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M.

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(Maurice Darville à sa soeur)

Chère Mina,

Tu feins d'être ennuyée de mes confidences, mais si je te prenais au mot… comme tu déploierais tes séductions que de câlineries pour m'amener à tout dire! Pauvre fille d'Ève!…

Mais ne crains rien. Je dédaigne les vengeances faciles.

D'ailleurs, mon coeur déborde. Mina, je vis sous le même toit qu'elle, dans la délicieuse intimité de la famille; et il y a dans cette maison bénie un parfum qui me pénètre et m'enchante.

Je me sens si différent de ce que j'ai coutume d'être. La moindre chose suffit pour m'attendrir, me toucher jusqu'aux larmes. Mina, je voudrais faire taire tous les bruits du monde autour de ce nid de mousse, et y aimer en paix.

Qu'elle est belle! il y a en elle je ne sais quel charme souverain qui enlève l'esprit. Quand elle est là, tout disparaît à mes yeux, et je ne sais plus au juste s'il est nuit ou s'il est jour.

On dit l'homme profondément égoïste, profondément orgueilleux, quelle est donc cette puissance de l'amour qui me ferait me prosterner devant elle? qui me ferait donner tout mon sang pour rien—pour le seul plaisir de le lui donner?

Tout cela est vrai. Ne raille pas, Mina, et dis-moi ce qu'il faut dire à son père. Tu le connais mieux que moi, et je crains tant de mal m'y prendre, de l'indisposer. Puis, il a dans l'esprit une pointe de moquerie dont tu t'accommodes fort bien, mais qui me gêne, moi qui ne suis pas railleur.

Tantôt, retiré dans ma chambre pour t'écrire, j'oubliais de commencer. Le beau rêve si doux à rêver m'absorbait complètement, et je fus bien surpris d'apercevoir M. de Montbrun, qui était entré sans que je m'en fusse aperçu, et debout devant moi, me regardait attentivement.

Il accueillit mes excuses avec cette grâce séduisante que tu admires si fort, et comme je balbutiais je ne sais quoi pour expliquer ma distraction, il croisa les bras, et me dit avec son sérieux railleur:

—C'est cela.

Sans haine et sans amour, tu vivais pour penser.

Je restai moitié fâché, moitié confus. Aurait-il deviné? Alors pourquoi se moquer de moi? Est-ce ma faute, si ma pauvre âme s'égare dans un paradis de rêveries?

Je t'embrasse.

Maurice.

(Mina Darville à son frère)

À quoi sert-il de chasser aux chimères, ou plutôt pourquoi n'en pas faire des réalités? Va trouver M. de Montbrun, et—puisqu'il faut te suggérer les paroles, dis-lui:—«Je l'aime, ayez pitié de moi.»

Ce n'est pas plus difficile que cela. Mais maîtrise tes nerfs, et ne va pas t'évanouir à ses pieds. Il aime les tempéraments bien équilibrés.

Je le sais par coeur, et ce qu'il va se demander, ce n'est pas absolument si tu es amoureux au degré extatique, si tu auras de grands succès, mais si tu es de force à marcher, coûte que coûte, dans le sentier du devoir.

Compte qu'il tirera ton horoscope d'après ton passé. Il n'est pas de ceux qui jugent que tout ira droit parce que tout a été de travers.

Tu dis que je le connais mieux que toi. Ce doit être, car je l'ai beaucoup observé.

J'avoue que je le mettrais sans crainte à n'importe quelle épreuve, et pourtant, c'est une chose terrible d'éprouver un homme. Remarque que ce n'est pas une femme qui a dit cela. Les femmes, au lieu de médire de leurs oppresseurs, travaillent à leur découvrir quelques qualités, ce qui n'est pas toujours facile.

Quant à M. de Montbrun, on voit du premier coup d'oeil qu'il est parfaitement séduisant, et c'est bien quelque chose, mais il a des idées à lui.

Ainsi je sais qu'à l'approche de son mariage, quelqu'un s'étant risqué à lui faire des représentations sur son choix peu avantageux selon le monde, il répondit, sans s'émouvoir du tout, que sa future avait les deux ailes dont parle l'Imitation: la simplicité et la pureté; et que cela lui suffisait parfaitement.

On se souvient encore de cet étrange propos. Tu sais qu'il se lassa vite d'être militaire pour la montre, et se fit cultivateur. Il a prouvé qu'il n'entendait pas non plus l'être seulement de nom.

Angéline m'a raconté que le jour de ses noces, son père alla à son travail. Oui, mon cher,—c'est écrit dans quelques pages intimes que Mme de Montbrun a laissées—dans la matinée il s'en fut à ses champs.

C'était le temps des moissons, et M. de Montbrun était dans sa première ferveur d'agriculture. Pourtant, si tu veux réfléchir qu'il avait vingt-trois ans, et qu'il était riche et amoureux de sa femme, tu trouveras la chose surprenante.

Ce qui ne l'est guère moins, c'est la conduite de Mme de Montbrun.

Jamais elle n'avait entendu dire qu'un marié se fût conduit de la sorte; mais après y avoir songé, elle se dit qu'il est permis de ne pas agir en tout comme les autres, que l'amour du travail, même poussé à l'excès, est une garantie précieuse, et que s'il y avait quelqu'un plus obligé que d'autres de travailler, c'était bien son mari, robuste comme un chêne. Tout cela est écrit.

D'ailleurs, pensa-t-elle, «un travailleur n'a jamais de migraines ni de diables bleus». (Mme de Montbrun avait un grand mépris pour les malheureux atteints de l'une ou l'autre de ces infirmités, et probablement qu'elle eût trouvé fort à redire sur un gendre qui s'égare dans un paradis de rêveries.)

Quoi qu'il en soit, prenant son rôle de fermière au sérieux, elle alla à sa cuisine, où à défaut de brouet noir dont la recette s'est perdue, elle fit une soupe pour son seigneur et maître, qu'elle n'était pas éloignée de prendre pour un Spartiate ressuscité, et la soupe faite, elle trouva plaisant d'aller la lui porter.

Or, un des employés de son mari la vit venir, et comme il avait une belle voix, et l'esprit d'à propos, il entonna allègrement:

Tous les chemins devraient fleurir,

Devraient fleurir, devraient germer

Où belle épousée va passer.

M. de Montbrun entendit, et comme Cincinnatus, à la voix de l'envoyé de Rome, il laissa son travail. Son chapeau de paille à la main, il marcha au devant de sa femme, reçut la soupe sans sourciller, et remercia gravement sa ménagère qu'il conduisit à l'ombre. S'asseyant sur l'herbe, ils mangèrent la soupe ensemble, et Mme de Montbrun assurait qu'on ne fait pas deux fois dans sa vie un pareil repas.

