Читать книгу Le legs de Caïn - Леопольд фон Захер-Мазох - Страница 8
II
ОглавлениеAu mois de mars 1848, chaque courrier apportait de Vienne des nouvelles inquiétantes; le conducteur, en descendant de son siège, était aussitôt entouré d'une foule émue; enfin le chef-lieu polonais à son tour entendit proclamer la Constitution et vit armer la garde nationale. M. Gondola secouait toujours la tête en assurant que cela finirait mal:—Que deviendra un pauvre petit employé comme moi, disait-il, quand un Metternich lui-même...—Il achevait sa phrase en levant les yeux au ciel. Certain soir, ou lui fit un charivari. Tandis que Warwara ouvrait la fenêtre pour tirer la langue au peuple, le géant, son père, se glissa sous un lit, affolé par la peur. Dans la nuit, on alla chercher le médecin; le lendemain, il mourut. Personne ne le suivit au cimetière, sa femme exceptée; Warwara prétendit n'en avoir pas la force; aucun des collègues ni des amis du défunt ne parut aux funérailles ni chez la veuve; elle fut vite, ainsi que sa fille, oubliée, pour ne pas dire évitée. En ces jours où l'on vit pâlir tant d'étoiles, celle des Gondola s'éteignit tout à fait. Le baron Bromirski lui-même fit le mort. D'abord, les deux affligées le crurent à Lemberg; mais, à quelque temps de là, son carrosse ayant traversé la ville, madame Gondola put constater qu'il détournait la tête pour ne pas l'apercevoir à sa fenêtre. Il fallut en finir avec le luxe; toutes les sources des gros revenus étaient taries; il ne restait plus qu'une modique pension de veuve. La mère et la fille se résignèrent à de pénibles réformes, qui n'étaient pas encore suffisantes, car, moins d'une année après, tous les meubles étaient saisis dans le petit logement qu'elles habitaient au fond d'un faubourg.
—A quoi te sert la beauté que Dieu t'a donnée? disait madame Gondola interpellant sa fille.
—Soyez sûre que j'en tirerai bon parti, maman, avec l'aide d'un autre don du bon Dieu que je me pique de posséder: l'esprit.
—Songe donc, en ce cas, à la triste situation de ta mère!
Et madame Gondola s'en allait, avec un sanglot à demi étouffé, vaquer aux soins du ménage; le soir, elle se délassait en tirant les cartes. Cependant Warwara lisait des drames à haute voix.
—Quelle idée de perdre ton temps en lectures inutiles et de crier de façon à faire croire aux voisins que nous nous disputons?
—Je ne suis pas femme à perdre mon temps; j'apprends des rôles, parce que je compte entrer au théâtre.
—Toi, ma fille, une comédienne!...
—Cela vaut mieux que d'être courtisane. Ma résolution est prise, et tu sais que je ne renonce jamais à un projet. Tout sourit aux comédiennes; leur opulence égale celle des vraies princesses.
Madame Gondola se mit en colère. Depuis lors, il y eut entre ces deux femmes de violentes et continuelles discussions. Warwara fut vite à bout de patience.
—J'en ai assez, dit-elle brusquement un jour; je ne resterai pas une heure de plus dans ce taudis.
—Qu'est-ce qui t'arrête? répliqua la mère; je ne te retiens pas; seule, je vivrai plus tranquille!
Sans ajouter un mot, Warwara commença ses emballages. Après l'avoir laissée faire quelque temps, madame Gondola vint regarder la petite malle qu'elle avait traînée dans le vestibule.
—Tu ne pourras te présenter nulle part, murmura-t-elle; tu n'as pas de quoi te vêtir.
—J'ai ce qu'il me faut.
—Tu avais des robes, et tu me les cachais!
—Fallait-il les laisser prendre aux huissiers?
—Mais nous les aurions vendues! Comment! tu ne partages pas tout avec ta pauvre mère qui te nourrit? Voilà bien les enfants, sans tendresse, sans reconnaissance!..
—Écoute donc, maman! et d'abord laisse-moi rire. Je n'aurais rien du tout si je n'avais pas pris le soin de faire disparaître sous une planche du grenier deux de mes robes de soie et ton manteau de velours.
—Quoi! mon manteau!
Madame Gondola se jeta sur la malle et tira le vêtement par un bout, tandis que sa fille le retenait par un autre. Ce fut entre ces deux mégères une querelle de chattes en fureur; elles criaient, crachaient, griffaient à l'envi. Enfin la plus vieille perdit haleine:
—Garde-le donc! va-t'en comme une voleuse! Tu es libre!
