Читать книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi - Страница 177
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ОглавлениеLa porte de la loge de la belle comtesse s’ouvrit pendant l’entr’acte; un courant d’air froid y pénétra en même temps qu’Anatole, qui, le corps incliné, s’avançait avec précaution pour ne rien déranger:
«Laissez-moi vous présenter mon frère,» dit Hélène, dont les yeux se portèrent avec une vague préoccupation de Natacha sur Anatole. Natacha tourna sa jolie tête vers ce beau garçon, qui lui parut aussi beau de près que de loin, et lui sourit par dessus son épaule. Il s’assit derrière elle, et l’assura qu’il désirait depuis longtemps lui être présenté, depuis qu’il avait eu le plaisir de la voir au bal des Naryschkine. Kouraguine causait tout autrement avec les femmes qu’avec les hommes; naturel et, bon enfant avec les premières, il surprit agréablement Natacha par sa simplicité et la naïve bienveillance de son abord, et, malgré tout ce qui se débitait sur son compte, il ne lui inspira aucune crainte.
Anatole lui demanda quelle impression lui avait produite l’opéra, et lui raconta comment la Séménovna était tombée à la dernière représentation.
«Savez-vous, comtesse, lui dit-il tout à coup du ton d’une ancienne connaissance, qu’il s’organise un carrousel en costumes; il faut que vous y preniez part, ce sera très amusant… On se réunira chez les Karaguine; venez, je vous en prie… Vous viendrez, n’est-ce pas?» murmura-t-il, pendant que ses regards répondaient aux yeux de Natacha qui lui souriaient, et se reportaient avec complaisance sur ses épaules et sur ses bras. Elle les sentait peser sur elle, même en regardant ailleurs, et elle en éprouvait un double sentiment de vanité satisfaite et d’embarras naturel. Se retournant bien vite, elle cherchait à mettre un terme à leur indiscrète curiosité, en les forçant à se fixer de préférence sur ses yeux, et elle se demandait alors avec anxiété ce qu’était devenue cette pudeur instinctive qui s’élevait comme une barrière entre elle et tous les hommes, et qui n’existait pas entre elle et lui! Comment avait-il suffi de quelques instants pour la rapprocher à ce point d’un étranger? Comment en était-elle venue, en causant de choses indifférentes, à redouter de se trouver si près de lui, à craindre de lui voir saisir sa main à la dérobée, ou même de le voir se pencher sur son épaule et y déposer un baiser? Jamais aucun homme ne lui avait fait éprouver ce sentiment d’intimité spontanée: ses regards interrogateurs semblaient en demander l’explication à son père et à la belle Hélène; mais cette dernière ne songeait qu’à son cavalier, et le visage épanoui de son père, avec son air de contentement habituel, semblait lui dire: «Tu t’amuses, n’est-ce pas? Eh bien, j’en suis fort aise!»
Pendant un de ces moments de silence, qu’Anatole mettait à profit pour fixer sur elle ses beaux grands yeux, Natacha, ne sachant comment se tirer de là, lui demanda si Moscou lui plaisait, et rougit aussitôt, car il lui sembla qu’elle avait eu tort de renouer l’entretien.
«La ville ne m’a pas trop plu à mon arrivée, lui répondit-il en souriant. Ce qui rend une ville agréable, ce sont les jolies femmes, n’est-il pas vrai? Et il n’y en avait pas. À présent, c’est autre chose: je m’y trouve à merveille. Venez au carrousel, comtesse, vous serez la plus jolie, et, comme gage, donnez-moi cette fleur.»