Ceci se passait il y a dix-neuf ans, mais alors comme aujourd'hui, il y avait une foule d'âmes charitables toujours prêtes à s'occuper de leur prochain.

L'histoire des noces fit du bruit, on en fit cent railleries, ce qui amusa fort les auteurs du scandale.

Un peu plus tard, ils se réhabilitèrent, jusqu'à un certain point, en allant voir la chute Niagara.

Cette entrée en ménage plaît à Angéline, et cela devrait te faire songer. L'imitation servile n'est pas mon fait, mais nous aviserons. Tiens! j'ai trouvé. Il y a au fond de ton armoire un in-folio qui, bien sûr, te donnerait l'air grave si tu en faisais des extraits le jour de tes noces.

Mon cher Maurice, crois-moi, ne tarde pas. Je tremble toujours que tu ne fasses quelque sortie auprès d'Angéline. Et la manière d'agir de M. de Montbrun prouve qu'il ne veut pas qu'on dise les doux riens à sa fille, ou la divine parole, si tu l'aimes mieux. Tu es le seul qu'il admette dans son intimité, et cette marque d'estime t'oblige. D'ailleurs, abuser de sa confiance, ce serait plus qu'une faute, ce serait une maladresse.

Avec toi de coeur.

Mina.

(Maurice Darville à sa soeur)

Tu as mille fois raison. Il faut risquer la terrible demande, mais je crois qu'il fait exprès pour me décontenancer.

Ce matin, décidé d'en finir, j'allai l'attendre dans son cabinet de travail, où il a l'habitude de se rendre de bonne heure. J'aime cette chambre où Angéline a passé tant d'heures de sa vie; et si j'avais la table sur laquelle Cicéron a écrit ses plus beaux plaidoyers, je la donnerais pour le petit pupitre où elle faisait ses devoirs.

L'autre soir, je lui demandais si, enfant, elle aimait l'étude.—Pas toujours, répondit-elle. Et regardait son père avec cette adorable coquetterie qu'elle n'a qu'avec lui.—Mais je le craignais tant!

Mina, je me demande comment j'arrive à me conduire à peu près sensément. Au fond, je n'en sais rien du tout.

Pour revenir à mon récit, sur le mur, en face de la table de travail de M. de Montbrun, il y a un petit portrait de sa femme, et un peu au-dessous, suspendue aussi par un ruban noir, une photographie de notre pauvre père en capot d'écolier. C'est surtout sa figure fatiguée et malade que je me rappelle, et pour moi ce jeune et souriant visage ne lui ressemble guère.

J'étais à le considérer quand M. de Montbrun entra. Nous parlâmes du passé, de leur temps de collège. Jamais je ne l'avais vu si cordial, si affectueux. Je crus le moment bien choisi, et lui dis assez maladroitement:

—Il me semble que vous devez regretter de ne pas avoir de fils.

Il me regarda. Si tu avais vu la fine malice dans ses beaux yeux.

—D'où vous vient ce souci, mon cher, répondit-il? et, ensuite, avec un grand sérieux: «Est-ce que ma fille ne vous paraît pas tout ce que je puis souhaiter?»

Pour qui aime les railleurs, il était à peindre dans ce moment. Je fis appel à mon courage, et j'allais parler bien clairement, quand Angéline parut à la fenêtre où nous étions assis. Elle mit l'une de ses belles mains sur les yeux de son père, et de l'autre me passa sous le nez une touffe de lilas tout humide de rosée.

Shocking, dit M. de Montbrun. Vois comme Maurice rougit pour moi de tes manières de campagnarde.

—Mais, dit Angéline, avec le frais rire que tu connais, Monsieur Darville rougit peut-être pour son compte. Savez-vous ce qu'éprouve un poète qu'on arrose des pleurs de la nuit?

—Ma fille, reprit-il, on ne doit jamais parler légèrement de ceux qui font des vers.

Rien n'abat un homme ému comme une plaisanterie. Je me sentis éteint pour la journée. Mais je la regardais et c'est une jouissance à laquelle mes yeux ne savent pas s'habituer.

Si tu l'avais vue, comme elle était dans la vive lumière! Oui, c'est bien la fée de la jeunesse! Oui, elle a tout l'éclat, toute la fraîcheur, tout le charme, tout le rayonnement du matin!

Non, il n'aura pas le coeur de me désespérer! Cette situation n'est plus tenable, et puisque je ne sais pas parler, je vais écrire.

M. de Montbrun m'a longuement parlé de toi. Il trouve que tu as trop de liberté et pas assez de devoirs. Il m'a demandé combien tu comptais d'amoureux par le temps qui court, mais je n'ai pu dire au juste.

D'après lui, l'atmosphère d'adulation où tu vis ne t'est pas bonne. D'après lui encore, tu as l'humeur coquette, et il vaudrait mieux pour toi entrer dans le sérieux de la vie.

Je te répète tout bien exactement. On parle de ma voix en termes obligeants, mais je n'oserais jamais en dire autant en une fois. Réprimander les jeunes filles est un art difficile. Pour s'en tirer à son honneur, il faut avoir la taille de François Ier, et ce charme de manières que tu appelles du montbrunage.

Ma chère Mina, que je suis bien ici! J'aime cette maison isolée et riante qui regarde la mer à travers ses beaux arbres, et sourit à son jardin par-dessus une rangée d'arbustes charmants.

Elle est blanche, ce qui ne se voit guère, car des plantes grimpantes courent partout sur les murs, et sautent hardiment sur le toit. Angéline dit: «Le printemps est bien heureux de m'avoir. J'ai si bien fait, que tout est vert.» Aujourd'hui nous avons fait une très longue promenade. On voulait me faire admirer la baie de Gaspé, me montrer l'endroit où Jacques Cartier prit possession du pays en y plantant la croix. Mais Angéline était là, et je ne sais plus regarder qu'elle. Mina, qu'elle est ravissante! J'ai honte d'être si troublé: cette maison charmante semble faite pour abriter la paix. Que deviendrais-je, mon Dieu, s'il allait refuser? Mais j'espère.

Je t'embrasse, ma petite soeur.

Maurice.

(Mina Darville à son frère)

Moi aussi j'espère. Mais écrire au lieu de parler, c'est lâcheté pure. Mon cher, tu es un poltron.