Warwara remit le manteau dans la malle, qu'elle ferma, puis elle secoua une petite bourse devant le visage de sa mère:
—Vois-tu, j'ai aussi de l'argent!
Madame Gondola tomba évanouie; sa fille sortit, en quête de quelque moyen de transport. Après avoir longuement marchandé avec un juif qui se rendait à Lemberg, elle rentra chez elle et, appuyée contre la fenêtre, attendit le passage de la butka.
Madame Gondola, revenue de sa syncope, était en train de chercher la bonne aventure dans les cartes; tout à coup, elle dit d'une voix adoucie et en ayant recours aux cajoleries du diminutif:
—Warwarouschka, pourquoi le théâtre? Un beau mariage t'attend.
—Je le trouverai plus aisément au théâtre qu'ailleurs, répondit Warwara d'un ton sec.
Les roues de la butka ébranlaient déjà le pavé; la longue voiture de forme orientale, couverte d'une toile et chargée de juifs pauvres des deux sexes, s'arrêta devant la porte.
—Adieu! dit la fille.
—Adieu! répondit la mère.
Elles se séparèrent ainsi.
Warwara, montant lentement dans le chariot, d'où s'exhalait une forte odeur d'ail, prit place entre une marchande de volaille et un boucher. Les chevaux partirent au trot. Après une course de quelques heures à travers la plaine désolée qu'entrecoupaient à de rares intervalles quelques collines basses, un village ou un bouquet de saules, ils s'arrêtèrent devant une auberge juive où, de temps immémorial, les voyageurs pour Lemberg avaient passé la nuit. Warwara n'obtint pas de gîte sans quelque peine; encore était-ce une mauvaise petite chambre humide au rez-de-chaussée; l'unique fenêtre qui ouvrait sur la cour était rapiécée par des morceaux de papier de toutes couleurs; sur le lit, il n'y avait qu'une méchante paillasse et un matelas; mais enfin c'était une chambre. Les appartements habitables se trouvaient être retenus par des personnages de plus haute importance, dont les gens devaient loger dans les calèches qui encombraient la cour. Toute la société juive, parfumée d'ail, s'installa aussi pour la nuit sous la tente de la butka.
Warwara s'assit devant une des tables de la salle à manger; elle avait faim. On ne put lui offrir que des oeufs, dont elle se contenta en y trempant des mouillettes de pain bis. Non loin d'elle, un jeune homme, le front appuyé sur ses deux mains, semblait dormir. Le bruit que fit un couteau en tombant l'éveilla; il leva deux grands yeux bleus sur la jeune fille et sembla stupéfait, presque effrayé. Peut-être cette blonde image sortie trop brusquement du brouillard de ses rêves se mêlait-elle encore à l'un d'eux. Avec un trouble charmant, il rougit, mit la main devant ses yeux et ôta son bonnet pour saluer l'éblouissante apparition.
Warwara répondit avec une négligence coquette, comme toute Polonaise de race répond au salut d'un homme. Pendant quelques minutes, ces deux êtres jeunes et beaux ne firent que se regarder, trouvant sans doute à cette mutuelle contemplation un extrême plaisir. Chaque fois que l'étranger tournait les yeux vers Warwara, elle baissait les siens, de même qu'il ne manquait pas de siffler tout bas en étudiant avec attention les peintures de la chambre chaque fois que le regard perçant de la voyageuse se posait sur lui. Il pouvait se laisser regarder sans crainte aussi bien qu'elle-même: grand, svelte, un peu frêle peut-être, il avait cette élégante aisance de démarche et de manières que nul ne peut apprendre et qui plaît tant aux femmes. Les traits n'étaient pas absolument réguliers, mais délicats, spirituels et toujours éclairés par un sourire vainqueur. L'entretien muet de leurs yeux fut interrompu enfin par Warwara, qui demandait à l'aubergiste une carafe d'eau. Aussitôt l'étranger se leva et, s'approchant avec un balancement des hanches coquet, presque féminin, pria la dame de lui faire la grâce de ne pas boire cette eau, sortie d'une mare croupissante où l'on ne pouvait puiser que la fièvre; en même temps, il s'offrait à préparer du thé, ce que la jeune fille accepta gracieusement. Aussitôt il courut chercher de l'eau, la mit sur le feu et, tandis qu'elle bouillait, sortit d'une gibecière des viandes froides et des confitures auxquelles Warwara fit honneur.
