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III

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Table des matières

Nekhludov entra dans l’isba. Les murs rugueux et enfumés d’un côté étaient couverts de guenilles et de loques, et de l’autre, absolument grouillants de cafards rougeâtres qui pullulaient près des icônes et du banc. Au milieu du plafond de cette petite isba de six archines, noire et puante, il y avait un grand trou, et bien qu’il y eût des étais en deux endroits, le plafond était tellement affaissé qu’il semblait menacer incessamment d’un effondrement complet.

— Oui, l’isba est en très mauvais état, dit le seigneur, en regardant fixement le visage de Tchourisenok, qui semblait ne pas vouloir engager la conversation sur ce sujet.

— Elle nous écrasera avec nos enfants, commença d’une voix pleurnicheuse la femme qui se tenait sous la soupente et s’appuyait au poêle.

— Tais-toi! Dit sévèrement Tchouris; et avec un sourire rusé, à peine perceptible, qui se dessina sous ses moustaches, il s’adressa au seigneur: Je ne sais que faire avec elle, avec l’isba, Votre Excellence, j’ai mis des étais, des supports, et on ne peut rien faire.

— Comment passerons-nous l’hiver? Oh! Oh! Fit la femme.

— Si l’on pouvait mettre des étais, de nouvelles solives, interrompit le mari d’un ton tranquille et entendu, alors peut-être pourrait-on y passer l’hiver. On pourrait encore vivre ici, mais il faudrait étayer; voilà, mais si on la touche, il n’en restera pas un morceau, c’est comme ça, conclut-il, visiblement satisfait de ses explications.

Nekhludov avait du dépit et de la peine, que Tchouris, en une telle situation, ne se fût pas adressé à lui, alors que, depuis son arrivée, il n’avait jamais rien refusé aux paysans et désirait seulement que tous vinssent le trouver pour lui exposer leurs besoins. Il ressentit même une certaine colère contre le paysan, haussa méchamment les épaules et fronça les sourcils. Mais la vue de la misère qui l’entourait, et, au milieu de cette misère, l’air tranquille et satisfait de Tchouris transformèrent son dépit en une profonde tristesse.

— Mais, Ivan, pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt, objecta-t-il d’un ton de reproche, en s’asseyant sur un banc sale et boiteux.

— Je n’ai pas osé, Votre Excellence, répondit Tchouris avec le même sourire à peine visible, en remuant ses pieds noirs et nus, sur le sol de terre inégal. Mais il prononça ces mots avec tant de hardiesse et de calme qu’il était difficile de croire qu’il n’osait pas, vraiment, venir chez le seigneur.

— C’est notre sort à nous, paysans… Comment oser? Commençait la femme en sanglotant.

— Ne bavarde pas, lui dit Tchouris.

— Tu ne peux pas vivre dans cette isba, c’est impossible! Dit Nekhludov après un court silence. Voilà ce que nous allons faire, mon cher…

— J’écoute, fit Tchouris.

— As-tu vu les isbas en pierre que j’ai fait construire dans le nouveau hameau et dont les murs sont encore vides?

— Comment ne pas les voir? Dit Tchouris, en montrant dans un sourire ses dents encore bonnes et blanches. On a beaucoup admiré, quand on a construit ces isbas, elles sont magnifiques. Les gens ont ri et se sont demandés s’il n’y aurait pas de magasins pour mettre leurs blés dans les murs et les préserver des rats. Les isbas sont superbes, on dirait des prisons, conclut-il avec l’expression d’un étonnement railleur et en hochant la tête.

— Oui, les isbas sont bonnes, sèches et chaudes et moins sujettes aux incendies, fit le seigneur en plissant son jeune visage, visiblement mécontent de la moquerie du paysan.

— Indiscutablement, Votre Excellence, les isbas sont admirables.

— Eh bien! Alors voilà; une isba est déjà tout à fait prête, elle a dix archines, une entrée, et ses dépendances. Si tu veux, je te la vendrai à crédit, au prix qu’elle me coûte, tu me rembourseras quand tu le pourras, dit le seigneur avec un sourire joyeux qu’il ne pouvait retenir à la pensée qu’il faisait le bien. La tienne, la vieille, tu la laisseras, continua-t-il, elle te servira pour construire un magasin de blé, nous transporterons aussi toutes les dépendances. Là-bas, l’eau est très bonne, je te donnerai de la terre pour planter un potager, et tout près de ta maison je te donnerai aussi du terrain dans les trois champs. Tu vivras admirablement! Eh bien! Cela ne te plaît-il pas? Demanda Nekhludov en remarquant qu’à son allusion au déménagement, Tchouris se plongeant dans une immobilité complète, fixait le sol, ne souriait plus.

— Comme il plaira à Votre Excellence, fit-il sans lever les yeux.

La vieille s’avança comme blessée, et voulut dire quelque chose, son mari la prévint.

— C’est la volonté de Votre Excellence, répondit-il résolument, et en jetant un regard docile vers le maître, il secoua ses cheveux.

— Mais c’est impossible de vivre dans ce nouveau hameau.

— Pourquoi?

— Non, Votre Excellence, nous sommes de pauvres paysans ici, mais si vous nous transportez là-bas, jamais nous ne pourrons vous servir. Quels paysans serons-nous là-bas? Ce sera comme vous voudrez, mais là-bas c’est impossible d’y vivre.

— Mais pourquoi donc?

— Nous serons complètement ruinés, Votre Excellence.

— Pourquoi, ne peut-on vivre là-bas?