Si Angéline le savait! elle qui aime tant le courage! Oui, elle aime le courage—comme toutes les femmes d'ailleurs—et il y a longtemps que nous avons décidé que c'était une grande condescendance d'agréer les hommages de ceux qui n'ont jamais respiré l'odeur de la poudre et du sang. Pour moi, j'ai toujours regretté de n'être pas née dans les premiers temps de la colonie, alors que chaque Canadien était un héros.

N'en doute pas, c'était le beau temps des Canadiennes. Il est vrai qu'elles apprenaient parfois que leurs amis avaient été scalpés mais n'importe, ceux d'alors valaient la peine d'être pleurés. Là-dessus, Angéline partage tous mes sentiments, et voudrait avoir vécu du temps de son cousin de Lévis.

Tu devrais mettre la jalousie de côté, et lui parler souvent de ce vaillant. Elle aime le souvenir de ces jours où la voix de Lévis retentissait sonore, et elle s'indigne contre les Anglais qui n'ont pas rougi de lui refuser les honneurs de la guerre. Son père l'écoute d'un air charmé.

Mon cher, nous avons une belle chance de n'avoir pas vécu il y a quelque cent ans. Le vainqueur de Sainte-Foy eût fait la conquête du père et de la fille, et notre machiavélisme aurait échoué. Quant au chevaleresque Lévis, personne ne m'en a rien dit, mais j'incline à croire qu'il chantait comme le beau Dunois: Amour à la plus belle.

Ainsi on voudrait me faire entrer dans le sérieux de la vie… Il me semble que flirter avec un Right Reverend, c'est quelque chose d'assez grave.

Au fond, je ne suis pas plus frivole que n'importe quel vieux politique, et je suis à peu près aussi enthousiasmée de mes contemporains. Quant à avoir l'humeur coquette, c'est calomnie pure.

M. de Montbrun me rendra raison de ses propos, et il pourrait bien venir me faire ses remarques lui-même. Suis-je donc si imposante ou si désagréable?

Mon cher Maurice, tu ne saurais croire comme j'ai hâte d'entendre ta belle voix dans la maison.

Depuis que tu es amoureux, tu ne sais pas toujours ce que tu dis, mais ta voix a des sonorités si douces. Tu m'as gâté l'oreille, et tous ceux à qui je parle me paraissent enrhumés.

À propos, il paraît qu'un vaisseau français va venir prochainement à Québec. Dieu merci, je suis aussi royaliste que la plus auguste douairière du faubourg Saint-Germain; mais cela n'empêche pas d'aimer le drapeau tricolore «car c'est encore l'étendard de la France», et… je voudrais bien que les marins français vissent Angéline. Tenir la plus jolie fille du Canada cachée dans un village de Gaspé, c'est un crime. Bien éclipsée je serais, si elle se montrait; mais n'importe, l'honneur national avant tout.

Je t'embrasse,

Mina.

(Maurice Darville à sa soeur)

Je ne tiens pas du tout à ce qu'Angéline voie les marins français. Je compte sur toi pour leur faire chanter: Vive la Canadienne! Sois-en sûre, nous sommes tous trop tendres pour la France qui ne songe guère aux Canadiens, exilés dans leur propre patrie, comme disait Crémazie.

Je ne veux pas que les marins français fassent la cour à Mlle de

Montbrun, et lui racontent des combats et des tempêtes. Mais les

ombres les plus illustres m'inquiètent assez peu. «De Lévis, de

Montcalm, on dira les exploits», tant qu'il lui plaira.

Ma chère, si je ne suis pas encore le plus heureux des hommes, du moins je suis loin d'être malheureux.

Mais il est convenu que je dirai tout. Donc, ma lettre écrite, je l'envoyai porter à M. de Montbrun, et j'allai au jardin attendre qu'il me fit appeler, ce qui tarda un peu. Faut-il te dire ce que j'endurai…?

Enfin, une manière de duègne, qui m'a l'air de tenir le milieu entre gouvernante et servante, vint me chercher de la part de son maître.

Malheureusement, sur le seuil de la porte, je rencontrai Angéline, qui me dit:—Venez voir mon cygne.

Et comme tu penses, je la suivis. Comment refuser?

Tu sais peut-être qu'un ruisseau coule dans le jardin, très vaste et très beau. M. de Montbrun en a profité pour se donner le luxe d'un petit étang qui est bien ce qu'on peut voir de plus joli. Des noyers magnifiques ombragent ces belles eaux, et les fleurs sauvages croissent partout sur les bords et dans la mousse épaisse qui s'étend tout autour de l'étang. C'est charmant, c'est délicieux, et le cygne pense de même car il affectionne cet endroit.

Angéline nu-tête, un gros morceau de pain à la main, marchait devant moi. De temps en temps, elle se retournait pour m'adresser quelques mots badins. Mais arrivée à l'étang, elle m'oublia.

Son attention était partagée entre les oiseaux qui chantaient dans les arbres, et le cygne qui se berçait mollement sur les eaux. Mais le cygne finit par l'absorber. Elle lui jetait des miettes de pain, en lui faisant mille agaceries dont il est impossible de dire le charme et la grâce; et l'oiseau semblait prendre plaisir à se faire admirer. Il se mirait dans l'eau, y plongeait son beau cou, et longeait fièrement les bords fleuris de ce lac en miniature où se reflétait le soleil couchant.

—Est-il beau! est-il beau! disait Angéline enthousiasmée. Ah! si

Mina le voyait!…

Elle me tendit les dernières miettes de son pain, pour me les lui faire jeter. Les rayons brûlants du soleil glissant à travers le feuillage tombaient autour d'elle en gerbes de feu. Je fermai les yeux. Je me sentais devenir fou. Elle, remarquant mon trouble, me demanda naïvement:

—Mais, monsieur Darville, qu'avez-vous donc?

Mina, toutes mes résolutions m'échappèrent. Je lui dis:

—Je vous aime! Et involontairement je fléchis le genou devant elle qui tient le bonheur et la vie, dans sa chaste main.

Je n'avais pas été maître de penser à ce que je faisais. En la voyant stupéfaite, interdite, la raison me revint, et je compris mon tort. Mais avant que j'eusse pu trouver une parole, elle avait disparu.

Pour moi, une joie ardente éclatait dans mon coeur, et je restais là à me répéter: «Elle sait, elle sait que je l'aime.»

J'avais complètement oublié que son père m'attendait, et j'en fus bien mortifié quand on vint me le rappeler. Cette fois, je me rendis sans encombre. Il m'invita d'un geste à m'asseoir près de lui.