—Maintenant, dit le galant inconnu, pardonnez-moi une question qui risquerait de vous paraître inconvenante si je n'étais pas un homme grave, un homme marié... Vous êtes-vous pourvue de linge de lit?
—Je n'y ai pas pensé.
—Permettez-moi donc d'améliorer votre gîte de mon mieux, sans que vous ayez à vous en occuper.
Warwara resta la bouche entr'ouverte de surprise, ce qui, du reste, lui allait très-bien. Un malaise vague et indéfinissable s'était emparé d'elle.
—Vous êtes marié? Votre femme est-elle belle?
—On le dit, répliqua négligemment le jeune homme.
—Et vous l'aimez, par conséquent?
—Mon Dieu! dit l'étranger avec un sourire, en jetant du sucre dans une tasse que lui apportait la servante, nous nous supportons!
Il se fit un silence, pendant lequel la porte grinça piteusement sur ses gonds, pour livrer passage à un nouvel hôte. Coiffé d'un bonnet gris, enveloppé dans son manteau de voyage, il grondait le domestique qui portait ses bagages. Répondant avec hauteur à l'humble accueil de l'aubergiste juif, il se jeta sur le vieux canapé, puis se mit à examiner ses voisins. Warwara reconnut le baron Bromirski; il la reconnut aussi et souleva son bonnet, mais elle n'eut pour lui qu'un regard dédaigneux. Le vieux fat parut courroucé de cette indifférence; il se tourna brusquement vers son domestique et lui demanda sa pipe turque.
—Vraiment, vous êtes marié? répéta Warwara, s'adressant à l'étranger. Mais pourquoi ne pas vous asseoir? ajouta-t-elle, lorsqu'elle eut remarqué qu'il restait debout comme un serviteur.
Il s'inclina respectueusement et prit place en face d'elle, ce qui lui fit tourner le dos au vieux Bromirski, puis, répondant à la première question de Warwara, tendit vers elle une belle main très-soignée:
—Voyez mes chaînes.
—Oh! ces chaînes-là sont faciles à rompre, dit en riant la jeune fille, surtout chez nous, où les plus fidèles vivent séparés de leur seconde femme...
Elle retira cependant de son doigt l'anneau nuptial avec un soupir à demi moqueur, le fit glisser sur le sien, puis le rendit lentement au jeune homme, qui rougit de nouveau. Ils causèrent comme causent des gens qui ne se connaissent pas. Peu leur importaient les paroles sorties de leurs lèvres; la musique de leurs voix confondues suffisait à les enivrer. L'étranger s'amusait à faire danser la flamme bleue du punch; Warwara broyait dans sa main des sucreries dont elle répandait les miettes sur la nappe; bientôt elle s'aperçut qu'il ramassait ces miettes pour les porter à ses lèvres, et une secrète joie l'envahit, car elle avait compris qu'elle produisait sur lui quelque impression. Interrompant ce jeu, elle passa tout à coup à un autre, qui consistait à pétrir des boulettes de mie de pain et à les lancer dans toutes les directions. Elle toucha le front du juif, qui secoua ses boucles noires en regardant autour de lui d'un air étonné; elle tira sur le chien qui dormait sous le buffet; elle fit sonner les vitres et inquiéta une multitude de mouches collées sur le chandelier comme des grains de raisin sec.
—Pourquoi ne me prenez-vous pas pour cible? demanda en riant l'étranger.
Elle ne se le fit pas dire deux fois; mais lui, se dérobant à la grêle qui l'atteignait, vint saisir ses deux mains agressives. Warwara parut offensée.
—Si j'ai manqué au respect que je vous dois, dit-il en reculant d'un pas, punissez votre esclave.
Elle éclata de rire et le frappa au visage d'une de ses tresses qui s'était détachée.
—Les magnifiques cheveux! s'écria le jeune homme.
—Vous ne devez pas faire de ces remarques-là, monsieur... un homme marié...!
—J'ai cependant le droit de baiser la verge, dit-il.
Et avant qu'elle eût compris, il avait pressé la tresse blonde contre ses lèvres.
Rien n'irrite davantage un homme que de passer inaperçu aux yeux d'une femme qui en même temps reçoit et encourage les hommages d'un autre. Si Warwara avait eu l'intention d'ensorceler le baron, elle n'eût pu s'y prendre mieux.