Natacha, sans comprendre l’intention cachée sous ces paroles, en sentit cependant toute l’inconvenance. Ne sachant que répondre, elle se détourna et feignit de ne point les avoir entendues. Mais la pensée qu’il était là tout près, derrière elle, tourmenta de nouveau: «Que fait-il? Se disait-elle. Est-il confus? Fâché contre moi? Ou bien est-ce à moi de réparer un tort… que je n’ai pas eu?» Elle finit par se retourner, le regarda en face, et se sentit vaincue par son affectueux sourire, sa parfaite assurance et sa cordialité sympathique. Cette irrésistible attraction la remplit de terreur, en lui révélant, une fois de plus, l’absence de toute barrière morale entre elle et lui.
Le rideau se leva, Anatole sortit de la loge, heureux et calme, et Natacha rentra dans celle de son père, emportant l’impression d’un monde nouveau qu’elle venait d’entrevoir… Le souvenir de son fiancé, sa visite du matin, sa vie à la campagne, tout fut oublié!
Au quatrième acte, un grand diable chanta et gesticula jusqu’à ce qu’il en vînt à s’abîmer dans une trappe. Ce fut le seul incident qu’elle remarqua. Elle se sentait émue et bouleversée, et, il faut bien le dire, Kouraguine, qu’elle suivait involontairement des yeux, était la cause de son agitation! Il reparut à leur sortie, fit avancer leur voiture, les aida à y monter, et profita de cet instant pour presser le bras de Natacha au-dessus du coude. Rougissante et confuse, elle leva les yeux, et rencontra son regard passionné et tendre qui brillait dans l’ombre et lui souriait.
À la rentrée du théâtre, on se réunit autour du samovar, et Natacha, sortant de sa stupeur, commença seulement alors à comprendre ce qui s’était passé en elle. Le souvenir du prince André la frappa comme un coup de foudre, le sang afflua à sa figure, et, poussant un cri, elle s’enfuit dans sa chambre: «Mon Dieu, je suis perdue! Comment ai-je pu lui permettre cela…?» pensait-elle avec effroi. Cachant ses joues en feu dans ses mains, elle chercha pendant longtemps, sans y parvenir, à voir clair dans le chaos de ses impressions. Là-bas, dans cette grande salle éclairée, où Duport, en veston cousu de paillettes, sautait au son de la musique sur le plancher humide, pendant que vieillards et jeunes gens, jusqu’à la placide Hélène, avec son corsage outrageusement décolleté et son sourira dominateur, criaient bravo avec un bruyant enthousiasme… Là-bas sous l’influence de ce milieu enivrant, tout lui avait semblé naturel et simple; mais ici, seule avec elle-même, tout était, au contraire, redevenu confus et sombre: «Qu’ai-je donc? Se demandait-elle… D’où venait l’inquiétude qu’il m’inspirait tout à l’heure, et que veulent dire les remords que je ressens?»
Sa mère, la seule personne à qui elle aurait pu confier et avouer ses pensées, n’était pas là; Sonia n’y aurait rien compris, et son jugement sévère et entier s’en serait effrayé. Natacha se trouvait donc réduite à chercher dans son propre cœur la cause de ses angoisses.
«Suis-je devenue indigne de l’amour du prince André?» se demandait-elle, et elle reprenait aussitôt, en se raillant d’elle-même: «Allons donc, je suis vraiment sotte de m’adresser pareille question!… Il ne m’est rien arrivé du tout… ce n’est pas de ma faute, je n’ai rien fait qui ait pu lui donner cette idée!… Personne ne le saura et je ne le verrai plus jamais! Il est clair que je n’ai rien à me reprocher, et que le prince André peut m’aimer toujours telle que je suis… Telle que je suis?… Mais comment suis-je? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi n’est-il pas ici?» Elle essayait de se rassurer, mais un secret instinct lui rendait ses doutes: elle sentait, en dépit de toutes les raisons qu’elle se donnait, que la pureté de son amour pour son fiancé s’était évanouie à jamais, et son imagination lui répétait de nouveau chaque détail de son entretien avec Kouraguine, chaque trait de sa figure, chacun de ses gestes, et le sourire plein de séduction de cet homme beau et audacieux, lorsqu’il lui avait serré le bras.