—Eh! bien, me dit-il en roulant ma lettre entre ses doigts, voilà donc l'explication des sottises que vous nous contez depuis quelque temps.

Je ne répondis rien, et comme il restait silencieux, je pris sa main et lui dis que j'en perdrais la tête ou que j'en mourrais.

—Mettons que vous auriez une terrible migraine, me répondit-il.

Le plus difficile était fait. Je lui parlai sans contrainte en toute confiance. Je lui dis bien des choses, et il me semble que je ne parlai pas mal. Il avait l'air tout près d'être ému, et tu l'aurais trouvé parfaitement charmant; mais je n'en pus tirer d'autres réponses que: «J'y songerai.» D'ailleurs, ajouta-t-il, rien ne presse. Vous êtes bien jeune.

Je lui dis:

—J'ai vingt-et-un ans.

—Angéline en a dix-huit, reprit-il, mais c'est une enfant, et je désire beaucoup qu'elle reste enfant aussi longtemps que possible.

Cela me rappela que j'avais abusé de son hospitalité et je me sentis rougir. Il s'en aperçut, et me dit très doucement:

—Si vous voyez dans mes paroles une leçon indirecte, vous vous trompez. Je crois à votre délicatesse.

Ces mots m'humilièrent plus que n'importe quels reproches. Ma foi, je n'y tins pas et malgré le risque terrible de baisser dans son estime, je lui fis l'aveu de ma belle conduite.

—A-t-elle ri? me demanda-t-il.

La question me parut cruelle, et malgré tout je fus charmé de répondre qu'elle n'avait point ri. Sa figure se rembrunit beaucoup, et il me dit très froidement:

—Je regrette votre indiscrétion plus que vous ne sauriez croire.

J'étais à peu près aussi mal à l'aise qu'on peut l'être. On sonna le souper, ce qui lui rappela sans doute que je suis son hôte, car il redevint lui-même, et m'invita gracieusement à me rendre à table.

Nous y trouvâmes, avec les dames, un vieux prêtre, curé du voisinage, qui, pendant le repas, nous raconta fort gentiment les travaux d'un bouvreuil, en frais de se construire un nid dans un rosier de son jardin.

Évidemment ces aimables propos s'adressaient à Mlle de Montbrun, mais pour cette fois, elle ne parut guère plus intéressée que Mme W… aux histoires de son mari, quand elles durent plus de trois quarts d'heure. Ce que voyant, le bon prêtre s'informa poliment du cygne. Elle rougit divinement, et répondit je ne sais quoi que personne ne comprit.

M. l'abbé, tout perplexe, regardait M. de Montbrun avec un air qui semblait dire: «M'expliquerez-vous ceci?»

Après le souper, il désira voir Friby,—Friby, c'est un joli écureuil parfaitement apprivoisé, qui ouvre lui-même la porte de sa cage. M. le curé assure qu'un marguillier en charge n'ouvre pas mieux la porte du banc d' oeuvre.

Angéline, qui a coutume de s'amuser tant des gentillesses de l'écureuil, se contenta de lui jeter quelques noix d'une main distraite. Elle se tenait silencieuse à l'écart. Son père l'observait sans qu'il y parut, et me jetait de temps à autre un regard qui disait, si je ne me trompe: «Que le diable vous emporte avec vos extravagances. Comment avez-vous osé troubler cette enfant?»

Mina, ma contrition avait disparu comme la neige au soleil du moins s'il m'en restait, ce n'était pas sensible. Tu le sais

Ses paupières, jamais sur ses beaux yeux baissées,

Ne voilaient son regard…

Maintenant elle n'ose plus me regarder; et te dire ce que j'éprouve en la voyant troublée et rougissante devant moi! Oui, elle m'aimera! Entends-tu, Mina? Je te dis qu'elle m'aimera!

Ma petite soeur, je te chéris, mais je n'ai pas le temps de te l'écrire. Je m'en vais finir la soirée sur la mousse, à l'endroit où je lui ai dit: «Je vous aime.»

Maurice.

(Mina Darville à son frère)

Je te le disais bien que tu finirais par faire une folie. Mais au fond tu me parais plus à envier qu'à blâmer. Le premier moment passé, M. de Montbrun doit avoir compris que la faim, l'occasion, l'herbe tendre… D'ailleurs Angéline t'a interrogé. Je ne puis penser sans rire à cette naïveté. J'ai hâte d'en pouvoir parler à M. de Montbrun pour lui dire: «Voyez l'inconvénient de ne jamais lire de romans, et de n'avoir pour amie intime qu'une personne aussi sage que moi!»

Ainsi, Maurice, tu t'es mis à genoux. Il est vrai que c'était sur la mousse; n'importe, je sais que ces belles choses ne m'arriveront jamais. On me glisse assez volontiers les doux propos mais je n'ai pas le charme souverain qui enlève l'esprit, et l'on ne songe pas du tout à se prosterner.

Cela n'empêche pas que je ne sois contente qu'Angéline ait appris à baisser les yeux—ces beaux yeux dont je n'ai jamais pu dire au juste la couleur—mais pardon, c'est à toi de les décrire.

Je t'avouerai que cette histoire de l'étang m'a donné une belle peur. De grâce, qu'allais-tu faire là? Je n'ai pas coutume de critiquer le soleil, mais en pareille circonstance, jeter des gerbes de feu autour d'Angéline, c'était bien imprudent. Au fait, peut-être en as-tu vu plus qu'il n'y en avait. N'importe, tu as bien fait de fermer les yeux.

Tu dis qu'elle t'aimera. Je l'espère, mon cher, et peut-être t'aimerait-elle déjà si elle aimait moins son père. Cette ardente tendresse l'absorbe. Quant à M. de Montbrun, je l'ai toujours cru favorablement disposé. Si tu ne lui convenais pas ou a peu près, il t'aurait tenu à distance comme il l'a fait pour tant d'autres.

Je t'approuve fort de lui avoir confessé ton équipée. D'abord la franchise est une belle chose, et ensuite Angéline, qui ne cache jamais rien à son père, n'aurait pas manqué de tout lui dire à la première occasion, ce qui n'eût rien valu.

Penses-en ce qu'il te plaira, mais si elle est émue, comme tu le crois, je voudrais savoir ce qu'il lui a dit. Cet homme-là a un tact, une délicatesse adorable. Il a du paysan, de l'artiste, surtout du militaire dans sa nature, mais il a aussi quelque chose de la finesse du diplomate et de la tendresse de la femme. Le tout fait un ensemble assez rare. Quel ami tu auras là! et sa fille!…

Crois-moi, le jour que tu seras accepté, mets-toi à genoux pour remercier Dieu. Je connais beaucoup de jeunes filles, mais entre elles et Angéline il n'y a pas de comparaison possible. Ce qu'elle vaut, je le sais mieux que toi. Son éclatante beauté éblouit trop tes pauvres yeux. Tu ne vois pas la beauté de son âme, et pourtant c'est celle-là qu'il faut aimer.

