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IV. EN CLASSE

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Karl Ivanovitch était de très mauvaise humeur. On s’en apercevait à ses sourcils froncés, à la manière dont il flanqua son habit sur la commode, à l’air furieux avec lequel il noua la ceinture de sa robe de chambre et fit une grosse marque d’ongle sur le livre de dialogues allemands, pour indiquer jusqu’où nous devions aller. Volodia apprit passablement sa leçon; moi, j’étais trop troublé pour travailler. Je regardais mon livre de dialogues, mais mon esprit était absent et les larmes qui m’emplissaient les yeux à l’idée du départ m’empêchaient de lire. Vint l’heure de réciter ma leçon à Karl Ivanovitch, qui ferma les yeux pour écouter (c’était mauvais signe). Quand je fus à l’endroit où l’un dit: « D’où venez-vous? » et où l’autre répond: « Je viens du café, » il me fut impossible de retenir plus longtemps mes larmes et les sanglots m’empêchèrent de dire: « Avez-vous lu le journal? » Il fallut faire ma page d’écriture. Mes larmes produisirent de tels pâtés, que j’avais l’air d’avoir écrit avec de l’eau sur du papier buvard.

Karl Ivanovitch se fâcha, prétendit que c’était de l’entêtement, « une comédie de marionnettes » (c’était son expression favorite), me mit en pénitence à genoux, me menaça avec sa règle et exigea que je demandasse pardon quand je ne pouvais pas prononcer un mot à force de pleurer. À la fin, sentant probablement son injustice, il s’en alla dans la chambre de Kolia, en frappant la porte derrière lui.

De la classe, nous entendîmes une conversation.

« Tu sais, Kolia, que les enfants s’en vont à Moscou? Dit Karl Ivanovitch en entrant dans la chambre.

— Oui, je sais. »

Kolia voulut sans doute se lever, car Karl Ivanovitch lui dit: « Reste assis, Kolia, » et c’est là-dessus qu’il ferma la porte. Je quittai mon coin et j’allai écouter à la porte.

« On a beau rendre des services aux gens, commença Karl Ivanovitch d’un ton pénétré, on a beau leur être dévoué, il est clair qu’il ne faut pas attendre de reconnaissance; n’est-ce pas, Kolia? »

Kolia était assis près de la fenêtre et cousait une botte. Il fit un signe affirmatif de la tête.

« Il y a douze ans que je suis dans cette maison, poursuivit Karl Ivanovitch, et, je puis le dire devant Dieu, Kolia (il leva les yeux et éleva sa tabatière vers le plafond), je leur ai été plus attaché et je me suis donné plus de peine pour eux que s’ils avaient été mes propres enfants. Tu te rappelles, Kolia, quand Volodia a eu la fièvre? J’ai passé neuf jours à son chevet, sans fermer l’œil. Oui, dans ce temps-là, j’étais ce bon Karl Ivanovitch, ce cher Karl Ivanovitch; on avait besoin de moi. À présent (il sourit ironiquement), les enfants sont devenus grands: il est temps de travailler sérieusement. Alors, ici, ils n’apprennent rien, Kolia?

— Comment apprendre mieux, bien sûr? Dit Kolia en posant son alêne et en tirant à deux mains sur son fil.

— Oui, à présent qu’on n’a plus besoin de moi, on me met à la porte. Que sont devenues les promesses et la reconnaissance? J’ai un profond respect et une grande affection pour Nathalie Nicolaïevna (il posa la main sur son cœur); mais, Kolia, qu’est-ce qu’elle est ici? Elle ne compte pas dans la maison, voilà la vérité. (En prononçant ces mots, il envoya les rognures de cuir par terre d’un geste expressif.) Je sais qui m’a joué ce tour et pourquoi je suis devenu inutile: c’est parce que je ne suis pas un flatteur et que je ne dis pas amen à tout, comme certaines personnes. J’ai l’habitude (il prit un ton fier) de dire toujours la vérité, et devant tout le monde. Que Dieu leur pardonne! Ce n’est pas de ne plus m’avoir qui les enrichira, et moi, grâce à Dieu, je trouverai toujours à gagner un morceau de pain; n’est-ce pas, Kolia? »

Kolia leva la tête et regarda Karl Ivanovitch comme pour s’assurer qu’il trouverait réellement un morceau de pain; mais il ne répondit rien.

Karl Ivanovitch parla longtemps sur ce ton. Il raconta combien on avait mieux apprécié ses services chez un général où il avait été avant de venir chez nous (je fus très peiné d’apprendre cela); il parla de la Saxe, de ses parents, de son ami le tailleur Schônheit, etc., etc.

Je compatissais à son chagrin et il m’était pénible de voir que papa et Karl Ivanovitch, que j’aimais presque autant l’un que l’autre, ne se comprenaient pas. Je retournai dans mon coin, m’assis sur mes talons et me mis à rêver aux moyens de les réconcilier.

En rentrant dans la classe, Karl Ivanovitch me dit de me lever et de préparer mon cahier de dictées. Quand tout fut prêt, il s’installa majestueusement dans son fauteuil et, d’une voix qui semblait sortir d’un abîme, il me dicta ce qui suit:

« De tous les dé-fauts, le plus dé-tes-ta-ble est… Vous y êtes? »

Il s’arrêta, aspira longuement une prise de tabac et reprit avec un redoublement d’énergie:

« Le plus détestable est l’In-gra-ti-tude. Un grand I. »

Croyant qu’il allait continuer, je le regardais.

« Un point, » dit-il avec un sourire à peine perceptible.

Et il me fit signe de lui donner le cahier. Il lut plusieurs fois cette maxime à haute voix, avec des intonations variées et une expression de profonde satisfaction: elle rendait bien la pensée qui l’étouffait. Il nous donna ensuite une leçon d’histoire à apprendre et s’assit près d’une fenêtre. Son visage n’était plus irrité; il exprimait le contentement de l’homme qui a vengé avec dignité un affront.

Il était une heure moins un quart; Karl Ivanovitch n’avait pas l’air de penser à nous renvoyer et nous donnait toujours de nouvelles leçons. L’ennui et la faim grandissaient de compagnie. Je surveillais avec une impatience extrême tous les signes annonçant le dîner. « Voilà la servante avec son torchon, qui va laver les assiettes. On remue la vaisselle dans le buffet. J’entends tirer la table et placer les chaises. Voilà Mimi, avec Lioubotchka et Catherine (la fille de Mimi, douze ans) qui reviennent du jardin; mais je n’aperçois pas Phoca (le maître d’hôtel Phoca, celui qui annonce que le dîner est servi). Quand on verra Phoca, on pourra jeter son livre et se sauver sans s’occuper de Karl Ivanovitch, mais pas avant. »

Enfin, on entendit des pas sur l’escalier.

Ce n’était pas Phoca! Je connaissais bien le pas de Phoca et le craquement de ses bottes. La porte s’ouvrit, et je vis apparaître une figure complètement inconnue.

Souvenirs et Mémoires: Enfance, Adolescence, Jeunesse (Collection intégrale)

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