— Mais quelle vie là-bas? Juge toi-même. C’est un endroit inhabité, on ne connaît pas l’eau, il n’y a pas de pâturages. Ici, chez nous, les terres sont fumées depuis longtemps, et là-bas, hélas! Qu’y a-t-il là-bas? Rien! Pas de haies, pas de séchoirs, pas de hangars, il n’y a rien. Nous nous ruinerons complètement, Votre Excellence; si vous nous chassez là-bas, ce sera notre ruine complète! C’est un endroit nouveau, inconnu… répéta-t-il pensivement, mais résolument et en hochant la tête.

Nekhludov voulait prouver au paysan que le changement était, au contraire, très avantageux pour lui, que l’on construirait là-bas des haies et des hangars, que l’eau, là-bas, était bonne, etc. Mais le silence sombre de Tchouris l’embarrassait et il sentait qu’il ne parlait pas comme il le fallait.

Tchourisenok, lui, ne contredisait pas, mais quand le maître se tut, il objecta, en souriant un peu, que le mieux était d’installer dans ce hameau les vieux serfs attachés à la cour des maîtres et l’innocent Aliocha, pour qu’ils y gardent le blé.

— Voilà qui serait excellent, dit-il en souriant de nouveau, pour nous ce n’est rien, Votre Excellence.

— Mais qu’importe si l’endroit est inhabité? Insistait patiemment Nekhludov, ici, autrefois, c’était aussi un endroit inhabité, et voilà, les hommes y vivent, et là-bas ce sera pareil. Installe-toi le premier et de ta main heureuse… Oui, oui, installe-toi, absolument…

— Eh, petit père, Votre Excellence, peut-on comparer! Répondit avec vivacité Tchouris, comme s’il craignait que le maître ne prît une décision définitive. Ici, c’est un endroit où il y a du monde, un endroit gai et fréquenté, la route et l’étang sont côte à côte pour laver le linge de la famille et faire boire les bêtes, et tout ce qui est nécessaire aux paysans est installé depuis longtemps; l’enclos, le potager et les saules blancs ont été plantés par mes parents, mon grand-père et mon père sont morts ici, et moi aussi, Votre Excellence, je voudrais finir mes jours ici, je ne demande rien de plus. Si votre grâce me donne de quoi réparer l’isba, nous serons très reconnaissants à votre grâce, sinon, alors nous tâcherons de finir nos jours dans la vieille isba. Fais prier éternellement Dieu pour toi, continua-t-il en saluant bas. Ne nous chasse pas de notre nid, petit père…

Pendant que Tchouris parlait, sous la soupente, à l’endroit où se trouvait sa femme, on entendait des gémissements qui devinrent de plus en plus forts, et quand le mari prononça: «petit père», la femme, tout à fait à l’improviste, s’élança en avant et tout en larmes se jeta aux pieds du maître:

— Ne nous perds pas, notre nourricier! Tu es notre père et notre mère! Où irons-nous? Nous sommes vieux et vivons seuls. Que ta volonté soit faite, ainsi que celle de Dieu… s’exclama-t-elle.

Nekhludov bondit du banc et voulut relever la vieille, mais elle, avec un désespoir passionné, se frappait la tête sur le sol et repoussait la main du maître.

— Eh bien! Voyons, lève-toi, je t’en prie! Si vous ne voulez pas, eh bien! Soit, je ne vous forcerai pas, dit-il en faisant un geste de la main et en se reculant vers la porte.

Quand Nekhludov se fut rassis sur le banc, le silence s’établit dans l’isba, interrompu seulement par les pleurs de la femme, qui, assise sous la soupente essuyait ses larmes avec la manche de sa chemise. Le jeune seigneur comprit ce que représentait pour Tchouris et pour sa femme cette petite isba en ruines, le puits défoncé avec sa mare boueuse, les toits pourris, les petits hangars et les saules blancs crevassés plantés devant la fenêtre, et quelque chose d’oppressant le rendit triste et honteux.

— Pourquoi donc, Ivan, dimanche dernier, devant le mir, ne m’as-tu pas dit que tu avais besoin d’une isba? Je ne sais pas maintenant comment t’aider. Je vous ai annoncé à tous, lors de la première assemblée, que je m’installais à la campagne pour vous consacrer ma vie, que j’étais prêt à me priver de tout, pourvu que vous fussiez contents et heureux, et je jure devant Dieu que je tiendrai ma parole, dit le jeune seigneur, ignorant que de telles promesses sont incapables d’éveiller la confiance des hommes et surtout du paysan russe, qui n’aime pas les paroles, mais les actes et fuit la manifestation des sentiments aussi nobles soient-ils.

Mais le bon jeune homme était si heureux de l’émoi qu’il éprouvait qu’il ne pouvait pas ne pas l’exprimer.

— Mais je ne puis donner à tous ce qu’ils me demandent. Si je ne refusais à aucun de ceux qui me demandent du bois, bientôt il ne m’en resterait plus, et je ne pourrais donner à celui qui en a vraiment besoin. C’est pourquoi j’ai divisé la part du bois de la forêt, je l’ai affectée aux réparations des bâtiments des paysans, et mise à l’entière disposition du mir. Maintenant ce bois n’est plus à moi, mais à vous, paysans, et je ne puis déjà plus en disposer, c’est le mir qui en dispose comme il l’entend. Viens aujourd’hui à l’assemblée, j’exposerai ta demande au mir: s’il juge à propos de t’en donner pour reconstruire l’isba, alors ce sera bien, mais maintenant je n’ai plus de bois. De toute mon âme, je désire t’aider, mais si tu ne veux pas changer d’habitation, ce n’est plus mon affaire, mais celle du mir. Tu comprends?

— Nous sommes très reconnaissants à votre grâce, répondit Tchouris confus. Si vous nous laissez un peu de bois, alors nous nous arrangerons. Quant au mir? Je le connais…

— Non, non, viens toi-même.

— J’obéis. J’irai. Pourquoi ne pas y aller? Mais chez le mir, je ne demanderai rien.

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