À propos, tu sauras que mon révérend admirateur a daigné écrire dans mon album. Ça finit ainsi:

Calm and holy,

Thou sittest by the fireside of the heart,

Feeding its flames.

Mais il est inutile de chercher à t'ouvrir les yeux sur mes glorieuses destinées. Quel dommage que l'étang soit si loin, je l'engagerais à y aller méditer ses sermons, et ne va pas croire que j'irais jeter du pain au cygne. Non, mon cher, la belle nature le laisse froid, mais il a ou veut avoir le culte de l'antiquité, et j'irais laver mes robes dans l'étang, comme la belle Nausica.

Faut-il dire que je m'ennuie? que tu me manques? En y réfléchissant, je me suis convaincue que, malgré tes nerfs de vieille duchesse, tu as un caractère aimable. J'espère que le pèlerinage à l'étang s'est accompli heureusement.

Je t'attends; puisque tu es heureux, arrive en chantant.

Il me tarde de t'embrasser.

Mina.

(Charles de Montbrun à Maurice Darville)

Je n'ai pas perdu mon temps depuis votre départ, et il n'y a pas une personne en état de rendre compte de vous que je n'aie fait parler.

Vous êtes à peu près ce que vous devriez être; je l'ai constaté avec bonheur, et comme on ne peut guère exiger davantage de l'humaine nature, j'ai laissé ma fille parfaitement libre de vous accepter. Elle n'a pas refusé, mais elle déclare qu'elle ne consentira jamais à se séparer de moi. Faites vos réflexions, mon cher, et voyez si vous avez quelque objection à m'épouser.

Vous dites qu'en vous donnant ma fille, je gagnerai un fils et ne la perdrai pas. Je vous avoue que je pense un peu différemment, mais je serais bien égoïste si j'oubliais son avenir pour le bonheur de la garder toute à moi.

Vous en êtes amoureux, Maurice, ce qui ne veut pas dire que vous puissiez comprendre ce qu'elle m'est, ce qu'elle m'a été depuis le jour si triste, où revenant chez moi, après les funérailles de ma femme, je pris dans mes, bras ma pauvre petite orpheline, qui demandait sa mère en pleurant. Vous le savez, je ne me suis déchargé sur personne du soin de son éducation. Je croyais que nul n'y mettrait autant de sollicitude, autant d'amour. Je voulais qu'elle fût la fille de mon âme comme de mon sang, et qui pourrait dire jusqu'à quel point cette double parenté nous attache l'un à l'autre?

Vous ne l'ignorez pas, d'ordinaire on aime ses enfants plus qu'on n'en est aimé. Mais d'Angéline à moi il y a parfait retour, et son attachement sans bornes, sa passionnée tendresse me rendrait le plus heureux des hommes, si je pensais moins souvent à ce qu'elle souffrira en me voyant mourir.

J'ai à peine quarante-deux ans; de ma vie, je n'ai été malade. Pourtant cette pensée me tourmente. Il faut qu'elle ait d'autres devoirs, d'autres affections, je le comprends. Maurice, prenez ma place dans son coeur, et Dieu veuille que ma mort ne lui soit pas l'inconsolable douleur.

Dans ce qui m'a été dit sur votre compte, une chose surtout m'a fait plaisir: c'est l'unanime témoignage qu'on rend à votre franchise.

Ceci me rappelle que l'an dernier, un de vos anciens maîtres me disait, en parlant de vous: «Je crois que ce garçon-là ne mentirait pas pour sauver sa vie.» À ce propos, il raconta certains traits de votre temps d'écolier qui prouvent un respect admirable pour la vérité. «Alors, dit quelqu'un, pourquoi veut-il être avocat?» Et il assura avoir fait un avocat de son pupille, parce qu'il avait toujours été un petit menteur.

Glissons sur cette marque de vocation. Votre père était l'homme le plus loyal, le plus vrai que j'aie connu, et je suis heureux qu'il vous ait passé une qualité si noble et si belle. J'espère que toujours vous serez, comme lui, un homme d'honneur dans la magnifique étendue du mot.

Mon cher Maurice, vous savez quel intérêt je vous ai toujours porté, surtout depuis que vous êtes orphelin. Naturellement, cet intérêt se double depuis que je vois en vous le futur mari de ma fille. Mais avant d'aller plus loin, j'attendrai de savoir si vous acceptez nos conditions.

C. de Montbrun.

(Maurice Darville à Charles de Montbrun)

Monsieur,

Je n'essaierai pas de vous remercier. Sans cesse, je relis votre lettre pour me convaincre de mon bonheur.

Mademoiselle votre fille peut-elle croire que je veuille la séparer de vous? Non, mille fois non, je ne veux pas la faire souffrir. D'ailleurs, sans flatterie aucune, votre compagnie m'est délicieuse.

Et pourquoi, s'il vous plaît, ne serais-je pas vraiment un fils pour vous? Je l'avoue humblement, je me suis parfois surpris à être jaloux de vous; je trouvais qu'elle vous aimait trop. Mais maintenant je ne demande qu'à m'associer à son culte; il faudra bien que vous finissiez par nous confondre un peu dans votre coeur.

Vous dites, Monsieur, que mon père était l'homme le plus loyal, le plus franc que vous ayez connu. J'en suis heureux et j'en suis fier. Si j'ai le bonheur de lui ressembler en cela, c'est bien à lui que je le dois.

Je me rappelle parfaitement son mépris pour tout mensonge, et je puis vous affirmer que sa main tendrement sévère le punissait fort bien. «Celui qui se souille d'un mensonge, me disait-il alors, toutes les eaux de la terre ne le laveront jamais.»

Cette parole me frappait beaucoup, et faisait rêver mon jeune esprit, quand je m'arrêtais à regarder le Saint-Laurent.

Je vous en prie, prenez la direction de toute ma vie, et veuillez faire agréer à Mlle de Montbrun, avec mes hommages les plus respectueux, l'assurance de ma reconnaissance sans bornes.

Monsieur, je voudrais pouvoir vous dire mon bonheur et ma gratitude.

Maurice Darville.

