque religieuse.
De huit jours il ne parla pas, rôdant d'un bout du pont à l'autre, et s'accoudant parfois au bordage pour s'étonner, par comparaison, de l'énorme hauteur des vagues.
La parole ne lui revint, avec la conscience de ce qu'il allait chercher à New-York, que vers la fin de la traversée.
Alors, il s'inquiéta sérieusement et voulut conter son affaire – l'héritage de l'oncle Sambuq – au sous-commissaire, un compatriote qui lui inspirait confiance. Mais celui-ci, pressé comme l'est toujours un sous-commissaire la veille des débarquements, se débarrassa du bonhomme en lui conseillant de s'adresser à deux grands escogriffes roux, d'aspect américain, qui se promenaient toujours seuls.
– Ces messieurs vous renseigneront mieux que moi, ils connaissent New-York comme leur poche.
Ravi de connaître des gens qui connaissaient si bien New-York, Patron Tréfume s'attache dès lors à leurs pas, les poursuivant partout: à l'arrière, sur le promenoir, dans l'étroit couloir des cabines, et cherchant un moyen de lier conversation avec eux.
Ceux-ci n'avaient pas l'air de se prêter à ses avances. Et chaque fois que Patron Tréfume s'approchait, chapeau à la main:
– Bien le bonjour, pardon, excuse! Ce serait pour savoir si par hasard…
Ils lui tournaient le dos vivement, avec un gloussement irrité et vague qui avait l'air d'être de l'anglais.
– Pour ne pas être avenants, ils ne sont pas avenants! soupirait Tréfume.
Mais il se consolait en songeant que chaque peuple a ses usages.
Cependant, les deux soi-disant Américains, intrigués par les allures de cet homme au parler bizarre, interrogèrent à leur tour le sous-commissaire, lequel, de plus en plus pressé, mais toujours farceur, répondit:
– Vous savez qu'il y a eu à Paris un vol considérable? Eh bien! je parierais que cet homme n'est autre qu'Ernest, notre plus célèbre détective, qui, sur la piste des voleurs et pour détourner les soupçons, se sera déguisé en Marseillais.
Sur quoi, s'étant entre-regardés, les deux Américains descendirent s'enfermer dans leur cabine d'où ils ne sortirent plus, même lorsque le bateau, arrivant en vue de New-York, tout le monde monta sur le pont pour admirer le panorama de la rade.
Au débarquement, le bon Tréfume les chercha en vain; ils avaient dû, dans le brouhaha de la descente, trouver l'occasion de se faufiler incognito.
– L'ambassade, monsieur! Pourriez-vous m'indiquer le chemin de l'ambassade?..
C'était Patron Tréfume qui, égaré depuis le matin dans un échiquier d'avenues et de rues se ressemblant, toutes impitoyablement numérotées, essayait pour la millième fois d'obtenir un renseignement. Mais allez donc vous faire entendre dans une ville de sauvages où tout le monde parle anglais! Et fourbu, accablé d'ennuis, il songeait avec mélancolie que l'oncle Sambuq, pour arranger les choses, aurait bien fait d'aller mourir ailleurs.
Tout à coup, qui aperçoit-il? Un des Américains du paquebot. Oh! c'est bien lui, quoiqu'il ait changé de vêtements et qu'il se soit fait couper les cheveux et la barbe.
– Monsieur! monsieur!..
L'autre entend et file. Mais cette fois il n'échappera pas. Patron Tréfume s'accroche à lui comme à une suprême espérance. L'Américain a les jambes longues, mais Tréfume les a solides.
– Eh quoi! ce gaillard-là, qui connaît New-York comme sa poche, ne me rendrait pas le service de me dire où il faut aller?..
L'Américain a beau fuir, raser les murs, contourner les angles des rues, Patron Tréfume, courant toujours, ne se laisse pas distancer d'une semelle.
Enfin, harassé, n'en pouvant plus, l'homme se réfugie dans un bar. Patron Tréfume l'a suivi:
– Bien le bonjour, pardon, excuse; ce serait pour savoir si par hasard…
L'Américain est devenu tout pâle.
– Chut! dit-il à Tréfume en excellent français; pas de bruit, de scandale inutile; asseyons-nous là dans ce coin.
– Voilà qui va bien! pense Tréfume.
Mais l'Américain continue:
– Je sais pourquoi vous venez à New-York; êtes-vous homme à nous entendre?
– Pourquoi pas? répond Tréfume, qui croit qu'il s'agit de l'héritage; on peut toujours s'entendre entre braves gens.
– Braves gens ou non, voici dans ce portefeuille cinquante mille francs en bank-notes. Si vous voulez, ils sont à vous, avec une somme égale qu'un inconnu vous remettra au moment du départ, quand la Bretagne lèvera l'ancre. Car la Bretagne part ce soir, et vous partirez avec elle. Est-ce dit?
– C'est dit!
– Maintenant, topez là, nous ne nous sommes jamais vus.
Patron Tréfume faisait d'inutiles efforts pour comprendre. Il accepta pourtant: cent mille francs, c'est une somme; et puis il commençait à en avoir assez de leur New-York.
Les conventions furent des deux côtés loyalement tenues.
Et voilà comment, ayant eu la chance d'être pris pour un mouchard, Patron Tréfume se trouva héritier de l'oncle Sambuq, mort insolvable à l'hôpital.
Patron Tréfume, d'ailleurs, n'a pas encore bien compris, mais ce détail ne le trouble guère. Il déclare même volontiers, aux heures de Bourse, quand, ayant passé la redingote, il va siroter sa demi-tasse au Café Turc, qu'en fait d'affaires rondement menées, ces Américains sont décidément le premier des peuples.