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VII

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Le conseil fut suivi, la visite au vieux prince décidée, mais le comte Rostow n’y allait pas de bon gré: il avait peur de l’entrevue. Il ne se rappelait que trop bien la mercuriale qu’il avait reçue du vieux prince lors de l’organisation de la milice, pour n’avoir pas fourni le nombre réglementaire d’hommes, et cela en réponse à une invitation à dîner qu’il lui avait adressée. Natacha, au contraire, vêtue de sa plus belle robe, était d’une humeur charmante: «Impossible qu’ils se refusent à m’aimer, cela ne m’est jamais arrivé; et puis, je suis prête à faire tout ce qui leur plaira, à aimer le vieux parce qu’il est son père, à l’aimer, elle, parce qu’elle est sa sœur, à les aimer tous enfin!»

À peine furent-ils entrés dans le vestibule du vieil et sombre hôtel Bolkonsky, que le comte ne put s’empêcher de pousser un soupir et de murmurer; «Que Dieu nous protège!» Son agitation était visible, et ce fut d’un ton bas et humble qu’il demanda à voir le prince et la princesse Marie. Un laquais courut les annoncer, mais il se produisit aussitôt une étrange confusion: celui qui s’était chargé du message fut arrêté par un autre domestique à l’entrée de la grande salle; ils chuchotèrent tous deux; la femme de chambre de la princesse survint au même instant, leur dit quelques mots d’un air ahuri, et enfin le vieux majordome au visage renfrogné et maussade revint dire au comte que le prince ne pouvait avoir l’honneur de les recevoir, mais que la princesse les priait de passer chez elle. MlleBourrienne, venue au-devant d’eux, les conduisit, avec une amabilité empressée, à l’appartement de la princesse Marie. Cette dernière, intimidée et toute rouge d’émotion, s’avança lourdement à leur rencontre, en faisant de vains efforts pour garder son sang-froid. Natacha lui déplut du premier coup d’œil: sa mise lui sembla trop élégante, elle-même trop frivole, trop vaine; une jalousie inconsciente de sa beauté, de sa jeunesse, de l’amour que lui portait son frère, l’avait, de tout temps, mal disposée à son égard, et ce sentiment s’était accru encore ce jour-là grâce à la tempête soulevée par l’annonce de la visite des Rostow. Le vieux prince avait déclaré à sa fille, avec force jurons, qu’il ne se souciait pas de les voir, qu’il ne les recevrait pas; libre à elle d’ailleurs d’agir à sa guise. Tremblante d’émotion, et craignant même que son père ne fît un coup de tête, elle se décida pourtant à les faire entrer chez elle.

«Je vous ai amené, chère princesse, ma petite chanteuse, dit le comte en la saluant et en jetant autour de lui un regard inquiet, où l’on devinait trop combien il redoutait l’apparition du vieux prince, et je suis on ne peut plus heureux que vous vouliez bien faire sa connaissance… Le prince est donc toujours souffrant, c’est bien triste, bien triste… Me permettez-vous, dit-il en se levant, et après avoir débité quelques autres lieux communs, de vous laisser ma fille pour un petit quart d’heure… j’ai une course à faire à deux pas d’ici, je reviendrai la chercher.»

Le comte venait d’inventer cette ruse diplomatique afin de procurer, comme il l’avoua plus tard, l’occasion aux futures belles-sœurs de causer à cœur ouvert, et pour s’épargner à lui-même la rencontre si redoutée du maître de la maison. Sa fille le devina, en fut humiliée et changea de couleur; dépitée d’avoir ainsi rougi, elle se tourna vers la princesse Marie d’un air provocant. Celle-ci accéda volontiers au désir du comte, dans l’espoir de rester seule avec Natacha; mais MlleBourrienne ne voulut rien entendre au coup d’œil qu’elle lui adressa, et continua à discuter avec sa volubilité habituelle sur les plaisirs de la saison. Natacha, déjà mal disposée par l’incident du vestibule, blessée surtout par la peur qu’avait témoignée son père, sentit tout son être moral se crisper et se contracter, et prit involontairement un ton d’indifférence et de laisser-aller qui froissa la princesse Marie; la princesse, de son côté, lui parut sèche et raide. Cette conversation laborieuse durait depuis cinq minutes, lorsque l’on entendit des pas précipités avec un bruit de pantoufles qui traînaient sur le parquet; le visage de la princesse Marie blêmit de terreur: la porte s’ouvrit, et le vieux prince entra, vêtu d’une robe de chambre blanche, avec un bonnet de coton sur la tête.