(Charles de Montbrun à Maurice Darville)

Merci de m'accepter si volontiers. Vous ai-je dit que je ne consentirais pas au mariage d'Angéline avant qu'elle ait vingt ans accomplis? mais je n'ai pas d'objections à ce qu'elle vous donne sa parole dès maintenant, et puisque nous en sommes là, je m'en vais vous demander votre attention la plus sérieuse.

Et d'abord, Maurice, voulez-vous conserver les généreuses aspirations, les nobles élans, le chaste enthousiasme de vos vingt ans? Voulez-vous aimer longtemps et être aimé toujours? «Gardez votre coeur, gardez-le avec toutes sortes de soins, parce que de lui procède la vie.» Faut-il vous dire que vous ne sauriez faire rien de plus grand ni de plus difficile? «Montrez-moi, disait un saint évêque, montrez-moi un homme qui s'est conservé pur, et j'irai me prosterner devant lui.» Parole aussi touchante que noble!

Hé! mon Dieu, la science, le génie, la gloire et tout ce que le monde admire, qu'est-ce que cela, comparé à la splendeur d'un coeur pur? D'ailleurs, il n'y a pas deux sources de bonheur. Aimer ou être heureux, c'est absolument la même chose; mais il faut la pureté pour comprendre l'amour.

Ô mon fils, ne négligez rien pour garder dans sa beauté la divine source de tout ce qu'il y a d'élevé et de tendre dans votre âme. Mais en cela l'homme ne peut pas grand chose par lui-même. À genoux, Maurice, et demandez l'ardeur qui combat et la force qui triomphe. Ce n'est pas en vain, soyez-en sûr, que l'Écriture appelle la prière le tout de l'homme, et souvenez-vous que pour ne pas s'accorder ce qui est défendu, il faut savoir se refuser souvent et très souvent ce qui est permis.

Voilà le grand mot et le moins entendu peut-être de l'éducation que chacun se doit à soi-même. Dieu veuille que vous l'entendiez.

Je vous en conjure, sachez aussi être fort contre le respect humain. Et vous pouvez m'en croire, ce n'est pas très difficile. Dites-moi, si quelqu'un voulait vous faire rougir de votre nationalité, vous ririez de mépris, n'est-ce pas?

Certes, j'admire et j'honore la fierté nationale, mais au-dessus je mets la fierté de la foi. Sachez-le bien, la foi est la plus grande des forces morales. Vivifiez-la donc par la pratique de tout ce qu'elle commande, et développez-la par l'étude sérieuse. J'ai connu des hommes qui disaient n'avoir pas besoin de religion, que l'honneur était leur dieu, mais il est avec l'honneur, celui-là, du moins, bien des compromis, et si vous n'aviez pas d'autre culte, très certainement, vous n'auriez pas ma fille.

Mon cher Maurice, il est aussi d'une souveraine importance que vous acceptiez, que vous accomplissiez dans toute son étendue la grande loi du travail, loi qui oblige surtout les jeunes, surtout les forts.

Et, à propos, ne donnez-vous pas trop de temps à la musique? Non que je blâme la culture de votre beau talent, mais enfin, la musique ne doit être pour vous que le plus agréable des délassements, et si vous voulez goûter les fortes joies de l'étude, il faut vous y livrer.

Encore une observation. Je n'approuve pas que vous vous mêliez d'élections.

On m'a dit que vous avez quelques beaux discours sur la conscience… Je veux être bon prince, mais, je vous en avertis charitablement, s'il vous arrive encore d'aller, vous, étudiant de vingt ans, éclairer les électeurs sur leurs droits et leurs devoirs, je mettrai Angéline et Mina à se moquer de vous.

D'ailleurs, pourquoi épouser si chaudement les intérêts d'un tel ou d'un autre? Croyez-vous que l'amour de la patrie soit la passion de bien des hommes publics?

Nous avons eu nos grandes luttes parlementaires. Mais c'est maintenant le temps des petites: l'esprit de parti a remplacé l'esprit national.

Non, le patriotisme, cette noble fleur, ne se trouve guère dans la politique, cette arène souillée. Je serais heureux de me tromper; mais à part quelques exceptions bien rares, je crois nos hommes d'État beaucoup plus occupés d'eux-mêmes que de la patrie.

Je les ai vus à l'oeuvre, et ces ambitions misérables qui se heurtent, ces vils intérêts, ces étroits calculs, tout ce triste assemblage de petitesses, de faussetés, de vilenies, m'a fait monter au coeur un immense dégoût, et dans ma douleur amère, j'ai dit: Ô mon pays, laisse-moi t'aimer, laisse-moi te servir en cultivant ton sol sacré!

Je ne veux pas dire que vous deviez faire comme moi. Et dans quelques années, si la vie publique vous attire invinciblement, entrez-y. Mais j'ai vu bien des fiertés, bien des délicatesses y faire naufrage, et d'avance je vous dis: Que ce qui est grand reste grand, que ce qui est pur reste pur.

Cette lettre est grave, mais la circonstance l'est aussi. Je sais qu'un amoureux envisage le mariage sans effroi; et pourtant, en vous mariant, vous contractez de grands et difficiles devoirs.

Il vous en coûtera, Maurice, pour ne pas donner à votre femme, ardemment aimée, la folle tendresse qui, en méconnaissant sa dignité et la vôtre, vous préparerait à tous d'eux d'infaillibles regrets. Il vous en coûtera, soyez-en sûr, pour exercer votre autorité, sans la mettre jamais au service de votre égoïsme et de vos caprices.

Le sacrifice est au fond de tout devoir bien rempli; mais savoir se renoncer, n'est-ce pas la vraie grandeur? Comme disait Lacordaire, dont vous aimez l'ardente parole: «Si vous voulez connaître la valeur d'un homme, mettez-le à l'épreuve, et s'il ne vous rend pas le son du sacrifice, quelle que soit la pourpre qui le couvre, détournez la tête et passez.»

Mon cher Maurice, j'ai fini. Comme vous voyez, je vous ai parlé avec une liberté grande; mais je m'y crois doublement autorisé, car vous êtes le fils de mon meilleur ami, et ensuite, vous voulez être le mien.

Mes hommages à Mlle Darville. Puisqu'elle doit venir, pourquoi ne l'accompagneriez-vous pas? Vous en avez ma cordiale invitation, et les vacances sont proches.

À bientôt. Je m'en vais rejoindre ma fille qui m'attend. Ah! si je pouvais en vous serrant sur mon coeur, vous donner l'amour que je voudrais que vous eussiez pour elle!