Bromirski souffla quelques bouffées formidables de sa pipe turque, se leva, se promena de long en large, s'approchant de plus en plus de la table où les deux jeunes gens étaient assis, puis s'éloignant avec effroi. Enfin il se sentit assez maître de lui pour dire à Warwara:
—Mademoiselle, vous semblez ne plus me reconnaître.
—Vraiment, monsieur, répondit-elle avec un calme écrasant, je ne sais à qui j'ai l'honneur...
—Rappelez vos souvenirs, un vieil ami de votre pauvre père...
—Vous vous servez d'une bien mauvaise recommandation, interrompit Warwara; tous nos amis ne valent pas cela!—et elle fit claquer ses doigts;—nous avons pu les apprécier dans le malheur.
—Je ne mérite pas d'être confondu avec les autres, puisque j'étais à l'étranger...
—Oui, oui, je vous reconnais maintenant, dit Warwara.
Et elle eut la malice de présenter les deux hommes l'un à l'autre.
—Monsieur?...
—Maryan Janowski, dit le plus jeune.
—Monsieur Maryan Janowski, je vous recommande M. Baruch-Pintschew, qui vendait à feu mon père du sucre et du café au plus juste prix.
—Quelle folie! bégaya le baron, devenu tout pâle; je suis le baron Bromirski, Lucien Bromirski.
—Mon Dieu! qu'ai-je dit? s'écria mademoiselle Gondola; je me suis trompée... mais c'est votre faute, baron...
Maryan Janowski s'en alla vaquer, comme il l'avait dit, à l'arrangement de la chambre de sa nouvelle amie, et Warwara profita de son absence pour interroger le juif sur lui. Elle ne se gênait nullement devant Bromirski, de plus en plus irrité. Elle apprit donc par le juif—qu'est-ce que les juifs ne savent pas?—que Maryan Janowski était le fils d'un propriétaire du cercle de Przemysl, que son père ne lui avait laissé que beaucoup de dettes, que son village venait d'être vendu par autorité de justice et qu'il s'en allait à Lemberg chercher un emploi.—«Quel malheur!» pensait cette fille pratique, tandis que le baron s'efforçait d'engager la conversation.
Maryan lui plaisait plus qu'aucun homme qu'elle eût encore rencontré; elle se sentait le pouvoir de le rendre amoureux quand bon lui semblerait; mais qu'en adviendrait-il? Un homme marié! Elle serait donc sa maîtresse; la maîtresse d'un gueux?... fi donc! L'obstacle était là. Une fois mariée elle-même, elle n'aurait certes pas d'autre galant; mais où trouver le mari? Son regard tomba sur Bromirski, et ce regard décida du sort du vieux roué. Une pensée en fait naître une autre. La fantaisie de Warwara se transformait en projet, projet romanesque peut-être, mais sans mélange d'imprudence, et le projet devait être exécuté sur-le-champ; il n'y avait pas de temps à perdre.
Maryan vint avertir Warwara que tout était prêt chez elle; en effet, il avait ajouté aux matelas les coussins de sa voiture et jeté sur le plancher son propre manteau en guise de tapis.—Le baron offrit son bras à mademoiselle Gondola, mais elle refusa froidement, en alléguant que Maryan Janowski avait été le premier à se mettre à ses ordres, ce qui n'empêcha pas Bromirski de monter l'escalier derrière elle en sautillant. Il fallut pour le forcer à se retirer que Warwara lui fermât la porte au nez d'un mouvement si brusque qu'il porta instinctivement la main à cette partie de son visage. S'étant assuré qu'elle était saine et sauve, Bromirski soupira, se frappa trois fois le front et retourna dans la salle pour charger de nouveau sa pipe. Warwara regardait autour d'elle.
—Êtes-vous contente? demanda Maryan.
—Vous vous êtes privé de tout pour me donner le superflu, dit-elle avec vivacité; laissez-moi voir s'il vous reste le nécessaire.
Elle saisit la lumière et se fit montrer la chambre du jeune homme, située plus loin dans le même corridor, mais donnant sur la route.
—Qu'est-ce que je disais? vous n'avez plus d'oreiller!
—Une bonne conscience suffit, mademoiselle.
—Plus de couvertures!
—Je m'envelopperai dans mes espérances.
—Qu'espérez vous donc?
—Une place pour ne pas mourir de faim.
—Oui, dans l'avenir, mais tout de suite?
Maryan baissa les yeux en souriant.
—Que voulez-vous? un pauvre diable de ma sorte doit se contenter du pain quotidien.
—Vous m'avez paru cependant à table aimer assez les sucreries?