«Ah! Mademoiselle, comtesse, comtesse Rostow, si je ne me trompe, veuillez m’excuser… j’ignorais, mademoiselle… Dieu m’en est témoin, que vous nous aviez honorés de votre visite!… Je venais chez ma fille… c’est pourquoi ce costume… Veuillez m’excuser, comtesse. Dieu m’en est témoin… j’ignorais que vous fussiez là,» répétait-il en appuyant sur ces mots d’un ton forcé et désagréable. La princesse Marie, debout, les yeux baissés, n’osait regarder ni son père, ni Natacha, qui s’était levée pour le saluer, en rougissant jusqu’au blanc des yeux. Seule MlleBourrienne continuait à sourire: «Veuillez excuser, veuillez excuser… Dieu m’en est témoin, je l’ignorais…» grommela encore le vieillard, et, toisant Natacha de la tête aux pieds, il se retira. MlleBourrienne fut la première à se remettre, et parla de la mauvaise santé du prince. La princesse Marie et Natacha se regardèrent, interdites, sans proférer une parole, et s’abstinrent de toute explication, tandis que ce silence prolongé ne faisait qu’aigrir de plus en plus leurs dispositions à une mutuelle antipathie.

Le comte étant rentré sur ces entrefaites, Natacha se hâta de faire ses adieux, avec un empressement voisin de l’impolitesse. Elle avait pris en grippe cette vieille fille, comme elle l’appelait en elle-même; elle lui en voulait mortellement de l’avoir placée dans une aussi fausse situation, et de ne lui avoir rien dit de son fiancé: «Ce n’était pas à moi à en parler la première, et devant cette Française encore,» se disait Natacha, pendant que la même pensée tourmentait la princesse Marie. Celle-ci sentait assurément qu’elle devait dire quelque chose à propos du mariage, mais si, d’un côté, la présence de MlleBourrienne la gênait, de l’autre le sujet par lui-même était si pénible, qu’elle ne savait comment l’aborder. Enfin, au moment où le comte sortait du salon, elle s’approcha résolument de Natacha, lui saisit les mains, et murmura:

«Un instant, chère Natacha, il faut que… il faut que je vous dise combien je suis heureuse que mon frère… ait trouvé son bonheur…» Elle s’arrêta, comme si elle s’accusait intérieurement de fausseté, et Natacha, qui la regardait d’un air railleur, devina aussitôt le motif de son hésitation.

«Il me semble, princesse, que le moment d’en parler est mal choisi,» dit-elle en s’éloignant avec dignité, tandis que des larmes lui montaient aux yeux: «Qu’ai-je fait? Qu’ai-je dit?» pensa-t-elle.

Ce jour-là on l’attendit longtemps à l’heure du dîner; assise dans sa chambre, elle sanglotait comme une enfant; Sonia, debout à côté d’elle, lui baisait les cheveux.

«Natacha, pourquoi pleurer? Qu’est-ce que cela peut te faire? ça passera!

— Mais si tu savais, quelle humiliation!

— N’en parlons plus, ma petite colombe, tu n’y es pour rien; ainsi… embrasse-moi!»

Natacha releva la tête, leurs lèvres se rencontrèrent, et elle appuya son petit visage mouillé de pleurs contre celui de son amie.

«Je n’en sais rien, ce n’est la faute de personne, c’est peut-être la mienne, mais c’était terrible!… Ah! Pourquoi n’est-il pas ici?…» Elle descendit enfin, mais sans pouvoir cacher qu’elle avait les yeux rouges de larmes. Marie Dmitrievna, sachant à quoi s’en tenir sur la réception faite au père et à la fille, fit semblant de ne point remarquer sa figure bouleversée et continua à plaisanter et à causer avec ses convives, à haute voix, comme d’habitude.

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï

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