C. de Montbrun.

(Maurice Darville à Charles de Montbrun)

Monsieur,

Jamais je ne pourrai m'acquitter envers vous; mais je vous promets de la rendre heureuse, je vous promets que vous serez content de moi.

Il y a dans votre virile parole quelque chose qui m'atteint au-dedans; vous savez vous emparer du côté généreux de la nature humaine, et encore une fois vous serez content de moi. Que vous avez bien fait de ne vous reposer sur personne du soin de former votre fille! Aucune autre éducation ne l'aurait faite celle qu'elle est.

Quant à votre invitation, je l'accepte avec transport, et pourtant, il me semble que vous me verrez arriver sans plaisir. Mais vous avez l'âme généreuse, et j'aurai toujours pour vous les sentiments du plus tendre fils.

Non, je n'aurais pas ce triste courage de mettre une main souillée dans la sienne!

Votre fils de coeur,

Maurice Darville.

(Maurice Darville à Angéline de Montbrun)

Mademoiselle,

Je vous remercie simplement. Ni le bonheur, ni l'amour ne se disent. Du coeur ému dans ses divines profondeurs, ce sont des larmes qui jaillissent. Dieu veuille qu'un jour vous connaissiez l'ineffable douceur de ces larmes.

Mademoiselle, puissiez-vous m'aimer un jour comme je vous aime.

Vôtre à jamais,

Maurice Darville.

(Angéline de Montbrun à Mina Darville)

Chère Mina,

Si vous saviez comme je vous désire, au lieu de prendre le bateau comme tout le monde, vous vous embarqueriez sur l'aile des vents. J'aurai tant de plaisir à vous démondaniser!

Mon père dit qu'on ne réussit pas tous les jours à des opérations comme celle-là. Les hommes, vous le savez, se font des difficultés sur tout et n'entendent rien aux miracles.

Mais n'importe, je suis pleine de confiance Je changerai la reine de la mode en fleur des prés, et cette grande métamorphose opérée, vous serez bien contente.

Tout sceptre pèse, j'en suis convaincue, et pourtant—voyez l'inconséquence humaine—je songe à reconquérir mon royaume, et veux vous prendre pour alliée.

Mina, ma maison, que vous croyez si paisible, est en proie aux factions.

Ma vieille Monique oublie que sa régence est finie, et ne veut pas lâcher les rênes du pouvoir, ce qui lui donne un trait de ressemblance avec bien des ministres.

Si vous venez à mon secours, je finirai comme les rois fainéants. Je pourrais, il est vrai, protester au nom de l'ordre et du droit, mais je risque de m'y échauffer, et mon père dit qu'il ne faut pas crier, à moins que le feu ne prenne à la maison.

Je me suis décidée à vous attendre, et lorsqu'on oublie trop que c'est à moi de commander, je prends des airs dignes.

Chère Mina, je vous trouve bien heureuse de venir chez nous. Il me semble que c'est une assez belle chose de voir le maître des céans tous les jours.

Croyez-moi, quand vous l'aurez observé dans son intimité, vous aurez envie de faire comme la reine de Saba, qui proclamait bienheureux les serviteurs de Salomon.

Mme Swetchine a écrit quelque part que la bienveillance de certains coeurs est plus douce que l'affection de beaucoup d'autres; comme la lune de Naples est plus brillante que bien des soleils. Cette pensée me revient souvent lorsque je le vois au milieu de ses domestiques. Chère Mina, j'aimerais mieux être sa servante que la fille de l'homme le plus en vue du pays.

Votre frère assure qu'entre nous la ressemblance morale est encore plus grande que la ressemblance physique. C'est une honte de savoir si bien flatter, et vous devriez l'en faire rougir. Moi, quand j'essaie, il me dit: «Mais, puisque vous avez la plus étroite parenté du sang, pourquoi n'auriez-vous pas celle de l'âme? Ignorez-vous à quel point vous lui ressemblez?»

Cette question me fait toujours rire, car depuis que je suis au monde, j'entends dire que je lui ressemble, et toute petite je le faisais placer devant une glace, pour étudier avec lui cette ressemblance qui ne lui est pas moins douce qu'à moi. Délicieuse étude que nous reprenons encore souvent.

Que j'ai hâte de vous voir ici où tout sourit, tout embaume et tout bruit! il me semble qu'il y a tant de plaisir à se sentir vivre et que le grand air est si bon! Je veux vous réformer complètement. Hélas! je crains beaucoup de rester toujours campagnarde jusqu'au fond de l'âme. Ici tout est si calme, si frais, si pur, si beau! Quel plaisir j'aurai à vous montrer mes bois, mon jardin et ma maison, mon nid de mousse où bientôt vous chanterez Home, sweet home. Vous verrez si ma chambre est jolie.

«Elle est belle, elle est gentille,

Toute bleue.»

comme celle que Mlle Henriette Chauveau a chantée. Quand vous l'aurez vue, vous jugerez s'il m'est possible de ne pas l'aimer,

«Ainsi que fait l'alouette

Et chaque gentil oiseau,

Pour le petit nid d'herbette

Qui fut hier son berceau.»

J'ai mis tous mes soins à préparer la vôtre, et j'espère qu'elle vous plaira. Le soleil y rit partout, ma frileuse. J'y vais vingt fois par jour, pour m'assurer qu'elle est charmante, et aussi parce que vous y viendrez bientôt. Jugez de ma conduite quand vous y serez. L'attente a son charme. Je suis sans cesse à regarder la route par où vous viendrez, mais je n'y vois que le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie.

Dites à M. Maurice que je lui recommande d'avoir bien soin de vous.

La belle famille que nous ferons!

Chère soeur, je vous aime et vous attends.

Angéline.

(Mina Darville à Angéline de Montbrun)

Chère soeur,

Permettez-moi de commencer comme vous finissez. Hélas! J'ai commis l'imprudence de laisser lire votre lettre à Maurice, et il y a perdu le peu de raison qui lui restait.

Ma chère, vous m'amusez beaucoup en me recommandant à ses soins. Si vous saviez dans quel oubli un amoureux tient toutes les choses de la terre!

J'en suis réduite à m'occuper de lui comme d'un enfant. Il paraît qu'en extase on n'a besoin de rien. Cependant je persiste à lui faire prendre un bouillon de temps à autre. Ma cousine, inquiète, voulait le faire soigner, mais il s'est défendu en chantant _sotto voce:

Ah! gardez-vous de me guérir!

J'aime mon mal, j'en veux mourir.

Le docteur consulté a répondu: «Il a bu du haschisch. Laissez-le tranquille.» Ma cousine n'a pas demandé d'explications, mais je vois bien qu'elle n'est pas sûre d'avoir compris. Le langage figuré n'est pas son genre.