—Elles ne sont pas faites pour moi; il y a tant de choses plus douces auxquelles je ne puis aspirer!
—C'est que vous manquez de courage.
—Le courage risque parfois de ressembler à de l'insolence.
—Votre langage est celui d'un homme d'honneur, mais si je vous disais...
Elle avait éteint la lumière, et Maryan sentit deux lèvres brûlantes contre les siennes, dans ses bras un corps frémissant.
Warwara sortit de la chambre de Maryan, en marchant avec précaution sur la pointe des pieds.
Arrivée devant sa propre chambre, elle respira, déposa sur le seuil la chandelle éteinte qu'elle tenait et descendit dans la cour pour demander des allumettes au juif. Comme il faisait nuit, elle n'avançait qu'à tâtons. Dans toutes les voitures ronflaient des nez invisibles, formant un concert étrange qui rappelait un peu l'ouverture du Tannhauser. Tout à coup, un petit cercle de feu illumina le visage bouffi et la brillante perruque noire du baron. Warwara put remarquer que ce vieux drôle se penchait tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre pour regarder dans les voitures transformées en dortoirs, quand il ne s'accroupissait pas pour surprendre par les fenêtres basses, éclairées au dedans, les secrets de toilette d'une Suzanne quelconque.
—Monsieur le baron, dit-elle tout haut, je vous prierai de me donner de la lumière.
—Comment! vous ici, mademoiselle!... Je vous croyais endormie.
—Il a, pensa Warwara, déjà regardé par ma fenêtre.
Le baron tira son briquet de sa poche et lui remit ce qu'elle demandait.
—Cela vous suffit?
—Tout à fait.
—Alors, je peux baiser aussi la petite main?...
—Toutes les deux si vous voulez.
Il la regarda s'éloigner.
—Quelle charmante créature! Et elle pourrait embellir ma vie... Si ce freluquet n'était pas ici! Il ne semble pas lui déplaire, quoiqu'il n'ait pas le sou! Ces petites personnes-là pourtant aiment les belles robes, les pelisses de fourrure, les diamants...
La méditation du baron fut interrompue par la lumière qui brilla soudain à la fenêtre de Warwara, dont on avait négligé, non sans intention peut-être, de fermer les rideaux. L'artificieuse fille posa son miroir à côté de la chandelle, sur une petite table, et procéda lentement à se déshabiller, dénouant d'abord ses lourds cheveux et y promenant ses doigts avec complaisance, puis détachant sa robe, qu'elle posa sur une chaise; après quoi, elle fit voir par le mouvement le plus naturel ses épaules virginales et se mit à tresser légèrement les ondes d'or qui avaient enveloppé jusque-là sa poitrine. Bromirski suivait tous ses mouvements, et il sentait se serrer de plus en plus les cordes qui le liaient pour jamais.
Tandis que Warwara procédait à se déchausser, on frappa doucement à la porte. Elle jeta un châle autour d'elle et demanda:
—Qui est là?
—Moi!
—Qui, vous?
—Moi, belle Warwara.
—Vous, Maryan! quelle audace!
—Ce n'est pas ce petit maître, mademoiselle, mais bien votre vieil ami Bromirski! Ouvrez!
—Pourquoi?
—J'ai à vous parler de choses importantes.
—Attendez jusqu'à demain!
—Warwara, je ne suis pas un galant à poches vides, moi, je suis riche, très-riche; tous vos désirs, je vous le jure, seront comblés. Ne me repoussez pas.
—Ah! ma mère avait bien raison de me prémunir contre vous, de dire que vous étiez un homme dangereux! Mais je saurai défendre mon honneur.
En même temps, elle tirait le verrou, si doucement que Bromirski put croire que la porte cédait à ses assauts redoublés.
Le lendemain, de grand matin, sans être aperçue de Maryan ni de personne, sauf l'hôtelier juif, Warwara monta dans le carrosse du baron, qui la ramena chez sa mère. Elle était pâle et grave, mais sur ses lèvres serrées on lisait la satiété du triomphe. Lorsqu'elle entra dans la chambre de madame Gondola, celle-ci ne témoigna ni mécontentement ni plaisir; une extrême surprise se peignit seule sur ses traits.
—Tu n'entres donc pas au théâtre? dit-elle, tandis que la jeune fille ôtait ses gants et son chapeau.
—Le monde est un grand théâtre, répondit Warwara, et j'ai toutes les facilités pour y jouer très-bien mon rôle.