Je prie votre sagesse de ne pas s'alarmer. Maurice a une nature d'artiste, et il est dans toute l'effervescence de la jeunesse. Mais ça se calmera. Et quand ça ne se calmerait point! La puissance de sentir n'est pas tout à fait ce qui effraie une femme.

D'ailleurs, il a une foi vive et le vrai sentiment de l'honneur.

Vous êtes faits pour vous aimer, et vous serez heureux ensemble.

Quand il pleurerait d'admiration devant la belle nature, ou même de

tendresse pour vous, qu'est-ce que ça fait? …

Laissons dire les positifs. J'ai vu de près le bonheur de raison et, entre nous, ça ressemble terriblement à une vie qui se soutient par des remèdes.

Je sais que le mot d'exaltation est vite prononcé par certaines gens. Angéline, êtes-vous comme moi? Il existe sur la terre un affreux petit bon sens horriblement raide, exécrablement étroit, que je ne puis rencontrer sans éprouver l'envie de faire quelque grosse folie. Non, que je haïsse le bon sens, ce serait un triste travers. De tous les hommes que je connais, votre père est le plus sensé, et je suis suffisamment charitable à son endroit. Le vrai bon sens n'exclut aucune grandeur. Régler et rapetisser sont deux choses bien différentes. Quelle est donc, je vous prie, cette prétendue sagesse qui n'admet que le terne et le tiède, et dont la main sèche et froide voudrait éteindre tout ce qui brille, tout ce qui brûle.

Ma belle fleur des champs, que vous êtes heureuse d'avoir peu vu le monde! Si c'était à refaire, je choisirais de ne le pas voir du tout, pour garder mes candeurs et mes ignorances. Voilà où j'en suis après deux ans de vie mondaine. Jugez de ce que dirait Mme D… si elle voulait parler.

J'ai eu des succès. Veuillez croire que je le dis sans trop de vanité. Vous savez qu'Eugénie de Guérin n'a jamais été recherchée. Il y a là matière à réflexions pour Mina Darville et son cercle d'admirateurs. Pauvres hommes! partout les mêmes.

Chère amie, M. de Montbrun me juge mal. Je ne demande qu'à me démondaniser. J'avais résolu d'arriver chez vous avec une simple valise, comme il convient à une âme élevée qui voyage.

Mais on sait rarement ce qu'on veut et jamais ce qu'on voudra: j'ai fini par prendre tous mes chiffons. Vraiment, je n'y comprends rien, et devant mes malles pleines et mes tiroirs vides, je me surprends à rêver.

Ma belle, il faudra que vous m'aidiez à passer quelques-unes de mes malles en contrebande. Je crains le sourire de M. de Montbrun. Au fond, quel mal y a-t-il à vouloir se bien mettre pourvu qu'on ait du goût.

Si Mlle de Montbrun est indifférente à la parure, c'est qu'en étudiant sa ressemblance, elle s'est aperçue qu'elle pouvait parfaitement s'en passer. Moi, je ne puis pas me donner ce luxe. Voilà, et dites à M. votre père que je n'aurai pas été une semaine à Valriant sans lui découvrir bien des défauts.

J'envisage sans effroi une petite causerie avec lui, quoiqu'il ait parfois des mots durs. Ainsi, l'hiver dernier, dans une heure d'épanchement, je lui avouai que j'étais bien malheureuse—que je n'avais pas le temps d'aimer quelqu'un qu'aussitôt j'en préférais un autre,—et au lieu de me plaindre, cet austère confesseur m'appela dangereuse coquette.

N'importe, ma chère, je ne vous blâme pas de l'aimer, et même, il m'arrive de dire que c'est une belle chose d'être obligée à ce devoir.

Si vous m'en croyez, nous réfléchirons avant de faire abdiquer Mme

Monique. M. de Montbrun vous croit la perle des ménagères, mais,

Tel brille au second rang qui s'éclipse au premier

Pourtant, je hais l'usurpation. Je suis légitimiste. Dites à M. de

Montbrun que nous allons aviser ensemble à donner un roi à la

France.

Ma chère, je suis sûre que ma chambre me plaira. Seulement, je n'aime pas la nature riante. Il me faudrait une allée bordée de sapins, pour mes méditations. Quant à Maurice, je crois qu'il n'en a pas besoin, et sa pensée m'a l'air de s'en aller souvent tout au bout d'un jardin, tout au bord d'un étang.

Ne rougissez pas, ma très belle. Je vous embrasse comme je vous aime.

(Mina Darville à Emma S***)

Il s'en va minuit, et je viens de fermer ma fenêtre, où je suis restée longtemps. J'aime la douceur sereine des belles nuits, et je vous plains, ma chère amie, de vouloir vous cloîtrer.

Pardon, vous n'aimez pas que j'aborde ce sujet. Il me semble pourtant que je n'en parle pas mal, mais…

Avez-vous jamais descendu le Saguenay? …

Franchement, la vie religieuse m'apparaît comme cette étonnante rivière, qui coule paisible et profonde, entre deux murailles de granit. C'est grand, mais triste. Ma chère, l'inflexible uniformité, l'austère détachement ne sont pas pour moi.

Je me plais parfaitement à Valriant, charmant endroit, qui n'aurait rien de grandiose sans le fleuve qui s'y donne des airs d'océan. Faut-il vous dire que Maurice est heureux? Le secret n'en est plus un maintenant. Il est difficile, quoi qu'on fasse, de trouver beaucoup à redire à ce mariage; et vraiment c'est une belle chose que cet amour qui grandit ainsi au grand soleil, en toute paix et sécurité. Puis, autour d'eux, tout est si beau.

Sans doute, rien n'est plus intérieur que le bonheur. Mais tout de même, quand Dieu créa Adam et Eve, il ne les mit pas dans un champ désolé. Maurice s'accommoderait parfaitement d'un cachot, mais sceptique, vous ne croyez plus à rien. Vous dites qu'il en est de l'amour comme des revenants: qu'on en parle sur la foi des autres. Que n'êtes-vous à Valriant. Il vous faudrait reconnaître que l'amour existe—qu'il y a des réalités plus belles que le rêve.

Angéline ressemble plus que jamais à son père. Elle a ce charme pénétrant, ce je ne sais quoi d'indéfinissable que je n'ai vu qu'à lui et que j'appelle du montbrunage. Mais ce que j'aime surtout en elle, c'est sa sensibilité profonde, son admirable puissance d'aimer.

Angéline de Montbrun

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